Corps de l’article

J’ai d’abord eu quelques réticences à effectuer le compte rendu de ce livre, étant donné mes liens avec l’un des deux auteurs, Jean-Pierre Wallot, qui a été au début des années 1980 mon directeur de recherche. J’ai finalement accepté car cet ouvrage dresse le bilan de l’une des plus fructueuses collaborations interdisciplinaires en sciences sociales au Québec.

Jean-Pierre Wallot, pour lequel je conserverai toujours le plus grand respect comme historien et comme individu, a profondément marqué l’évolution de la production historique au Québec. Fortement influencé par Maurice Séguin, dont il est l’héritier le plus original, il participe déjà, dès ses premiers travaux, au renouvellement, voire au dépassement, de la perspective néo-nationaliste de l’école de Montréal et, bientôt, à l’émergence d’un nouveau mode d’interprétation fondé sur les concepts de modernisation et de modernité de la société québécoise. D’abord actif dans les champs de l’histoire politique et de l’histoire culturelle du Québec de 1760 à 1815, il met rapidement l’accent sur les influences des autres régions du Monde occidental, à l’époque des Révolutions atlantiques, dans la vallée du Saint-Laurent. Comme d’autres historiens québécois de sa génération, Wallot se montre ouvert aux influences de l’école des Annales, à son approche d’histoire totale et à ses recours aux méthodes et aux théories de l’anthropologie, de la sociologie et des sciences économique et politique.

Pour sa part, l’économiste Gilles Paquet, le second auteur, est un ancien élève d’Albert Faucher dont les travaux sur l’émigration des Canadiens français aux États-Unis ont remis en question à la fois les interprétations nationalistes, néo-nationalistes et culturalistes du retard économique du Québec. La première incursion de Paquet dans le champ de Clio porte sur cette question de l’émigration des Canadiens français et cette recherche a donné lieu à un article publié dans les premiers volumes de Recherches sociographiques en 1964. Peu de temps après, il s’associait à Jean-Pierre Wallot dans une enquête d’histoire économique sur le commerce international et les prix domestiques au Bas-Canada. Contrairement à d’autres économistes, l’intérêt de Paquet pour l’histoire dépassait largement la recherche d’un terrain de jeu pour expérimenter le potentiel explicatif d’un modèle. Tout en poursuivant de nombreuses recherches dans les domaines de l’économie et de l’administration publique, il entreprend donc, en collaboration avec Wallot, une véritable carrière parallèle d’historien.

Cet ouvrage permet au lecteur de suivre l’itinéraire et de connaître les principaux résultats des recherches découlant de cette association unique, par son ampleur et sa durée, de deux chercheurs provenant de disciplines distinctes. Nous pouvons esquisser leur apport respectif à cet ouvrage. Ce ne serait toutefois là que conjectures car ce duo a réussi à imposer une écriture et une signature uniques, celle de Paquet-Wallot.

Cet ouvrage comprend onze chapitres qui reprennent grosso modo le contenu d’articles, de chapitres de livres et d’une brochure de la Société historique du Canada. Le chapitre 2 portant sur la question de l’émigration des Canadiens français aux États-Unis fait ici exception puisqu’il est tiré d’un article publié conjointement par Gilles Paquet et Wayne R. Smith dans L’Actualité économique en 1983. L’inclusion de ce texte ne nous semble toutefois pas très pertinente compte tenu de sa dimension périphérique par rapport à la problématique générale qui a encadré, voire commandé, les nombreux travaux de Paquet-Wallot. Nous y reviendrons. L’avant-propos, l’introduction et la conclusion fournissent par ailleurs de manière claire et explicite cette problématique générale qui réunit, telle une trame de fond, une imposante production scientifique. Dans chacun des chapitres, les deux auteurs ont effectué une mise à jour de leurs textes initiaux intégrant les acquis de travaux plus récents d’autres chercheurs. Cependant, ils ont davantage renforcé que nuancé leur position initiale sur la modernisation de la socioéconomie québécoise au tournant du XIXe siècle et sur son insertion dans l’économie de marché du monde atlantique. Cette période accélérée de modernisation, durant laquelle on assiste, selon eux, à une pénétration généralisée du marché dans tous les secteurs économiques, constitue la seconde des quatre grandes discontinuités qui ont marqué l’évolution de la socioéconomie québécoise. Dans cette perspective, à chacune des étapes de son histoire, le développement du Québec s’effectue selon des modalités comparables à celui des autres sociétés occidentales. Cet ouvrage constitue ainsi un vibrant plaidoyer pour la modernité et la normalité du Québec.

