Corps de l’article

Notes d’observation

Il est peu probable que vous n’ayez jamais habité le 9270. À la hauteur de l’Université de Montréal, descendez le chemin de la Côte-des-Neiges. Un peu après le parc situé au bas de la Côte, tournez à droite puis à gauche. Longez les mornes immeubles d’appartements qui se ressemblent tous et repérez celui qui loue des chambres à 300 $ par mois. Dans le quartier, on appelle le 9270 le « Motel ». On est le 15 avril 2006 et cette année-là il fait beau et très chaud. Aux fenêtres du premier étage vous voyez deux femmes et un homme penchés qui vous regardent alors que vous hésitez à entrer dans l’immeuble. La poignée de porte est arrachée. Vous poussez la porte et aspirez une bouffée d’air qui sent l’urine, le chlore et le renfermé. Vous remarquez à votre droite des dépliants jaunis éparpillés sur le dallage. Parmi la vingtaine de cases postales, seules deux ou trois portent des noms griffonnés à la hâte. Prenez l’escalier et parcourez le premier étage. Vous remarquez quatre toilettes communes, une pour chaque grappe de quatre locataires. Plusieurs chambres sont ouvertes : un matelas à terre, un sofa éventré, quelques chaises, un réchaud, une vieille télé qui fait du boucan et un évier qui déborde de vaisselle sale. Il est deux heures de l’après-midi et pour un jour de semaine vous êtes frappé par le va-et-vient et le brouhaha. Vous ne verrez ici aucun enfant. Aucun adolescent non plus. On vous toise et vous pressez le pas. Des visiteurs, arrivés après vous, vous dépassent et croisent votre regard. Vous en suivez un qui monte au deuxième étage. Il tourne à droite et se dirige vers une chambre dont la porte est entrouverte. Vous apercevez, autour d’une table, cinq personnes assises. Les têtes sont penchées. Vous montez au troisième étage, beaucoup plus calme. Une porte est entrouverte et la chambre vous semble plus spacieuse et moins délabrée. Un homme est assis en train de coudre ce qui semble être un pantalon. Vous arrivez enfin à l’appartement du concierge de l’immeuble. Vous sonnez à sa porte. Une femme, d’origine slave, fort sympathique, d’environ 55 ans vous accueille. Elle vous attendait. C’est la cousine du propriétaire, âgé de 80 ans. Il n’habite plus Montréal depuis longtemps et il songe à vendre pour renflouer sa retraite. Elle est contente de vous voir. Un torrent de paroles et de confidences. « Quelle misère, mes amis, si vous saviez ! Pas moyen de connaître le nom de mes locataires, ils passent leur temps à se prêter entre eux leur chambre. Quand vient le temps de percevoir le loyer, c’est bonjour les problèmes. Toujours en train de se chamailler. Lorsque je parviens à collecter la moitié des loyers, je suis chanceuse. Et puis ils me gueulent après. Et ils me font peur aussi. Heureusement qu’il y a les locataires du troisième. Des compatriotes, on se comprend. Ils sont malheureux, ils n’ont pas eu la vie facile, mais ils sont tranquilles. Pas comme les autres. Que voulez-vous qu’une pauvre veuve comme moi, les jambes ravagées par l’arthrite, fasse ? Voulez-vous bien me le dire ? »

Le problème

Il existe, à Montréal, plusieurs immeubles à logements en mauvais état et à loyer modique. Ces grands « taudis » décrits dans un reportage publié par La Presse (Gagnon, 21 mars 2006) sont un « business » pour leurs propriétaires, qui en possèdent souvent un grand nombre, répartis dans plusieurs quartiers montréalais. Leurs pratiques d’affaires sont dénoncées par la journaliste et les comités de défense des locataires et incluent : a) tirer avantage d’un bassin de locataires « captifs » qui ne portent pas plainte parce que le marché des logements à bas loyer est en train de disparaître, ce qui limite leur capacité de boycotter les « mauvais propriétaires » ; b) attendre que les plaintes s’accumulent, que les poursuites soient entamées par les inspecteurs de la Régie du logement et transférer les titres de propriétés à un autre nom (proches parents ou paravents) ; c) avoir recours systématiquement aux tribunaux et y contester des avis d’infraction que leur impose la ville et tirer avantage des délais en cour avant que la cause portée en appel soit entendue ; d) lorsque les pressions des comités de logements et de la Régie se font plus insistantes, augmenter les loyers en facturant des rénovations mineures et majeures et multiplier les intermédiaires entre le locataire et le propriétaire.

