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Pensée comme un dialogue entre deux disciplines que sont la géographie et la littérature, la géocritique a pour objectif d’analyser des « interactions entre espaces humains et littérature » (Westphal, 2000 : 17). Parler de dialogue invite à la rencontre et à l’échange d’idées. En effet, l’étude des interactions entre les espaces humains et la littérature peut se faire selon deux perspectives différentes, en fonction de la nature du versant de la relation que l’on souhaite étudier. En d’autres termes, analyser les interactions entre la littérature et l’espace peut se réaliser de plusieurs façons. Il est possible d’utiliser « la puissance “explicative” de la littérature, sa capacité, à sa manière, d’élucidation du monde pour approfondir une notion entrée il y a plus de trente ans dans le champ de la géographie, l’espace vécu, mais encore insuffisamment théorisée » (Rosemberg, 2006 : 269). Il est également possible de lire la littérature à la lumière des concepts développés par la géographie. En effet, « en géocritique, [la] connexion [avec la géographie] est […] fondamentale, tant la méthodologie élaborée en géographie culturelle ou humaine est féconde. Maint géographe a recouru au texte et à la théorie littéraires, aussi bien le littéraire tirera profit des recherches menées en géographie » (Westphal, 2007 : 197).

À ce titre, un des enrichissements majeurs que la géocritique offre à l’analyse littéraire de l’espace réside dans le dynamisme qu’elle place au centre de l’étude. Ainsi, comme le précise Westphal, la géocritique vise la saisie d’une phase du processus de déterritorialisation, phase nécessairement transitoire « car la reterritorialisation, à laquelle elle procède, coïncide avec le début d’une nouvelle phase de déterritorialisation » (2000 : 17). Il n’est donc pas question dans une perspective géocritique de parler de « décor romanesque » (Ricard, 1972 : 360), mais davantage de montrer les interactions entre un espace donné, un personnage et l’imaginaire social qui donne lieu à cette rencontre.

De plus, contrairement à la géographie, la géocritique n’a pas pour seul objectif de comparer l’espace de la fiction avec l’espace réel ou référentiel : « l’espace transposé en littérature influe sur la représentation de l’espace dit réel (référentiel), sur cet espace souche, dont il activera certaines virtualités ignorées jusque-là, ou réorientera la lecture » (Westphal, 2000 : 21). Plus précisément, « la géocritique, en ce qu’elle est une étude des stratifications littéraires de l’espace référentiel [a] un beau rôle à jouer, quelque part entre géographie du “réel” et géographie de “l’imaginaire” » (Westphal, 2007 : 275). Il ne s’agira donc pas de regarder la véracité des indications topographiques fournies par l’auteur, mais bien plus de voir comment celui-ci s’approprie de telles configurations spatiales.

Ces quelques précisions terminologiques nous invitent à adapter la perspective géocritique, afin de montrer les nombreuses contributions de cette approche et d’apporter un éclairage différent sur une oeuvre en particulier. Dans ce cadre, le roman Ces spectres agités (1991) de Louis Hamelin a été retenu. Si, encore selon Westphal, « toute approche géocritique à travers l’étude d’un seul texte, ou d’un seul auteur serait périlleuse » (Ibid. : 17) et se risquerait à ressembler à une analyse propre à l’imagologie, la présente démarche a d’abord pour but de montrer les possibilités et les apports d’une analyse géocritique. Cette démarche doit donc être davantage lue comme une tentative de démonstration et d’illustration de la pertinence et de la validité de l’analyse géocritique que comme l’étude exhaustive de l’espace dans l’oeuvre de Louis Hamelin, voire de l’espace québécois en général.

Dans ce cadre, notre analyse va se scinder en quatre parties. Dans un premier temps, et en guise de préambule, nous exposerons quelques concepts géographiques nécessaires à la compréhension des processus de dé/reterritorialisation dont parle Westphal. De plus, nous présenterons quelques ouvrages majeurs de Louis Hamelin afin de mieux cerner les spécificités du roman Ces spectres agités. Nous préciserons également les enjeux et les limites de notre entreprise. Les deuxième, troisième et dernière parties seront consacrées à l’étude du roman. De façon plus précise, nous porterons notre attention sur trois types de lieux dans ce roman que sont les hauts lieux d’une part, les lieux idéologiques d’autre part et enfin les non-lieux.

Esquisse terminologique

Territorialité, espace et lieu

La compréhension des processus de dé/reterritorialisation dont parle Westphal rappelle que tout rapport qu’un individu ou un groupe entretient avec son environnement est appelé territorialité. L’analyse de la territorialité permet l’identification de différents types d’espaces que sont l’espace de vie, l’espace social et l’espace vécu, concepts nés sous la plume d’Armand Frémont (1976) au cours des années 1970. Di Méo résume l’apport théorique de Frémont, en affirmant :

Ainsi, l’édifice construit sur les bases de la matérialité et des pratiques – l’espace de vie – s’enrichit de la pulpe des échanges sociaux – l’espace social –, puis se nourrit des charges émotives, des images et des concepts individuels, quoique d’essence sociale, qui forgent notre représentation du monde sensible et contribuent à lui conférer du sens – l’espace vécu.

1991 : 364

De cette façon, l’identification de l’espace de vie permet de mettre le doigt sur les lieux que l’individu fréquente régulièrement. Selon Gumuchian, reconnaître la notion d’espace de vie, c’est admettre que l’espace ne constitue pas seulement le support des pratiques (1989 : 32) et qu’il existe un certain nombre de lieux idéologiques qui façonnent cet espace de vie :

Prendre en considération l’espace de vie des individus et des groupes consiste à reconnaître un certain nombre de points forts, de noeuds autour desquels se structurent ces espaces de vie : on les appellera lieux idéologiques. Il s’agit de lieux suffisamment porteurs de sens pour jouer un rôle central ; ils permettent aux individus et aux groupes d’organiser leur espace de vie de manière cohérente et lisible pour chacun d’eux.

Ibid.

