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L’historiographie sur l’Hydro-Québec se rattache à l’expérience de la société québécoise qui hésite, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, entre, d’un côté, l’intégration poussée à la modernité et à la réalité continentale nord-américaine et, de l’autre, la construction d’une société aux contours sociopolitiques uniques[1]. Dans les années 1930 et 1940, l’intensive campagne de municipalisation de l’électricité et la lutte anti-trusts représentent dans la genèse d’Hydro-Québec les premiers signes de l’intégration continentale nord-américaine. L’État québécois entreprend l’étatisation de la Montréal Light, Heat and Power en 1944, sous le gouvernement libéral d’Adélard Godbout, et crée ainsi la Commission hydroélectrique de Québec (l’Hydro-Québec). La nouvelle société d’État reçoit le mandat de fournir de l’électricité aux résidents de l’île de Montréal au plus bas coût possible, compatible avec une saine gestion financière, mandat très similaire à celui qu’ont reçu les sociétés d’État chargées de la production ou de la distribution de l’électricité dans les autres provinces canadiennes – notamment en Ontario – ou dans plusieurs États américains (Boileau, 1966 ; Bolduc, Hogue et Larouche, 1979 ; Roos, 1988). En relative continuité avec le contexte nord-américain, le mandat s’élargit en 1962-1963 avec la prise de possession des compagnies privées d’électricité – dont l’imposante Shawinigan Water and Power – ; l’Hydro-Québec détient alors le quasi-monopole de la production, du transport et de la distribution de l’électricité au Québec[2]. Dans les années 1980, l’entreprise est ébranlée par une chute de la croissance de la demande en électricité ainsi que par une récession économique mondiale. Pour contrer ces problèmes, la société d’État se tourne vers une commercialisation intensive de ses activités – entre autres l’exportation massive de l’électricité vers les États-Unis. Cette stratégie se poursuit en l’an 2000 par une restructuration majeure, alors que l’État québécois déréglemente le marché de l’électricité sur son territoire – dans un contexte de déréglementation nord-américaine – et que la compagnie se scinde en trois entités distinctes : Hydro-Production, l’Hydro-Québec-Trans-Énergie et Hydro-Distribution (Breton et Blain, 1999 ; Pelletier, 2004).

Dans un autre ordre d’idées, une part imposante de l’historiographie présente l’Hydro-Québec comme le « navire amiral » du développement d’une société québécoise se détachant du contexte nord-américain. Cette interprétation n’est pas étrangère au caractère profondément symbolique accordé à l’Hydro-Québec par les acteurs sociopolitiques[3]. Ainsi, dans les années 1950 et 1960, l’Hydro-Québec devient le point d’ancrage permettant aux ingénieurs et aux bureaucrates canadiens-français de montrer leur savoir-faire dans leur langue maternelle (Harvey, 1998). Dans le contexte de la Révolution tranquille, surtout avec la volonté ouvertement exprimée de l’émancipation socioéconomique du peuple canadien-français, la nationalisation de 1962-1963 permet à l’Hydro-Québec d’intervenir sur l’ensemble du territoire de la province. La nouvelle entreprise devient le symbole d’une société francophone « maître chez elle » qui développe une expertise particulière dans la construction de complexes hydroélectriques et dans le transport de l’énergie, comme en témoignent les nombreux exploits faisant relativement consensus auprès des « citoyens-clients » : le complexe Manic-Outardes, Churchill Falls, la construction d’une ligne à haute tension de 735 KV, etc. (Bolduc, Hogue et Larouche, 1979 ; Corbo, 1995 ; Paquet, 2008). L’image d’Hydro-Québec vacille toutefois dès le début des années 1970 alors qu’elle subit les foudres de plusieurs acteurs sociopolitiques. Critiqués sur le plan de la gestion, de la protection de l’environnement et des relations avec les Autochtones, le projet de la Baie James ainsi que d’autres interventions qui paraissent mal ficelées contribuent à définir ce contexte de contestations et de désillusions (Bolduc, Hogue et Larouche, 1979 ; Lacasse, 1983). En fait, que ce soit dans les années 1970 avec le projet de la Baie James, dans les années 1980-1990 avec le projet Grande-Baleine, en 1998 avec la crise du verglas, ou encore en 2003-2004 avec le projet Suroît, l’Hydro-Québec se transforme en catalyseur des questionnements et attitudes de la société québécoise, entre autres à l’égard des Autochtones, de l’environnement et de l’économie. S’inscrivant dans un contexte nord-américain de protection de l’environnement, de revendications autochtones et de « développement durable », ces préoccupations acquièrent incontestablement une forte coloration locale.

Brève et incomplète, cette mise en contexte historique permet de constater que l’Hydro-Québec se trouve maintes fois au coeur de réalisations politiques, économiques, sociales et culturelles du Québec contemporain. Davantage qu’une simple entreprise, elle devient un instrument privilégié de promotion des valeurs, représentations et intérêts définissant le Québec, qui à la fois cherche à s’intégrer à la réalité politico-économique nord-américaine et à se construire un particularisme socioculturel. En d’autres termes, la société d’État peut être considérée comme un important point nodal à partir duquel plusieurs représentations symboliques et identitaires du Québec sont véhiculées, entre 1944 et 2005. Elle touche l’ensemble des citoyens du Québec puisque d’une façon générale et depuis plusieurs années, la quasi-totalité des ménages québécois paient un compte d’électricité. De ce fait, les représentations, valeurs et intérêts du Québec que l’entreprise véhicule, de même que celles qui lui sont accolées par les membres de la société ou qu’ils voudraient que cette dernière préconise, deviennent un terrain d’enquête privilégié pour un chercheur qui s’intéresse à rendre intelligibles les manifestations politico-culturelles de la société québécoise.

Le présent article traite donc, par le biais des méthodes de l’anthropologie historique et de la culture politique, des représentations symboliques et identitaires régissant une société. Plus précisément, nous nous pencherons sur l’émergence et les mutations des représentations symboliques concernant le barrage Manic-5. La présente étude de cas n’est pas exhaustive, ne cherche pas à couvrir l’ensemble des années 1944 à aujourd’hui ; la forme de l’essai est privilégiée et seulement trois coups de sonde seront effectués. Le premier couvre les années 1962-1968, où Manic-5 représente la construction du Québécois francophone « maître chez lui » et « moderne », possédant les moyens techniques pour contrôler une nature au service de ses besoins. Le deuxième coup de sonde touche les années 1971-1979, alors que l’Hydro-Québec et plus particulièrement Manic-5 semblent devenir un lieu de mémoire de la Révolution tranquille, un lieu où le rapport consensuel aux représentations symboliques d’alors est rappelé et souhaité. Enfin, le troisième et dernier coup de sonde, pour les années 1989 à aujourd’hui, présente l’Hydro-Québec et Manic-5 comme les symboles du développement durable et de l’énergie propre et renouvelable respectant l’environnement.

Les représentations symboliques au coeur de l’imaginaire et des réseaux de communication

La construction de notre cadre d’analyse s’appuie sur quelques fondements théoriques touchant la question identitaire, les représentations symboliques, les acteurs sociopolitiques et l’imaginaire collectif. Utilisé par le regretté sociologue Fernand Dumont, le concept de « références » identitaires – auxquelles les personnes choisissent d’adhérer ou non – nous apparaît fort utile afin d’éviter certains problèmes qu’engendre la notion d’« identité collective », cette dernière étant trop générale et relativement insensible à la mouvance des comportements et perceptions des individus d’un groupe donné. Lorsque plusieurs de ces référents sont communs à des individus, ces derniers forment alors un « groupement par référence ». Celui-ci n’est toutefois pas homogène, car les individus du groupe vivent des expériences multiples et parfois divergentes : le groupement est ainsi pluraliste et véhicule des références identitaires qui ne sont pas acceptées par tous (Dumont, 1996 ; Thériault, 2005). Nous postulons toutefois que ce « groupement par référence » unit les individus qui partagent une majorité de références identitaires dites hégémoniques.

