Corps de l’article

L’émergence des recherches sur la bande dessinée québécoise dans une perspective historique doit beaucoup aux travaux d’une poignée d’universitaires déterminés comme Yves Lacroix, André Carpentier ou Richard Langlois. Depuis quelques années, l’exhumation, à même les collections publiques québécoises, des réalisations de divers pionniers de la narration graphique aura stimulé un véritable redéploiement des recherches dans le domaine dont témoignent les travaux de Michel Viau, Sylvain Lemay et Mira Falardeau. Dans ce contexte, la parution d’une Histoire de la bande dessinée au Québec n’en devenait que plus attendue et pertinente.

Pour ce faire, nulle autre plume que celle de Mira Falardeau semblait mieux convenir. Depuis près de trente années, les intérêts de la chercheuse se concentrent autour de la narration graphique et de l’humour visuel, principalement au Québec. Après avoir été de la première génération à y consacrer un mémoire de maîtrise (1978) comme son doctorat (1981), ce parcours l’aura conduite à enseigner le sujet, aussi bien au cégep (Sainte-Foy, Limoilou) qu’à l’université (Laval, Ottawa). Ses travaux, systématiquement, ont exploré le sillon de la narration visuelle québécoise : après La bande dessinée québécoise (Boréal, 1994) et Histoire du cinéma d’animation au Québec (Typo, 2006), une Histoire de la caricature au Québec est maintenant annoncée. La pertinence de ses travaux aura été à l’origine de quelques-unes des expositions les plus significatives sur le sujet : Les aventures de la bande dessinée québécoise (rétrospective au Musée du Québec, 1997), Les débuts de la bande dessinée québécoise de 1904 à 1908 (Bibliothèque nationale du Québec, 2004), Les histoires en images : ancêtres de la bande dessinée québécoise (Grande Bibliothèque, Montréal, 2008). Comme si cela ne suffisait pas à attester sa compétence en la matière, Mira Falardeau s’est fait également reconnaître comme dessinatrice à part entière par ses travaux au sein de diverses revues mais aussi par La mercière assassinée, album dessiné à partir d’un texte d’Anne Hébert (Éditions Soulières, 2000) et comme éditrice (Éditions Falardeau, créées en 1993).

La dernière décennie aura été particulièrement déterminante pour le milieu de la bande dessinée québécoise. Les possibilités ouvertes par les technologies liées au Web et la naissance de jeunes maisons d’édition sont à l’origine d’une vitalité et d’une effervescence de la production graphique. Ces transformations importantes et les récentes redécouvertes de précurseurs québécois longtemps négligés appelaient donc une mise à jour de l’ouvrage (La bande dessinée québécoise) de 1994, ce que nous offre fort opportunément cette Histoire de la bande dessinée au Québec.

Assez logiquement, la première partie de l’ouvrage s’attarde à extirper du purgatoire l’oeuvre et les noms de ces dessinateurs qui firent les beaux jours des lecteurs de La Patrie, Le Charivari canadien, La Scie illustrée et Le Canard au début du XXe siècle. Resurgissent ainsi pour notre plus grand bonheur les noms de Leggo, Nemo, Berthelot, Côté, Morisette, Barré, Bourgeois et d’autres, attestant de l’étonnante vigueur du milieu graphique québécois à l’époque. Rappelons au passage l’étude de Mira Falardeau qui en surprit plus d’un en affirmant ni plus ni moins que « La BD française est née au Canada en 1904 » (Communication et Langage, no 126, Paris, Nathan, 2000, p. 23-46). Cette imagerie propose en fait la mise en scène humoristique d’un imaginaire populaire face aux réalités politiques et sociales de l’époque. On saura gré à l’auteure de replacer ces productions des graveurs et illustrateurs du XIXe et du début du XXe siècle dans leur cadre et de décrire le contexte sociopolitique mais aussi technique et d’en identifier les principales influences (anglaises et françaises).

Mais cette période prolifique pour la narration graphique québécoise aura, en réalité, été courte et son « âge d’or » peut se situer entre 1904 et 1910. À cette date en effet, les bandes dessinées américaines réunies au sein des fameux syndicates ont commencé à inonder les pages des principaux quotidiens canadiens et européens. Amorties à même leur diffusion en sol américain, ces bandes dessinées s’écoulaient à l’étranger pour un prix modique que ne pouvaient plus concurrencer les créateurs locaux. Peu après, s’ajoutera le déploiement important de l’industrie de la bande dessinée européenne pour la jeunesse. On comprend aisément que, pour la bande dessinée québécoise, les années 1930-1960 constituèrent une période de grande noirceur.