L’identification de cet espace de vie et des lieux qui le constituent nous invite également à s’intéresser à un concept qui lui est lié : l’espace social. L’analyse de l’espace social consiste en un moyen de saisir l’étendue de la territorialité de l’individu ou du groupe (Lefebvre, 1986). De plus, une telle étude offre la possibilité d’établir une comparaison entre l’espace de vie et l’espace social. Il est ainsi possible de savoir si l’espace social demeure extérieur à l’espace de vie, le dépasse, ou si ces deux types d’espace se superposent. Enfin, la notion d’espace vécu, même si elle apparaît incomplète aux yeux de certains auteurs, condense les deux types d’espaces précédents et constitue une voie d’accès aux sentiments, affects et symboles qu’un individu ou un groupe rattache à un lieu précis.

L’analyse de ces trois types d’espaces constitue également un moyen d’appréhender les déplacements de l’individu dans l’espace et des significations qui lui sont rattachées. En ce sens, il est possible de saisir les changements de territorialité de l’individu qui peuvent être associés à une déterritorialisation, c’est-à-dire à une perte d’importance des territoires traditionnels et qui induisent nécessairement une reterritorialisation. En effet, « la recomposition de la société sur des bases territoriales est inhérente à l’homme, ou aux groupes culturels – le territoire fait partie de leurs fondements ontologiques, pourrait-on dire » (Haesbert, 2001 : 55).

Cette entreprise permet de saisir l’importance et les attributs des lieux tels que définis par exemple par Bédard (2002) [1]. Selon ce géographe, il existe différents types de lieux qui se distinguent entre eux par leurs qualificatifs, donnés tant par la fréquentation des individus que par l’imaginaire géographique et social qu’ils inspirent. Ainsi, Bédard établit une grille allant du lieu de mémoire au haut lieu, qui se décline selon l’horizon temporel, le type et l’ampleur de l’exhaussement, la vocation et le type de lieu, la matérialité et l’usage de la fréquentation du lieu, et selon la fonction symbolique dudit lieu. De telles caractéristiques renseignent sur l’imaginaire lié au lieu et à son usage.

Plus précisément, la typologie de Bédard invite à l’examen de deux types de lieux très différents que sont le haut lieu et le non-lieu. Selon Bédard, le haut lieu « symbolise et incarne la singularité d’un territoire et son mode d’être, car il restitue sans cesse le maintenant dans la longue durée comme l’ici, l’individu et la collectivité aux échelles du Je, du Tu et du Nous » (Ibid. : 67). A contrario, le non-lieu es

partout similaire, et donc interchangeable, il ne participe pas à la personnalité du lieu. [Sa] charge symbolique se réalise beaucoup plus à l’échelle du tout, car on retrouve les mêmes non-lieux sur toute la planète, leur allure et leur récurrence étant commandée, par une logique fonctionnelle qui ne connaît ni frontières ni altérité culturelle.

Ibid. : 60

Ces définitions soulignent le sens symbolique conféré au lieu par l’individu et le groupe selon la nature même du lieu. Dans le cadre de notre démarche, ces précisions constituent des portes d’entrée qui permettent de porter un regard différent sur l’univers de Louis Hamelin.

L’oeuvre de Louis Hamelin et Ces spectres agités

Plusieurs raisons ont motivé le choix du roman Ces spectres agités de Louis Hamelin. D’abord, alors que l’auteur s’est particulièrement distingué par ses romans La rage (1989) ou Cowboy (1992), Ces spectres agités (1991) « n’a pas, semble-t-il, connu autant de succès » (Biron, 1993 : 614), et a été par le fait même moins étudié. Deuxièmement, les romans les plus célèbres de cet auteur prennent place dans des lieux précis, généralement marqués par la pauvreté ou par la présence d’une population particulière. Si le roman Ces spectres agités ne fait pas exception, l’intrigue, comparativement à celle des autres romans, se déroule uniquement à Montréal, lieu plus connu. Plus encore, dans ce roman, l’espace constitue un enjeu central de l’intrigue et ne se contente pas d’être un simple décor. En dépit de l’hypothèse de Biron (Ibid. : 610) selon laquelle « si Cowboy avait été écrit dans les années 1960, ç’aurait été en joual, Cowboy se serait appelé Le cassé, la ville aurait remplacé le Nord et son auteur, Louis Hamelin, aurait appartenu au groupe des romanciers de Parti pris », ce roman semble a priori se distinguer des autres oeuvres de l’auteur par cette inscription très nette dans le milieu urbain.

L’univers spatial de Louis Hamelin comporte deux caractéristiques principales qui sont dressées ici davantage comme des pistes de réflexion que comme des faits établis (seule l’analyse géocritique de l’ensemble des romans de Louis Hamelin permettrait d’établir de tels faits). Premièrement, ce roman est marqué au sceau de ce que Côté et Bélanger appellent « la nord-américanité » :

Louis Hamelin aborde dans tous ses romans le problème de l’américanité, ce dont la critique littéraire, de façon étonnante, a peu traité jusqu’ici. Sans équivoque, il trace le portrait de personnages ayant à composer avec la figure des États-Unis et tout ce que celle-ci peut représenter de fascination ou d’attraction, mais également de répulsion face à l’impérialisme tant politique qu’économique ou culturel.

2000 : 529

Cette nord-américanité se traduit également par les références incessantes aux États-Unis, à la guerre du Viêt Nam et à quelques pays de l’ancien bloc soviétique, rappelant les dynamiques politiques de la Guerre froide.

Deuxièmement, Hamelin s’intéresse aux lieux qui révèlent une spécificité, lieux réels qu’il transpose à sa manière dans le roman : Mirabel (La rage, 1989), le Grand Nord québécois (Cowboy, 1992), Shefferville (Le soleil des gouffres, 1996). Ces lieux spécifiques, souvent stigmatisés, constituent autant de lieux référentiels que s’approprie l’écrivain et qu’il livre d’un point de vue critique. Cependant, la dynamique spatiale à l’oeuvre dans Ces spectres agités paraît différente des autres romans. En effet, l’intrigue de celui-ci prend place dans un quartier pauvre de Montréal, marqué par la présence de la prison Parthenais. Il met en scène quatre personnes, trois hommes (Vincent, Pierre, Pietr) et une femme, Dorianne. Deux de ces personnages sont également narrateurs. Les deux autres restent muets et ne s’expriment que par l’intermédiaire des deux premiers : Dorianne et Pietr sont des personnages aux allures fantomatiques dont les gestes et les propos sont rapportés par Vincent ou par Pierre. De plus, le roman se divise en trois temps, où la durée de parole donnée aux deux narrateurs varie. Le premier temps, c’est-à-dire la première partie, « La nuit de Walpurgis », laisse parler tant Vincent que Pierre. La deuxième partie, « La nuit la plus longue », est racontée par Vincent, tandis que la troisième et dernière partie, « La nuit de l’Halloween », offre un florilège des pensées tant de Vincent que de Pierre et de Pietr.