Dès lors, comment analyser la construction et les mutations de ces références à partir d’une étude centrée sur l’Hydro-Québec ? D’une manière variable, celles-ci sont codifiées dans des représentations symboliques et identitaires évoquées lors des discours, débats, publicités, inaugurations, mémoires, interventions dans les commissions parlementaires, etc. Caractérisées par les valeurs, croyances, images, opinions ou symboles, les représentations sociales constituent une interprétation ou une signification que les membres d’une société attribuent à une réalité donnée (Chartier, 1998 ; Jodelet, 1992 et 1997 ; Pâquet, 1996/1997). Véritables briques formant les murs de l’édifice de la société, ces représentations sociales – ou, plus particulièrement pour notre propos les représentations symboliques et identitaires[4] – se révèlent « imaginées » (Anderson, 1991 ; Taylor, 2004) par différents membres de la communauté.

Les représentations symboliques « imaginées » voyagent à l’intérieur du champ sociopolitique (Bourdieu, 1981), ce qui veut dire qu’elles sont influencées par les acteurs sociopolitiques qui cherchent à accaparer le plus grand capital symbolique possible et qui visent ainsi la projection, dans un futur immédiat ou lointain, de représentations identitaires spécifiques. Agissant au sein de « réseaux de communication » (Balthazar, 1986 ; Deustch, 1966 ; Habermas, 1987) qui leur permettent de véhiculer les représentations symboliques qu’ils préconisent, ces acteurs sociopolitiques se trouvent donc au coeur des luttes de représentations, conflits qui détermineront les représentations symboliques et identitaires qui deviendront hégémoniques, et celles qui seront favorisées ou acceptées par une majorité de membres de la société (Chartier, 1998 ; Pâquet et Martel, 2001 ; Pâquet, 2006a). D’autres représentations, marginales, peuvent émerger et atteindre l’hégémonie si les acteurs sociopolitiques qui les véhiculent réussissent à étendre leur réseau de communication.

Les notions de réseau de communication et de représentations symboliques sont en lien étroit avec celui de l’imaginaire. Joël Thomas définit l’imaginaire comme « […] un système, un dynamisme organisateur des images, qui leur confère une profondeur en les reliant entre elles. L’imaginaire n’est donc pas une collection d’images additionnées, un corpus, mais un réseau où le sens est dans la relation […] » (Thomas, 1998, p. 15. Voir aussi Demers, 2005). Symbolisé par « l’environnement relationnel de l’image » ou des représentations, l’imaginaire est aussi caractérisé par les relations entre les différents acteurs de la société (Thomas, 1998 ; Wunenburger, 1998). Pour cette raison, il est étroitement associé aux réseaux de communication et son analyse complète est particulièrement difficile. C’est pourquoi il convient de baliser le « territoire » de son analyse, de l’encadrer dans une conception opérationnelle aux fins de notre questionnement. Combinant les particularités de l’imaginaire « national et historique » de Frédéric Demers[5] et de l’imaginaire collectif défini par Gérard Bouchard[6], nous définirons l’imaginaire collectif du Québec à partir principalement des rapports de domination ainsi que des rapports au temps – passé, présent, futur –, à l’espace, à la fiction et aux jeux du Soi et de l’Autre. Ici, il est entendu que l’imaginaire collectif du Québec se transforme selon les périodes, allant d’un imaginaire canadien-français des années 1940 jusqu’aux années 1960, à un imaginaire québécois des années 1990 à aujourd’hui, en passant par un imaginaire québécois francophone des années 1960 aux années 1990.

Au sein de cet imaginaire, les rapports au passé occupent une place prédominante. Poursuivant les réflexions entreprises par Maurice Halbwachs en ce qui concerne la mémoire collective qui s’appuie sur « l’histoire vécue » et non sur « l’histoire apprise » (Halbwachs, 1950 ; Namer, 1987), Pierre Nora définit la mémoire collective comme étant « […] le souvenir ou l’ensemble des souvenirs conscients ou non, d’une expérience vécue et/ou mythifiée par une collectivité et dont le sentiment du passé fait partie intégrante de l’identité » (Nora, 1978, p. 398). Pour lui, elle est un mécanisme social de représentations, de réinterprétations successives du passé qui répond aux considérations du temps présent. Or, plusieurs chercheurs, entre autres ceux des études culturelles, utilisent plutôt le concept « d’usages du passé » pour décrire ce phénomène de réinterprétations successives du passé. Selon l’historien Martin Pâquet :

Les usages du passé regroupent une série de pratiques – pratiques rhétoriques ou discursives, mais aussi symboliques, catégorielles, classificatrices ou commémoratives – faisant référence à des représentations sociales d’un passé proche ou lointain. Ancrées dans le présent, ces pratiques politiques ne relèvent pas de la neutralité axiologique. Au contraire, produites par des acteurs sociaux, elles s’inscrivent dans le cadre de luttes hégémoniques pour la monopolisation des ressources [ou le contrôle sur les représentations symboliques] dans un champ social donné (Pâquet, 2006a, p. 175. Voir aussi Pâquet, 2006b).

Mieux que le concept de mémoire collective, celui « d’usages du passé » permet de ramener le chercheur aux luttes de représentations symboliques et identitaires issues du champ politico-culturel, dont plusieurs atteindront l’hégémonie alors que d’autres demeureront dans la marginalité.

Une stratégie de recherche bipolaire : l’analyse de contenu et la description dense

Le cadre conceptuel d’analyse précédemment défini, ancré dans la culture politique, permet de mettre au jour les représentations symboliques et identitaires définissant une société. À cheval entre la science politique, l’histoire culturelle et l’anthropologie historique, l’histoire de la culture politique analyse les processus de construction et de circulation des rites, pratiques, symboles, images, valeurs, représentations et attitudes émanant principalement du champ politique. Elle est également sensible aux rapports de force entre les différents acteurs politiques qui cherchent à rendre hégémoniques leurs représentations symboliques des rapports sociaux, des normes régissant la société et, d’une façon plus générale, du politique (Ory, 2004 ; Pâquet, 2005 et 1996/1997 ; Sirinelli, 1998). Une approche bipolaire permet de jouer sur les territoires de deux objets d’étude afin de relever adéquatement l’ensemble des représentations du Québec véhiculées par les dirigeants de l’entreprise, les représentants politiques ou les autres acteurs sociopolitiques qui interviennent au sujet de l’Hydro-Québec. D’un côté, les interventions et comportements issus de la conjoncture sociopolitique et, de l’autre, ceux faisant appel à la mémoire et à l’imaginaire. Nous naviguerons donc entre les méthodes qu’utilise la science politique, en particulier l’analyse de contenu, et celles de l’anthropologie historique, spécifiquement la description dense.

D’emblée, l’analyse des interventions et comportements issus de la conjoncture sociopolitique est favorisée par l’utilisation d’une grande variété de documents, tels que les débats de l’Assemblée nationale, les discours et annonces publiques – surtout pendant les campagnes électorales et les cérémonies d’inauguration[7] –, les commissions parlementaires ou encore les éditoriaux de journaux. Elle permet de retracer et de reconstituer les valeurs et représentations ancrées dans le « présent historique », où les stratégies, décisions et orientations des acteurs politiques, économiques, sociaux et culturels influencent la construction de références identitaires spécifiques. Les représentations symboliques et les références identitaires qui en découlent sont alors tributaires des rapports de force qui existent entre les acteurs interagissant dans différents réseaux de communication afin d’assurer l’hégémonie des valeurs qu’ils préconisent.

