Corps de l’article

Introduction

Le projet de privatisation d’une partie du parc national du Mont-Orford en Estrie au Québec, soit les 649 hectares dévolus au centre de ski et au club de golf (figure 1), afin de permettre au gouvernement de se dégager de responsabilités financières et administratives qu’il soutient ne pas être de son ressort, a depuis son annonce, fin 2004, soulevé l’ire de larges segments de la société québécoise. Cela est tout particulièrement sensible chez la population de cette région, frustrée de voir le gouvernement provincial ainsi décider sans la consulter de la destinée de ce bien public aux fortes résonances locales, mais également outrée qu’on favorise la rentabilité financière du lieu – l’érection de 750 condominiums est aussi prévue au pied de ladite montagne – au détriment de ses valeurs patrimoniales tant naturelles qu’humaines [1].

Le mouvement d’opposition à ce projet, toujours vigoureux malgré l’adoption d’une loi l’avalisant en juin 2006 (la Loi 23) se distingue des conflits récemment provoqués par la ligne de transport d’électricité Hertel-Les Cantons également en Estrie, par le sort d’une forêt de chênes séculaires dans la ZEC [2] du Triton en Haute-Mauricie, par le prolongement de la rue Notre-Dame à Montréal ou par la reconfiguration du tracé de la côte des Éboulements dans Charlevoix, en ceci qu’il s’est notamment organisé à partir de références explicites à la littérature. Certes, l’argumentaire de cette opposition en appelle des attendus préceptes du développement durable et de la démocratie participative, mais il repose aussi sur une territorialité revendiquée haut et fort à partir d’un poème d’Alfred Desrochers qui, vantant les valeurs régionalistes et paysagères du mont Orford, conforterait le bien-être et le vivre ensemble singuliers de ceux qui l’habitent. Or, l’invocation ainsi faite au recueil de poèmes À l’ombre de l’Orford (1929) nous interpelle tout particulièrement, car rares sont les occasions où se manifeste aussi clairement l’influence que peut avoir la littérature sur notre manière d’aborder, de comprendre puis de gérer nos rapports au territoire et à la nature.

Au su de la vigueur et de l’originalité de ce mouvement d’opposition où se télescopent aménagement du territoire, condition habitante et littérature, ainsi que du souvenir du poids qu’ont par exemple les tableaux de Cézanne représentant Sainte-Victoire dans le pays d’Aix, en Provence [3], diverses questions se posent qui prennent davantage la mesure de l’effet structurant de l’imaginaire collectif dans les relations homme / nature, espace / société et surtout territoire / culture. Du nombre, nous aimerions dans les pages à venir tenter de répondre un tant soit peu aux suivantes. Tout d’abord, le mont Orford, comme lieu, a-t-il bel et bien une charge symbolique forte, capable de mettre à mal le projet gouvernemental de la privatisation partielle du parc national du même nom, si ce n’est de regrouper ceux qui s’y opposent ? À cet effet, comment l’imaginaire collectif participe-t-il à la modulation et à la définition des relations homme / nature, espace / société, territoire / culture ? Plus précisément, comment peut-il collaborer à la (re)prise en charge des dimensions environnementales, identitaires et politiques d’une collectivité ? À cet égard, quel est l’apport de la littérature au sein de notre imaginaire collectif, et plus particulièrement dans la séquence perception-compréhension-identification-représentation-recognition inhérente à tout aménagement d’un territoire (Buttimer et al., 1998 ; Lévy, 1997 et 2006 ; Tuan, 1978) ? En quoi la littérature contribue-t-elle spécifiquement à un meilleur aménagement dudit territoire ?

Figure 1

Le parc national du Mont-Orford

Le parc national du Mont-Orford
Source: Ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs

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Peut-elle concourir à la réappropriation du milieu visée ici, à la reterritorialisation des modes de vie estriens, puis à la requalification de leurs paysages ? Si oui, comment l’artialisation du paysage qu’elle propose y prend-elle part ? En appelle-t-elle véritablement d’une transmutation de nos espaces publics propres à réaffirmer notre sentiment d’appartenance à un lieu en réinvestissant son sens ? Somme toute, quel est le rôle de l’imaginaire géographique dans ce débat ?

Considérations méthodologiques

Le corpus investigué

Pour répondre à ces diverses questions, nous nous sommes intéressé aux discours tenus tant par la population locale, les élus, les acteurs économiques et les groupements régionaux que par les diverses instances gouvernementales provinciales impliquées. Pour parvenir à les aborder et à les rassembler le plus aisément possible, et postulant de leur représentativité (sur laquelle nous reviendrons ultérieurement), nous avons consulté les divers articles de presse traitant de ce dossier, parus entre le 12 décembre 2004, c’est-à-dire au lendemain du dépôt du projet de privatisation partielle du parc national du Mont-Orford, et le 13 juin 2006, soit la date où fut adoptée la Loi 23. 638 articles ont ainsi été récoltés parmi les 12 quotidiens, hebdomadaires et mensuels tant locaux (Liaison, Le Reflet du Lac) que régionaux (La Tribune, Le Droit, Le Nouvelliste, Le Soleil), provinciaux (Le Devoir, La Presse, L’Actualité) ou nationaux (Société Radio-Canada, Les Affaires, La Presse canadienne) que nous avons retenus pour saisir le mieux possible l’importance et la nature des enjeux ici posés[4]. De ces 638 écrits, 525 sont le fait de journalistes ou de spécialistes qui les ont publiés sous diverses rubriques d’actualité, qu’il s’agisse de nouvelles à proprement parler, de chroniques ou d’éditoriaux. Les 113 articles restants de notre corpus constituent des textes d’opinion émanant du public en général et que l’on retrouve dans des sections intitulées Forum, Carrefour des lecteurs, Agora et autres plates-formes de libre expression (tableau 1).