Le roman raconte une histoire d’amour et ses conséquences : Vincent, qui souhaite écrire le Grand Roman Québécois, tombe amoureux de Dorianne, alors petite amie passagère de son colocataire Pierre. Cette dernière méprise Pietr, colocataire de Vincent et de Pierre. Notre propos est, ici, de montrer, par le biais d’une analyse géocritique, dans quelle mesure cette histoire d’amour en est une de rivalités spatiales, où les dimensions physique et morale interviennent ; elles font de ce roman l’expression d’un affrontement particulier dont l’enjeu est Dorianne, d’une part, expression de l’espace amoureux, et le Grand Roman Québécois, d’autre part, expression de l’espace littéraire national.

Nous verrons en détail les interactions entre l’espace et deux personnages du roman, soit Vincent et Dorianne. Plus précisément, nous allons montrer dans quelle mesure le roman de Hamelin met en place une dichotomie spatiale entre Vincent et Dorianne qui oscille entre l’immobilité et la mobilité, l’enfermement et la fuite, les déplacements verticaux et horizontaux, et qui donne lieu à une rivalité particulière. L’analyse de la présence de trois types de lieux (haut lieu, lieu idéologique et non-lieu) devrait permettre de confirmer cette hypothèse.

L’ascendance des hauts lieux

La prison Parthenais ou la figure de l’enfermement

La prison Parthenais occupe l’espace du début à la fin du roman. C’est un lieu réel (Centre de prévention de Montréal, plus connu sous le nom de la prison de Parthenais), situé dans le quadrilatère formé des rues Parthenais, Logan, Fullum et Ontario :

Parthenais achevait de déglutir le soleil et un roulement de tambour colérique, à l’horizon, révéla qu’un orage avait couvé, loin de la vue, sous ce temps à mettre tout son tan dehors. Des nuées sombres accouraient comme si on les avait sifflées et projetaient de prendre la prison pour un perchoir.

Hamelin, 1993 : 40

La prison Parthenais est l’une des seules indications toponymiques présentes dans l’ouvrage en dehors des rues avoisinantes (respectivement les rues De Lorimier et Ontario). Elle écrase le paysage environnant et, en ce sens, peut être assimilée à un haut lieu. Debarbieux définit ainsi le haut lieu :

Toute société, tout groupe social se caractérise par un ensemble de valeurs que partagent ses membres et qui fait lien entre eux. […] Des lieux peuvent jouer un tel rôle de mise en forme. Ils deviennent alors des hauts lieux s’ils font l’objet de pratiques collectives, plus ou moins ritualisées et si, de ce fait, ils sont l’objet d’expériences individuelles ou collectives à forte résonance identitaire.

2003 : 448

Certes, dans ce cas-ci, il n’est pas possible de dire qu’il existe une pratique collective du centre de détention. Un tel attribut n’est cependant pas indispensable à la qualification d’un lieu en haut lieu comme le montre la définition de Debarbieux :

Le haut lieu est donc à la fois une localisation géographique particulière, vécue comme étant singulière en raison de sa forte charge symbolique, et un lieu qui rend possible l’expression d’une adhésion individuelle à une idéologie collectivement partagée. […] Mais en même temps, le haut lieu possède une valeur emblématique dans la mesure où il participe de la représentation d’un collectif social au travers de la mise en scène des valeurs et des pratiques qui le singularisent. […] Dès lors, il participe doublement de la clôture des systèmes symboliques propres à chacun des groupes : les membres du groupe peuvent y reconnaître une expérience qui les inscrit pleinement dans celui-ci : pour les non-membres, le haut lieu ne vaut que comme emblème distinctif de ce groupe dont il constitue un attribut notoire.

Ibid.

La prison Parthenais répond à ces caractéristiques et constitue, dans ce contexte, l’emblème territorial du quartier où résident Vincent, Pierre et Pietr. L’ascendance de ce lieu est nettement visible par la description qu’offre Vincent de son espace de vie et de son état mental.

En effet, cette prison définit l’espace de vie de Vincent. L’appartement dans lequel il réside donne sur le bâtiment carcéral. Vincent décrit son espace de vie comme un lieu clos, non ouvert sur l’extérieur, ceinturé par la prison :

Je jetai un coup d’oeil dehors. Le soleil se dissimulait encore de l’autre côté de l’immeuble, et sur la sombre étendue des ruelles et des cours jonchées de traîneries qui nous séparait de Parthenais, la prison, de toute sa masse noire et carrée, s’efforçait de garder la nuit plaquée au sol.

Hamelin, 1993 : 22

Le paravent que forme la prison Parthenais fait de l’espace de vie de Vincent un espace fermé. Si l’on ignore depuis combien de temps Vincent occupe cet appartement avec Pierre et Pietr, on sait qu’il n’y a pas toujours habité. Vincent affirme en effet : « J’avais été un bon petit bourgeois de banlieue. J’avais fait du yoga à Vancouver et j’avais eu pour blonde la fille d’un richissime boursicoteur de la côte Ouest » (Ibid. : 155). Ainsi, Vincent n’a pas toujours connu cet espace de vie fermé : ce dernier reflète donc un moment spécifique de son existence. Loin d’être anodine, la présence de cet espace carcéral semble également refléter l’état mental de Vincent.

Dans l’étude de l’espace carcéral qu’elle propose, Paravy (2003 : 149-150) souligne que « ce qui caractérise le lieu carcéral, ce sont des structures spatiales et mentales absolument exceptionnelles qui placent l’individu dans ce qui apparaît souvent comme le lieu de toutes les négations : ni vie, ni mort, mais une non-vie, dans un non-lieu et un non-temps ». Une telle idée est nettement discernable dans les descriptions qu’offre Vincent de son espace de vie et de la prégnance de la prison dans son esprit  : « La prison Parthenais écrasait toujours mon paysage mental et c’est son poids de fatalité que je sentais sur mon abdomen oppressé » (Hamelin, 1993 : 156). L’espace référentiel s’avère alors projeté dans la psyché du personnage.