Très utile pour l’observation des communications verbales ou écrites (Grawitz, 1993), l’analyse de contenu est la voie privilégiée pour rechercher ces représentations symboliques et identitaires. Qualitative, elle doit laisser place à une certaine flexibilité, à l’analyse exploratoire (Demers, 2005). De la sorte, le praticien de l’histoire peut observer la manière dont les acteurs sociopolitiques représentent le Québec à partir des interventions de la société d’État. Plus encore, il doit étudier la réception que les autres acteurs réservent aux représentations symboliques et identitaires véhiculées. Dans l’interprétation, les concepts de « consonance » et de « dissonance » s’avèrent centraux[8]. Les représentations sont-elles totalement ou partiellement en consonance ou en dissonance avec celles des autres acteurs de l’environnement sociopolitique, qui interviennent alors pour les appuyer ou les critiquer ? Une connaissance de l’histoire événementielle de l’Hydro-Québec et du contexte sociopolitique québécois se révèle nécessaire afin d’interpréter d’une manière plausible cette réception.

L’étude des représentations symboliques du Québec véhiculées par l’Hydro-Québec doit aussi tenir compte des interventions et comportements touchant l’imaginaire collectif. Ici, il s’agit d’examiner deux types de représentations évoquées. Le premier concerne les nombreux usages du passé, ou représentations identitaires à caractère mémoriel, alors que le second touche plutôt les rapports de domination et les rapports au présent, au futur, à l’espace, à la fiction, au Soi et à l’Autre. Ces rapports frappent l’imagination collective et orientent la construction de représentations identitaires spécifiques. Sensibles à l’analyse des rapports à la mémoire et à l’imaginaire, les photographies[9], les images (Boia, 1998 ; Guilbeault-Cayer et Savard, 2007), les caricatures et autres documents audiovisuels représentent d’excellentes sources. Deviennent aussi très importantes les campagnes publicitaires (Ory, 2004) dans les médias écrits et à la télévision. Sont également utiles plusieurs autres types de sources non iconographiques, notamment les discours des responsables politiques et les points de vue des éditorialistes.

En étroite relation avec les domaines de la culture et de l’anthropologie historique, l’approche méthodologique adoptée ici pour l’analyse des représentations émanant de la mémoire et de l’imaginaire collectif complète l’analyse de contenu. Dans The Interpretation of Cultures, l’anthropologue Clifford Geertz considère la culture comme un concept fondamentalement « sémiotique », relevant donc des signes et symboles et des significations qui lui sont attribués (Geertz, 1973 ; Moore, 2004). Pour lui, l’analyse de la culture repose sur la thick description, ou description dense, interprétation des signes et symboles, qui consiste à donner sens aux représentations, valeurs, agissements, coutumes et perceptions d’un groupement humain donné (Geertz, 1973 ; Medick, 1994 ; Moore, 2004). Les manifestations culturelles du groupe étudié peuvent être considérées comme des « textes socialement produits » dont la description dense s’applique à dévoiler les « actes de culture » :

Comprendre comme un « texte » ces expressions, actions et modes de représentation symboliquement structurés constitue précisément une hypothèse centrale de l’anthropologie culturelle interprétative. Cette démarche permet de dépister les contextes globaux de signification qui apparaissent et sont travaillés dans les présentations et auto-présentations culturelles (Medick, 1994, p. 54-55. Voir aussi Geertz, 1973).

Sur ce plan, Martin Pâquet souligne l’importance pour les chercheurs de découvrir la « construction sociale du sens » effectuée par les acteurs d’une société donnée : « En analysant la construction sociale du sens, il serait possible de reconstruire le processus historique ’de l’intérieur’ : c’est-à-dire en utilisant l’interprétation qu’en donnent les acteurs eux-mêmes, ainsi que la perception qu’ils ont de leurs motivations, de leurs intentions et de leur expérience » (Pâquet, 1996/1997, p. 29). Doublement extérieur – d’une façon à la fois temporelle et physique – à la pensée des acteurs sociopolitiques qu’il étudie, le chercheur doit donc tenter d’entrer dans l’univers historique, social et symbolique des producteurs et récepteurs des « textes » analysés. Pour ce faire, s’impose ici encore une excellente connaissance du contexte historique, ce qui place l’interprétation dans le domaine du « scientifiquement plausible ». Pouvant fournir des indices explicatifs des perceptions, des représentations, des attitudes ou des comportements des acteurs sociopolitiques, tous les renseignements jugés utiles doivent être employés pour préciser le contexte de signification du « discours social » (Geertz, 1986 et 1973 ; Moore, 2004). Relevant des contextes culturel, social, politique et économique, les connaissances historiographiques et factuelles deviennent fortement sollicitées et permettent de préciser ou de nuancer les significations relevées[10].

L’interprétation de « textes socialement produits » doit tenir compte de « l’historicité » des significations culturelles et symboliques. Une mise en contexte « historicisante », dans laquelle les comportements et les représentations des sujets historiques sont également « historicisés », permet d’établir un cadre interprétatif opératoire défini par « […] une temporalité à géométrie variable, fidèle aux diverses dynamiques historiques, avec ses périodisations propres » (Pâquet, 1996/1997, p. 31-32). En d’autres termes, il ne s’agit pas simplement d’interpréter à l’aide de données historiographiques les significations attribuées aux symboles culturels, mais aussi et surtout de faire l’histoire de ces interprétations, de révéler leurs mutations dans la courte et la moyenne durée. La reconstruction des liens temporels entre les diverses significations rend possible une macroanalyse retraçant le processus de sédimentation des différentes représentations (Medick, 1994 ; Pâquet, 1996/1997). Essentielle à notre objet d’étude, cette stratégie offre la possibilité de jouer de prudence en établissant la présence ou l’absence d’une tendance observée dans les sources « interprétées ». Véritables garde-fous qui empêchent de sombrer dans l’abîme de la « surinterprétation » (Eco, 1996), ces liens « historicisés » précisent les sens donnés aux manifestations culturelles par les acteurs. Ils sont alors au coeur de la « […] lutte pour les significations qui se déroule dans et entre les sujets historiques, c’est-à-dire les individus, les groupes, les sexes et les cultures » (Medick, 1994, p. 70. Voir aussi Moore, 2004). Cette approche englobe assurément l’idée déjà évoquée d’étudier les luttes entre les différentes représentations symboliques et identitaires propagées par les réseaux de communication existants.

La sédimentation des différentes couches de significations : le cas du barrage Manic-5

Parmi les ouvrages réalisés par l’Hydro-Québec, Manic-5 est assurément celui qui a marqué le plus longuement et qui marque encore le plus fortement l’imaginaire collectif des citoyens québécois, comme en témoigne la commercialisation par l’auteur-compositeur George Dor de la chanson La complainte de La Manic (1966), reprise par Bruno Pelletier il y a quelques années[11]. Plus gros barrage (en béton) à voûtes multiples et à contreforts au monde lors de son inauguration en 1968, point de départ de la première ligne de transmission de 735 KV au monde (reliant le complexe Manic-Outardes à Montréal, en passant par Lévis), lieu où le premier ministre du Québec, Daniel Johnson, perd la vie quelques heures avant l’inauguration officielle dans la nuit du 25 septembre 1968, Manic-5 (ou le barrage Daniel-Johnson) possède un statut particulier dans l’histoire de l’Hydro-Québec et du Québec en général. Ce statut rend possible l’analyse de plusieurs références identitaires du Québec qui y sont rattachées. Les quelques pages qui suivent portent donc sur l’histoire et les mutations des représentations symboliques et identitaires du Québec que véhiculent, par le biais de l’image de Manic-5, les dirigeants de l’Hydro-Québec, les représentants politiques ou les acteurs sociopolitiques. Trois périodes seront étudiées : les années 1962-1968, où Manic-5 représente le Québécois « moderne » dominant la nature ; les années 1971-1979, où le projet Manicouagan devient un lieu de mémoire de la Révolution tranquille et du consensus québécois derrière un projet structurant ; et enfin depuis 1989, alors que les barrages en général et Manic-5 en particulier deviennent le symbole d’un Québec respectueux de l’environnement.Le symbole de la modernité (1962-1968)