Mais le « business des logements à bas loyer » prend de multiples visages. Le reportage de La Presse n’aborde qu’indirectement les immeubles malfamés et désorganisés dont « la réputation fait peur et [qui sont] désignés par plusieurs comme des agences de recrutement pour gangs de rue » (ibid.), comme le 9270[3]. Dans cette étude nous nous intéressons à l’impact d’une opération policière (le projet « Motel ») qui s’était donné pour objectif de « résoudre » un problème local de criminalité attribué à un taudis de mauvaise réputation. Son propriétaire ne fait pas partie de la poignée de gros propriétaires qui contrôlent le marché locatif bas de gamme. Les plaintes des locataires sont rares, voire inexistantes. Il s’agit en outre d’un immeuble de location de studios (de « chambres ») et non pas d’appartements : une toilette pour quatre locataires en titre, 12 chambres par palier. Les loyers sont passablement chers (300 $ par mois). Le taux d’occupation est élevé. La clientèle n’est pas particulièrement docile (une majorité de locataires sont fichés par la police) et les « mauvais payeurs » ne sont pas inhabituels. On est assez peu renseigné sur les « techniques » de perception des loyers, notamment parce que le concierge précédent avait été renvoyé et remplacé au pied levé par une parente éloignée du propriétaire, âgée de 55 ans, et assez « novice » dans ce domaine particulier d’affaires. On ne trouve aucun des indicateurs de mécontentement des grands taudis. C’est que le « business » des petits taudis malfamés suit une logique d’impunité qui lui est propre : un immeuble dominé par des délinquants qui, en échange de loyers assez chers payés régulièrement, obtiennent la complaisance du propriétaire et de ses concierges, c’est-à-dire absence de contrats officiels de location, absence de comptabilité, absence de contrôle des entrées et des sorties de l’immeuble, et ainsi de suite, bref, un sanctuaire où ceux-ci peuvent en toute quiétude et toute intimité utiliser l’immeuble pour organiser leurs activités illicites.

Sa résolution ?

Mais le 9270 préoccupe. Il est « connu » des résidents qui à l’occasion d’une visite systématique, « porte-à-porte », du quartier entre le 13 et le 24 mars 2006, le mentionnent explicitement aux policiers du quartier comme un repaire de « drogués », de « prostituées » et de « soucoupes[4] ». Il est aussi connu des groupes communautaires pour son insalubrité et la Ville de Montréal s’apprête à le racheter à son propriétaire : il fermera ses portes pour rénovation le 31 juillet 2006. Et il est connu des policiers du poste de quartier parce qu’il accapare à lui seul 10 % des appels reçus pour bagarres, vols et autres incidents. Les policiers pressent le propriétaire de faire des demandes d’éviction à l’endroit de cinq de ses locataires et offrent de lui servir de témoins devant la Régie du logement. Ils sollicitent également la coopération « musclée » des services (provinciaux) de probation et des services (fédéraux) de libération conditionnelle pour bris flagrant de conditions. Et ils parviennent, non sans mal, à persuader les services spécialisés d’enquête (celle des stupéfiants) de leur prêter pendant quelques jours des agents d’infiltration pour effectuer des achats « contrôlés » de crack afin d’organiser une descente. Le plan est ébauché dès le mois de décembre 2005 : patrouille intensive des environs qui visait à établir des liens de confiance avec les résidents des secteurs et à les inciter à signaler les désordres dont ils sont les témoins ; collecte locale d’informations sur chacun des locataires de l’immeuble (« l’album familial ») et surveillance discrète pratiquée par des patrouilleurs en civil chargés de préparer le terrain pour les agents d’infiltration des unités spécialisées d’enquête ; la mobilisation simultanée des huissiers (évictions), des services de probation (bris de conditions), et des policiers (arrestations) le jour de la descente (fixée début juin). Un échéancier de six mois et des tractations logistiques compliquées qui devront être minutées jusqu’à la veille de la frappe.

