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Quatre ans après la parution d’un ouvrage de Diane Vincent et Olivier Turbide consacré au style radiophonique de certains animateurs de radio extrême, les deux chercheurs, auxquels s’est jointe Marty Laforest, récidivent avec Radio X, les médias et les citoyens, un livre cette fois-ci exclusivement consacré à ce phénomène que fut la station CHOI-FM, plus particulièrement l’émission de son animateur vedette et le tapage médiatique qui entoura les différentes sagas politiques et juridiques dans lesquelles fut impliquée cette station en 2004. Abordant un corpus de données composé d’enregistrements de l’émission en question, de textes de presse relatifs à celle-ci, de blogues et de sites Web, les auteurs s’appliquent à éclairer non seulement les procédés langagiers et discursifs des animateurs de CHOI, mais aussi la résonnance, les effets et l’impact de leurs propos sur les discours qui se tiennent dans l’ensemble de l’espace médiatique québécois.

D’entrée de jeu, je dois avouer que j’ai le plus souvent une grande admiration pour les travaux faits par les linguistes, cela parce que si leurs analyses s’avèrent éclairantes, il faut bien dire qu’elles reposent couramment sur des méthodes qui m’apparaissent comme fastidieuses, surtout lorsqu’il s’agit de passer des mois à compter des mots, des occurrences, à trier des qualificatifs, les classer, etc. Et c’est bien d’un travail de cet ordre dont il est ici question, les analyses présentées dans cet ouvrage s’avérant d’une grande rigueur et débouchant sur des conclusions tout à fait intéressantes. Bien que l’ouvrage réunisse un ensemble de travaux distincts (dont deux chapitres que Vincent et Turbide cosignent respectivement avec Catherine Villeneuve et Annie Bergeron), celui-ci n’en est pas moins doté d’une bonne cohérence d’ensemble, les chapitres s’enchaînant assez logiquement les uns à la suite des autres.

Les auteurs procèdent d’abord à une brève présentation du genre radiophonique en cause, qui permet de replacer la station CHOI-FM dans le contexte d’un phénomène plus vaste, apparu d’abord aux États-Unis. Le premier chapitre est également l’occasion de faire un rappel de l’histoire de l’émission de Jeff Fillion et de fournir au lecteur quelques repères sur les notions de liberté d’expression et de liberté de presse comme elles s’appliquent dans le contexte juridique canadien.

Le deuxième chapitre de l’ouvrage se penche sur les procédés utilisés par les animateurs pour dénigrer différents individus, mais aussi – et c’est ce qui fait tout l’intérêt de la démarche – sur les échos de ces pratiques de dénigrement tels qu’ils se manifestent dans les propos des auditeurs de la station autant que dans ceux de ses opposants. La démarche permet pour l’essentiel de montrer que les mêmes procédés de dénigrement sont utilisés par les uns et par les autres, chaque camp discréditant l’adversaire par le recours à des procédés semblables, dans une dynamique qui s’emballe et prend la forme d’une « spirale de violence verbale ». La résonnance des propos de l’animateur vedette de CHOI-FM dans l’ensemble de l’espace médiatique est également abordée dans le chapitre 5, cette fois sous l’angle de la manière dont ces propos circulent et sont repris dans d’autres médias. La démarche permet essentiellement de montrer que les propos dévalorisants de l’animateur suscitent quantité de discours dans l’espace public et que, peu importe ce qu’en disent ceux qui en parlent, ceux-ci sont amenés, pour en parler, à reproduire les propos en question sous une forme ou une autre. Ces deux chapitres supportent en fin de compte très bien l’une des conclusions des auteurs suivant laquelle les propos tenus sur les ondes de cette radio sont de nature à déboucher, à l’échelle de l’ensemble social, sur une banalisation du dénigrement et de l’injure, parce qu’ils contribuent à désensibiliser le citoyen à la violence verbale et à repousser les limites du dicible. Si on pouvait déjà percevoir ce genre radiophonique sous cet angle et s’inquiéter du succès de celui-ci principalement en regard de l’impact qu’il est susceptible d’avoir à l’échelle sociale, le travail que présentent ici Vincent, Turbide et Laforest permet de voir plus exactement sur quel plan, de quelle manière et dans quelle mesure.

Les chapitres 3 et 4 portent quant à eux exclusivement sur les propos et discours diffusés sur les ondes de CHOI-FM. Le chapitre 3 reprend les grandes lignes de l’analyse qui a été présentée par les auteurs dans Recherches sociographiques sur les procédés utilisés par l’animateur vedette pour créer un groupe d’auditeurs se reconnaissant autour d’une appartenance commune. Puis, les lecteurs qui auraient été surpris en juillet 2004 par l’ampleur de la mobilisation des auditeurs de CHOI-FM désireux de sauver leur station de son imminente fermeture trouveront, dans le chapitre 4, de quoi comprendre comment une telle mobilisation a été rendue possible. Les auteurs y présentent en effet une analyse des procédés discursifs employés par les animateurs pour inciter les auditeurs à agir en vue de défendre la station de radio, mettant bien en évidence le fait que cette mobilisation n’avait rien du phénomène spontané. L’analyse montre en outre comment les animateurs se sont appliqués à traduire leur cause singulière dans les termes du principe fondamental de la liberté d’expression, faisant de leurs auditeurs les défenseurs de ce principe et parvenant du même chef à occulter les raisons qui avaient amené le CRTC à rendre son jugement en défaveur de la station de radio.