Lancé par l’Union nationale dès 1958, l’aménagement du complexe Manic-Outardes est le deuxième aménagement hydroélectrique de l’État sur le territoire de la Côte-Nord, après le complexe Bersimis, construit dans les années 1950. La construction de ces barrages et centrales coïncide, dans la plupart des cas, avec l’arrivée au pouvoir du Parti libéral du Québec (PLQ) en 1960, avec l’émergence du slogan « maître chez nous » et avec la « deuxième nationalisation » de l’électricité en 1962-1963. Avec la mise en place d’une nouvelle conception de l’État, les têtes dirigeantes du nouveau gouvernement façonnent l’Hydro-Québec à l’image de la Révolution tranquille, s’appuyant alors sur la victoire électorale de 1962 où les électeurs votent majoritairement en faveur de la « nationalisation » de l’hydroélectricité. Ici, il n’est pas inutile de rappeler que se déploie un nouveau nationalisme, centré sur l’État québécois, qui rejette les références nationalistes « conventionnelles » jugées obsolètes et perçues comme la principale cause de tous les retards socioéconomiques du Québec, notamment le catholicisme, le ruralisme et la survivance. Pour les tenants du « nouveau nationalisme territorial centré sur les frontières de l’État québécois[12] », c’est par ce dernier, et non par la survivance religieuse et rurale ou encore par l’État fédéral, que doit s’entreprendre le « rattrapage » de la nation (Linteauet al., 1989 ; Mcroberts, 1988). L’État du Québec devient ainsi le moteur de cette prise en charge par les Canadiens français, devenant progressivement « Québécois », des éléments politiques et économiques essentiels à leur développement. Parmi les nombreux outils pour atteindre ces objectifs, la création ou la consolidation de nombreuses entreprises publiques représente une avenue privilégiée par l’État québécois[13]. L’Hydro-Québec n’est pas étrangère à ce contexte de state-building mais aussi et surtout de nation-building québécois.

Le complexe Manicouagan-Outardes peut être considéré comme le premier aménagement territorial façonné par le nouvel État québécois en formation. Alors que certains chercheurs comme Gilles Paquet laissent entendre que l’Hydro-Québec en général est mythifiée dans les années 1960, entre autres par les responsables politiques qui considèrent que l’Hydro-Québec devient le « grand symbole » de la Révolution tranquille (Paquet, 2008), il est possible de pousser plus loin l’analyse et l’interprétation et de reconnaître que, d’une façon plus spécifique, c’est plutôt le complexe Manicouagan-Outardes en général et le barrage Manic-5 en particulier qui accaparent en majorité l’attention, placés au coeur de cette mythification. Ainsi, c’est avec la construction du barrage Manic-5 que les autorités de l’Hydro-Québec, les responsables politiques de l’État québécois et plusieurs citoyens et artistes réussissent le mieux à véhiculer de nouvelles représentations symboliques du Québec, contribuant ainsi à l’émergence de références identitaires particulières. Les rapports à la nature, à la technologie, à la modernité économique et au Soi et à l’Autre semblent se transformer, invitant les Canadiens français du Québec à prendre en main les ressources de leur territoire, à devenir « modernes », compétents scientifiquement et surtout maîtres de leur économie forte, avancée du point de vue technique et intégrée au contexte nord-américain.

Avant la Révolution tranquille, la nature est souvent associée par les rapports au passé à l’adaptation des Canadiens français au territoire nordique, une adaptation qui s’opère sous le signe de l’apprivoisement (Lacoursière et Mathieu, 1991). Or, avec la construction par l’Hydro-Québec du complexe Manic-Outardes et plus spécifiquement du barrage Manic-5, de grands projets bouleversant l’ensemble du territoire d’une région, la nature n’est plus seulement domestiquée mais aussi et surtout fortement dominée. Ainsi, dans un document promotionnel de 1964, intitulé Manicouagan, l’Hydro-Québec contribue à transformer le rapport mémoriel à la nature alors qu’elle présente la construction du barrage Manic-5 comme un ouvrage permettant aux « bâtisseurs », aux Québécois, à l’Homme de contrôler enfin cette nature hostile – rivières, forêts, montagnes – et de l’aménager pour y produire de l’énergie : « Le fleuve s’est rendu. Il a délaissé son lit millénaire pour s’engouffrer sous la montagne. Et l’homme a fait gronder ses grues… pour mettre de l’ordre dans le désordre de la pierre » (l’Hydro-Québec, 1964). Cette représentation du barrage se retrouve, quatre ans plus tard, dans plusieurs passages du discours inédit[14] que Daniel Johnson devait prononcer lors de la cérémonie d’inauguration du barrage le 26 septembre 1968 :

Derrière cette forteresse de béton seront emprisonnés cinq billions de pieds cubes d’eau, qui ne pourront désormais retrouver leur chemin vers la mer qu’en s’engouffrant dans les turbines, en entraînant les génératrices et en se mettant de tout leur poids au service de l’homme, de son industrie, de son travail, de son bien-être et de sa culture.

[…]

« Si vous voulez unir les hommes, disait Saint-Exupéry, donnez-leur une tour à construire ». Le barrage que nous avons devant nous est une illustration éclatante de l’esprit qui régnait l’an dernier à l’Expo 67 et qui continue d’animer ce haut-lieu de la fraternité universelle. Cet arrière-pays qu’on appelait jadis la Terre de Caïn est devenu véritablement une Terre des Hommes. Et beaucoup mieux qu’une tour, nous avons construit ensemble Manic 5, cette pyramide d’un âge nouveau, cette citadelle colossale qui gardera désormais l’entrée de notre plus grande réserve d’énergie (Johnson, 1968, p. 1-7).

Le lien mémoriel avec la nature se voit transformé et Manic-5 devient le symbole du Québécois capable de contrôler un environnement sauvage, du Québécois « maître chez lui » et sachant mettre au service de l’État les ressources hydrauliques turbinées (Chanlat, 1984 ; Létourneau, 1991a ; Perron, 2006).

Et qu’en est-il du rapport à la technologie, si étroitement lié aux entreprises énergétiques et hydroélectriques (Nye, 1994 et 2003), et, plus particulièrement, à la relation qu’entretiennent les Québécois avec l’électricité et l’Hydro-Québec (Paquet, 2008) ? Fer de lance des stratégies utilisées par les leaders de la Révolution tranquille pour sortir les Canadiens français du Québec de la « Grande Noirceur », Manic-5 fournit l’occasion rêvée d’affirmer la modernité technologique du Québec, laquelle favorise le développement économique. Avec la construction du plus gros barrage à voûtes multiples au monde et de ses premières lignes à haute tension de 735 KV, les primeurs technologiques mondiales s’accumulent, permettant aux journalistes du Québec et de l’extérieur de faire leurs choux gras de ces chefs-d’oeuvre technologiques dont les Québécois, francophones ou autres, peuvent s’enorgueillir. En 1964, toujours dans le document promotionnel Manicouagan, l’Hydro-Québec dresse un hommage à la technologie avec des images qui montrent des travailleurs finement outillés et maîtrisant la force herculéenne des machines, comme pour rappeler aux Canadiens français du Québec que leur infériorité technologique est maintenant chose du passé (l’Hydro-Québec, 1964 ; Savard, 2007). En 1965, lors de l’inauguration officielle de la première ligne à haute tension au monde, la ligne de 735 KV qui achemine l’énergie du complexe Manicouagan-Outardes de la Côte-Nord à Montréal, en passant par Lévis, le premier ministre Jean Lesage frappe l’imagination des citoyens québécois en ces termes :

Le Québec a maintes fois battu la marche en établissant des précédents : le premier transport entre Shawinigan et Montréal, une merveille mondiale à l’époque ; les lignes de transport à 300,000 volts de Bersimis, et plusieurs autres ; et maintenant nous avons une grande artère sur laquelle les yeux des ingénieurs du monde entier sont fixés, ce système de transport à 735,000 volts qui est sans précédent dans l’industrie. Conçu et planifié par les ingénieurs de l’Hydro-Québec, construit en un temps record, le système de transport de l’énergie provenant de l’aménagement Manicouagan-Outardes est le plus récent apport du Québec à la technique et au génie modernes (Lesage, 1965).