L’ouvrage comprend deux grandes parties. La première rassemble en quatre chapitres des textes consacrés par les deux auteurs à une analyse sur le long terme. Le premier chapitre présente, à partir d’une synthèse de la production historique, l’évolution générale de la socioéconomie du Québec des débuts de la Nouvelle-France jusqu’à la période actuelle. Le développement de cette socioéconomie se divise en cinq régimes de fonctionnement (comptoir, socioéconomie duale, capitalisme commercial, capitalisme industriel, socioéconomie de la connaissance et de l’information) qui sont séparés par quatre grandes discontinuités. Les auteurs demeurent toutefois conscients de la coexistence de la tradition et de la modernité qui cohabitent dans chacune de ces phases. Les trois autres chapitres de cette partie explorent deux dimensions économiques et une dimension démographique dont seule l’étude des monnaies et de la finance intègre leur notion de discontinuité. La construction d’un indice des prix sur le long terme représente un apport utile pour l’avancement de l’histoire économique de la période, mais elle demeure un exercice essentiellement méthodologique. Par ailleurs, nous avons déjà souligné nos réticences par rapport aux chapitres sur l’émigration. Sur cette question, la principale discontinuité se produit davantage au début des années 1840 qu’au début du XIXe siècle.

La seconde partie de l’ouvrage, qui comprend sept chapitres, scrute le fonctionnement des diverses dimensions économiques, sociales et politiques au tournant du XIXe siècle lors de la seconde grande discontinuité dans le développement de la socioéconomie du Québec. Cette partie réunit les principaux textes des deux auteurs sur cette période de l’histoire, à laquelle ils ont consacré leurs principaux projets de recherche. Nous y retrouvons dans plusieurs chapitres, dont la partie consacrée à la crise agricole, les éléments clés du débat qui les a opposés à Fernand Ouellet concernant les ratés présumés de l’économie bas-canadienne. La réunion dans un même ouvrage de ces textes permet enfin aux auteurs de mieux mettre en perspective leur propre interprétation de cette période de changement à la fois économique, social et politique.

Dans les chapitres 1 et 5, les deux auteurs proposent une méso-analyse qui décompose le grand jeu (la socioéconomie), en un certain nombre de « sous-jeux » imbriqués les uns aux autres (économie-politique-social). Cependant, si les deux auteurs défendent et préconisent fortement cette approche dans leurs textes à portée théorique, les travaux de recherche sur le terrain privilégient la dimension socioéconomique en mettant davantage l’accent sur l’impact du marché que sur le fonctionnement de la production. La dimension sociopolitique est également présente dans l’ouvrage, surtout dans les chapitres 9 et 11. Les deux auteurs y nuancent finalement l’impact de la modernisation de l’économie au tournant du XIXe siècle sur le social et le politique en notant le déphasage entre l’évolution de la socioéconomie et de la structure politique. L’affrontement entre les deux principales coalitions socioethniques du Bas-Canada entraîne ainsi le dysfonctionnement de l’appareil institutionnel et empêche certaines réformes utiles au développement économique de la colonie. Cependant, pour Paquet-Wallot, ce blocage n’est toutefois lié ni à l’archaïsme de la société canadienne-française, ni à l’atavisme des paysans. Pour conclure, ces deux auteurs, dont les recherches ont fortement influencé l’évolution de la production historique au Québec, ont peut-être un peu tardé à publier cette synthèse de leurs travaux conjoints, mais cet ouvrage demeure essentiel afin d’assurer une meilleure diffusion de leur interprétation de la période bas-canadienne et, plus largement, du développement historique de la socioéconomie québécoise.