* * *

On trouve dans cette opération les ingrédients d’une police « bien informée » : une police de proximité soucieuse des « besoins du quartier » et une police « intelligente » qui s’attaque aux causes rapprochées des désordres. La police communautaire et la police de résolution de problèmes sont souvent présentées en opposition l’une de l’autre. La première se préoccupe de la qualité des échanges entre les patrouilleurs et les citoyens et de sa « sécurité subjective » ; elle pratique le porte-à-porte et les visites de courtoisie et la visibilité du policier en tenue est jugée essentielle (Eck et Spelman, 1987) ; la deuxième se préoccupe de sa « sécurité objective » : elle identifie les segments de rue ou les immeubles où se concentrent les désordres, effectue la collecte d’informations sur les causes rapprochées des désordres et des délits, planifie soigneusement ces cibles et mise sur l’obtention de résultats apparents et mesurables (Goldstein, 1987, 1990 ; Brodeur, 2003), et mobilise la force de frappe de sanctions civiles comme les mesures d’expulsion sanctionnées par la Régie du logement (Mazerolle et Roehl, 1998 ; Mazerolle et al., 1998). Plusieurs en ont conclu que la police communautaire ne parvenait pas à améliorer la sécurité objective des citoyens et qu’elle devait céder la place à une police de résolution de problèmes (Eck et Spelman, 1987 ; Braga et al., 1999). Mais les méta-analyses proposées par Bennett et al. (2006) et par Mazerolle et al. (2006) suggèrent que cette police communautaire, souvent décriée, n’est pas sans mérites, d’autant plus que le sentiment d’insécurité des citoyens est souvent stimulé par des indicateurs d’incivilités et de désordres (malpropreté, manque d’éclairage, chahuts, vagabondage et attroupements) qui sont mal mesurés par les statistiques criminelles (Tremblay et al., 1993). En outre, les deux styles de police, comme l’illustre l’intervention décrite dans le présent article, ne sont pas incompatibles. Après tout, Goldstein, le « père » de la police de résolution de problèmes, s’est longtemps rangé lui-même sous la bannière de la police de communauté (Brodeur, 2003). Quelle que soit l’approche, cependant, la possibilité d’un déplacement des désordres reste une des principales préoccupations des préventionnistes du crime (Cornish et Clarke, 1987 ; Weisburd et al., 2006), même si ce déplacement n’est généralement pas total et s’accompagne, au demeurant, d’une diffusion des « bénéfices » (Clarke et Weisburd, 1994 ; Hesseling, 1994).

Dans cette étude, nous souhaitons répondre à deux questions. L’entreprise de rapprochement entre les policiers et les résidents s’est-elle soldée par une diminution du chiffre noir des désordres que les citoyens « enduraient », mais hésitaient à signaler aux policiers ? On peut répondre partiellement à cette question en comparant les niveaux de désordre avant et pendant l’opération policière. Les actions policières ont-elles fait diminuer les désordres, ou les ont-elles simplement déplacés vers d’autres immeubles locatifs avoisinants du quartier ? Pour répondre à cette question d’impact, la stratégie a été de comparer le volume de désordres dans le secteur avant et après l’intervention policière.

Données et méthodologie

La période d’analyse, qui s’étale sur trois ans, débute le 4 avril 2004 et prend fin le 11 avril 2007. La frappe policière s’est déroulée le 13 juin 2006. Dans le périmètre d’analyse, on trouve 262 immeubles locatifs adjacents de même taille que l’immeuble d’appartements ciblé par l’opération. Pour ne pas nuire à la réputation de tel ou tel immeuble ou segment de rue, nous n’indiquerons pas les adresses civiques et les segments de rue qui composent ce périmètre. Pour neutraliser les biais de l’autosélection qui découle d’un découpage arbitraire des limites de juridiction des postes de quartier, les immeubles locatifs de même taille et de même statut socioéconomique qui se trouvent dans deux postes de quartier adjacents (en l’occurrence les postes 25 et 26 du SPVM) ont été regroupés. Il est possible en effet que les désordres que l’on essaie de faire diminuer dans un poste « émigrent » vers le poste adjacent.

Dans cette étude, l’unité spatiale d’analyse est composée de centaines de petites collectivités (des immeubles d’appartements) et son unité temporelle couvre des intervalles restreints (la semaine). À ce niveau très fin d’agrégation, les délits officiellement consignés dans des « rapports d’évènements » sont trop rares pour qu’ils puissent être analysés[5]. En revanche, les appels 911 sont beaucoup plus fréquents ; la moyenne hebdomadaire des appels de signalement de délits dans le « Motel » – l’immeuble ciblé dans cette opération – était cinq fois plus élevée que celle des délits consignés dans les rapports d’évènements (3,3 appels vs 0,7 délit). Ce qui est vrai de l’immeuble locatif ciblé, l’est encore plus de l’ensemble des immeubles d’appartements comparables du quartier (ratio de 10 appels pour un délit pour les 10 immeubles les plus turbulents du quartier). Pour fin d’évaluation, les appels offrent une mesure directe des inquiétudes des citoyens et du chiffre noir des bagarres qui ont cessé avant l’arrivée des policiers, des transactions de drogues que ceux-ci ne peuvent constater (fuite de protagonistes ou disparition des preuves) ou de projets délinquants qui avortent précisément parce qu’ils ont fait l’objet d’un signalement. Les appels 911 constituent d’ailleurs une mesure privilégiée par les recherches évaluatives de la police communautaire ou de résolution de problèmes (voir par exemple, Braga et al., 1999, ou Sherman et al., 1989).