Deux ans plus tard, durant les festivités de l’Expo 1967, où l’Hydro-Québec occupe une place privilégiée dans le pavillon du Québec, les visiteurs du monde entier peuvent voir sur écran géant et en direct l’avancement des travaux à Manic-5. Le premier ministre de l’époque, Daniel Johnson, et le chef de l’opposition officielle, Jean Lesage, soutiennent devant le Comité des régions gouvernementales que le barrage et les lignes à haute tension qui le relient à Montréal suscitent à la fois l’admiration du monde entier et la fierté des gens d’ici (BNQ, 1967). En 1968, dans son discours inédit, Daniel Johnson tient à souligner que « les techniques continueront sans doute d’évoluer, mais ce barrage, avec ses voûtes et ses contreforts qui le font ressembler à une cathédrale géante, restera comme un monument impérissable à l’ingéniosité et au dynamisme du Québec d’aujourd’hui » (Johnson, 1968, p. 4-5). Analysant ce discours, Dominique Perron souligne que Manic-5 devient le symbole de la « colonisation technologique » du territoire québécois, une colonisation aux limites de la frontière nordique de l’époque, la Côte-Nord (Perron, 2006. Voir aussi Morissonneau, 1978). Emblématique des nouveaux référents identitaires québécois, Manic-5 est alors synonyme d’une modernité technologique, de compétences scientifiques et planificatrices et d’un savoir technologique francophone.

Passons au rapport à l’économie moderne. Pour les membres du Parti libéral du Québec (1960-1966), le rattrapage technologique doit permettre aussi un rattrapage économique essentiel à l’entrée du Québec dans la modernité et à son émancipation économique. Considérée à partir de la campagne électorale de 1962 comme la clef du pouvoir énergétique, de la prise en main par les francophones de leur économie et de la croissance économique souhaitée, l’Hydro-Québec est utilisée par René Lévesque, Jean Lesage et les autres membres du PLQ comme un outil de développement industriel et économique (Boileau, 1966 ; Paquet, 2008 ; Parenteau, 1984). En 1966, lors du discours du trône, le gouvernement libéral ne rate pas une occasion de rappeler aux Québécois que la croissance économique des années antérieures est en grande partie due à l’hydroélectricité : « Un des grands facteurs de cette expansion économique, la production sans cesse accrue jointe à la distribution toujours plus efficace de l’électricité, a été souligné récemment quand l’Hydro a mis en service, entre Manicouagan et Montréal, le réseau de transport le plus puissant du monde » (BNQ, 1966). Dans un contexte où la construction du barrage Manic-5 est largement médiatisée et où l’abondance des ressources hydrauliques est perçue comme synonyme de puissance énergétique et de prospérité économique (Lessard, 1963), il est vraisemblable que les citoyens établissent un lien de causalité entre la croissance économique de leur province et l’aménagement de la deuxième plus puissante centrale hydroélectrique du Québec (après celle de Beauharnois). L’électricité produite peut ainsi assurer le confort des citoyens et les besoins industriels de l’économie.

Abordons, enfin, le rapport au Soi et à l’Autre. Le plus petit commun dénominateur qui cristallise cette nouvelle fierté collective et qui enthousiasme de près ou de loin la plupart des responsables politiques québécois n’est pas l’Hydro-Québec en général mais bel et bien Manic-5 en particulier. Si les représentants de l’Union nationale critiquent lors de débats parlementaires les bienfaits apportés par la nationalisation de l’électricité, mettant par le fait même en doute les valeurs et représentations véhiculées par l’État et l’entreprise (BNQ, 1968), il faut souligner que c’est dans le discours inédit de Daniel Johnson, en 1968, que la réconciliation s’effectue, probablement grâce à un ajustement aux représentations partagées par plusieurs citoyens. Les représentations discutées précédemment permettent aux citoyens québécois d’adopter des références identitaires centrées sur le succès technologique, le développement économique et industriel, le contrôle du territoire et de l’environnement et l’émancipation économique. Perron souligne d’ailleurs que l’inauguration du barrage Manic-5 représente « une étape décisive » dans le processus de « nationalisation symbolique », c’est-à-dire dans la fusion entre le discours de l’entreprise et les références identitaires préconisées par les citoyens québécois (Perron, 2003 et 2006). D’une façon générale, ces représentations contribuent à créer un nouveau rapport à l’Autre qui émerge graduellement, un rapport où les Canadiens français du Québec, devenus des Québécois, n’ont plus rien à envier aux Anglo-Canadiens et aux Américains. Notons enfin que le Soi projeté par les leaders politiques et les dirigeants de l’entreprise demeure une figure identitaire très masculine, où le « bâtisseur », qui contrôle la force herculéenne des machines afin de dompter la nature et de moderniser l’économie, semble dans l’obligation d’imposer sa virilité pour briser le complexe d’infériorité des Canadiens français du Québec.Le « lieu de mémoire » (1971-1979)

Le 30 avril 1971, le chef du PLQ et premier ministre du Québec lance avec fracas le « projet du siècle », celui de la Baie James, qui a pour but d’exploiter les ressources naturelles de cet immense territoire du Nord afin de favoriser le développement économique du Québec (Fortin, 2003). En mai 1972, ce projet débute par l’aménagement du complexe hydroélectrique de la rivière La Grande, rendant ainsi officiel le choix de l’hydroélectricité pour assurer la grande majorité des besoins énergétiques du Québec. De ce fait, l’énergie atomique se voit reléguée à l’arrière-plan, elle qui est pourtant fortement recommandée et soutenue par les représentants du Parti québécois (PQ)[15]. Sur les scènes judiciaire et publique, les Autochtones (notamment les Cris) entament au printemps de 1972 des recours juridiques contre le projet d’aménagement qui, selon eux, ne respecte pas leurs droits et modes de vie ancestraux. À la suite d’une série de contestations devant les tribunaux au sujet des droits autochtones et des conséquences écologiques du projet[16], une entente de principe est signée entre les parties le 15 novembre 1974, et mène à la ratification de la Convention de la Baie James le 11 novembre 1975.

Il y aura plusieurs autres contestations[17] venues de responsables politiques, scientifiques, regroupements de citoyens critiquant certaines orientations de l’Hydro-Québec dans les années 1970 et contribuant ainsi à faire vaciller l’image de la société d’État. De plus, à la suite des problèmes économiques des années 1970 et du début des années 1980, les germes d’une remise en question (réorganisation) des dépenses de l’État commencent à faire leur apparition en Amérique du Nord (Hamelin et Montminy, 1981). L’essoufflement de la Révolution tranquille oblige les dirigeants politiques à rappeler et à soutenir sans cesse les représentations symboliques et identitaires préconisées par l’État québécois des années 1960. Parmi les stratégies utilisées, l’image du complexe Manicouagan-Outardes demeure particulièrement importante, devenant ainsi un véritable lieu de mémoire (Nora, 1984a et Nora, 1984b) de la Révolution tranquille ainsi que de ses valeurs et références. En certaines occasions, le souvenir de Manic-5 sert à cristalliser les éléments mémoriels et identitaires de la Révolution tranquille, de même que le prétendu consensus que le projet dégageait à cet époque. Aux yeux des détenteurs du pouvoir, la mémoire de Manic-5 devient un usage du passé par lequel on tente de redorer l’image de l’Hydro-Québec en général et de ses réalisations en particulier. Ainsi, contrairement aux conclusions de Gilles Paquet concernant les effets à moyen terme de la « nationalisation » de l’électricité – dont un désenchantement général occasionné par les pratiques commerciales, sociales et environnementales de l’entreprise « qui veut construire plus gros et plus loin sans tenir compte de la demande pour son produit ou de son mandat initial » (Paquet, 2008, p. 39-40) –, il semble que les dirigeants politiques ne cherchent pas uniquement à critiquer l’Hydro-Québec et ses réalisations, mais aussi à comparer ces dernières à celles du passé. En d’autres mots, on ne rejette pas tout de l’Hydro-Québec puisque son passé, un véritable âge d’or, doit être remémoré, ses principales réalisations faisant lieu de symboles d’excellence.