Les modes d’analyse et de traitement

Pour procéder à l’analyse de ce corpus, deux opérations seront effectuées. Afin de déterminer si le mont Orford a une charge symbolique et identitaire significative, nous procéderons premièrement à un tri où, que ce soit par occurrences lexicales (les termes identité, identitaire, symbole ou symbolique étaient recherchés) ou par le truchement de renvois, même indirects, au recueil de poèmes de Desrochers (1929) ou à toute autre création artistique. Ne seront retenus pour un second traitement que les articles opportuns. Dans le but de mieux saisir le rôle prêté dans ces articles à l’imaginaire collectif et à la littérature, trois traitements qualitatifs seront par la suite menés. Tout d’abord, nous aurons recours à une typologie du haut lieu et de ses multiples variations que nous avons ailleurs développée (Bédard, 2002a ; 2002b) et qui cherche à systématiser comme à étoffer les recherches effectuées par Nora (1997) et son équipe sur les lieux de mémoire, Micoud (1991) sur les lieux exemplaires, Bonnemaison (1996) sur les lieux du coeur, Augé (1992) sur les non-lieux puis Turgeon (1998) sur les entre-lieux. Une typologie présentée au tableau 2 résume les fonctions symboliques et les vocations socio-identitaires du mont Orford conviées par lesdits articles de presse ou par les textes littéraires auxuels ils réfèrent.

Tableau 1

Répartition des articles recensés par publication, par type de rubrique et par leurs références aux dimensions identitaires ou symboliques

Publication/Échelle (L= locale, R= régionale, P= provinciale, C= canadienne) et lieu de diffusion

Nombre total de textes traitant du projet de privatisation du parc national du Mont-Orford

Répartition par rubriques (nombre de textes de journalistes et spécialistes/nombre de textes de citoyens)

Nombre de textes abordant les dimensions identitaires ou symboliques de ce projet

Proportion en %

La Tribune (R)

Estrie

278

218/60

57

20,5

Le Devoir (P)

Québec

51

38/13

13

25,5

Le Droit (R)

Estrie

22

19/3

3

13,6

Le Nouvelliste (R)

Mauricie

21

18/3

2

9,5

Le Reflet du Lac (R)

Outaouais

23

21/2

2

8,7

La Presse (Montréal) (P)

Québec

89

54/35

11

12,3

La Presse canadienne (P)

Québec

43

43/0

3

7,0

Le Soleil (P)

Québec

64

55/9

11

17,1

Liaison (L)

Sherbrooke

1

Ne s’applique pas

1

100

Les Affaires (C)

Canada

5

5/0

0

0

L’Actualité (C)

Canada

1

Ne s’applique pas

1

100

Société Radio-Canada (radio, télévision et site web) (C)

Canada

40

27/13

4

10

Total

638

515/123

108

16,9

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Une fois cette première analyse effectuée, il nous sera plus aisé de voir si un imaginaire socioterritorial est à l’oeuvre, d’établir ensuite l’ampleur et la nature de sa contribution au présent débat. Ce faisant, nous emprunterons aux réflexions de Castoriadis (1975) et de Taylor (2002, 2003) pour qui un imaginaire social s’apparente à une matrice symbolique à l’intérieur de laquelle se constitue une communauté, puis grâce à laquelle celle-ci peut imaginer et accomplir son destin. C’est dire que l’imaginaire social auquel nous référerons ne correspond pas à une simple somme d’images, tel un jeu de couleurs ou de paysages normatif qui nous délimiterait et qui attesterait de notre existence comme de notre spécificité, pas plus qu’il ne se résume à l’unique fonction d’imagination qui le sillonne et l’irrigue. Cet imaginaire social se veut un ensemble unique et évolutif d’images, certes, mais encore et surtout d’idées et de valeurs qui animent et signifient foncièrement notre vision du monde, et qui, de là, définit et structure nos rapports à l’Autre comme envers nous-mêmes en vertu d’un tissu social commun et d’une trame symbolique partagée. Cela étant, cet imaginaire n’est pas tant témoin qu’acteur de notre destinée comme de notre identité.

