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Indianophile ? Le titre évoque l’ethnographe admise au Pow-wow du The Baby Blues de Drew Hayden Taylor, où celle-ci croit pouvoir communier avec la nature à l’occasion de ce rituel authentique ; ou bien, dans un village autochtone, la rencontre du seul résident vêtu d’une veste d’orignal à franges, un Blanc travaillant pour les Indiens ; ou encore les tribulations sectaires d’un Pierre Maltais, qui, en partant du Québec et en passant par l’Europe, est toujours en fuite quelque part en Amérique du Sud malgré ses démêlés avec le Tribunal des droits de la jeunesse. Entre ces stéréotypes, mais qui sont donc les indianophiles ?

L’ouvrage d’Olivier Maligne est singulier par son sujet. Il cherche à cerner le monde de ces individus et de ces groupes qui, en première approximation, s’affublent des apparences de l’identité des Autochtones de l’Amérique du Nord. L’image de l’« Indien » constitue, écrit Maligne, « un horizon qui oriente et définit l’ensemble d’une pratique qui semble n’avoir d’autre but que, de diverses façons, de réaliser ou d’actualiser un idéal » (p. 12). Il s’agit donc d’une pratique culturelle, d’une pratique de « recréation permanente » de l’identité sur laquelle elle porte, qui ne serait pas réductible à un ensemble de caractères figés et mécaniquement retransmis et reproduits, mais dont « l’unité même [serait] problématique », et recréée « à chaque génération et par chaque acteur ou groupe d’acteurs » (p. 13). En somme, la question essentielle de l’ouvrage est moins de vérifier si l’individu « reçoit entièrement sa culture d’instances englobantes […] ou bien s’il la crée librement à partir de son expérience subjective », et davantage de « comprendre comment fonctionne ce processus complexe » où s’articuleraient « ces deux modalités (transmission et création) et ces deux instances (individus et collectivités) (p. 16). Maligne s’intéressera donc d’abord aux systèmes de représentation, aux images véhiculées de l’Indien par les indianophiles, et ensuite et surtout à ces systèmes comme des pratiques, à l’efficacité de ces représentations dans l’orientation de l’action sociale (p. 17).

Parce que le phénomène indianophile est « émergent, polymorphe et délocalisé » (p. 18), l’auteur entend construire son objet « en même temps que la recherche avance ». Par conséquent, son livre retrace le parcours de l’enquête qu’il a menée. Il ne cherche pas à cerner l’ampleur statistique du phénomène : il réitère son existence et tente de le comprendre à travers un regard rigoureux inspiré des sciences sociales. Il proposera ainsi, dans le chapitre premier, un survol des connaissances préalables à ses propres travaux, tant du point de vue théorique qu’empirique. Il s’agit d’un survol en effet, parce que le tour est assez vite fait, étant donné les limites de la documentation alors disponible qui porte principalement sur « la mode indienne » et sur les « représentations » des Indiens. Par conséquent, Maligne distingue son chantier de ces perspectives en construisant une définition opératoire du phénomène reposant sur trois éléments : les connaissances dont disposent les indianophiles, les pratiques qu’ils réalisent, et leur identité syncrétique.

Ce point de départ le conduit ensuite à organiser la matière. D’abord, il identifie une espèce de caractériologie commune aux indianophiles ; ensuite, comparant les pratiques ayant cours particulièrement en France, il dégage une typologie ; enfin, explorant les pratiques courantes au Québec et leurs différences apparentes avec les précédentes, il tente de reconstruire l’unité de l’indianophilie pour ainsi dire transcontinentale.

