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L’une des principales revendications de toute modernité artistique a longtemps reposé sur ceci : qu’il en était fait des grandes notions et des critères esthétiques canoniques, sinon même de l’esthétique tout court, et qu’en regard du théâtre au moins, il en était fait d’Aristote, du « bel animal » et de la catharsis. Il semblerait que depuis un certain temps déjà, voire pas mal de temps pour certains, de telles certitudes soient ébranlées et que l’on se rende compte peu à peu qu’en fait de disparition ou d’éradication, il s’agit bien plutôt d’évolution ou de devenir : que ces notions et que ces canons n’ont pas totalement disparu du monde de l’art, mais surtout ont changé, se sont modifiés, n’existant certes plus tels qu’en eux-mêmes ils avaient d’abord été définis et pouvaient avoir fonctionné, mais après avoir traversé bien des mutations, des amputations, des métamorphoses, se survivant à eux-mêmes, différents, mais toujours bien présents, agissants. Il me semble qu’il en va ainsi de la catharsis, notion canonique s’il en est au théâtre, ô combien rejetée, combattue, pourfendue au nom de la modernité et de l’héritage brechtien, et apparemment, jusqu’à une période récente, anéantie et caduque, mais dont il est cependant possible de repérer aujourd’hui encore des traces, des restes, une influence, bref un devenir dans le théâtre contemporain. Parmi les matériaux recyclés par l’écriture théâtrale contemporaine, il est de fait parfaitement envisageable et même utile et nécessaire de repérer la présence paradoxale d’éléments provenant de ce que l’on pourrait appeler le processus cathartique : la peur à coup sûr, et peut-être, de façon plus récente, la pitié.

Origines

Comme chacun sait, la catharsis est au coeur de la Poétique d’Aristote. Lorsque, dans le chapitre 6, Aristote définit la tragédie, il assigne au théâtre un but, qui est la catharsis : « et, en représentant la pitié et la frayeur, elle réalise une épuration de ce genre d’émotions [1] ». Dès lors, il ne va pas cesser de poser à nouveau la catharsis comme principe fondateur et comme pierre angulaire de toute tragédie parfaitement réussie, entendons de toute « belle » tragédie. Les occurrences sont nombreuses dans ce texte pourtant bref et sans doute tronqué que constitue la Poétique. Abordée dès le chapitre 4 et mise en relation avec la question de la mimèsis, reprise au chapitre 6 pour définir la tragédie, la catharsis est encore évoquée au chapitre 9 (en regard de la vraisemblance), au chapitre 11 (à propos des coups de théâtre et de la reconnaissance), dans les chapitres 13 et 14 (lorsqu’il s’agit de trouver les moyens propres à provoquer l’épuration cathartique), enfin dans les chapitres 18 et 19, puis en conclusion au chapitre 26.

Il existe ainsi un véritable discours, un parcours obsédant et insistant de la catharsis tout au long du texte aristotélicien, discours certes troué et elliptique puisque en définitive il y manque toujours une définition de la notion, mais suffisamment lancinant pour rappeler qu’il s’agit là du but même de la tragédie, de ce qu’Aristote ne cesse de nommer « l’effet propre » ou « le propre » de « ce genre de représentation » :

En suite de ce que nous venons de dire, nous devons maintenant parler du but qu’il faut viser et des écueils à éviter lorsqu’on compose des histoires, et des moyens de produire l’effet propre de la tragédie. C’est un point acquis que la structure de la tragédie la plus belle doit être complexe et non pas simple, et que cette tragédie doit représenter des faits qui éveillent la frayeur et la pitié (c’est le propre de ce genre de représentation) [2].

Et lorsqu’il est question en conclusion de la Poétique de démontrer la supériorité de la tragédie sur l’épopée, la catharsis, en tant qu’effet propre de la tragédie et donc en tant que « but de l’art », se trouve être l’élément conclusif de toute l’argumentation, achevant à elle seule de justifier la prédominance du dramatique sur l’épique :

Si donc la tragédie se distingue sur tous ces points, et en plus par l’effet que produit l’art (car ces arts doivent produire non pas un plaisir quelconque, mais celui qu’on a dit), il est clair qu’on peut la juger supérieure, puisqu’elle atteint mieux que l’épopée le but de l’art [3].