Tableau 2

Les vocations socio-identitaires et les fonctions symboliques du lieu

Type de lieu

Vocation socio-identitaire du lieu

Fonction symbolique du lieu

lieu de mémoire

lieu de fierté

fonction mnémonique et sociale

lieu exemplaire

lieu de fierté

fonction mnémonique et utopique

lieu du coeur

lieu d’identité

fonction mnémonique et mythique

lieu parlant

lieu de fierté

fonction historique plus que mnémonique

lieu dormant

lieu d’identité ou de fierté

fonction symbolique nébuleuse, proche du mythe ou de l’utopie

lieu haut ou haut lieu

lieu de fierté

fonction historique normative

lieu bas ou bas lieu

lieu de socialisation ou d’identité

aucune fonction symbolique arrêtée

non-lieu

lieu d’homogénéisation

fonction idéologique

entre-lieu

lieu de socialité et/ou d’identité

fonction symbolique embryonnaire

haut lieu

lieu de fierté, de socialisation et d’identité

fonction mnémonique et heuristique

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Enfin, pour dégager plus précisément le rôle de la littérature au sein de cet appel fait à l’imaginaire social comme à l’égard des fonctions symboliques et vocations socio-identitaires afférentes au lieu, nous explorerons en dernier lieu les modalités et les finalités de l’artialisation qui serait ici en fonction. Nous tenterons alors de déterminer dans quelle mesure le regard paysager et la raison aménagiste interpellés par les opposants au projet de privatisation partielle du parc national du Mont-Orford sont des constructions culturelles, plus spécialement façonnées par ce qu’en donnerait à voir le poème de Desrochers ou toute autre création artistique. Il reste que, comme divers types d’artialisation peuvent être à l’oeuvre et que ceux-ci peuvent avoir une incidence différente sur tout aménagement du territoire, nous référerons aux définitions qu’en donnent respectivement Girardin (1979) et Roger (1997). Nous chercherons ainsi en leur compagnie à savoir si dans notre corpus, tel que le soutient Roger, la culture surdétermine nos rapports au territoire ou plutôt si, tel que le prétend Girardin, la culture nous permet de rétablir nos rapports d’interdépendance au territoire.

Faisant nôtre l’idée que « les représentations, parce qu’elles sont mises en pratique [dans notre geste paysagère et dans notre raison aménagiste] [5], se redéfinissent constamment, définissent les groupes et deviennent motrices de l’inscription des groupes dans la société » (Boumaza, 1985 : 161), nous chercherons à pénétrer un tant soit peu dans l’imaginaire géographique des protagonistes du présent débat pour mieux comprendre la (re)configuration territoriale et les modes de (re)territorialisation qui y ont cours (Cosgrove, 1998 ; Sgard, 1999 ; Tuan, 2003). Il s’agit sans doute de moyens peu usuels en géographie, mais ceux-ci nous apparaissent pertinents, car habilités à nous aider à voir plus clair dans ce qui est obscurément vécu ou indistinctement ressenti dans l’art de vivre une existence commune sur un territoire partagé, ce en dégageant les tenants symboliques et les aboutissants identitaires de ce qui pourrait être un métadiscours hautement territorialisant.

Un intérêt moyen pour la dimension symbolique ou identitaire

Des 638 articles de presse retenus et traitant de la privatisation d’une partie du parc national du Mont-Orford, 108 textes abordent les questions identitaires ou symboliques (tableau 1). Ce nombre pourrait de prime abord relativiser l’importance effective de l’imaginaire dans les discours des partisans comme des opposants à ce projet. Toutefois, comme cette dimension est généralement absente des discours aménagistes, économistes et politiques, ces 16,9 % nous semblent à tout le moins symptomatiques d’un éveil, si ce n’est d’une sensibilité. En effet, lorsqu’on y regarde de plus près, on constate que cette préoccupation est surtout présente dans la presse locale et régionale (75 des 108 articles) et qu’elle est très largement invoquée chez les opposants au projet (103 des 108). Cela est révélateur, à notre avis, d’un clivage tant scalaire que socioterritorial qu’il nous faut examiner davantage.

Du lieu de mémoire au non-lieu en passant par le lieu du coeur et le lieu exemplaire, ou les ferments de visions antagonistes

Dès lors qu’on s’emploie à qualifier la fonction symbolique et la vocation socio-identitaire prêtée à ce lieu au moyen de la typologie auparavant introduite, on comprend non seulement les raisons de ce clivage, mais encore pourquoi celui-ci ne pourra se résoudre sans une véritable ouverture à l’autre empreinte de respect et surtout d’acceptation. D’une part, il y a les opposants à ce projet de privatisation qui perçoivent et se représentent le mont Orford comme un lieu de mémoire, un lieu du coeur ou même un lieu exemplaire [6]. L’usage d’un vocabulaire évoquant largement l’idée de propriété collective ou d’appartenance commune, que souligne l’utilisation quasi généralisée de l’adjectif possessif « notre » lorsqu’ils y réfèrent puis de son contraire « leur » lorsqu’ils renvoient aux partisans dudit projet, nous apparaît à cet égard des plus significatifs. Il reste que ce « notre » se décline de trois manières assez distinctes, et de façon à peu près égale.

Près du tiers des opposants conçoivent tout d’abord ce lieu comme un lieu de mémoire, caractérisé par une fonction mnémonique et sociale forte. Ils lui prêtent ainsi une fonction symbolique particulière qui s’articulerait autour de la reconduction de ce qui a été vers ce qui est (et donc de la surdétermination de celui-là sur celui-ci). Soit autant de traits propres à une vocation socio-identitaire plus sociale qu’identitaire, car nous serions ici en présence d’un lieu de fierté (le qualificatif « fier » abonde) autour duquel se rassembler et à partir duquel s’unir pour faire front commun. « Les terrains avaient été donnés au gouvernement par les bienfaiteurs en 1937 à la condition qu’ils fassent partie à jamais de ce parc. Qu’à cela ne tienne! On trouve désormais une entourloupette pour justifier la chose » (Le Soleil, Carrefour des lecteurs, 09-03-2006).