L’un des traits partagés par les nouveaux Indiens serait, essentiellement, la croyance en une sorte de substantialisme autochtone fondé sur le vrai, l’authentique, en opposition fondamentale à la perversion des sociétés contemporaines dont le triomphe repose sur le mépris systématique de la nature. Les indianophiles forgent ces images à toutes sources. Ils collectionnent les portraits littéraires et photographiques de grandes collections (françaises en particulier) portant très souvent sur les Indiens des Plaines, type même du mythe de l’indianité, mais consultent peu les travaux anthropologiques. Ils sont avides des documentaires portant sur les luttes politiques amérindiennes, d’Alcatraz à Kanehsatake, et regardent avec une certaine distance critique le film de fiction dont ils jugent l’adéquation avec la mentalité et la vie quotidienne « exacte », ce qu’ils connaissent d’autres sources (p. 46-47). Retiennent prioritairement leur intérêt les sources qui leur permettent de parfaire leurs connaissances concernant la « culture traditionnelle » ou le mode de vie « à l’indienne » (p. 51), bref, celles qui confirment leur perception de l’Indien comme homme de la nature.

Ils ne valident pas les représentations qu’ils se fabriquent par le contact avec des Amérindiens contemporains, bien qu’ils valorisent de pareilles occasions car les Amérindiens « sont en effet censés être détenteurs d’une compréhension plus profonde, et pour ainsi dire intuitive, de leurs propres cultures, et ce malgré les concessions qu’ils ont dû faire au ’système des Blancs’ » (p. 52). Cette validation vient plutôt de l’échange d’information avec leurs pairs indianophiles : les réseaux créés à cette fin, formels ou non, sont multiples. Mais elle leur vient surtout de la « mise en acte » de ces représentations à travers des pratiques (p. 59). Ces passionnés sont des collectionneurs d’objets qui, toute origine confondue (originaux ou reproductions, faits mains ou en usine), leur permettent de posséder des fragments d’authenticité. « Dans le cas de ces objets commercialisés, les labels et les caractéristiques propres de l’objet, soulignés et commentés par le vendeur, constituent pour l’acheteur des garanties d’authenticité, la confirmation que l’objet qu’il s’apprête à acquérir est bel et bien un objet indien (ou plus précisément un bijou navajo, un attrape-rêves iroquois, une pipe lakota, etc.) et non quelque « imitation ». La valeur de l’objet indien ne réside donc pas seulement dans ses caractéristiques fonctionnelles ou esthétiques, mais aussi dans cette indianité, cette qualité particulière qui lui vaut d’être symboliquement et matériellement lié à l’univers indien » (p. 66). Ils pratiquent des arts, des techniques et des cérémonies, pratiques qui ont « en commun, à travers la mobilisation des connaissances et l’utilisation des objets, de permettre l’implication personnelle dans un univers indien ‘vivant’ » (p. 72), qui trouve une expression plus élevée encore lors de pow-wows et councils. Dès lors, la matérialité de pratiques multiples de « commune indianité » engendre une « expérience de l’univers indien, et l’articulation de ces activités en une totalité vécue » (p. 72). Mais l’expérience atteint son comble lorsque l’indianophile vit à l’indienne, sous le tipi, cet objet parmi les objets dont la charge mythique est la plus forte. « Aménagé, décoré, lieu d’accumulation des objets et de répétition des gestes, il peut devenir l’univers indien dans sa totalité […] » (p. 79).

Ces pratiques seraient intelligibles en leur référence au mythe d’une indianité essentialiste (l’auteur ne le dit pas ainsi mais c’est ainsi que je le comprends) dont la représentation, la « performativité », l’« actualisation » définissent l’altérité par rapport au monde moderne (p. 87). Bref, la pratique indianophile passionnée oppose l’indianité à la modernité, repose sur la prémisse que l’indianité, telle que définie par la passion du collectionneur, n’est pas la réalité actuelle. Dès lors, tout « le système des pratiques indianophiles ne fait finalement que tendre […] à rendre réel, un monde imaginé » (p. 89), dans lequel la sociabilité riche et spontanée des petites communautés, l’absence de règles par la règle ultime de la nature, l’harmonie entre l’être et le cosmos (p. 93-94), s’opposent aux institutions sociétaires anonymes, à la dictature des lois, à la rupture entre l’être et la nature. Dans cette perspective, l’indianité se voit donc « assignée au passé », mais à un passé qui subsiste par sa recréation même (p. 98). On comprend mieux que, pour les indianophiles, la compréhension profonde de l’indianité soit inaccessible à quiconque ne s’y tremperait pas profondément puisqu’elle est évanescente. On comprend mieux aussi que les pratiquants ne cherchent pas nécessairement à valider ce monde imaginé (de la chasse, de la nourriture sauvage, de l’arc et des flèches par exemple) par la rencontre d’Indiens réels, contemporains, ancrés dans la modernité (du travail salarié, des aliments industriels, des achats à l’épicerie), du reste soupçonnés de n’en être pas.