Déplacements

L’essence du théâtre, c’est donc la catharsis. Sur cette loi posée par Aristote et qu’ils déduisent du théâtre grec comme de l’observation de la nature humaine, les théoriciens du théâtre occidental — en particulier en Italie et en France, pays dans lesquels la Renaissance, puis le xviie siècle instaureront un « aristotélisme » plus vrai que nature —, ne reviendront pas, même si elle ne constitue pas l’objet central de leur discours, loin s’en faut. En effet, alors que les doctes mettent en avant le principe de la vraisemblance, qui devient la notion essentielle sur laquelle repose l’aristotélisme au théâtre, ils ne théorisent que plus rarement et plus brièvement la catharsis elle-même. Rien d’étonnant à cela. En ne développant pas ou peu la catharsis, ils ne font que reprendre et prolonger les manques du texte aristotélicien en ce qui concerne sa notion la plus fondamentale, et perpétuer par là l’espèce de mystère définitionnel qui l’entoure. Bien plus, il semblerait que s’opère dans le théâtre français classique une série de déplacements par rapport au seul but assigné par Aristote à la tragédie.

Certes, la notion elle-même reste présente et Chapelain, par exemple, confirme son importance dans la Lettre sur la règle des vingt-quatre heures :

Le but principal de toute représentation est d’émouvoir l’âme du spectateur par la force et l’évidence avec laquelle les diverses passions sont exprimées sur le théâtre et de la purger par ce moyen des mauvaises habitudes qui la pourraient faire tomber dans les mêmes inconvénients que ces passions tirent après soi [4].

Cependant, on remarquera l’espèce de surinterprétation et la surenchère moralisatrice à laquelle se livre Chapelain, attitude caractéristique du classicisme français et qui repose en fait sur un amalgame entre la théorie d’Aristote et les préceptes que donne Horace sur le théâtre dans son Art poétique, en particulier le célèbre utile dulci, selon lequel il faut à la fois « instruire et plaire ». La purgation induite par la catharsis est ainsi uniquement comprise dans un sens moral. Comme le souligne Pierre Pasquier, à l’instar de Scaliger avant lui et de bien d’autres ensuite, « Chapelain intègre le moralisme horacien à la définition traditionnelle de la catharsis. Comme beaucoup de ses contemporains, il ne percevait nulle incompatibilité entre l’utile dulci préconisé dans L’Épître aux Pisons et la conception émotionnelle de la catharsis défendue par Robortello ». De fait, « cette conception “horacisée” de la catharsis sera adoptée par l’âge classique et restera en vigueur au moins jusqu’aux années 1670, où apparaîtront les premiers signes d’évolution, si ce n’est au-delà [5] ».

L’importance et les pouvoirs attribués à la catharsis, tels qu’ils sont affirmés tout au long de la Poétique, apparaissent donc à la fois transformés, appauvris et radicalisés dans le cadre de l’aristotélisme français. La notion elle-même tend à se fondre dans le principe horacien de l’utile dulci, un tel déplacement ne pouvant qu’induire l’effacement ou tout au moins l’atténuation des émotions violentes sur lesquelles l’effet cathartique était jusque-là fondé, soit la frayeur et la pitié. Cette évolution, par ailleurs, est tout à fait logique, en ce qu’elle s’inscrit dans le droit fil du souci des écrivains de ne pas choquer la sensibilité de leur public et de respecter à tous égards la nouvelle règle préconisée par les théoriciens : cette règle des bienséances, dont le principe est lui aussi hérité d’Horace et de la notion de decorum. Alors que les tragédies antiques, qui ignorent les bienséances, mettent en jeu la catharsis par le moyen de ce qu’Aristote nomme « l’effet violent », provoquant ainsi frayeur et pitié, les pièces classiques, accordant leur écriture aux moeurs et à la sensibilité contemporaines, évitent le plus possible la violence et le sang, atténuant, contournant même l’effet cathartique. On s’en souvient, Racine, dans la « Préface » de Bérénice, propose un nouvel effet esthétique pour la tragédie, fondé non plus sur la frayeur et la pitié, mais sur une « tristesse majestueuse » :

Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une Tragédie ; il suffit que l’Action en soit grande, que les Acteurs en soient héroïques, que les Passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la Tragédie [6].