Déjà, lors de la Commission permanente des Richesses naturelles et des Terres et Forêts de 1972, le ministre de l’Industrie et du Commerce, Guy St-Pierre, commente les contestations de l’opposition au projet de la Baie James et fait appel à la mémoire du projet Manic-Outardes pour justifier la décision de son gouvernement :

Lorsque le premier ministre de la province a annoncé Manic-Outardes, je pense que ce n’était pas, en toute honnêteté, à un stade plus avancé que lorsque, l’an dernier, nous avons annoncé le développement de la baie James. Il y avait encore beaucoup d’études à parfaire […] Cela n’empêchait pas l’annonce, il y a tout près d’une dizaine d’années, du développement du complexe Manic-Outardes et graduellement l’acheminement de tout ceci (BNQ, 1972).

Près d’un an plus tard, à l’ouverture de la session parlementaire de 1973, Gabriel Loubier, chef de l’UN, réplique au discours du trône en critiquant vertement le projet de la Baie James, n’hésitant pas à le comparer à Manicouagan-Outardes pour mieux l’abaisser :

On peut parler un peu de l’enfant chéri du premier ministre, de l’avorton du 30 avril 1971, on peut parler un peu de la Baie James. Voici un projet qui, dans sa dimension physique, est sûrement aussi gros que le complexe Manic-Outardes. Pourquoi l’aménagement de la Baie James ne soulève-t-il partout que plaintes et méfiance alors que l’autre avait rallié l’adhésion enthousiaste de tous les Québécois ?

Vous vous en souvenez, M. le Président, le mot Manic était sur toutes les lèvres. On le retrouvait dans la chanson, dans la publicité, dans les raisons sociales et jusque dans les marques de cigarettes et d’automobiles. C’était comme le mot de passe d’un Québec nouveau, prêt à franchir allègrement le cap du 21e siècle.

Le même phénomène serait inimaginable avec la Baie James. Pourquoi ? (BNQ, 1973a)

Ces usages du passé qui interprètent le projet d’aménagement de Manic-Outardes comme symbole du consensus et de l’enthousiasme général autour de l’Hydro-Québec et des réalisations de la Révolution tranquille se poursuivent tout au long des années 1970, alors que l’image de Manic-5 est utilisée pour mettre en opposition le projet de la Baie James et les nouvelles orientations prises par la société d’État. Cette réinterprétation symbolique n’est pas qu’une affaire politique ou de représentants politiques ; la nouvelle signification semble également véhiculée par les médias et certains acteurs de la société civile, témoignant ainsi de la plausibilité de sa consonance auprès de plusieurs citoyens. En guise d’exemple, dans son émission du 17 janvier 1978, Télémag, le journaliste Pierre Nadeau critique l’Hydro-Québec et ses hausses de tarifs en se rappelant l’âge d’or de la Manic et des années 1960 :

Dans les années soixante, depuis la nationalisation de l’électricité, l’Hydro-Québec, pour nous, a été un peu comme la NASA pour les Américains. La Manic, c’était le plus gros projet hydraulique au monde. Ça nous appartenait. C’étaient nos ingénieurs qui le construisaient, démolissant le mythe de notre incompétence technique. Mais depuis la Baie James et l’escalade des coûts, les Québécois ont commencé à se méfier un peu de l’Hydro, surtout qu’on voit constamment la facture monter : environ 15% pour la majorité des abonnés depuis le premier janvier dernier (cité dans Bolduc, Hogue et Larouche, 1979, p. 397).

Derrière les représentations évoquées par le journaliste, qui rappellent d’ailleurs celles des années 1960 – rapport à la technologie, fierté collective, ingénierie québécoise –, se cachent une nostalgie d’une époque révolue, une volonté de se souvenir de cette dernière et de montrer à quel point les Québécois semblaient unis derrière LE projet représentatif de la Révolution tranquille, le barrage Daniel-Johnson (Perron, 2006)[18]. D’ailleurs, lors de l’inauguration de la centrale Outardes 2, en 1978, le premier ministre René Lévesque juge important de rappeler à ses citoyens la « fierté collective » qui accompagna à la fois la « nationalisation » de l’électricité en 1962-1963 et les premières grandes réalisations de l’Hydro-Québec, dont le barrage Manic-5 :

[…] comment ne pas rappeler la grande fierté qui accompagna alors les premières années de la grande Hydro, à compter de 1963 ? D’autant plus que cette fierté, elle eut la chance inouïe d’être immédiatement magnifiée par ces travaux de la Manic, entrepris d’abord discrètement en 1958, et dont les années 60 vinrent révéler les dimensions et la gigantesque image de puissance qu’ils dégageaient, avec cette preuve éclatante de savoir faire [sic] qu’ils nous fournissaient à nous-mêmes, comme ils la donnaient aussi au reste du monde, et cette réponse à tous ceux qui avaient toujours veillé à nous entretenir dans un sentiment d’infériorité. Manic a été et continue d’être un objet de fierté nationale.

Cette fierté, avec cette plénitude de l’entreprise, furent dès l’abord si fortes, si logiquement enracinées au coeur des aspirations et de la volonté d’avenir du Québec, qu’elles ont pour une fois provoqué une remarquable continuité de l’action des différents gouvernements (Lesage, Bertrand, Johnson, Bourassa) depuis le début des années 1960. C’est ainsi qu’un parallèle s’installera aujourd’hui dans l’esprit de chacun entre l’inauguration du barrage de Manic 5, qui devait être faite par Daniel Johnson il y a dix ans, presque jour pour jour, et l’inauguration d’Outardes 2 aujourd’hui (Lévesque, 1978, p. 4-5).

Un an plus tard, peu avant l’inauguration du barrage LG-2 par René Lévesque, le journal La Presse publie un cahier spécial sur « Le projet du siècle » dans lequel il retrace l’histoire du projet de la Baie James. Dans un article intitulé « Un défi qui n’a frappé que lentement l’imagination populaire », le journaliste Roger Leroux rapporte les nombreux problèmes qu’a connus le projet, soulignant ainsi que « La Baie James ne sera jamais la Manic, mais les Québécois semblent vouloir s’y retrouver de plus en plus » (Leroux, 1979). Une distance est donc apparue entre les réalisations des années 1960 et celles des années 1970, modifiant la symbolique identitaire de l’Hydro-Québec et de la crème de ses réalisations, Manic-5. Cette dernière se transforme en référence mémorielle de la Révolution tranquille et de ses référents identitaires que les acteurs politiques, médiatiques ou autres considèrent nécessaires de rappeler aux citoyens. Surchargées de significations et présentant ainsi des représentations symboliques réinterprétées, l’Hydro-Québec et Manic-5 symbolisent en quelque sorte un lieu de mémoire de la Révolution tranquille. Sur ce point, l’éditorialiste du journal Le Devoir, Michel Roy, remarque, peu après l’inauguration du barrage LG-2, « […] une continuité historique et politique entre le René Lévesque du ’maître chez nous’ des années 1960, l’un des pionniers de la nouvelle Hydro-Québec qui allait croître à une cadence effarante durant 15 ans, et le même René Lévesque, premier ministre, inaugurant samedi, tout en haut de la carte du Québec, l’un des ouvrages les plus glorieux de la société d’État » (Roy, 1979).Une image des préoccupations environnementales (1989 à aujourd’hui)