Il est utile de distinguer les appels de localisation des policiers (20 % de tous les appels)[6] et les appels des citoyens. Les appels de localisation sont logés par les patrouilleurs afin d’indiquer leur présence et leur position dans le quartier qu’ils desservent. Ils témoignent de l’intérêt que les policiers portent à un endroit particulier et on peut mesurer de semaine en semaine ou de segment de rue en segment de rue le degré de surveillance policière exercé. Parmi les appels 911 provenant des résidants du quartier, la moitié sont des signalements de délits contre la personne (bagarres en tous genres) ou de délits contre la propriété. La catégorie résiduelle des « autres appels » est hétérogène, la plupart étant des plaintes diverses subsumées sous la rubrique « troubler la paix » (code 63) ou « informations d’intérêt policier » (code 833).

Durant cette période, et dans ce périmètre d’analyse, on dénombre 5075 appels 911 de citoyens ; 3694 émanent des immeubles d’appartements : en moyenne, 14 appels par immeuble, 24 par semaine, donc 0,09 par immeuble par semaine. Mentionnons que 48 immeubles d’appartements du périmètre d’analyse n’ont donné lieu à aucun appel de signalement de délits. Avant que ne débute l’intervention policière, la fréquence hebdomadaire moyenne des appels provenant du 9270 était de 1,5. En somme, un immeuble 10 fois plus turbulent que la moyenne.

La stratégie d’analyse procède en trois étapes. La première reconstitue la chronologie et la localisation des interventions policières pour déterminer le moment où débutent les interventions policières et communautaires et le moment où elles prennent fin (les périodes « avant », « pendant » et « après »). Le périmètre d’analyse a été délimité de manière à pouvoir détecter les effets collatéraux de cette intervention. Deuxième étape : vérifier si les citoyens qui habituaient aux alentours immédiats du 9270 ont signalé davantage de délits pendant la durée de patrouille policière intensive. Dernière étape : évaluer l’impact de l’opération en comparant la fréquence hebdomadaire des désordres résidentiels durant les deux périodes où le niveau de surveillance policière est relativement constant (c’est-à-dire avant le début, et après la fin de l’opération policière).

Mise en contexte

Le territoire d’analyse couvre une superficie d’environ 1 km2 où l’on trouve 262 immeubles locatifs de taille moyenne (une vingtaine d’appartements). Toutefois, les 10 immeubles locatifs les plus turbulents (outre le 9270 ciblé par l’intervention) du quartier sont concentrés dans quelques segments de rue (voir figure 1).

Figure 1

Topographie des segments de rue et des immeubles les plus turbulents du périmètre de l’étude

Topographie des segments de rue et des immeubles les plus turbulents du périmètre de l’étude

-> Voir la liste des figures

Le 9270 (le « Motel ») se trouve dans le segment de rue 1 de la rue A, qui est à l’origine de 14 % de tous les appels 911 du périmètre de l’étude. Les segments 2 et 3 de la rue B, sont également à l’origine de 13 et 17 % des appels du périmètre. Même si le « Motel » est l’immeuble locatif le plus turbulent de ce quartier (les appels de signalement de désordres y sont deux fois plus nombreux que chez son plus proche « rival »), il nous a semblé intéressant de localiser les 10 autres immeubles les plus turbulents du périmètre ; sept d’entre eux se trouvent dans les segments 2 et 3 de la rue B, et les trois autres sur la rue A. L’immeuble identifié par les policiers comme l’immeuble « à surveiller » durant les opérations de suivi de la frappe est celui où résidait un des fournisseurs qui approvisionnaient les locataires et les revendeurs de l’immeuble frappé. Compte tenu de la concentration des incivilités, des bagarres et des vols, leur défi était de minimiser la migration des désordres vers le segment de rue 3 ou vers les autres immeubles turbulents situés à proximité.