Ainsi, pour reprendre les catégories de Bédard concernant le haut lieu, la prison Parthenais constitue un lieu d’identité, reconnu par tous, mais qui par sa nature n’est pas un lieu fréquenté ou accessible à tous. C’est la raison pour laquelle il fait figure d’emblème territorial. L’ascendance de la prison Parthenais est telle qu’elle fait de l’espace de vie de Vincent un espace de vie clos et fermé à l’image de tout espace carcéral. De plus, cette prison s’installe dans l’état mental de Vincent, redoublant l’idée d’enfermement qui semble le caractériser. Toutefois, la prison Parthenais ne serait pas l’unique emblème territorial dominant au sein du roman. En effet, un autre lieu revêt également les caractéristiques du haut lieu : il s’agit du Grand Roman Québécois que souhaite écrire Vincent.

Le Grand Roman Québécois ou la création de l’espace littéraire national

L’espace de vie de Vincent s’avère restreint : confiné dans l’appartement, Vincent sort peu, reflétant les propos de Lucas, « l’enfermement n’a d’autre intérêt que de pousser l’écriture dans ses derniers retranchements » (1995 : 450). Dans le cas de Vincent, l’écriture vise la création d’un espace spécifique : l’espace national québécois par l’écriture du Grand Roman Québécois. Le Grand Roman Québécois est bien sûr un lieu métaphorique [2], issu d’un constat sur la réalité littéraire du Québec et l’absence d’un grand roman québécois reconnu comme tel. L’objectif de Vincent consiste à combler ce vide. Son colocataire Pierre poursuit le même objectif, de sorte que le Grand Roman Québécois devient un haut lieu parce qu’il représente la scène littéraire québécoise de la fin des années 1980.

Dans ce contexte, la définition du haut lieu paraît plus proche de celle de Bédard : c’est un lieu érigé ou élu qui englobe un ensemble de dimensions temporelles. Il s’agit « du présent étendu et donc d’imbrication des passé, présent, futur, conditionnel et subjonctif » (2002 : 67). C’est aussi un lieu dont on est fier et que l’on vante, reconnu et accessible par tous. Il s’agit, ici, d’une oeuvre nécessaire à la survie littéraire de la province, comme le résume Beaulieu :

Aussi, Dorianne va-t-elle s’y faire hacher en tout petits morceaux, après une nuit d’Halloween digne des grandes nuits de Walpurgis – et c’est bien évidemment l’écrivain du Grand Roman Québécois qui va lui donner son coup de mort. Le Golem, c’est-à-dire l’oeuvre fondamentale qui donnerait au pays tout son sens, pourra-t-il naître d’un sacrifice si dérisoirement propitiatoire ?

1993 : 9

Les propos de Vincent mettent clairement en évidence la fierté associée à ce haut lieu :

Le Grand Roman Québécois ne pouvait attendre davantage. J’avais pris la résolution de me raser de près, dès avant la première frappe, question de conserver un minimum de décorum à toute l’entreprise, que diable !

Ibid. : 127

Deux lieux dominent ainsi l’espace de vie de Vincent : la prison Parthenais et le Grand Roman Québécois. En dépit de la nature différente de ces hauts lieux (lieu référentiel / lieu symbolique), ceux-ci sont projetés dans l’état mental de Vincent et se situent au coeur de son espace de vie. Ce premier survol laisse penser que la vie de Vincent oscille entre un espace de vie clos, que représente la prison Parthenais et qui semble également refléter son état mental, et un lieu plus ouvert a priori, qu’est le Grand Roman Québécois. L’analyse plus fine de l’espace de vie de Vincent et des lieux idéologiques qui le constituent va permettre de saisir l’influence de tels hauts lieux.

Les lieux idéologiques : emblème du désir de la fuite

Les déplacements de Vincent et de Dorianne : vers l’union de deux êtres ?

Une analyse des espaces de vie de Vincent et de Dorianne montre clairement leurs différences et souligne leur mobilité, de même que leur immobilité. Si l’espace de vie de Vincent est lié de très près à son appartement et aux rues avoisinantes, on apprend qu’il fréquente l’université en fin d’après-midi et que c’est là que se trouve une partie de son espace social. Par ailleurs, on peut supposer que puisqu’il habite avec Pierre, son ami, une certaine adéquation existe entre son espace de vie et son espace social. Ainsi, la territorialité de Vincent se révèle, avant sa rencontre avec Dorianne, relativement peu étendue.

Dans le cas de Dorianne, la définition de son espace de vie demeure floue. Il semblerait qu’avant d’emménager avec Vincent, elle résidait chez son père dont on n’apprend l’existence que très tard. Cet espace de vie se caractérise par son caractère misérable et sale. Lorsqu’elle rencontre Vincent, dans son appartement, elle vient à sa rencontre sans y être invitée. Dorianne s’est introduite dans l’appartement de Vincent par l’intermédiaire de Pierre. Pour Dorianne, l’espace de vie de Vincent devient donc son espace social. Au début du roman, on sait que Dorianne et Pierre, amants et compagnons de beuveries, fréquentent de nombreux bars ; on ne sait rien de ce que fait Dorianne dans la vie (et pour cause, elle ne fait rien, comme on l’apprendra plus tard). On peut penser de prime abord que sa territorialité – au début du roman du moins – est plus étendue que celle de Vincent.

Vincent et Dorianne disposent donc au départ de deux espaces de vie et de deux espaces sociaux fort différents. La venue de Dorianne dans l’espace de vie de Vincent va toutefois modifier la donne. Dorianne assiège physiquement l’espace de vie de Vincent, l’empêchant de réaliser le haut lieu de la littérature qu’est le Grand Roman Québécois. Elle prend également d’assaut le corps de Vincent :

Elle a prononcé une seule parole :
- Est-ce que je peux te déranger ?
J’ai émis l’avis qu’il s’agissait là d’une drôle de requête à formuler et, la seconde suivante, elle siégeait sur mes genoux.