Le dernier coup de sonde explore la période 1989 à aujourd’hui, où les idées de protection de l’environnement font leur chemin, véhiculées depuis déjà une vingtaine d’années par les groupes environnementalistes du Québec, du Canada et du monde entier (Gagnon et Gingras, 1999 ; Kalaora, 1997 ; Sewell, 1987 ; Waldram, 1993). Cible de choix pour ces militants québécois – ainsi que pour les experts scientifiques qui les appuient en grand nombre –, l’Hydro-Québec est une entreprise critiquée par un nombre grandissant de citoyens et d’Autochtones[19] qui considèrent la protection de l’environnement comme une valeur de plus en plus importante. Pourtant, notamment depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Robert Bourassa en 1985 et surtout depuis l’annonce du projet Grande-Baleine en 1989, la société d’État continue à être l’outil étatique privilégié pour exploiter les richesses du Nord québécois et ainsi contribuer au développement industriel et économique des « Québécois du Sud » (Desbiens, 2004a et 2004b ; Parenteau, 1986). À cette instrumentalisation dont les fondements prennent racine dans les années 1960-1970 s’ajoute l’idée de poursuivre le développement entrepris à la Baie James afin de faire du Québec une puissance énergétique nord-américaine exportant son hydroélectricité (Bourassa, 1985a et 1985b).

En avril, mai et juin 1990, au moins à l’intérieur des pages de L’Action nationale, l’Hydro-Québec lance une campagne publicitaire très intéressante, qui présente le barrage hydroélectrique LG-4, ouvrage inauguré en 1984 et faisant partie intégrante du complexe hydroélectrique La Grande de la Baie James. Au bas de la photographie, se trouve le texte suivant :

Le Québec dispose d’un potentiel hydroélectrique économiquement aménageable de 18 000 MW. Ce potentiel est comparable à celui de l’ensemble des dix-huit pays européens de l’O.C.D.E. (Organisation de coopération et de développement économique). Parce qu’il a su exploiter judicieusement son immense bassin hydrographique, le Québec est devenu le quatrième producteur mondial d’électricité, et cela en assurant la protection et la mise en valeur de l’environnement (l’Hydro-Québec, 1990b).

Dans cette page publicitaire, les dirigeants de l’Hydro-Québec font appel à l’imaginaire national et historique du Québec de deux façons : en employant une photographie et en utilisant un court texte. Représentant une vue aérienne du barrage LG-4, la photographie montre un territoire nordique où la nature sauvage partage la vedette avec une construction humaine et technologique – un barrage et ce qui y est associé dans le contexte québécois, soit une centrale de production d’hydroélectricité – qui retient inlassablement l’eau derrière son puissant rempart. Plutôt que de mettre l’accent sur un ouvrage ayant déjà acquis son histoire, sa notoriété particulière et une portée symbolique propre – comme c’est le cas du barrage LG-2 ou, d’une façon plus évidente, de Manic-5 –, l’image de LG-4 semble être utilisée pour que le récepteur puisse d’abord et avant tout saisir l’orientation générale que l’on veut donner à l’exploitation des ressources hydrauliques du Nord.

En ce qui concerne le texte, certains éléments touchent le rapport imaginaire à la nature. D’emblée, la dernière phrase mentionne que le Québec a développé l’hydroélectricité « […] en assurant la protection et la mise en valeur de l’environnement ». L’association à la composante « environnement » du rapport à la nature semble lier dans des représentations complémentaires les particularités du territoire nordique, les avancées technologiques de l’oeuvre humaine et du génie québécois – symbolisées par le barrage hydroélectrique et la production d’énergie – ainsi que la protection et la « mise en valeur » de l’environnement. De la sorte, l’Hydro-Québec et les représentants politiques, qui possèdent un pouvoir d’orientation et de contrôle sur l’entreprise, lient les préoccupations environnementales de la société d’État avec celles des citoyens québécois, processus très bien illustré par l’utilisation du terme « Le Québec ». Ils donnent ainsi au Québec, véritable puissance énergétique moderne et technologique, l’image d’une société respectueuse de son environnement. Ensuite, la publicité compare le potentiel énergétique du Québec à celui de dix-huit États européens, sans toutefois préciser lesquels. Cette comparaison vague frappe l’imaginaire puisqu’elle évalue sur le plan énergétique l’Autre européen avec le Nous « québécois », un Nous qui redécouvre la force énergétique de son État et qui se présente ainsi avantageusement vis-à-vis de l’Européen, son ancien colonisateur. Il y a donc représentation du Québec comme un important producteur d’électricité et surtout comme une puissance énergétique qui pourrait commercialiser son énergie et qui en retirerait les bénéfices escomptés. C’est un Québec « performant » (Létourneau, 1991b), ouvert sur le monde et aux Autres, ces Autres auxquels les membres de la nation peuvent se mesurer sans complexe, en entretenant même un brin de fierté envers leur État qui « est devenu le quatrième producteur mondial d’électricité ».

Apparaissant à première vue comme relativement nouvelles et inédites, ces représentations nécessitent quelques nuances et précisions. Selon Perron, les discours promotionnels des années 1960 et 1970 sont surtout centrés sur la promotion de l’hydroélectricité domestique – encouragement à la consommation – et sur la qualité des services offerts par l’entreprise. Quant à ceux des années 1980 jusqu’au milieu des années 1990, ils se concentrent davantage sur les programmes de réduction de consommation d’énergie (Perron, 2006). Mais l’entreprise se préoccuperait de plus en plus de la protection de l’environnement depuis le milieu des années 1970, notamment avec la création d’une Direction de l’environnement et avec le devoir et l’obligation, dès 1975, de présenter ses projets à la Société de protection de l’environnement du Québec (SPEQ) (Bolduc, Hogue et Larouche, 1979 ; Chanlat, 1984). À ce sujet, quelques pages publicitaires mettent en scène des travailleurs d’Hydro-Québec qui entrent au service de la protection de l’environnement (par exemple, voir l’Hydro-Québec, 1990a). Il existe néanmoins une marge importante entre la présentation visuelle de travailleurs qui se préoccupent de l’environnement et un véritable discours conciliant l’image d’un barrage – symbole, comme nous l’avons vu, du contrôle sur la nature – et un aménagement du territoire désormais respectueux de l’environnement. Cela étant dit, un important pas est franchi avec cette publicité et il semble impossible de ne pas lier cette nouvelle orientation des représentations symboliques au lancement du projet Grande-Baleine, survenu un an auparavant. Les acteurs étatiques semblent soucieux de montrer que, si la nature est toujours aménagée et contrôlée dans le but de produire de l’électricité, c’est désormais d’une façon plus respectueuse et calculée. En tenant compte de toutes les critiques environnementalistes essuyées depuis les années 1970, notamment en ce qui a trait au projet de la Baie James, il y a tentative de la part d’Hydro-Québec de réinterpréter les représentations identitaires des années 1960-1970 afin de montrer que l’entreprise et le Québec travaillent dans le respect de la nature. Il y a donc utilisation d’éléments mémoriels « retravaillés » pour que les nouvelles représentations symboliques d’Hydro-Québec soient consonantes avec la préoccupation grandissante d’une large partie de la population québécoise envers les problèmes environnementaux[20]. Cette réorientation paraît d’autant plus importante que les représentations d’un Québec contrôlant une nature soumise pour les bienfaits de la société semblent dangereusement s’effriter avec les catastrophes du Déluge du Saguenay (1996) et de la Crise du verglas (1998)[21].