Enfin, le dernier chapitre de l’ouvrage adopte un ton différent des précédents, les auteurs, bien au fait des arguments employés par les supporters de CHOI-FM pour défendre le genre de pratiques radiophoniques en cause, développant la réflexion pour déconstruire quelques-uns de ces arguments. Ils y soulignent d’abord le caractère irrecevable des parallèles établis par certains entre le genre de propos tenus en ondes par les animateurs de CHOI-FM, qui se situent à mi-chemin entre l’information et le divertissement, et ce que font par ailleurs les humoristes ou certains chroniqueurs de la presse écrite. S’attaquant à l’argument voulant que les détracteurs de CHOI-FM citent les animateurs hors contexte, les auteurs montrent de façon concrète comment la remise en contexte des propos haineux ne tend en rien à amoindrir l’intensité de ceux-ci et permet plutôt de constater qu’ils sont développés longuement et n’ont rien du simple dérapage. En outre et s’appuyant sur les analyses présentées au préalable, les auteurs s’objectent à l’argument suivant lequel les gens qui sont choqués par le style de cette radio n’ont qu’à s’abstenir de l’écouter, en rappelant ce que sont la résonnance et les effets des propos de Fillion dans l’ensemble de l’espace médiatique québécois.

Si cet ouvrage me paraît intéressant, c’est d’abord parce que les données et les analyses qu’il contient permettent à la lectrice que je suis et qui n’a jamais été une auditrice de cette station de radio de mieux comprendre ce qu’ont pu être les rapports des auditeurs de CHOI-FM aux animateurs et à la station elle-même et ce que sont les formes discursives et l’ensemble des pratiques qui ont permis le développement de ces rapports. La lecture de l’ouvrage m’amène à suspecter sérieusement que le fait que ce soit dans la région de Québec que Jeff Fillion ait connu le succès que l’on sait est peut-être une donnée plus contingente qu’ont bien voulu le croire certains chroniqueurs et essayistes. Certes, plusieurs travaux éclairants et tout à fait convaincants ont été faits sur le phénomène CHOI-FM et ses auditeurs. Je pense ici notamment à l’analyse publiée par Simon Langlois dans L’Annuaire du Québec 2005 sur ces « Jeunes hommes en colère » (et plus particulièrement, sur les conditions caractérisant leur insertion socioprofessionnelle), lesquels sont vus par le sociologue comme inscrits dans un conflit générationnel qui n’est pas le propre du Québec et encore moins de la région de Québec. Mais au-delà de la description et de l’analyse qu’on peut faire du profil particulier des auditeurs de CHOI-FM, voire plus largement du profil sociodémographique de la population de la région de Québec et qui permet de mieux évaluer l’importance de ce groupe d’hommes dans la région, il n’est pas sûr, après la lecture de Vincent, Turbide et Laforest, qu’il y ait encore, eu égard au succès de CHOI-FM, un « mystère de Québec » à expliquer. Or, pour le bénéfice du lecteur qui serait peu au fait de ce qui a pu s’écrire au sujet du succès de Jeff Fillion à Québec, il faut bien dire que celui-ci a été traité à toutes les sauces, Jean-François Cloutier, dans un essai intitulé Jeff Fillion et le malaise québécois, allant jusqu’à en rendre compte notamment par la « remarquable homogénéité de Québec », qui déboucherait sur une « unanimité [menant] à une sous-culture, à des particularismes, des goûts partagés pour des groupes ou des genres de musique dont on s’est largement désintéressé ailleurs […] » et où « l’esprit de village gaulois isolé » se manifesterait notamment par la préférence des gens de Québec pour le Pepsi au détriment du Coke [!] (p. 56-57). Dans un tel contexte, c’est avec beaucoup d’enthousiasme qu’on accueille le travail de Vincent, Turbide et Laforest. Leurs analyses permettent en effet de comprendre comment a fonctionné le phénomène Fillion et donc aussi de suspecter que, pour peu qu’on trouve également ailleurs des jeunes hommes présentant le profil social qui a intéressé Langlois, des animateurs de radio-X adoptant le même ton et recourant aux mêmes procédés pourraient fort bien produire des effets du même ordre n’importe où ailleurs. En outre, cet ouvrage permet d’envisager autrement certaines analyses et de bien montrer tout l’intérêt qu’il y a à se pencher minutieusement sur le discours de ces animateurs avant de s’aventurer à envelopper de mystère les effets qu’il produit.