En parallèle à ces premiers opposants entichés de passé et de socialité, un autre tiers en appelle plutôt de l’unicité de ce lieu et de ses paysages comme d’un lieu du coeur (les mots « coeur » et « centre » sont fréquents) qui, caractérisé lui aussi par une fonction symbolique mnémonique, en appelle toutefois d’un mythe et non plus de la mémoire alors que ces opposants souhaitent retrouver un idéal, et donc ce qui a peut-être été. Soit autant de traits propres à une vocation socio-identitaire typique cette fois-ci d’un lieu d’identité où se reconnaître, se rassurer. « D’abord permettre d’amputer un parc national de son coeur, parce que c’est le coeur, c’est le mont Orford, le nom même du parc national qui disparaîtrait à des intérêts privés » (Société Radio-Canada, Le Point, 31-03-2006). Fait à souligner, c’est parmi ce second groupe d’opposants qu’on renvoie le plus fréquemment au recueil de Desrochers, voire à un texte de Bullock qui, en 1854, soulignait avec ferveur la sauvagerie et la grandeur de ce parc « âpres sommets, pointe la plus élevée d’un continent » (Le Devoir, Agora, 29-03-2006), ou plus largement à Félix Leclerc pour souligner que leur contrée n’est pas à vendre (Le Devoir, Lettres, 29-03-2006). Peut-être faut-il y déceler les effets structurants de l’artialisation, mais nous y reviendrons un peu plus loin.

Reste un dernier groupe d’opposants pour qui ce lieu s’apparente à un lieu exemplaire. Caractérisée par une forte dimension mnémonique, la fonction symbolique à laquelle ces derniers réfèrent en appelle cette fois non pas d’un passé effectif ou idéalisé, mais plutôt de ce qui pourrait être ou aurait pu être, d’où son caractère utopique. Tout spécialement épris de bonne gouvernance avec ce que cela implique de gestion intégrée des ressources tant naturelles qu’humaines [7], ils prêtent à ce lieu une vocation d’exemplarité là encore plus sociale qu’identitaire alors qu’ils y voient un lieu de fierté où se projeter pour initier un véritable changement dans notre manière d’aménager le territoire et de concilier les intérêts de toutes les régions du Québec au profit d’une perspective plus globale et plus juste. « Nous avons tous et toutes le droit de protéger ce qui nous appartient et le devoir de préserver l’héritage de nos enfants » (Le Soleil, Carrefour des lecteurs, 21-03-2006).

Par ailleurs, et bien que la privatisation partielle de ce parc national soit très peu abordée comme telle [8], ceux qui y sont favorables, qu’ils soient habitants du cru ou non, n’accordent pas moins une dimension symbolique et socio-identitaire à ce lieu – fut-elle inversée – alors qu’ils le traitent comme un non-lieu. Aux dires des textes consultés et de ce que leur prêtent les groupes d’opposants lorsqu’ils y réfèrent, ce non-lieu repose sur un argumentaire qui ressasse la toute-puissance de l’économie, notamment en matière de rentabilité financière et d’offre d’emplois, pour mieux justifier leur participation à ce dessein fondamentalement développemental (acteurs économiques et politiques locaux) ou leur souhait de faire profiter (acteurs politiques provinciaux) la société tout entière des avantages multiples du site et de la situation de ce bien public. Usant d’une fonction idéologique pour pervertir notamment l’idée même de ce qu’est un bien public, mieux de ce qu’il doit être parce qu’il aurait ailleurs fait ses preuves, la fonction symbolique à l’oeuvre concourrait d’une vocation socio-identitaire aliénataire typiquement moderne en ceci que, foncièrement individualiste et matérialiste, elle préconiserait un aménagement générique et non particulier de ce territoire. « Quoi qu’il arrivera au parc du Mont-Orford, même avec un projet d’agrandissement du parc, faisons donc confiance à l’entreprise privée ; le plus bel exemple, c’est la réussite québécoise du Mont-Tremblant ; 1500 emplois et une prospérité économique sans pareil » (Le Nouvelliste, Opinions, 28-03-2006).

En effet, ce lieu ne semble être pour les partisans de ce projet qu’un lieu anonyme, déterritorialisé ou en phase de l’être, soit un lieu d’homogénéisation où on devrait pouvoir librement se consacrer aux choses importantes, et donc y « faire des affaires », cela bien entendu dans le respect minimum de la bienséance environnementale et démocratique qu’exige notre époque. Le modèle ici invoqué est celui du partenariat public-privé (PPP), un principe si ardemment prêché pour expliquer la position partisane qu’on pourrait faire du parc national du Mont-Orford un lieu exemplaire. Or, comme celui-ci pourrait être tout autre ou situé n’importe où et qu’il aurait la même valeur symbolique comme objet de convoitise et d’expertise, nous sommes en présence d’un non-lieu où la fonction surdétermine le lieu, ce que ne saurait être un lieu exemplaire. Au mieux, ce lieu pourrait servir de modèle ou d’étalon de mesure, sinon comment pourrait-il être le référent d’un principe qui n’a rien à voir avec un mode ou un milieu de vie ? Il est dès lors logique que le seul regard porté explicitement sur l’imaginaire, et donc le symbolique ou la littérature, par les adeptes de ce projet de privatisation soit empreint d’une certaine condescendance à l’égard de cette « vieille folle du logis ».