L’examen des appels de localisation permet de distinguer le début, la durée et la fin des pressions policières exercées. Le début des pressions s’est produit en décembre 2005 (première ligne verticale de la figure 1, semaine 87). Cette phase de surveillance s’achève en mai 2006 (semaine 110) durant laquelle la visibilité des policiers en tenue double d’intensité : de deux appels de localisation par semaine autour du 9270 en 2004 et 2005, on passe de 4 à 6 appels durant les cinq premiers mois de 2006. Cette visibilité prend un visage communautaire en mars 2006 (semaines 100, 101 et 102) lorsque les policiers et les organismes communautaires participent à une vaste enquête de porte-à-porte[7]. La surveillance en tenue diminue d’intensité et revient à son niveau « normal » au moment de la frappe policière (le 13 juin 2006, la deuxième ligne verticale) pour chuter à zéro le 1er août 2006 (troisième ligne verticale, semaine 123) lorsque le 9270, racheté par la municipalité, sera fermé à fins de rénovation.

Figure 2

Série chronologique (par semaine) des appels de localisation provenant du 9270

Série chronologique (par semaine) des appels de localisation provenant du 9270

-> Voir la liste des figures

Durant les trois semaines qui précèdent la frappe (semaines 110 à 113), les appels de localisation s’espacent pour ne pas nuire aux opérations d’infiltration de la brigade des stupéfiants préparatoires à la frappe. La frappe est elle-même modeste. Les réseaux de trafiquants qui assuraient l’approvisionnement de l’immeuble n’ont pas été enquêtés, contrairement aux opérations policières dirigées contre les gangs de rue dans le quartier de Montréal-Nord en 2002 examinées par Charest et al. (2005). La frappe se limite à une seule adresse civique, contrairement aux opérations coup-de-poing qui ciblent simultanément une multiplicité de cibles distinctes (comme l’opération coup-de-poing de 1989 examinée par La Penna et al., 2003). Cette frappe ne se distingue pas non plus par le nombre d’arrestations effectuées, contrairement aux raids répétés étudiés par Sherman et Rogan (1995 ; voir aussi Sherman, 1990). Elle se solde en fait par cinq arrestations : une seule pour possession de crack, et les autres pour bris de conditions de probation. Il reste que lors de cette frappe, les policiers étaient assistés par des agents de probation, par des agents d’immigration et par des huissiers de la ville. L’opération pilotée par les policiers doit plutôt être envisagée comme typique des efforts d’une police qui cible ce qu’elle estime être une cause prochaine de la criminalité et qui utilise son influence pour coordonner les agents qui disposent d’un contrôle partiel sur ceux qui y participent. La frappe a été suivie d’une période de maintien de présence d’effectifs policiers dans les alentours de l’immeuble (semaines 115 à 122).

Police de proximité et appels 911

Les trois interventions (début de la surveillance intensive, début de la frappe, fermeture de l’immeuble ciblé) définissent quatre périodes dans la série d’observations : 1) la période de référence qui précède le début de la patrouille ciblée ou intensive (la période « avant » couvre les semaines 1 à 86) ; 2) les semaines de patrouille intensive (les semaines 87 à 113) ; 3) les semaines de la frappe et de son suivi (les semaines 115 à 122) ; et finalement, 4) la période qui suit la fin du projet (et la fermeture pour fin de rénovation de l’immeuble frappé – les semaines 123 à 157).

On peut se demander si la patrouille intensive a incité les résidents du secteur à signaler davantage les délits dont ils étaient les témoins directs ou indirects. L’analyse examine l’impact de chacune des phases de l’intervention en comparant la fréquence hebdomadaire des appels 911 provenant des citoyens durant l’intervention à celle qui est observée durant les trois autres phases. Par exemple, l’effet de stimulation attribuable à la patrouille intensive est évalué en comparant le nombre d’appels reçus durant la période où celle-ci est active au nombre d’appels observé durant toutes les autres périodes de patrouille normale (les semaines 1 à 86 qui précèdent le début de la patrouille intensive, et les semaines qui suivent la fin de la patrouille intensive – les semaines 115 à 157).

Pour tenir compte des mouvements de la criminalité, nous incluons la séquence des observations répétées (semaine 1… semaine 157) qui capte l’effet de la tendance des séries chronologiques. Comme les séries chronologiques sont en fait stationnaires (les coefficients de tendance sont présentés dans la quatrième colonne du tableau 1 [page 237]), les constantes mesurent la fréquence hebdomadaire moyenne des appels des citoyens par immeuble ou groupe d’immeubles. Par exemple, le nombre moyen d’appels par semaine de 0,8 pour le 9270, de 2,46 pour l’ensemble des 10 immeubles les plus turbulents du quartier et de 11,45 pour les 262 immeubles et autres adresses du périmètre de référence. La fréquence des désordres durant une semaine quelconque de la série n’est que faiblement corrélée à celle de la semaine précédente. C’est la raison pour laquelle les termes d’autocorrélation, incorporés dans les analyses, ne sont pas présentés dans le tableau 1. Comme les appels 911 des citoyens sur une base hebdomadaire ne sont eux-mêmes pas très fréquents, le seuil de signification statistique a été fixé à 0,10 de manière à ne pas forcer la puissance des tests statistiques. Le modèle d’analyse utilisé est donc :

Y = a + b(X1) + c(X2) + d(X3) + d(X4) + terme d’autocorrélation (rho) + terme d’erreur.

