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La gouvernance des grandes régions urbaines a fait couler beaucoup d’encre. Comme les villes s’urbanisent conjointement et s’étendent, elles font face à des problèmes particuliers. Les formes de gouvernance, héritées du passé, ne sont plus bien adaptées aux défis contemporains. Les réflexes institutionnels et politiques ont la plupart du temps conduit à créer des entités politiques et des administrations municipales plus larges et intégrées. La vague de fusions municipales qui a frappé le Québec, à la suite d’autres provinces canadiennes, s’inscrit dans cette tendance. Mais les fusions de structures ne passent pas facilement auprès des élus et des citadins. Les raisons sont nombreuses, mais deux reviennent constamment : perte de contrôle sur les affaires et les services municipaux et distance face aux élus, d’une part, et résistance, ou méfiance, à partager des coûts quand on ne sait pas si la nouvelle entité sera plus efficace que la somme des précédentes ou si une municipalité ne fait pas passer sa mauvaise gestion antérieure sur le dos de celles avec qui elle fusionne. Des vertus plaident, toutefois, en faveur des fusions : la coordination des stratégies de développement et une planification territoriale plus intégrée.

Le livre de Marie-France Le Blanc s’inscrit dans un contexte historique précis. Les structures et les administrations municipales ont vécu des changements importants au cours des dernières décennies. La fragmentation qui les caractérisait a quelque peu reculé, mais pas partout et parfois elle s’est renforcée. L’auteure analyse le sort de quatre villes ; deux canadiennes, Toronto et Montréal, deux américaines, Milwaukee et le couple Minneapolis et Saint-Paul, baptisé Twin Cities. L’auteure suit leur parcours historique et leur cheminement actuel. Le choix de ces quatre villes est justifié par leur passé industriel, leur caractère nordique (Frost Belt), leur statut de ville intermédiaire – plus discutable pour Toronto – et par le fait que toutes sont passées par un débat sur la structuration et la gouvernance urbaines. Seule Milwaukee n’a pas réussi à s’imposer, ou à se faire imposer, un « gouvernement » régional.

Après un bref, mais éclairant, historique des quatre régions urbaines, l’auteure aborde les questions plus difficiles. Quels sont les défis propres à chaque région urbaine ? Quels sont les clivages entre ville centre et ses banlieues ? Comment s’est produite la régionalisation et pourquoi et, dans le cas contraire, pourquoi n’y a-t-il pas eu de régionalisation, comme à Milwaukee ? Enfin, quels ont été les acteurs qui ont piloté le changement de structures et quels étaient leurs motifs ? À ces questions, l’auteure apporte des réponses fort nuancées. En réalité, aucune de ces villes ne se ressemble complètement ; chacune a son histoire, sa culture civique, son dynamisme économique et social propre. De plus, au sein de chacune, on assiste à des coalitions d’acteurs fort différentes. Les conditions, les contextes, les populations diffèrent de sorte que les forces qui les animent ne les conduisent pas vers un seul modèle de gouvernance. Au plan des structures, les gouvernements métropolitains ont été, dans trois des exemples étudiés, imposés par les pouvoirs supérieurs, les gouvernements des provinces canadiennes et des États américains. Seule Milwaukee n’a pas suivi le « modèle ».

Pour comprendre ces changements, l’auteure fait appel à des concepts sociologiques comme le capital social et la culture civique. On reconnaît, dans l’histoire urbaine nord-américaine, le rôle qu’ont joué les élites sociales et économiques dans l’élaboration de la planification urbaine et la professionnalisation de la gestion municipale. Celles-ci ont été critiques des moeurs électorales qui nuisaient à la solution de problèmes issus de l’urbanisation. Étant donné que les grandes villes ont été le vecteur d’importantes innovations technologiques, comme l’électricité, l’approvisionnement en eau et l’assainissement des eaux, la téléphonie et le transport en commun, leurs capacités, ou incapacités, d’agir et de coordonner les interventions n’étaient pas sans conséquence. Mais les choses ne sont pas toujours idylliques, rappelle l’auteure. Les grandes villes ont été le théâtre de coalitions de croissance ou de régimes d’acteurs urbains, qui n’ont pas toujours été guidées par l’intérêt bien entendu (chap. 8). L’auteure compare avec succès deux modèles de gouvernance urbaine, la coalition de croissance et le régime urbain, pour en conclure que, s’ils ont chacun leurs mérites, ils n’expliquent pas tout. Les deux thèses mettent beaucoup l’accent sur les clubs d’acteurs relativement fermés qui semblent plus efficaces à transformer les structures, les administrations et les actions municipales, que des formes plus ouvertes. Or, les cas étudiés montrent des écarts importants face aux modèles. S’il est vrai que, dans les quatre exemples, les élites économiques ont, dans le passé comme aujourd’hui, joué un rôle de premier plan, il reste que d’autres acteurs tout aussi influents ont pu peser de tout leur poids pour orienter l’action publique urbaine. Divers mouvements sociaux, des réformateurs sociaux de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle aux mouvements urbains contemporains, notamment à Montréal, ont aidé à définir les actions publiques urbaines. La professionnalisation de l’administration, tôt à Toronto, plus tardive à Montréal, par exemple, a donné à la région de Toronto un atout qui s’est répercuté tout au long de son histoire urbaine.

D’autres différences entre les villes sont attribuées au capital social et à la culture civique. Mobilisant des statistiques sur la sécurité et la criminalité urbaines, l’auteure note les écarts considérables entre les quatre villes : Milwaukee fait mauvaise figure, surtout comparée à Toronto. Reprenant le débat entre un modèle de ville nord-américaine, défendu notamment par Maurice Yeates, et un modèle typiquement canadien de ville, que Goldberg et Mercer ont défendu et documenté dans les années 1980, l’auteure se montre plus nuancée. Les grandes villes canadiennes partagent avec d’autres grandes villes américaines plusieurs caractéristiques, mais elles s’en démarquent aussi fortement, notamment sur le plan de la sécurité. Pour ce qui est de la générosité privée, à l’opposé de la « générosité » publique, il y a des différences notoires qui tiennent à des cultures civiques différentes, mais aussi à des systèmes publics différents. Si la philanthropie se manifeste dans les deux pays, elle ne s’exprime pas toujours de la même manière, plus sécularisée au Canada, bien que, à travers les grandes fondations caritatives, comme Centraide et United Way, plusieurs différences s’estompent.

Cet ouvrage est passionnant à lire, à cause de ses comparaisons nombreuses et de ses audaces. Introduire la culture civique et le capital social dans l’explication des dynamiques urbaines était certes un défi, car les recherches urbaines, à part la tradition que Putnam a lancée, préfèrent chercher des explications plus structurelles et sociopolitiques que culturelles aux changements urbains. Si l’auteure ne convaincra pas tous les spécialistes, son livre aura eu le mérite d’attirer l’attention sur ces réalités qu’on ne peut taire et qui ne peuvent qu’exercer un certain effet. S’il est vrai que plusieurs chercheurs ont choisi l’image de la machine pour décrire les grandes villes, d’autres – Park, Simmel, Jacobs – ont préféré une image plus « organique », mettant l’accent sur les métissages de toutes sortes, la diversité des modes de vie, d’être et de faire et la pluralité des cultures que la ville permet, nourrit et entretient. L’auteure n’omet pas de considérer les facteurs plus structuraux et institutionnels, comme les relations entre paliers de gouvernement, le poids des contextes économiques et les rapports de pouvoir entre les acteurs urbains. Il faut voir sa recherche comme un essai, assez bien réussi, de combiner les approches culturelles et structurelles aux dynamiques urbaines.