Rejets

L’esthétique hégélienne ne fait que confirmer encore et pousser à l’extrême les déplacements dont la catharsis a été l’objet dans la perspective classique. Pour Hegel, il ne s’agit rien moins que de remplacer la frayeur et la pitié, ainsi que toute forme de violence émotionnelle liée au choc cathartique de l’épuration, par la résolution des conflits et l’apaisement qui doivent accompagner le triomphe de la raison et de la vérité de l’esprit :

C’est ainsi que, malgré l’autorité d’Aristote, nous ne devons pas nous en tenir aux simples sentiments de peur et de pitié, mais concentrer notre intérêt et notre attention sur le contenu dont est faite l’expression artistique, pour nous libérer de ces sentiments. […] Au-dessus de la simple crainte et de la sympathie tragique se trouve le sentiment de la conciliation que la tragédie nous procure par la vue de l’éternelle justice qui imprègne de son pouvoir absolu la justification relative de fins et de passions unilatérales, car elle ne saurait admettre que le conflit et la contradiction entre des forces morales qui, d’après leur concept, doivent être unies, se perpétuent et s’affirment victorieusement dans la vie réelle [7].

Dans la mesure où l’action dramatique doit aboutir à « la réalisation du rationnel et du vrai en soi », la fin de la tragédie ne peut qu’être un « apaisement final » qui accompagne « la solution définitive et complète » du conflit. Bien plus, c’est en cela que réside dans la théorie hégélienne la supériorité même de la poésie dramatique, et en particulier de la poésie tragique : en ce que précisément « la tragédie met en relief le substantiel éternel et le montre dans son rôle d’agent de conciliation [8] ».

Au seul plan de la catharsis, il s’opère donc chez Hegel un tel déplacement, un tel rejet déjà des composantes et de l’effet cathartiques qu’à la limite on ne saurait plus parler de catharsis. À dire vrai, il n’y a pas de catharsis néo-aristotélicienne chez Hegel. Si l’on peut à l’extrême rigueur parler de catharsis hégélienne, c’est au sens non aristotélicien, mais néoclassique d’apaisement final et de solution raisonnable des conflits. Or c’est précisément contre cette catharsis-là, contre cet apaisement et cette résolution finale que Brecht va construire le schéma du théâtre épique, ne rejetant au fond pas tant la catharsis des origines, la catharsis aristotélicienne, que la version produite par le théâtre classique et prolongée par l’esthétique hégélienne.

Certes, Brecht s’en prend très directement à Aristote et, plus particulièrement, lorsqu’il décrit ce qu’il veut qualifier de « dramaturgie non aristotélicienne », à la définition aristotélicienne de la tragédie et, à l’intérieur même de celle-ci, à la catharsis :

Nous qualifions de dramaturgie aristotélicienne, qu’une dramaturgie non aristotélicienne entend délimiter pour se définir elle-même, toute dramaturgie à laquelle s’applique la définition qu’Aristote donne de la tragédie dans sa Poétique, et qui, selon nous, constitue le point capital de celle-ci. Ce point capital n’est pas la règle des trois unités qui, d’ailleurs […] n’est même pas présentée par Aristote. Ce qui nous paraît du plus grand intérêt social, c’est la fin qu’Aristote assigne à la tragédie : la catharsis, purgation du spectateur de la crainte et de la pitié par l’imitation d’actions suscitant la crainte et la pitié. Cette purgation repose sur un acte psychologique très particulier : l’identification du spectateur aux personnages agissants que les comédiens imitent [9].

Et Brecht de continuer :

Nous appelons aristotélicienne toute dramaturgie qui provoque cette identification, sans qu’il importe de savoir si elle l’obtient en faisant ou non appel aux règles énoncées par Aristote. Au fil des siècles, cet acte psychologique très particulier, l’identification, s’est réalisé selon des manières très différentes [10].