Hamelin, 1993 : 19

À cette époque, je me levais tôt et, la plupart du temps, je travaillais. Au préalable, j’avais nourri mon corps des traditionnels toasts de pain blanc au beurre de peanut accompagné du premier café. L’encre du journal matinal maculait discrètement la mie moussue de mes tranches de pain. Le second café, lui, me trouvait d’habitude installé devant la table de fer branlante que surmontait la modeste machine à écrire électrique chargée de relayer mes circuits cérébraux. C’est à cette étape précise du processus, au moment décisif de quitter la cuisine pour gagner mon poste, que la dénommée Dorianne m’avait paralysé en pleine station assise.

Ibid. : 20

Ce double siège orchestré par Dorianne capture tout autant l’âme de Vincent : « Elle se tenait là, au-dessus de mon berceau de coton, Dorianne, déjà installée dans ma mémoire » (Ibid. : 40). La mobilité de Dorianne engendre donc une immobilité physique et mentale de Vincent. Cette dialectique mobilité / immobilité rappelle les caractéristiques de l’espace carcéral.

Cependant, l’enfermement de Vincent dans le monde de Dorianne, contrairement au confinement propre au milieu carcéral, a tout d’une claustration volontaire :

Je n’étais pas encore tombé en amour souvent, à cette époque. La féerie cardiaque, se déchaînant sur fond de manque, me faisait un effet radical et décisif dont toutes les conséquences, les imprévisibles et les incalculables y compris, se ramassaient sous les espèces du Destin en une grosse boule de bonheur au centre de ce ciel étranglé. Amour avec Dorianne ! Sonnaient les cloches et valsaient les girouettes ! Temps et température, soyez propices, précipitez-vous ! La ville de Montréal était habitée, la ville de Montréal abritait ma belle, ma pâle et sombre et redoutablement belle amie.

Ibid. : 61-62

La référence constante à la prison Parthenais souligne l’enfermement dans lequel se trouve Vincent. De plus, le retard pris dans l’écriture du Grand Roman Québécois contribue à renforcer cette captivité, puisque le Grand Roman Québécois est d’abord et avant tout un espace grand ouvert.

Par ailleurs, l’arrivée de Dorianne dans la vie de Vincent va modifier sa territorialité : Dorianne ne sera plus l’initiatrice du mouvement, mais elle commande les gestes de Vincent et ses sorties hors de l’appartement (par exemple, elle l’exhorte à aller chercher du vin au dépanneur). De plus, Vincent suit désormais Dorianne dans ses balades nocturnes et étend ainsi sa territorialité : « Flanqué de Dorianne, je fréquentais de plus en plus, fredaines foncièrement perverses, ces endroits prosaïques désignés par le subtil euphémisme de bars de rencontre » (Ibid. : 78). Dorianne commande en fait la mobilité ou l’immobilité de Vincent, l’enjoignant de la suivre, lui ordonnant l’immobilisme dans ces lieux de déboires, ces espaces sociaux, qu’elle connaît si bien. Ce faisant, Vincent souligne l’incapacité dans laquelle il se trouve de se déplacer seul. La parenté avec la prison, lieu où la mobilité des habitants est contrôlée, devient patente :

Comme Dorianne jouait le jeu, dans ce genre de lieux, avec un art imparable, je n’échappai pas au cul-de-sac humiliant de la jalousie. Lors de nos débuts de soirée classiques, connaissant bien ses propres inclinations et voulant profiter des derniers feux de sa lucidité, elle m’enlaçait tendrement et me disait avec passion : « Promets-moi ami ! Promets-moi que tu ne partirais pas d’ici sans moi. Tu viendras me chercher amour, même si j’ai trébuché, si je suis tombée dans les bras du plus libidoué des gars » […]. Elle m’amputait de sa présence physique et je restais là, de glace sur la rive, contempteur à l’intérieur, refusant de toutes mes forces cette solution de bon mélange.

Hamelin, 1993 : 78-79

Il y a donc une apparente appropriation physique de Vincent par Dorianne, sous-tendue par une appropriation affective qui contribue à faire de l’espace vécu de Vincent une prison, à l’image de la prison Parthenais. Contrairement à ce lieu, cependant, l’enfermement de Vincent est volontaire. Il subit toutefois des restrictions dans ses libertés de déplacement. De plus, ce confinement ne lui permet pas d’écrire, car l’image de Dorianne prend d’assaut son esprit. L’espace ouvert que représentait le Grand Roman Québécois est ainsi sans cesse repoussé.

La fusion des espaces de vie de Vincent et Dorianne, lorsqu’ils décident de vivre ensemble, va provisoirement engendrer des territorialités et des représentations territoriales communes. Plus encore, la décision de vivre ensemble crée une fusion territoriale entre Vincent et Dorianne :

Nous ne pensions qu’à nous deux, nous cultivions l’égoïsme le plus sain et le poussions jusqu’à ses frontières les plus fertiles. Nous ne parlions que de notre appartement, là où nous vivrions à part, enveloppés dans nos draps comme un bonbon à explosion, où nous serions deux, un noeud, un oeuf, une origine au milieu du monde détaché de nous et semé, largué au large.

Ibid.: 108

Cette fusion reste toutefois très artificielle puisque Vincent et Dorianne ne poursuivent pas les mêmes buts, comme le montre la fréquentation de certains lieux idéologiques que sont l’appartement, l’université et le bar Le Barrage.

De l’appartement à l’université en passant par le bar

Selon Di Méo, l’espace de vie correspond au « sujet et [à] ses apprentissages et codes sociaux » (1991 : 361), c’est-à-dire à l’espace de la matérialité et des pratiques. De même, selon Gumuchian (1989), l’espace de vie est aussi constitué d’un ensemble de lieux fréquentés quotidiennement ou régulièrement : les lieux idéologiques. Au sein du roman, quelques lieux précis reviennent régulièrement : l’appartement de Vincent et Dorianne, l’université et le bar Le Barrage, autant de lieux idéologiques qui façonnent leur espace de vie.