Somme toute, opposants et partisans de ce projet illustrent que si l’aménagement du territoire interpelle bel et bien une fonction symbolique et une vocation socio-identitaire, ces dernières se révèlent fort complexes et variables, soit autant d’éléments à pleinement considérer, postulons-nous, pour en arriver éventuellement à un aménagement recevable, à un développement durable et à un vivre-ensemble responsable où tous puissent se réaliser. Et pour y parvenir, cela demande une intelligence relationnelle, typiquement géographique (Braun et Castree, 2001 ; Cloke et Johnston, 2005 ; Jackson, 2006 ; Massey, 2004), envers les tenants et les aboutissants de notre condition habitante que les quatre groupes d’acteurs ci-dessus dégagés ne semblent pas posséder, ou encore très inégalement et jamais complètement alors qu’ils en appellent d’un imaginaire social intéressé et partiel, plus ou moins distant des vertus fédératrice, heuristique et instituante que lui reconnaissent Castoriadis (1975) et Taylor (2002, 2003).

Un imaginaire social insuffisamment investi

Ainsi, ceux qui voient en ce parc un lieu de mémoire interpellent d’abord et avant tout la vertu fédératrice de leur imaginaire social par le truchement d’une imagination et d’une esthétique paysagères reproductrices d’un temps long et qui, tant dans le cadre naturel que bâti, imagent un mode d’être passéiste, anachronique de bien des façons. En ne proposant pas, à sa suite, un ensemble de significations-mères autour d’une prégnance symbolique irrépressible et d’une puissance d’adhésion indispensable à toute reconnaissance (Bédard, à paraître), ce lieu ne peut être entendu et pratiqué comme un « tenir ensemble » (Castoriadis, 1975). Cela atténue de facto ses capacités à fédérer toute la communauté.

La vertu constituante de ce même imaginaire social est, quant à elle, privilégiée par ceux qui y voient un lieu du coeur et qui en appellent d’une imagination plus radicale, favorable à l’avènement d’un milieu et d’un mode de vie largement fantasmés, en rupture partielle avec ce qui est et a été. Incapable de fonder par conséquent une construction socioterritoriale qui s’inscrive dans la durée (Castoriadis, 2004 ; Giust-Desprairies, 2003), ce lieu ne peut aider les individus à profiler leur identité et à comprendre leur place dans le monde. Cela atténue ses capacités à instituer toute la communauté.

Ceux qui y conçoivent un lieu exemplaire interpellent surtout la vertu heuristique de leur imaginaire social au moyen d’une imagination et d’une éthique environnementale carrément radicales alors qu’ils imaginent un milieu et un mode de vie qui, de bien des façons, prennent le contre-pied de ce qui prévaut aujourd’hui et qui sont donc en totale rupture avec la vision du monde comme avec les valeurs mécanicistes et productrices qui prévalent depuis le Siècle des Lumières (Taylor, 2003). Toutefois, comme la société ne peut s’y ressourcer pour renchérir à la continuité sémique qui la caractérise, pour se reconstruire puis évoluer dans le respect de ses fondements (Castoriadis, 1986 ; Wunenburger, 2003), cela atténue les capacités de ce lieu à transcender toute la communauté, soit le rôle clé de tout lieu exemplaire.

Enfin, les partisans du projet de privatisation de ce parc qui y perçoivent un non-lieu font eux appel à ces trois mêmes vertus cardinales. Cela se fait cependant dans le cadre d’un imaginaire social atrophié qui ne permet pas une saisie large et subtile des spécificités de leur culture, de leur géographie, de leur histoire et de leur socialité. Tant et si bien que ne peut s’y associer que le petit nombre d’individus qui, obnubilés par la satisfaction immédiate de leurs désirs de pouvoir, de richesse et de confort, en appellent d’une imagination spéculaire et indifférenciatrice afin de reconduire un présent sans passé ni avenir comme un lieu sans racines ni particularités. Cela invalide d’emblée ses capacités à fédérer, à instituer et à transcender toute la communauté.