Où :

Y = appels à la police par les citoyens qui résident dans les autres immeubles des environs (les résidants du 9270 sont exclus de l’analyse) par type de délit signalé (appels pour incidents de violence, appels pour vols et autres atteintes aux biens, ensemble de tous les appels reçus par le poste de police) ;
X1 = Patrouille intensive (1= semaines où la patrouille est intensive, 0 = semaines où la patrouille n’est pas intensive) ;
X2 = Frappe (1= la semaine de la frappe, 0 = semaines sans frappe) ;
X3 = Fermeture (1= semaines où le 9270 a été fermé pour cause de rénovation, 0 = semaines où il était habité) ;
X4 = Tendance de la série chronologique (1 = première semaine d’observation, 157 = dernière semaine d’observation) ;
Constante = fréquence moyenne d’appels par semaine pour l’ensemble de la série chronologique.

Tableau 1

Impact des interventions policières sur la fréquence hebdomadaire des appels des résidants du quartier, par type et adresse d’origine : d’avril 2004 à avril 2007

Impact des interventions policières sur la fréquence hebdomadaire des appels des résidants du quartier, par type et adresse d’origine : d’avril 2004 à avril 2007

*p<0,10 ; **p<0,05; ***p<0.01

-> Voir la liste des tableaux

Faute d’occupants, les appels provenant du 9270 ont bien entendu chuté à zéro (baisse de 1,5 appel pour une fréquence hebdomadaire de base de 1,5). Le résultat le plus probant, du moins en apparence, que présente le tableau 1 est la baisse globale des appels dans les 262 immeubles d’appartements du secteur à la suite de la fermeture du 9270 (une baisse hebdomadaire de 6,11 p< 0,01). Un effet d’autant plus intéressant qu’il s’agit d’appels pour bagarres et autres délits de violence (une baisse de -4.18, p<0,05). En outre, on n’observe aucune augmentation d’appels dans les segments de rue adjacents (segments 2 et 3), dans les 10 autres immeubles d’appartements les plus turbulents du secteur.

Mais cette conclusion suppose que le penchant des citoyens à signaler les désordres dont ils sont témoins ait été constant tout au long de la période d’analyse. Or il semble que ce penchant soit réactif et s’accommode fort bien d’incitatifs : il augmente lorsque les policiers font sentir leur présence et diminue lorsqu’ils ne le font plus. On observe une augmentation très appréciable des appels des citoyens durant la phase de patrouille intensive autour de l’immeuble ciblé (b = 1.73, p<0,01) et dans le segment de rue 3 où l’on trouve d’autres immeubles turbulents. La directive de profiler le 9270 a été prise parce qu’il s’agissait de l’immeuble résidentiel le plus turbulent du quartier. L’augmentation des appels s’est produite après que cette décision a été prise, pas avant. L’ennui est que la baisse observée à la suite de la fermeture de l’immeuble est en partie « nominale ». En augmentant sa « proximité », la police incite davantage de résidants à signaler les désordres dont ils sont témoins – c’est d’ailleurs précisément un de ses objectifs. En mettant fin à cette proximité, elle les incite à modérer la fréquence de leurs appels. En comparant les appels de chaque phase de l’intervention aux trois autres, le devis évaluatif autorise une conclusion négative (un biais d’amplification de la patrouille intensive). Elle n’autorise pas une conclusion positive (une baisse effective des appels en l’absence de la hausse conjoncturelle des appels durant l’intervention).

Les ambitions d’une police de résolution de problèmes

Dans une perspective de résolution de problèmes, qui mise sur des résultats mesurables, le test décisif requiert (i) une baisse des désordres, notamment une baisse des vols et des incidents de violence dans les immeubles et les segments de rue les plus turbulents, et (ii) une absence de leur déplacement vers les autres secteurs résidentiels du quartier. Les résultats de la première analyse (tableau 1) suggèrent qu’on doit s’assurer que les périodes de comparaison présentent une intensité comparable de présence de patrouilleurs, par exemple un nombre équivalent de leurs appels de localisation. En conséquence, il est préférable que la phase de « traitement » – la période de huit mois de patrouille renforcée qui débute en décembre 2005 et prend fin en août 2006 lorsque le 9270 ferme ses portes – soit exclue de l’analyse[8]. Les appels au 9270 ont été également exclus de l’analyse pour deux raisons. D’une part, les effets des travaux de rénovation du 9270 et la relocalisation temporaire de ses locataires ne peuvent pas être crédités au compte de la frappe policière. D’autre part, cette frappe était tactique : diminuer les désordres dans le quartier en ciblant le foyer le plus turbulent. Ce n’est pas l’impact ponctuel de la frappe qui mérite d’être évalué, mais sa plus-value ou la diffusion éventuelle de ses effets.