L’ensemble de ces lieux traduit une figure spatiale pour chacun des personnages, la dialectique immobilité/mobilité qui rappelle la prison Parthenais y étant toujours présente. En effet, l’appartement dans lequel résident Vincent et Dorianne se voit encore associé à la prison Parthenais, même si cette dernière n’est plus physiquement visible : « Au-delà de la machine à écrire, une fenêtre s’ouvrait sur la rue De Lorimier dont elle barrait le ciel monoxydé de ses meneaux souillés et suintants. De cet endroit, la prison Parthenais n’était plus en vue » (Hamelin, 1993 : 125). 

L’espace carcéral conserve son ascendant sur la psyché de Vincent. De même, l’appartement traduit une lutte spatiale entre Vincent et Dorianne : Vincent souhaite qu’elle demeure avec lui dans l’appartement, il voudrait l’amener à partager la prison dans laquelle il se trouve, ce à quoi elle se refuse. Vincent tente de l’intégrer dans sa propre prison : « j’ai souvent pensé à cette époque qu’avec la femme qu’on aime, le seul comportement logique serait de s’enfermer dans une pièce, une maison, un château, une prison, n’importe quoi qui comportât un intérieur entouré de murs, et de s’y aimer cloîtrés jusqu’à ce que mort s’ensuive » (Hamelin, 1993 : 78), mais elle fuit. En plus, Dorianne ne supporte pas le cliquetis de la machine à écrire de Vincent et le somme d’arrêter : il ne peut donc pas construire ce haut lieu de la littérature qu’est le Grand Roman Québécois et doit se plier à ce confinement.

De son côté, Dorianne contrôle les déplacements de Vincent et étend sa territorialité sans la partager avec lui, ce qui modifie leur relation initiale. Au bar Le Barrage, Vincent est également contraint à l’immobilité lorsqu’il l’accompagne. Dorianne fuit la prison qu’elle a contribué à mettre sur pied. Elle profite de sa liberté de geôlier, se déplace, diversifie sa territorialité et son espace social (quoique de façon éphémère). Aussi se fait-elle raccompagner, sans Vincent, au gré des rencontres.

Dans un même ordre d’idées, les pas de Vincent ne le dirigent plus vers l’université :

Je ratais de plus en plus souvent mes cours à l’université. Ils avaient la fâcheuse habitude de commencer aux environs de cinq heures et c’était précisément l’instant magique où on donnait le signal du deux pour un sur les nombreuses terrasses traîtreusement semées le long de mon parcours. […] Non contente de m’avoir fait déserter mon roman, Dorianne s’en prenait donc maintenant à mes crédits académiques et m’attirait tous les jours dans ses eaux troubles.

Ibid. : 97

Désormais, l’espace social de Vincent est quasi nul, mises à part les rares visites qu’il rend à son ancien colocataire, Pierre, qui lui reproche de lui avoir ravi Dorianne.

En outre, la domination spatiale de Dorianne se manifeste dans la façon dont elle nomme Vincent. Dorianne joue avec les mots et invente son propre vocabulaire : « Ami, tu te rends compte de tout le tinta-bohu que tu es en train de faire? » (Ibid. : 134). Or, la façon dont elle nomme Vincent est très révélatrice : « Château! s’exclama-t-elle, que c’est beau, ici! » (Ibid. : 121). D’après Mondada, l’acte de nomination n’est pas neutre : « nommer l’espace signifie le transformer en un lieu que s’approprie la langue du locuteur » (2000 : 172). De même, selon Debarbieux, « nommer l’espace c’est faire acte d’appropriation symbolique » (1989 : 102). C’est par un processus semblable que Dorianne prend possession de Vincent en le désignant non pas par son prénom, mais par un nom de lieu. L’espace semble alors omniprésent dans les rapports qui lient Vincent et Dorianne. De plus, l’appropriation de Dorianne vise l’espace mental de Vincent, et plus précisément celui du Grand Roman Québécois, puisqu’elle nomme également Vincent « Chateaubriand ».

Toutefois, il se produit une certaine prise de conscience chez Vincent : « Mais oui pour me nommer, c’est vrai je dispose de tous les mots. Je pourrais continuer à l’infini tiens… je suis un homme-lit qui te supporte la nuit, un homme-litige qui sert de cause à tous tes griefs […] » (Hamelin, 1993 : 149). Cela rappelle la figure de la prison et celle de l’enfermement volontaire de Vincent. Cet enfermement paraît tant physique que mental, puisque toute forme de sentiment envers Dorianne, même les sentiments d’angoisse, se traduisent par une inquiétude spatiale :

Où est-ce que tu vas comme ça Dorianne? Elle arborait son air buté des guerres totales. Je savais que cette fois, il me faudrait l’affronter et j’y étais bien déterminé. Je sors dit-elle simplement, déjà lasse de cette évidence. […] Ça m’angoisse trop quand tu t’en vas comme ça, quand tu te livres à la nuit pieds et poings liés […].

Hamelin, 1993 : 152

Cette immobilité à laquelle est contraint Vincent va l’inciter à fuir, comme on s’évade de prison. Il partira sans crier gare, avec ses meubles et pour un autre lieu. Dans une chambre où Vincent va s’enfermer, afin d’écrire enfin le Grand Roman Québécois :

J’habitais une chambre meublée qui ressemblait à une mansarde. […] À travers les faîtières, je jouissais d’une vue imprenable sur la prison Parthenais qui s’élevait toute noire dans le ciel venteux du début de l’automne. Mon nouvel emménagement, en effet, m’avait rapproché de ce donjon fantasmé. […] J’avais pignon sur la rue de la prison et je me sentais l’âme d’un captif depuis que j’avais pris la décision de quitter Dorianne. J’étais coupé en deux, malheureux comme une ville avec un rideau de fer au milieu.

Ibid. : 215

Bien que toujours présente, la réclusion de Vincent s’est modifiée : il s’enferme physiquement afin de libérer son âme de la présence de Dorianne et d’être en mesure d’intégrer l’espace ouvert que représente le Grand Roman Québécois.

Un lieu réunit cependant, de façon très éphémère, Dorianne et Vincent, soit le parc Lafontaine où ils font halte à la sortie de leurs beuveries nocturnes. Les deux amoureux semblent ici se retrouver : « Le parc était notre havre d’espoir » (Ibid. : 130). Là encore, la fusion territoriale paraît très passagère et s’évanouit avec l’aube; elle ne fait qu’accentuer l’enfermement de Vincent et de Dorianne.