Comment toucher cette identité évanescente ? Maligne relève quatre « régimes de l’indianité », modèles argumentatifs et modèles de pratiques (p. 102-120). Le régime de « Tradition » est la recherche de la conformité des productions indianophiles « à des modèles de référence fondés sur les connaissances »; dans ce régime, le sujet tend à l’érudition. Le régime de l’« Esprit indien » est « une indianophilie de l’intériorité » inspirant des attitudes et valeurs conformes à une indianité essentielle à l’encontre du « système blanc », illusoire et matérialiste. Le régime du « Sang » définissant l’identité indienne par la filiation biologique (Maligne trouve peu de cas en France, mais d’innombrables au Québec). Enfin le régime du « Destin partagé » suppose l’intégration de l’individu dans un groupe, groupe d’Amérindiens de « sang », ou groupe d’indianophiles. Ces régimes permettent ensuite à l’auteur d’analyser les entretiens qu’il a collectionnés au cours de ses travaux en montrant la filiation du discours et de la pratique du locuteur à l’un ou l’autre, ou à plusieurs de ces régimes.

Il tire de ces analyses des types d’indianophilie « en action ». Le « Indian-hobbyist » joue à l’Indien au sein de réseaux ; collectionne passionnément les objets, et, occasionnellement, monte des camps, s’habille à l’indienne, vit sous le tipi. Il cherche dans ces activités une évasion, la création d’un rêve de vivre autrement (p. 131-151). Les indianophiles « professionnels » sont rémunérés pour partager leurs savoirs : ils sont artistes danseurs par exemple, ou libraires, ou artisans (p. 153 et ss.). Enfin les indianophiles de l’« utopie » adoptent l’univers indien comme un mode de vie. On comprend bien que ces types ne sont pas mutuellement exclusifs et que l’on peut être un indianophile de l’utopie et un professionnel, par exemple ; et que l’on peut passer du statut de hobbyist à utopiste et vice-versa. Dans cette perspective, l’ouvrage de Maligne permet de nommer adéquatement les représentations et les pratiques variées qu’il nous est donné de voir, et d’en montrer la rationalité.

L’indianophilie existe-t-elle au Québec ? Les « véritables » Indiens du Québec sont-ils eux-mêmes d’une quelconque manière indianophiles ? Maligne trouve en effet des comportements, chez les Amérindiens qui choisissent de préserver ou de rendre au monde amérindien son actualité, très similaires à ceux des hobbyists et des professionnels (p. 218, 223).

Le travail de Maligne est méticuleux et approfondi. L’écriture est belle, et les révélations souvent étonnantes. On en conclura que l’indianophile n’est jamais à l’image de cette admiratrice outrancièrement naïve que dépeint, avec le sarcasme dont il est capable, Drew Hayden Taylor, ni l’escroc rassemblant des sectes closes où il tient prisonniers les croyants dont il contrôle l’âme, le corps et l’argent, ni l’Indian lover qui est le seul à s’habiller comme tout le monde serait censé le faire. Car l’indianophile vit dans le vrai d’une réalité imaginée, tout comme la télé-réalité n’a de réel que le nom.