L’histoire du renouveau d’une bande dessinée québécoise dans la seconde partie du XXe siècle qui occupe ensuite pas moins de six chapitres, est mieux connue et documentée. Le lecteur retrouvera ici l’essentiel de ce qui se trouvait déjà dans l’opus de 1994, parfois réarticulé de manière distincte. Évitant le piège d’une stricte chronologie, l’auteure propose un tour d’horizon redistribuant ses chapitres selon différents modes de diffusion (Les revues, Les albums, Les fanzines), les publics (BD et jeunesse) ou les supports techniques (BD, Multimédia et Web). Mais la mise à jour de la production québécoise après 1994 est particulièrement bien documentée et contextualisée, et les oeuvres y sont même quelques fois mieux cernées dans leurs particularités plastiques ou thématiques.

Par ailleurs, on s’en voudrait de ne pas signaler les efforts mis sur la présentation d’une iconographie et, notamment (une première pour ce sujet ?), l’insertion d’un cahier de reproductions en couleurs. De même, la présence d’un index des auteurs cités fait de cette Histoire un outil à la consultation aisée.

Pourtant, malgré son intérêt et ses qualités indéniables, l’Histoire de la bande dessinée québécoise n’est pas sans appeler quelques réticences chez le lecteur. Réticence face à quelques absences qui, bien qu’inévitables en pareille entreprise, n’en demeurent pas moins regrettables. Comment expliquer cette discrétion sur certaines productions importantes (celles de Geneviève – alias Fidèle – Castrée, de Dominique Desbiens), sur les publications et auteurs (comme André Saint-Georges) issus du programme de création en bande dessinée de l’Université du Québec en Outaouais ?

Réticence, encore, face à ce surprenant chapitre « Vocabulaire et techniques de la bande dessinée » qui détonne dans la composition de l’ouvrage à la fois par son sujet (qui ne relève en rien d’une perspective historique ni de la bande dessinée québécoise), son ton d’une déroutante banalité – « Pour commencer une bande dessinée, il faut d’abord savoir raconter une histoire et savoir quoi raconter » !!! (p. 47) – et la moindre qualité de son information (qui ne tient en rien compte des avancées importantes dans le domaine, dues aux théoriciens désormais incontournables comme Jan Baetens, Harry Morgan ou Thierry Groensteen).

Regret également de ne trouver dans cette Histoire de la bande dessinée québécoise ne serait-ce qu’une section consacrée aux travaux sur le sujet, une bibliographie commentée des recherches et articles que la pauvre bibliographie ne fournit guère ou quelques données sur la disponibilité et l’accessibilité de ces productions (bibliothèques publiques, rééditions, dépôt national). De telles indications auraient été précieuses pour le lecteur désireux de poursuivre la recherche en ce domaine. Regret d’indistinction enfin. L’importance des données recueillies depuis de nombreuses années, la sensibilité de l’auteure comme sa compétence reconnue permettaient d’attendre d’un tel ouvrage qu’il se démarque d’une posture de stricte compilation conférant à toutes les productions mentionnées un statut d’égale importance. À l’heure actuelle, le relevé de la production québécoise en bande dessinée est bien établi. Dorénavant, une histoire de la bande dessinée québécoise ne peut plus faire l’économie d’un jugement qualitatif argumenté, de tenter de repérer les oeuvres majeures des autres, de pointer et commenter les productions qui ont marqué véritablement cette histoire par leur importance, leur impact. S’il ne fallait sauver qu’une dizaine d’oeuvres, quelles seraient-elles ? Telle perspective ne pourrait que renforcer la visée affichée par l’ouvrage.

L’Histoire de la bande dessinée au Québec, on l’aura compris, propose une initiation raisonnée au domaine et une compilation précieuse de ses productions. Mais l’ouvrage, à sa façon, constitue aussi un vibrant appel à poursuivre l’oeuvre de sauvegarde de ce secteur culturel important. Il reste donc à espérer que des travaux d’envergure entreprennent l’analyse de ces trésors, dans la ligne de ce que Michel Viau publiait dernièrement au sein de Formule UN (Mécanique Générale, 2007). À espérer, encore, que les bibliothèques et les paliers gouvernementaux se montrent davantage sensibles à cette entreprise.

À espérer, par exemple, la mise en chantier d’une véritable politique de réédition patrimoniale digne de ce nom qui sauverait définitivement de l’oubli les trésors de ces précurseurs québécois de la bande dessinée.