Le tableau 2 (page 239) présente les analyses de ce nouveau devis évaluatif qui incorpore cette fois quatre niveaux d’agrégation : celui des 10 immeubles résidentiels les plus turbulents (quel que soit le segment de rue où ils se trouvent), celui des segments de rue (tous les immeubles d’appartements des segments 1 à 3), celui des rues (la rue A regroupe les immeubles d’appartements de trois segments de rue, dont un seul – le segment 1 – est turbulent ; la rue B regroupe les immeubles d’appartements de trois segments de rue dont 2 sont turbulents) et celui du périmètre de l’étude qui s’étend bien au-delà des frontières schématisées par la figure 1.

Tableau 2

Analyse de variance de la fréquence hebdomadaire de désordres signalés par les locataires dans le périmètre d’étude avant (avril 2004 à novembre 2005) et après (août 2006 à avril 2007) l’opération policière, excluant l’immeuble ciblé par cette opération

Analyse de variance de la fréquence hebdomadaire de désordres signalés par les locataires dans le périmètre d’étude avant (avril 2004 à novembre 2005) et après (août 2006 à avril 2007) l’opération policière, excluant l’immeuble ciblé par cette opération

-> Voir la liste des tableaux

Trois résultats se dégagent des analyses que présente le tableau 2. Premier résultat : on observe une baisse appréciable des appels dans les 10 immeubles les plus turbulents du quartier (notamment les signalements de bagarres). La fréquence hebdomadaire de 5,7 appels baisse à 3,1 (une chute d’environ 40 %). La diffusion des bénéfices s’étend également aux autres immeubles de la rue où se trouvait le « Motel », où la moyenne des signalements hebdomadaires diminue d’environ 10 % (de 10,2 à 8,9). Deuxième résultat : un déplacement concomitant des désordres dans les immeubles d’une rue adjacente (la rue B, où les appels pour désordres dans les 63 immeubles augmentent de 6,7 à 7,9 par semaine) et les autres rues du périmètre (où les signalements hebdomadaires, qui émanent d’un lot de 106 immeubles, augmentent de 7,2 à 9,4). Troisième résultat : comme les effets de diffusion des bénéfices et d’exportation des désordres ont à peu près le même poids, le résultat net est que le volume d’appels qui proviennent de l’ensemble du site est resté stable avant et après l’opération policière. Les données analysées dans le tableau 2 couvrent l’ensemble des appels 911, mais on trouve des résultats analogues lorsqu’on se limite aux signalements d’incidents de violence : aucune différence, là non plus, entre la fréquence hebdomadaire des signalements de désordres du quartier avant et après cette intervention policière.

Autrement dit, les actions de la police n’ont pas fait diminuer la quantité globale de désordres. Elles ont simplement eu pour conséquence de les disperser. Jusque là, un petit nombre de résidants qui habitaient dans le voisinage des immeubles turbulents devaient endurer la majorité des désordres et des exactions attribuables à une minorité de fauteurs de troubles. Par la suite, les désordres étaient aussi nombreux qu’avant, mais ils touchaient un plus grand nombre de résidants du secteur. Cet état de choses est probablement temporaire. L’immeuble « à surveiller » méritait effectivement de l’être : avant les actions policières, cet immeuble présentait une moyenne de signalements inférieure à 0,4 par semaine et il ne se classait pas parmi les 10 immeubles les plus turbulents du quartier. Après la fermeture du « Motel », sa moyenne hebdomadaire des appels a grimpé à 1,4, ce qui en fait désormais l’immeuble le plus turbulent du quartier et le candidat idéal pour « remplacer » le 9270. Il est possible, quoique assez peu probable, que les résidants qui vivent dans le voisinage immédiat du 9270 jugeront que les désordres ont diminué. Il est possible que les résidants qui habitent dans les autres secteurs du quartier jugeront que les désordres ont augmenté. Encore faudrait-il que cette majoration soit suffisamment marquée pour qu’elle soit perceptible. En raison de la dispersion des désordres, les chances sont minces qu’on observe un changement appréciable des jugements sur le degré de sécurité publique dans ce quartier. Il serait souhaitable que ces hypothèses soient vérifiées par voie de sondage.

