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Ce livre reprend les communications faites lors des 4es Rencontres Champlain-Montaigne. Ces dernières ont pour objet de faciliter la mise en place d’échanges réguliers entre les universitaires et les acteurs sociaux de la ville de Québec et de Bordeaux. La finalité est simple en apparence : cerner des problèmes communs à la ville de Bordeaux et de Québec pour ensuite croiser les regards des chercheurs, enfin donner à voir les expériences de terrain ainsi que les initiatives publiques ou privées. Pour ces 4es Rencontres, le thème choisi, « les jeunes porteurs de projets », a mobilisé des universitaires, des élus et des praticiens.

Le livre comprend cinq parties. La première est réservée à deux universitaires, l’un Bordelais, l’autre Québécoise. Les deux chercheurs mettent en perspective le thème des 4es Rencontres. Ils insistent sur les différences et les similitudes qui en la matière existent entre la France et le Québec. Les chapitres suivants empruntent une trame identique : une introduction faite par un universitaire permet de poser le cadre des échanges qui figurent dans la transcription des tables rondes auxquelles participèrent des élus, des praticiens, des acteurs de terrains et des jeunes. On aura compris que l’intérêt de cet ouvrage est la multiplicité des regards et la diversité des échanges. Le lecteur dispose ainsi d’un cadrage théorique qu’il porte à sa connaissance avant de lire le contenu des tables rondes sur les jeunes citoyens, les jeunes et l’action sociale et culturelle, les jeunes et le territoire, les jeunes entrepreneurs.

Après avoir refermé l’ouvrage, on se dit que le thème est bien choisi car il permet d’aborder conjointement les obstacles que doivent surmonter les jeunes et la capacité créatrice de la jeunesse française et québécoise. La créativité est un préalable au destin collectif des jeunes ainsi qu’un moyen de devenir soi et d’être adulte. Les obstacles qui entravent la créativité et les ressources qui au contraire la facilitent nourrissent ce que, à la suite de Karl Mannheim, on désigne sous l’expression Le problème des générations. Car le problème sociologique des générations tel que le pose Mannheim est indissociable d’une approche globale et dynamique. Globale, car on ne saurait faire fi du contexte économique et culturel dans lequel se trouve la jeunesse ; dynamique, dans la mesure où la créativité inhérente aux projets d’une cohorte d’individus advient dans une tension avec la « vieille » génération. Cela ne veut pas dire que la « vieille » génération se définit par une absence de projet et un défaut de créativité. Simplement, la créativité n’est pas envisageable sans un jeu d’influences réciproques entre générations. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, comme l’écrit Mannheim, « ce n’est pas seulement le professeur qui éduque l’élève, mais aussi l’élève qui éduque le professeur. Les générations s’influencent constamment mutuellement ».

Si l’on se place du côté des jeunes, leur participation au devenir collectif se réalise dans des conditions difficiles. Les ouvrages de Christian Baudelot et Roger Establet (Avoir 30 ans en 1968 et en 1998) et de Louis Chauvel (Le destin des générations. Structures sociales et cohortes en France au XXe siècle) attestent de la dégradation des conditions salariales et de mobilité sociale des individus nés à partir de 1975. Dans le sillage de ces deux références, l’analyse menée par Camille Peugny (Économie et Statistique, août 2008) montre parfaitement que, si la part des individus qui parviennent à s’élever au-dessus de la condition de leurs parents demeure toujours supérieure à celle des déclassés, l’écart entre les deux flux diminue considérablement. En 2003, parmi les 35-39 ans, les ascendants ne sont plus que 1,4 fois plus nombreux que les descendants. De plus, cette dégradation des perspectives de mobilité sociale est généralisée aux enfants de toutes les origines sociales. C’est dire si l’expérience commune des jeunes se construit dans un horizon moins radieux que celui de la « décade dorée ».