Par conséquent, les lieux, qu’ils soient des haut lieux ou des lieux idéologiques, façonnent le quotidien de Vincent et de Dorianne, même si cette influence s’effectue différemment. Toutefois, ces lieux en côtoient également d’autres dont la charge symbolique, moins forte, n’en demeure pas moins prégnante : il s’agit des non-lieux.

Les non-lieux : l’opposition entre des déplacements verticaux et horizontaux

Le pont, le balcon, le port

Le roman Ces spectres agités met en scène des mouvements verticaux et horizontaux autour d’un certain nombre de non-lieux que sont le pont, le balcon et le port. Ces trois non-lieux permettent une analyse plus approfondie des personnages et des motivations qui sous-tendent leurs actions. Selon Bédard (2002), les non-lieux sont des lieux enclavés, anonymes, très fréquentés et généralement très accessibles au quotidien par la population en général.

Le pont constitue l’un des premiers non-lieux qui apparaissent dans le roman. Ce pont n’est pas nommé; il peut s’agir de n’importe quel pont qui permet de quitter Montréal : on parle notamment du pont Viau, du pont Lachapelle et du pont Jacques-Cartier. L’analyse de la figure du pont, en tant que non-lieu, met en évidence deux faits : l’absence de déplacement horizontal de Dorianne, d’une part, et son confinement dans la ville de Montréal, d’autre part. En effet, Dorianne n’a jamais quitté Montréal, comme elle l’explique à Vincent :

Vincent : - Dis-donc, Dorianne ? Tant qu’à ne pas travailler, on pourrait aussi bien prendre des vacances, non ? On pourrait aller dans le Nord durant la fin de semaine, peut-être même y passer la semaine, un coup partis […]
Dorianne : - Le Nord ? Tu veux dire qu’il faudrait quitter Montréal ? Traverser un pont ? […]
Vincent : - La Rivière des Prairies, bien sûr ! Tu as sûrement déjà emprunté le pont Viau, ou le pont Lachapelle, ou… […]
Dorianne : - Je ne suis jamais allée plus loin que l’île de Montréal… […]
Dorianne : - C’est comme ça. Je n’ai jamais eu l’occasion, voilà tout. En fait, la vérité, c’est que j’ai peur des ponts… une peur bleue, même. Peur de ce qu’il y a dessous, surtout.

Hamelin, 1993 : 156-158

Dans cet exemple, le pont caractérise l’absence de déplacement horizontal de Dorianne, soulignant l’espace clos dans lequel elle vit et qui ne va pas sans rappeler l’image de la prison Parthenais. La geôlière de Vincent vit ainsi également dans un espace fermé. Par ailleurs, au cours du roman, Hamelin accorde une place spécifique au pont Jacques-Cartier, pont où Dorianne joue avec sa vie et avec les nerfs de Vincent :

Le pont Jacques-Cartier coiffait le cours d’un heaume ouvert à tous vents. Braillant comme un veau espagnol mal sevré, je grimpai à un grillage, sautai la clôture et m’étendis de tout mon long de l’autre côté. Relevé, je trébuchai encore entre les rails luisants qui sabraient dans le flanc de la ville et coupaient celle-ci de sa source historique puis je me tins debout devant les hauts terris de mâchefer qui dressaient leurs profils tourmentés non loin des piliers du pont […]. Compte tenu du décor, je ne fus pas vraiment surpris de voir apparaître Dorianne au milieu de la tempête et des gifles de pluie m’aveuglant à moitié, de la voir se détacher d’une volute de brouillard en train de se déchirer à la pointe d’une poutre de métal rouillé.

Ibid. : 172-173

Cet exemple souligne le déplacement vertical auquel aspire Dorianne, afin de quitter le monde matériel.

On trouve ce déplacement vertical dans un autre non-lieu : le balcon. Ce dernier symbolise pour Dorianne la possibilité de quitter un espace concret, de s’extraire de son corps pour atteindre un espace spirituel :

[le voisin] vit Dorianne qui s’appuyait de ses deux mains à la rampe du balcon. Les barreaux torsadés fléchissaient sous son poids. – […] Ton amie ? Elle devrait faire attention, elle va tomber à force de se pencher comme ça, c’est pas solide, ce vieux fer forgé-là.

Ibid. : 43

Dorianne joue sans cesse avec sa vie et cherche à « tomber » même dans ses déplacements horizontaux à l’intérieur de la ville.

Enfin, il y a le port. Ce dernier symbolise à la fois le désir de fuir de Vincent et son attachement à la ville : « J’étais content d’arriver là, à l’ombre des installations portuaires obsolètes et des usines aux carreaux fracassés » (Ibid. : 173).

La rivalité spatiale entre Vincent et Dorianne s’exprime ici de nouveau très clairement. En effet, Vincent souhaite en quelque sorte se déplacer vers l’espace littéraire national québécois par l’écriture du Grand Roman Québécois (mouvement vertical). Dorianne l’en empêche par la conquête de son espace physique et mental (mouvement horizontal). Par ailleurs, Vincent souhaite emmener Dorianne avec lui en dehors de Montréal (mouvement horizontal), Dorianne lui répond par l’immobilité et finalement par un mouvement vertical, celui de sa chute, qu’elle convoitait du balcon (mouvement vertical).

Conclusion

L’objectif de notre démarche était de montrer les richesses que pouvait apporter l’analyse géocritique, entendue comme un dialogue entre la géographie et la littérature, à l’étude de l’espace dans le roman. Au bout du compte, il est possible de dire que cette analyse géocritique a permis de dévoiler le dynamisme des relations spatiales qui unissent Vincent et Dorianne et de montrer la pertinence et l’originalité de l’analyse géocritique.

Plus précisément, l’analyse géocritique de l’espace au sein du roman de Louis Hamelin permet d’aboutir à trois constats. Premièrement, deux hauts lieux ont été identifiés : la prison Parthenais, espace fermé et le Grand Roman Québécois, espace ouvert. Ces deux haut lieux détiennent une ascendance telle qu’ils dominent l’état mental des personnages ainsi que leur espace de vie. Il y a donc une projection des lieux référentiels et symboliques dans l’état mental des personnages et une dialectique permanente entre un espace fermé et un espace ouvert.