Or, les représentations évoquées par la publicité de 1990 ne sont pas acceptées et partagées par l’ensemble des citoyens québécois, loin s’en faut. Ainsi, plusieurs ne perçoivent pas nécessairement l’Hydro-Québec comme respectueuse de l’environnement – surtout lorsqu’elle entreprend la construction et l’exploitation de barrages hydroélectriques dans le Nord de la province. De ce fait, l’image du Québec comme puissance énergétique, qui doit obligatoirement se tourner vers une exportation massive d’électricité, est ouvertement critiquée par plusieurs, notamment par les Autochtones, les groupes environnementalistes et certaines associations de citoyens qui considèrent les barrages comme synonymes de destruction de l’environnement et d’exportation inutile de l’électricité (Breton, 2004 ; Breton et Blain, 1999). S’il est vrai que le gouvernement péquiste de Jacques Parizeau redoute que les critiques environnementalistes et autochtones ne nuisent, peu de temps avant un éventuel référendum, à l’image du Québec sur la scène internationale (Mercier et Ritchot, 1997), l’abandon du projet Grande-Baleine en 1994 n’est quand même pas étranger à l’ampleur de ces autres représentations et significations. Celles-ci font passer à l’avant-plan les considérations environnementales et le respect des Autochtones au détriment d’une exploitation et d’une exportation intensive de l’énergie hydroélectrique. Synonymes d’un réseau de communication parallèle qui fait la lutte aux représentations véhiculées par l’Hydro-Québec et par les représentants politiques – surtout ceux du Parti libéral du Québec dirigé par R. Bourassa de 1985 à 1994 –, ces significations tendent à l’hégémonie dès le milieu des années 1990, alors que le projet Grande-Baleine se voit officiellement relégué aux calendes grecques par le Parti québécois (Mercier et Ritchot, 1997 ; Warner et Coppinger, 1999).

Après les catastrophes naturelles des années 1990, comme si l’entreprise sentait le besoin de réitérer son message, l’Hydro-Québec revient à la charge avec les valeurs écologiques d’énergie verte et de développement durable. Dans un contexte de contestations du projet Suroît à gaz naturel et de pressions populaires en faveur d’une politique de développement de l’énergie éolienne, l’Hydro-Québec utilise tous les moyens mis à sa disposition pour convaincre les « citoyens-clients » de son approche écologique. Elle utilise alors entre autres le poids symbolique du barrage Manic-5. En guise d’exemple, dans son rapport En harmonie avec les gens et avec la nature. Performance environnementale et rôle social, 2001, l’Hydro-Québec se sert d’une photo montrant une vue aérienne du barrage Daniel-Johnson pour illustrer un encadré intitulé « La filière hydroélectrique est reconnue comme une énergie renouvelable » (l’Hydro-Québec, 2002, p. 5). Quatre ans plus tard, dans son Rapport annuel 2005 : Des femmes et des hommes d’énergie, l’Hydro-Québec reprend la photographie de Manic-5 dans la section « Développement durable : Nous investissons dans l’avenir » et la commente de cette façon très évocatrice : « Notre spécialité, l’hydroélectricité, une énergie propre et renouvelable » (l’Hydro-Québec, 2006, p. 35). À l’image de Manic-5 – représentant jusqu’alors, comme nous l’avons vu précédemment, un lieu de mémoire de la Révolution tranquille et de ses valeurs et références consensuelles – sont superposées de nouvelles représentations - respect de l’environnement, développement durable, énergie propre et renouvelable. Cette précision semble grandement révélatrice de la transformation symbolique que subit l’ouvrage.

Avec l’abandon du projet Suroît et la mise en place d’une politique d’achat de mégawatts produits par l’énergie éolienne, il est probable que ces valeurs et représentations trouvent écho au sein de la société civile. D’ailleurs, en terminant sur ce point, mentionnons que dans la confrontation entre plusieurs groupes de pression et le gouvernement Charest sur la question de la nationalisation de l’énergie éolienne, les syndicats des travailleurs d’Hydro-Québec, la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec et le Syndicat canadien de la fonction publique lancent au début de l’année 2006 une offensive publicitaire sur le thème « Restons maîtres chez nous ». L’affiche publicitaire montre trois images superposées : une carte du Québec montrant les principaux « puits » de vents, le barrage Daniel-Johnson et une rangée d’éoliennes (Syndicats d’Hydro-Québec, 2006a. Voir aussi Syndicats d’Hydro-Québec, 2006b). Là, non plus par l’entreprise mais par les travailleurs de l’Hydro-Québec, les couches symboliques qui se sont ajoutées à l’image de Manic-5 paraissent évidentes et semblent faire consonance parmi un nombre important de citoyens : le barrage, symbole de la Révolution tranquille et du slogan « Maître chez nous », est utilisé pour se remémorer cette époque et pour justifier la nationalisation de l’énergie éolienne. Sur un autre plan, le barrage devient aussi synonyme d’énergie durable et de respect de l’environnement, modifiant les représentations – surtout celles concernant le rapport à la nature – véhiculées à l’origine par les acteurs de la Révolution tranquille.

Cet article a proposé un cadre interprétatif pour étudier les références identitaires et symboliques qui contribuent à définir une société donnée. Il a posé les contours encore poreux d’une stratégie que le praticien de l’histoire doit adopter afin, d’un côté, d’analyser les représentations symboliques et identitaires véhiculées par les acteurs sociopolitiques et, de l’autre, de dévoiler leurs contextes de significations, de réinterprétations symboliques. De cette façon, le chercheur peut ainsi rendre intelligibles aux yeux de ses concitoyens certaines manifestations culturelles qui se trouvent au coeur de l’histoire et de la culture politique d’une société donnée.

D’une façon plus concrète, afin d’illustrer ces propos conceptuels et méthodologiques, l’article élabore une interprétation historienne sur la valeur symbolique et identitaire accordée au barrage Manic-5 pour trois périodes distinctes. Emblème contemporain de la Révolution tranquille dans les années 1960 – entre autres avec de nouveaux rapports à la nature, à la technologie et à l’économie –, Manic-5 se transforme, dans les années 1970, en un outil stratégique d’usages du passé qui en fait un lieu de mémoire de la Révolution tranquille et du rapport consensuel à ses représentations symboliques et identitaires. Enfin, de 1989 à aujourd’hui, le barrage Daniel-Johnson et plus généralement l’Hydro-Québec deviennent graduellement des symboles d’un Québec qui protège l’environnement et se tourne vers le développement durable, tout en devenant une puissance énergétique. Cette analyse a montré l’importance de dévoiler les nombreuses strates symboliques qui peuvent se superposer sur le terrain des premières représentations identitaires d’un objet, d’un lieu, d’un symbole.

Incomplète – d’où l’idée des « coups de sonde » historiques –, l’étude de cas permet néanmoins d’identifier certains mécanismes ou processus participant à cette réinterprétation des représentations symboliques et, de ce fait, à cette mutation des références identitaires hégémoniques de la société québécoise. Dans le cas de Manic-5, les rapports de force entre les groupes sociaux ou entre les différents acteurs politiques ne sont pas étrangers à ce processus, de même que la conjoncture sociopolitique des années 1970 ou encore l’ampleur des catastrophes naturelles des années 1990. D’autres explications sont probablement restées dans l’ombre, d’où la nécessité de poursuivre la réflexion et d’étendre l’analyse à l’ensemble de l’histoire du barrage et de son chantier, c’est-à-dire des années 1958-1959 à aujourd’hui. Plus le chercheur découvre des sources et des « textes », plus il est en mesure d’établir des liens « historicisés » entre les différentes représentations et entre les différents contextes de significations, lui permettant ainsi d’affiner le sens donné à celles qu’il a déjà trouvées.