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À mi chemin entre la description ethnographique, la biographie et le roman, cette «saga familiale» présente une série de courtes vignettes décrivant des personnages ayant vécu dans la partie septentrionale du Groenland de l’est pendant la deuxième moitié du 19e siècle et le début du 20e. L’ouvrage narre les événements (exploits cynégétiques, migrations, épidémies, meurtres, etc.) auxquels ont été mêlés les protagonistes, tous membres ou affins d’une même famille étendue, y compris leurs réactions à l’arrivée des Européens dans la région (expédition de Gustav Holm en 1883-85; établissement d’une colonie danoise en 1895).

Comme le souligne Joëlle Robert-Lamblin dans son avant-propos, ce livre offre une image des Inuit bien éloignée de celle qui a souvent cours dans le grand public: un peuple paisible vivant en harmonie avec la nature. La vie des personnages décrits par Rosing est, au contraire, marquée par la violence, le meurtre souvent gratuit, la folie et, surtout, la lutte contre une nature implacable, où la famine succède à des conditions climatiques extrêmes et où le risque d’être attaqué par un ours polaire ou un morse est bien réel et plus fréquent qu’on peut l’imaginer.

C’est sans doute cette lutte constante pour la survie qui a mené à un usage exacerbé, à ce qu’il semble, de la magie et du chamanisme. L’ouvrage abonde en allusions aux exploits des chamanes, à l’usage d’amulettes et de formules magiques, ou encore à la fabrication de tupilat, ces êtres composites faits de parties hétéroclites de cadavres animaux et humains, auxquels on insuffle la vie par magie afin de les envoyer tuer quelqu’un dont on veut se débarrasser. C’est peut-être aussi cette peur ressentie face à un environnement naturel extrêmement violent qui explique le tabou du nom: quand une personne meurt, non seulement ne doit-on plus prononcer son nom, mais il faut aussi changer l’appellation de l’objet ou de l’animal dont provenait ce nom, et ceci de façon permanente. D’où un vocabulaire dont environ 30% des termes ne se retrouvent dans aucun autre dialecte inuit (Dorais 1981: 45).

À cette étrangeté lexicale s’ajoutent des idiosyncrasies en ce qui concerne la prononciation. Le groenlandais de l’est se caractérise par toute une série de particularismes phonétiques pas ou peu présents ailleurs, ce qui lui donne une couleur bien spéciale. Dans l’ouvrage de Rosing, cette couleur s’augmente de choix orthographiques pouvant sembler étranges – usage du graphème d; emploi des voyelles e et o en finale de mot. Dans l’ensemble, ces particularismes linguistiques et ces choix d’écriture donnent l’impression d’une distance entre les gens d’Ammassalik et les autres Inuit beaucoup plus grande qu’elle ne l’est en réalité.

Une brève note biographique au dos du livre présente Jens Rosing comme un dessinateur et écrivain danois né en 1925. Il s’agit en réalité d’un grand artiste groenlandais, célèbre entre autres pour les nombreux timbres poste du Groenland qu’on lui a demandé de créer. L’ouvrage est d’ailleurs illustré de plusieurs dessins de Rosing représentant des personnages, des objets de culture matérielle, des scènes de vie ou des paysages du Groenland de l’est. L’auteur a passé une partie de son enfance dans cette région, où son père était pasteur luthérien. Il a donc connu, dans leur vieillesse, certains des protagonistes de son ouvrage.

Dans l’ensemble, ce livre est instructif et agréable à lire. On ne peut que féliciter Catherine Enel – qui nous a déjà donné la traduction de Mon passé eskimo du chamane est-groenlandais Quppersimaan – d’avoir mis l’ouvrage de Rosing à la disposition des lecteurs francophones.