Conclusion

Les actions policières qui ont mené à la frappe du 9270 et à l’éviction de plusieurs de ses locataires étaient-elles justifiées ? Sans doute. Ont-elles eu l’effet escompté ? Probablement pas. Le « problème » a-t-il été résolu ? Non plus. Plusieurs leçons se dégagent de cette étude. Première leçon, il était tentant de définir cette intervention par son dénouement ponctuel (la frappe du 13 juin 2006). En réalité, l’essentiel des actions policières se sont étalées sur une période de plusieurs mois sous la forme d’une patrouille soutenue qui profilait un foyer précis de désordres (le 9270), l’immeuble résidentiel le plus turbulent et le plus décrié du quartier. Deuxième leçon, il était tentant de considérer les appels 911 des citoyens comme une mesure fiable des micro-désordres et de la « demande » d’interventions policières. En réalité, cette mesure est réactive : une patrouille policière intensive stimule les signalements de désordres ; son interruption les tempère. La police de proximité mise sur cette réactivité et l’exploite. Mais elle complique le devis d’évaluation des actions policières, surtout lorsque ces dernières prennent la forme d’une patrouille intensive qui dure plusieurs mois pour s’interrompre par la suite. La baisse d’appels 911, un indicateur d’efficacité « postopératoire », est contaminée par la hausse stimulée des appels durant la phase « opératoire ». Troisième leçon, en général, on se félicite de surestimer les effets collatéraux de déplacement des désordres et de sous-estimer leurs effets concomitants de diffusion des bénéfices des actions policières. La présente étude conclut plutôt à un match nul. On observe bien une diminution des appels 911 provenant des immeubles d’appartements les plus turbulents du quartier (diffusion des bénéfices), mais également une augmentation équivalente des désordres dans les immeubles locatifs plus tranquilles du quartier (déplacement des inconvénients). On peut être d’avis que des désordres dispersés sont préférables à des foyers définis de turbulence. Mais rien n’indique que cette dynamique de capillarité se poursuive. Le 9270 est « mort », mais il a déjà trouvé son remplaçant. Ces résultats peu concluants ne sont pas, en eux-mêmes, particulièrement surprenants. Ils sont en partie imputables à une pauvreté de moyens. Faute d’effectifs, la patrouille intensive de quelques segments de rue a raréfié la patrouille dans le reste du quartier. Les revendeurs du 9270 ont été ciblés par les agents d’infiltration des services spécialisés d’enquête, mais pendant quelques jours seulement. Les fournisseurs et les revendeurs situés à un coin de rue, qui ne vivent pas dans le brouhaha d’un immeuble dont les chambres sont louées à la semaine ne l’ont pas été. D’un autre côté, le « problème » à corriger était, à l’échelle métropolitaine, relativement bénin. Il s’agissait sûrement d’un immeuble résidentiel turbulent, mais il n’est pas déraisonnable de se demander si la conduite de ses occupants, au-delà des torts qu’elle leur causait ainsi qu’à leur entourage immédiat, méritait qu’on mobilise huissiers, patrouilleurs, agents de probation ou de libération conditionnelle et officiers d’immigration.

L’étude exploite principalement les données quantitatives des informations de terrain recueillies. Il serait intéressant d’examiner plus précisément la dynamique des interventions des groupes sociaux durant cette intervention policière, et de procéder à des entrevues auprès des locataires du 9270, notamment ceux qui l’ont réintégré, et des locataires des immeubles voisins. Il serait instructif d’apprécier leur point de vue sur la pertinence et les retombées de la frappe du 9270 et le « climat » qui règne aujourd’hui dans le quartier. Un examen plus approfondi des réponses au questionnaire administré aux locataires du secteur lors du porte-à-porte de mars 2006 serait souhaitable. La politique de rachat d’immeubles insalubres et « criminogènes » par la Ville de Montréal n’a jamais été examinée sous l’angle de son impact sur les problèmes de criminalité, mais cet impact est manifeste, comme en témoigne la présente étude et d’autres encore (La Penna et al., 2003). Il serait utile d’interviewer ceux qui la mettent en oeuvre et d’analyser de manière plus détaillée les critères utilisés pour déterminer les immeubles qui seront la cible de rachat pour en faire des logements sociaux. On notera enfin que la période d’analyse prend fin quelques mois avant que le 9270 ne rouvre ses portes (mai 2007). La carrière de l’immeuble et les trajectoires de ses occupants mériteraient d’être analysées par une étude de suivi.