Au final, tous empruntent à l’imaginaire social seulement ce qui favorise leurs positions respectives. Les opposants au projet y réfèrent plus ouvertement et exploitent certaines de ses propriétés territorialisantes, fussent-elles abstraites, pour justifier leur position, articuler leur argumentaire puis pour esquisser leurs contre-projets où prévaudrait le « souci de l’être » cher à Heidegger (1980). Les partisans du projet y recourent de manière plus elliptique et tortueuse, mais pas moins décisive, alors qu’ils invoquent leur impuissance par rapport à l’imprimatur de l’économie, à la mondialisation des marchés et à la rationalisation des dépenses que cela exigerait de toute administration publique pour légitimer une entreprise à toutes fins utiles déterritorialisante. Or, que cela soit attribuable à quelque maladresse ou timidité face à la démesure de l’imaginaire social, à un effet de balancier cherchant plus ou moins habilement à pallier les abus antérieurs, ou enfin à une habile récupération de son rôle, ne sont invoqués dans un cas comme dans l’autre que certains de ses aspects et ceux qu’ils évoquent demeurent relativement obtus et fort peu partagés. À chaque fois, sont mises à mal ses trois principales vertus. En effet, l’imaginaire social se distingue par sa capacité à fédérer, à instituer et à transcender simultanément le plus grand nombre, notamment par le truchement d’une geste paysagère ou aménagiste où s’incarnent les idées, les valeurs et les symboles propres au milieu et au mode de vie et donc à imaginaliser au moyen d’une imagination créatrice et d’une géosymbolique au diapason des conditions d’affirmation, de réalisation puis d’émancipation d’un nous collectif. Sans cette capacité, comment cet imaginaire social pourrait-il constituer l’un des éléments fondateurs et structurants du sens de ce lieu comme du sentiment d’appartenance de ceux qui le peuplent ou qui le fréquentent (Castoriadis, 1975) ? Comment pourrait-il, sans cette imagination et cette géosymbolique, être le signifié-signifiant central à partir duquel discerner ce qui importe, ce qui donne cohérence au vivre-ensemble d’une communauté puis ce qui anime son essence et définit son identité (Taylor, 1992) ? Comment sinon comprendre et pratiquer les modalités et les finalités de leur condition habitante, corrélée verticalement avec le territoire qu’ils habitent et qui les habite, puis horizontalement avec ceux et celles qui partagent ce même lieu et un même mode d’en être ? Cela posé, le recours aux arts, et plus spécialement à l’artialisation faite par exemple des poèmes de Desrochers ou de Bullock, peut-il aider à résoudre ces déficiences et suffisances ou est-il en partie responsable du problème ?

Des lacunes de la présente artialisation à ses vertus relationnelles

Attendu qu’il est surtout fait référence à ces deux poèmes, rappelons-le, lorsqu’il est question du mont Orford comme d’un lieu du coeur, mais aussi en quelques occasions pour intercéder en sa faveur comme lieu de mémoire ou lieu exemplaire, il se dégage de leurs usages et entendements que le processus d’artialisation alors à l’oeuvre correspond principalement à la définition qu’en donne Roger (1997). En effet, la culture surdéterminerait nos rapports au territoire, ce dernier, comme la nature, ne devenant important qu’une fois retenu – et encore ce ne sont pas toutes ses constituantes qui sont recevables et dignes d’être sélectionnées – et sublimé par l’art, ce qui n’est pas sans relativiser fortement ce qu’on peut espérer accomplir par son truchement. Ainsi, même si on s’emploie nominalement à défendre des rapports homme / nature et espace/société plus équitables, le renouveau des relations territoire / culture qui y est préconisé procède, foncièrement, d’un arrachement à la nature, pour ne pas dire au territoire et à la culture dudit lieu, qui modèlerait l’imaginaire social à partir de représentations plus acceptables que d’autres (Chouquer, 2002). Essentiellement normatif et élitiste, le processus d’artialisation qui se dégage du corpus analysé reconduit en quelque sorte la logique d’opposition de ces rapports et relations, soit celle-là même qui est tenue pour responsable des actuelles déroute environnementale, déshérence et iniquité éco-socio-politique (Appaduraï, 1996 ; Beck, 2001 ; Nancy, 1993 ; Sen, 2000 ; Taylor, 2002). À la domination des valeurs matérialistes et individualistes succéderait celle des valeurs esthétiques pour ne pas dire esthétisantes, naturalistes ou régionalistes où seuls les paysages remarquables prévaudraient (figure 2).

Tout se passe comme si n’importait pas tant ce qui sourd du lieu proprement dit et ce qui, trop commun ou ordinaire, caractérise néanmoins intrinsèquement une population dans ses particularismes, que les seules perceptions et représentations de la nouvelle rectitude artistique, environnementaliste ou patrimonialiste. Autant d’éléments qui témoignent d’une incompréhension du rôle socioterritorial que peut jouer l’art.

Figure 2

Le lac Stukely et …

Le lac Stukely et …
Source: SEPAQ, Parc national du Mont-Orford

…le mont Orford

…le mont Orford
Source: SEPAQ, Parc national du Mont-Orford

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Ce rôle serait, selon nous, davantage servi si l’artialisation en vigueur dans le présent débat s’inspirait plutôt de celle développée par Girardin (1979) et pour laquelle l’art peut au contraire rétablir ce que Berque (2000) qualifie de trajection ou de médiance entre soi et le monde, et que d’autres nomment intradépendance (Castree, 2005 ; Massey, 2005), plus intérieure et fondatrice que toute interdépendance. En effet, selon Girardin (1979), l’artialisation est essentiellement relationnelle et illustre, grâce au pouvoir évocateur de l’art, la coconstitutionnalité des relations homme / nature, espace / société et territoire / culture. L’art et l’artiste ne possèdent-ils pas des moyens et une sensibilité qui leur permettent de dévoiler certains traits autrement inexprimables ou inaccessibles de notre territorialité, et donc de nous-mêmes ? Quoi de mieux en effet qu’un tableau ou un poème pour évoquer, explorer, voire nourrir l’originalité d’un lieu, son sens premier et profond, la richesse du sentiment qui nous lie à lui ?

Je suis un fils déchu de race surhumaine,

Race de violents, de forts, de hasardeux,

Et j’ai le mal du pays neuf, que je tiens d’eux,

[…]

Et je rêve d’aller comme allaient mes ancêtres ;

J’entends pleurer en moi les grands espaces blancs

Qu’ils parcouraient, nimbés de souffles d’ouragans,

Et j’abhorre comme eux la contrainte des maîtres.