Un autre constat traverse tout le livre, que les deux chercheurs qui en ont assuré la direction énoncent dans la conclusion : la capacité à conduire une action collective et l’accès à la citoyenneté sociale sont très inégalement répartis entre les deux systèmes sociopolitiques. Si l’on quitte la France et que l’on regarde en Europe, on verra que ce constat prend derechef une acuité différente selon les pays. C’est ce que démontre parfaitement la sociologie comparée de la jeunesse européenne entreprise par Cécile Van de Velde (Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe). Devenir adulte est plus compliqué pour les jeunes d’aujourd’hui confrontés à une ouverture du monde toujours plus grande. Les frontières qui séparent l’enfance (caractérisée par une dépendance affective et matérielle des parents) de l’âge adulte (indépendance, prise de responsabilités et autonomie) sont par ailleurs de plus en plus floues. L’allongement des études et une entrée dans la vie active plus précaire et plus progressive contribuent à retarder la pleine émancipation des jeunes. Cécile Van de Velde compare les trajectoires de jeunesse dans quatre pays européens (Danemark, Royaume-Uni, Espagne et France). Intéressons-nous au modèle danois. Les Danois se distinguent des autres par une logique de l’épanouissement personnel en ce sens que leur manière de vivre reflète un réel désir d’expérimentation. En conséquence, le départ du domicile des parents est précoce : il se situe à 20 ans. Toutefois, l’autonomie du jeune Danois était déjà acquise et reconnue au sein du foyer parental, notamment à travers le vagabondage amoureux. Il y a donc chez les Danois un besoin précoce d’indépendance. Sur ce plan, l’individualité « défamiliarisée » signe le premier pas vers une indépendance entrecoupée de nombreuses expériences sociales. Le modèle danois se caractérise donc par des trajectoires de parcours discontinus : les jeunes choisissent très souvent de travailler un ou deux ans avant l’entrée dans les études de second cycle. Ces expériences extra-universitaires permettent d’acquérir la maturité nécessaire à l’entrée dans le cycle supérieur. Mais ces parcours discontinus révèlent aussi un rapport spécifique au temps (et l’on sait que le temps est une variable importante aux yeux de Mannheim). À la différence des Français, les Danois ne connaissent pas de pression sociale aux études. Au contraire, connaître des expériences professionnelles avant l’entrée à l’université est fortement valorisé. Cela les prépare aux futures responsabilités professionnelles et (ou) familiales. L’itinéraire qu’empruntent les jeunes Danois relève ainsi d’une logique d’autonomie et de développement personnel balisée par un subtil agencement sociétal démocratique entre une politique étatique et un marché du travail suffisamment intégrateurs. Le développement personnel des Danois est indissociable du système sociopolitique dans lequel il s’exprime. À l’évidence, le Danemark promeut l’autonomie à travers laquelle les jeunes trouvent leurs aspirations futures. Inévitablement, cette configuration est propice à la créativité et favorise le portage de projet.

Le risque important d’une généralisation du déclassement social est sans aucun doute une des grandes questions du XXIe siècle. Une autre grande question à poser concerne les moyens donnés aux jeunes générations d’exprimer leur créativité. Une société est un ensemble spécifique de facteurs économiques, sociaux et culturels. L’expérience sociale des jeunes dépend de cet ensemble, et leur trajectoire se dessine en fonction de l’augmentation ou de la diminution de la part de créativité qu’il provoque. Il reste que les jeunes, en Europe ou au Québec, sont un atout pour une société car ce sont des agents culturels par l’entremise desquels s’élabore « une approche nouvelle des biens culturels accumulés » pour citer à nouveau Mannheim. La créativité du projet est due à la distanciation originale que les jeunes ont à l’égard des objets culturels ainsi qu’aux « techniques de stimulation » que la société leur propose et qu’ils s’approprient. Elle s’explique en outre par une créatique que ces derniers parviennent à imposer aux générations précédentes. En cela les jeunes sont en situation : ils se meuvent dans un système qui n’est pas organisé selon des dimensions figées, mais qui contient un champ de possibles déterminé. Et c’est certainement dans une rétroaction réciproque entre ressources et contraintes, entre jeunes et adultes, que réside tout l’enjeu du rapport de la société avec ses jeunesses d’une part, des jeunes avec leur société d’autre part. Tout compte fait, la jeunesse est un mot que les élus et les acteurs sociaux doivent continuer de prendre au sérieux.