Deuxièmement, l’espace vécu des deux personnages a été analysé et les changements de cet espace ont été soulignés, pointant du doigt l’immobilité et la mobilité des personnages. Cette opposition contribue à mettre en place une joute spatiale entre les deux protagonistes et illustre leur enfermement. Ce dernier s’incarne dans la présence de la prison Parthenais, et ce, à même leur état mental et par l’oubli progressif de l’espace ouvert que représente le Grand Roman Québécois.

Troisièmement, la présence de non-lieux a été mise en évidence, révélant les déplacements tant horizontaux que verticaux de Vincent et de Dorianne. Cette analyse a confirmé l’enfermement de ces deux protagonistes et leur désir de fuir. Leur fuite s’opère selon un déplacement vertical : Vincent, après avoir quitté l’appartement qu’il partageait avec Dorianne (déplacement horizontal), se consacre à l’écriture du Grand Roman Québécois (déplacement vertical), tandis que Dorianne chute du balcon (déplacement vertical).

Ces divers déplacements, ainsi que l’analyse des différentes territorialités des personnages nous invitent à considérer leur configuration spatiale à la lumière d’une analyse plus fine. L’analyse des types de lieux spécifiques présents dans l’oeuvre de Louis Hamelin ainsi que l’identification de l’espace vécu de chacun des personnages a permis de dévoiler certaines dynamiques spatiales en place entre les personnages. Plus précisément, l’état mental et la présence physique de Vincent et de Dorianne sont l’expression d’un affrontement spatial particulier (tableau 1).

Mais encore, derrière la lutte entre l’homme et la femme et l’enjeu amoureux qui se dessine, le roman de Hamelin révèle les jalons d’un conflit entre deux groupes sociaux distincts. Les représentations que Vincent et Dorianne ont de la ville témoignent de cette joute :

Dorianne regarda par la fenêtre, débordante d’un souverain mépris :

- Ah Château ! Ça, un jardin ? Ils me font bien rire avec leur jardin ! Un jardin en ville, je trouve ça d’un ridicule ! Regarde-les, courbés jusqu’à terre dans leurs culottes crottées, on dirait des paysans ! La campagne, c’est la campagne, et la ville, c’est la ville ! Rien que de penser à tous ces… ignominables légumes qu’ils vont faire sortir de terre, ça me répugne au nez !

- Donc, Dorianne, la ville devrait être bâtie en béton armé pur à cent pour cent ? Quant au mont Royal, évidemment, on devrait réunir une division de béliers mécaniques pour le culbuter hors des limites de la ville ! C’est ça, ta position ?

Hamelin, 1993 : 135-136

Ces représentations opposées témoignent de l’origine sociale différente de Vincent et de Dorianne. Cette distinction sociale, Vincent l’exprime clairement :

J’avais été un bon petit bourgeois de banlieue. […] Pourquoi fallait-il maintenant que je me retrouvasse-là, vaseux, vautré sur une couche ternie par divers débordements, devant la télévision vide de l’après-midi, dans une chambre qui ressemblait à la benne d’un camion à ordure en compagnie d’une aristocrate de basse caste, qui emplissait mes conduits auditifs du broiement de ses patates chips ?

Ibid. : 155

Tableau 1

Types de lieux et importance des lieux selon les deux protagonistes

TEMPS 1

 

Espace de vie

Lieu idéologique

Haut lieu

Espace social

Non-lieu

Vincent

‑Appartement avec Pierre et Pietr

‑Appartement

‑Université

‑Prison Parthenais

Grand Roman Québécois

‑Appartement

‑Université

 

Dorianne

‑Chez son père (supposition)

‑Appartement de Pierre, Vincent et Pietr

‑Le bar Le Barrage

‑Prison Parthenais

‑Appartement de Pierre, Vincent et Pietr

‑Le bar Le Barrage

‑Balcon

TEMPS 2

 

Espace de vie

Lieu idéologique

Haut lieu

Espace social

Non-lieu

Vincent

‑Appartement avec Dorianne

‑Appartement

‑Le bar Le Barrage

‑Prison Parthenais

‑Appartement

‑Pont

‑Pont

Dorianne

‑Appartement avec Vincent

‑Appartement

‑Le bar Le Barrage

‑Prison Parthenais

‑Appartement

‑Le bar Le Barrage

‑Pont

‑Balcon

TEMPS 3

 

Espace de vie

Lieu idéologique

Haut lieu

Espace social

Non-lieu

Vincent

‑Mansarde

‑Mansarde

‑Prison Parthenais

Grand Roman Québécois

 

 

Dorianne

‑Ancien appartement

‑Appartement

‑Bars

‑Prison Parthenais

‑Appartement

‑Bars

‑Balcon

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De façon plus large, le roman met en scène une lutte entre la pauvreté, celle de Dorianne, qui ne travaille pas et qui erre, et celle de Vincent, dont la pauvreté, quoique réelle, est très différente : il fréquente l’université, il aspire à devenir un intellectuel, et souhaite travailler. C’est de cette manière que Hamelin dresse un portrait social du Québec des années 1980 et du milieu littéraire et artistique de l’époque, en soulignant la nécessité d’écrire ce grand roman pour que la littérature québécoise soit enfin reconnue, et que Vincent accède à un réel statut, celui d’écrivain consacré.

En dépit de la pertinence de ces quelques résultats, notre étude n’est pas sans comporter quelques limites. En effet, et pour reprendre les propos de Westphal, il conviendrait d’analyser l’ensemble de l’oeuvre de Louis Hamelin, afin notamment de savoir dans quelle mesure Ces spectres agités se distingue des autres romans de l’auteur. De plus, la comparaison de l’ensemble de l’oeuvre avec les romans d’autres auteurs québécois de la même période permettrait de confirmer ou d’infirmer la viabilité de nos interprétations. Par ailleurs, il serait selon nous nécessaire de prêter une attention plus particulière à l’écoulement du temps d’une part et au jeu de lumière qu’offre ce roman d’autre part. Enfin, une analyse des micro-espaces au sein de ce roman mènerait très certainement à la découverte d’autres types de lieux, dont la signification n’est certes pas à négliger.