[…]

Par nos ans sans vigueur, je sis comme le hêtre

Dont la sève a tari sans qu’il soit dépouillé,

Et c’est de désirs morts que je suis enfeuillé,

Quand je rêve d’aller comme allait mon ancêtre ;

[…]

Ma joie ou ma douleur chante le paysage !

Extraits de À l’ombre de l’Orford, Desrochers, 1929

Plus humble et lucide quant à l’apport de l’art, cette autre artialisation en appelle d’une quête d’authenticité et de plénitude pour réinvestir la coconstruction des multiples univers matériels et immatériels par lesquels nous sommes de, par et pour ce lieu, et nul autre. En préconisant par son entremise une connaissance plus fine et intime de la fonction symbolique et de la vocation socio-identitaire de la trame symbolique de nos lieux, ne serait-il pas ainsi possible à une communauté de recréer à sa suite toute la puissance intérieure et hybridante (Whatmore, 2002) des liens qui nous unissent à notre habitat et à notre mode d’y être ? N’est-ce pas parce que le lieu est conçu et perçu d’une manière collective et pouvant être partagée grâce à l’imaginaire social dont il est investi, que ce dernier peut faire lien et se parer de symboles qui assurent à un groupe-territoire sa place dans un espace sociohistorique spécifique (Boudreault, 2007) ? Comment l’âme collective pourrait-elle autrement prévaloir sur l’esprit individuel ? Alors qu’elle participe donc à la définition des relations homme / nature, espace / société et surtout territoire / culture, puis à la qualification des valeurs paysagères, l’artialisation de Girardin préconise somme toute une reterritorialisation de nos rapports aux autres et de notre mode d’habiter, c’est-à-dire une sorte de « lococentrisme » (Maffesoli, 2007) tant esthétique qu’éthique grâce auquel conforter le sens d’un lieu ainsi réapproprié et de là, nourrir le sentiment d’appartenance de sa population. Un lococentrisme qui a ceci de particulièrement heureux qu’il permet aux idéaux des uns et des autres de se rencontrer, car ils habitent tous le même territoire à défaut d’un même paysage.

Conclusion

Le 7 mai 2007, le gouvernement du Québec, désireux d’assurer la mise en oeuvre d’une solution constructive et durable, a fait volte-face et s’est engagé à conserver toutes les terres du parc national du Mont-Orford dans le domaine public, et même à agrandir son territoire en y adjoignant 5 000 hectares, conformément à ce qui avait été arrêté par la Loi 23 (2006). Quels facteurs peuvent avoir été tout spécialement déterminants pour ce dernier épisode d’une saga qui dure toujours au moment d’écrire ces lignes alors que les réflexions quant à l’avenir du mont Orford se poursuivent sous la gouverne de la municipalité régionale de comté (MRC) de Memphrémagog ? [9] Au regard de l’analyse ici faite des propos tenus par les opposants ou les partisans au projet initial de privatisation, que pouvons-nous en déduire ?

Que les citoyens peuvent changer le cours des choses ? Que la mobilisation de ces derniers est essentielle au débat démocratique et que leur détermination l’est à une saine gouvernance ? Que gouverner exige le respect des populations locales et la pleine participation de ces dernières à leur destinée ? Que l’environnement, bien sûr, mais encore les paysages et donc le territoire sont des enjeux qui comptent de plus en plus pour les citoyens ? Ou, de façon plus cynique, qu’il s’agit d’une stratégie électoraliste d’un gouvernement minoritaire soucieux de conserver le pouvoir le plus longtemps possible et de se regagner les faveurs de la population ?

Si la réponse est sans doute à trouver parmi chacune de ces explications, il nous semble tout aussi manifeste que la mobilisation, la détermination et la participation de ces mêmes citoyens, puis le changement de cap du gouvernement reposent pour partie sur l’artialisation qui a été faite de ce lieu et grâce à laquelle tous ont été sensibilisés à l’incidence déterminante des dimensions immatérielles sur tout aménagement du territoire. Certes, l’artialisation dégagée dans le cas présent nous semble trop limitative et intéressée au su de l’ampleur et de la richesse des fonctions symboliques et vocations socio-identitaires associées au mont Orford, mais cela n’invalide pas l’apport heuristique de la littérature, le rôle fédérateur de l’artialisation, puis l’importance instituante de l’imaginaire social vis-à-vis la géographicité de notre condition habitante.