Or, c’est à ce point précis (et fondamental) de la théorie brechtienne qu’intervient ce qu’il faut bien appeler, sinon un tour de passe-passe, du moins là encore un déplacement, qui repose à nouveau sur une surinterprétation de la catharsis aristotélicienne, non plus dans un sens moral cette fois, mais psychologique. Brecht allant jusqu’à introduire une notion par ailleurs totalement absente de la Poétique : l’identification, qu’il n’a pas de qualificatifs assez forts pour condamner et qu’il substitue à la catharsis. C’est ainsi que, prétendant s’en prendre à la catharsis, Brecht attaque tout autre chose, cette identification dont il va faire le point de mire de ses attaques et de sa dramaturgie, pour lui opposer comme on le sait la notion de distanciation, ou pour mieux dire d’étrangéisation (Verfremdung), placée au coeur du théâtre épique.

Ce nouveau déplacement, qui cette fois consiste donc en une substitution, n’est guère plus justifié que les précédents. Encore une fois, il propose une version sommaire, voire caricaturale de la notion aristotélicienne, entièrement basculée du côté de l’affect et de la psychologie, qui, d’après le fameux tableau opposant terme à terme la forme dramatique et la forme épique du théâtre, poserait l’homme comme « supposé connu » et « immuable » et réduirait l’expérience cathartique à une « expérience affective » lors de laquelle l’activité intellectuelle du spectateur serait entièrement « épuisée [11] ». C’est là faire peu de cas de la complexité de la catharsis qui, semble-t-il, allie chez Aristote un processus affectif à une expérience d’ordre intellectuel, voire cognitif, tout en étant, comme tous les éléments tragiques impliqués dans la Poétique, absolument dépourvue de toute dimension intérieure et de toute psychologie que l’on pourrait reconstruire a posteriori. Brecht le sait bien qui, pour des raisons de pédagogie et de clarté polémique, exagère les différences et surenchérit sur les principes poétiques, n’excluant pas de faire appel, à l’intérieur même du théâtre épique, à « la suggestion affective » s’il en était besoin.

Retours

S’il ne définit pas à proprement parler la catharsis, Aristote livre pourtant dans la Poétique une série de remarques qui peuvent permettre d’en appréhender les divers aspects, au-delà du seul versant émotionnel. La pitié (eleos) et la frayeur (phobos) sont à l’évidence les termes qui reviennent le plus souvent chez Aristote pour qualifier la catharsis. On les trouve ainsi dans la phrase où la catharsis et le plaisir du spectateur sont mis sur le même plan : « le plaisir que doit produire le poète vient de la pitié et de la frayeur [12] », d’où le paradoxe si souvent soulevé et condamné du processus cathartique, qui produirait une réaction positive (le plaisir) par le biais d’émotions négatives (la pitié et la frayeur). Or, l’une des explications que l’on peut trouver à ce paradoxe dans la Poétique en appelle précisément à une autre dimension du phénomène, une dimension intellective.

En effet, si l’une des raisons souvent avancées du paradoxe de la catharsis repose sur le terme même de « catharsis » et son sens grec de « purgation » (traduit par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot par « épuration »), qui désigne un effet curatif et donc positif de libération et de soulagement des passions, l’autre justification de ce même paradoxe, que l’on trouve développée par Aristote dès le chapitre 4 de la Poétique, est d’ordre esthétique, voire même philosophique et prend ses sources dans l’origine mimétique de la représentation :

Dès l’enfance les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à représenter […] et une tendance à trouver du plaisir aux représentations. Nous en avons une preuve dans l’expérience pratique : nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple des formes d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres ; la raison en est qu’apprendre est un plaisir pas seulement pour les philosophes, mais également pour les autres hommes […] ; en effet si l’on aime à voir des images, c’est qu’en les regardant on apprend à connaître et on conclut ce qu’est chaque chose comme lorsqu’on dit : celui-là, c’est lui [13].

Le plaisir et le processus de la catharsis ne relèvent pas seulement d’un ordre du sentiment et de l’émotion, même si la frayeur et la pitié en sont les éléments constitutifs. Ils sont également et plus profondément liés à un processus d’intellection, qui passe par la perception des images fabriquées par le texte tragique et représentées au théâtre, pour aboutir à une re-connaissance par l’identification des êtres et des choses : « celui-là, c’est lui ». On est au plus loin de « l’identification » au sens où Brecht, comme bien d’autres, emploie le terme pour le rejeter sur la catharsis. Il ne s’agit pas ainsi de « s’identifier » et d’éprouver les sentiments du personnage, mais d’éprouver des émotions pour « identifier » l’être ou la chose, la reconnaître, partant la « connaître ». Comme le souligne Paul Ricoeur, la catharsis se révèle au final « moins relative à la psychologie du spectateur qu’à la composition intelligible de la tragédie [14] ». On pourrait ajouter : à la compréhension du monde.