Cette dernière assertion gagnerait à être davantage étayée, car certaines réserves demeurent quant à notre démonstration. Une première réserve provient du flou fréquent et de l’inhabilité sensible dans les références faites par les divers intervenants à l’endroit des fonctions symboliques et vocations socio-identitaires du parc national du Mont-Orford, voire de la littérature qui y participe. Ainsi, les appels faits au poème de Desrochers sont souvent de seconde ou de troisième main, très peu l’ayant lu. Cela ne remet pas en cause le cycle territorialisation-reterritorialisation qu’opère sans cesse l’imaginaire géographique afférent à tout imaginaire social, car « l’homme naît à son identité en s’appropriant un territoire » au sein duquel il se projette ensuite par le truchement d’une géosymbolique pour s’y reconnaître et s’y réaliser, « l’appartenance à un territoire [étant] la condition d’existence d’une identité » (Boudreault, 2007 : XII) Mais sommes-nous ici en présence d’une artialisation vive, désirée, première, active et donc essentielle, ou plutôt d’une artialisation épiphénoménale, c’est-à-dire accidentelle, circonstancielle, réactive et donc existentielle ? Ces mêmes flou et inhabilité rendent de plus la caractérisation proposée un peu plus subtile, voire plus acrobatique tant il fallut déconstruire puis reconstruire la substance des propos rapportés, ce qui, par conséquent, pourrait relativiser nos résultats. Il reste que ces interrogations quant au rôle symbolique et socio-identitaire d’un lieu ou d’un territoire sont encore trop rares et d’une matière si indicible [10] qu’il était difficile d’espérer davantage et que, ceci entraînant cela, il nous faudrait sans doute nous en accommoder même si nos sources avaient été plus nombreuses, plus directes et plus disertes.

Une seconde réserve subsiste à l’égard de la variabilité fonctionnelle et de l’ordonnancement temporel qui se sont dégagés au sein des trois groupes d’opposants au projet de la privatisation partielle de ce parc national. Ces groupes se chevauchent très peu au sein du corpus, chaque type de géosymbolique esquissée, articulée successivement autour de ce mont comme d’un lieu de mémoire, un lieu exemplaire ou un lieu du coeur, regroupant grosso modo, dans l’ordre de leur présentation, l’ensemble des opinions émises par tranche de six mois (19 mois séparent la proposition du projet de l’adoption de la loi). Faut-il en déduire une politisation du débat, son idéologisation ou un désespoir croissant parmi une opposition jouant de plus en plus son va-tout, sinon le simple hasard de l’effet d’entraînement qu’aurait eu chacune de ces positions ? Il serait à cet égard intéressant d’élargir l’horizon temporel de notre échantillon, puis de réaliser un sondage auprès des diverses populations concernées pour mieux saisir la signification de cette dynamique.

Enfin, une dernière réserve doit être émise quant aux articles de notre corpus, car nous leur avons accordé une représentativité qu’ils n’ont peut-être pas. Il est ainsi curieux, compte tenu du retentissement qu’a eu ce conflit, que seulement 18 % des textes recensés au total proviennent du grand public. Il est aussi surprenant que ces textes personnels se révèlent généralement plus apparentés à des cris du coeur, souvent malhabiles, de gens commotionnés ou enthousiasmés, qu’à des propos sensés. Il est de plus singulier que les écrits émanant de professionnels ou de simples citoyens et traitant de façon spécifique des aspects identitaires ou symboliques du mont Orford le fassent d’une manière quasi homogène ; 95 % désapprouvent, rappelons-le, le projet de privatisation partielle, 5 % le prônent et aucun ne montre une telle objectivité proposant un bilan des tenants et aboutissants des uns comme des autres qu’on pourrait qualifier de neutre. Dans un cas comme dans l’autre, le portrait brossé est-il juste ? Sommes-nous en présence d’une implication moindre de la population qu’initialement escomptée, si ce n’est de son assentiment muet aux propos diffusés par les médias, de politiques éditoriales de ces mêmes médias laissant peu de place, par exemple, à l’un des partis en présence, sinon aux réflexions de fond et convenablement argumentées de citoyens opposés ou favorables au dit projet ?

Ces réserves, loin d’invalider nos réflexions, nous incitent plutôt à poursuivre la démarche ici lancée, car elles soulignent la nécessité d’explorer plus avant ces dimensions immatérielles qui, pour fondatrices de notre territorialité qu’elles soient, sont trop aisément ignorées ou incomprises, voire peut-être manipulées. Vivant dans un monde de plus en plus en perte de repères, nous devons nous donner les moyens de comprendre comment et pourquoi l’appartenance à un territoire est conditionnelle à un vouloir y vivre ensemble. Sollicitant notre raison d’être et la pérennité de nos milieux, ces moyens, qu’il s’agisse par exemple d’une typologie des fonctions symboliques et des vocations socio-identitaires du lieu, de l’imaginaire social ou de l’artialisation, pourraient nous aider à refonder notre relation avec la nature, à régénérer notre solidarité sociale, à renouer avec notre identité. Et si pour ce faire, la géographie est éminemment interpellée compte tenu de son intelligence relationnelle fondée sur une logique d’intégration différenciée (Bédard, 2006), elle ne pourra véritablement y contribuer que si elle s’intéresse plus spécifiquement à la trame symbolique qui anime et structure les rapports homme / nature, espace / société et surtout les relations territoire / culture qui nous sont constitutives. Elle aurait à cet égard tout intérêt à approfondir les modalités et les finalités des modes d’expression de l’imaginaire géographique et de la géosymbolique au sein desquels s’inscrivent et notre geste aménagiste et notre gestuelle politique. Il en va de l’habitabilité de nos territoires, car en définitive, et selon la formulation d’Hölderlin, n’est-ce pas d’abord en poète que l’être humain habite cette Terre ? Ne serait-il pas dès lors conséquent que la littérature nous aide à mieux saisir les méandres territorialisants de notre imaginaire et de là, à davantage comprendre, assumer puis pratiquer toute la charge de signifiance du triptyque habitat-habitant-habiter ?