Résurgences

Pourquoi dès lors s’étonner qu’il y ait un devenir cathartique aujourd’hui et que sous la forme de matériau [15] la catharsis informe encore le drame contemporain ? Si l’ambition de bon nombre de dramaturges ces dernières années est de « dire le monde », c’est-à-dire de raconter et de montrer, de faire entendre et de rendre tout au moins partiellement intelligible une réalité qui n’est rien moins que compréhensible, alors quoi de plus évident que de retrouver et de réactiver certains des éléments d’un processus cathartique précisément destiné dès l’origine à donner à voir et à faire comprendre, tout en faisant plaisir ? Que fait Brecht lui-même, lorsqu’il dit avoir parfois recours à « la suggestion affective » pour informer les spectateurs ? Bien plus, lorsqu’il met en place au sein même du théâtre épique une « pédagogie de l’effroi » ? Il y a bien là un matériau cathartique (la frayeur) mis en jeu au service d’une dimension intellective. Comme l’indique le titre et comme le démontrent les scènes qui constituent Grand-peur et misère du IIIe Reich, la frayeur est à la fois l’élément consubstantiel d’un théâtre qui chez Brecht s’écrit sur fond de terreur (et de misère) historique, et la donnée immédiate d’une dramaturgie qui vise à apprendre au spectateur à avoir peur, pour mieux maîtriser la peur.

Sous les formes de la peur, de l’effroi, de la terreur, voire de la panique, l’ancienne frayeur aristotélicienne constitue ainsi, dès les années 1930, un principe poétique actif qui fait voler en éclat le cadre culturel du drame. Heiner Müller ne fait encore que renforcer l’aspect cathartique de la dramaturgie épique (ou post-épique), lorsqu’il déclare qu’au théâtre il s’agit fondamentalement « de trouver le foyer de peur d’une histoire, d’une situation et des personnages, et de la transmettre ainsi au public comme un foyer de peur » :

C’est seulement s’il est un foyer de peur qu’il peut devenir un foyer de force. Mais si l’on voile ou recouvre le foyer de peur, on ne parvient pas à l’énergie qu’on peut en retirer. Surmonter la peur en se confrontant à elle. Et l’on ne se défait pas d’une angoisse en la refoulant [16].

Et Müller, qui dans son théâtre pousse lui-même la recherche de la frayeur à l’extrême, de remarquer : « Maintenant, on peut mettre cela de nouveau en relation avec Aristote, mais c’est déjà une dialectisation, je crois [17]. »

C’est sans doute chez Bond que l’on retrouve le plus clairement le mécanisme cathartique de la frayeur et du choc mis en oeuvre dans la perspective d’une reconnaissance de type intellectif :

Imaginez une séance d’identification de suspects : une personne a été agressée et on lui montre une rangée d’individus — ou mieux (pour cet exemple) une série de photographies ; quand la victime en arrive à une photographie donnée, elle reconnaît l’agresseur et en éprouve un choc : c’est ce choc de la reconnaissance que je souhaite [18].

Les termes employés par Bond — le « choc », la « reconnaissance » — le montrent suffisamment : la mise à nu de l’horrible et des limites de l’humain par la représentation de la violence renvoie au théâtre grec et aux événements violents décrits par Aristote pour mieux provoquer le choc de la catharsis. Cependant, l’effet décrit dans le texte bondien désigne non pas l’accomplissement plein et entier du processus cathartique, mais sa réduction à l’aspect qu’on lui connaît le moins, soit sa capacité à apprendre ou à faire comprendre par le biais de la reconnaissance. Par ailleurs, la violence n’est plus comme dans le théâtre grec ce qui permet la catharsis et le phénomène de la reconnaissance, mais l’objet même de cette reconnaissance. La violence ne se constitue plus comme ce qui donne à voir, mais ce qui se donne à voir et à identifier. Elle n’est plus moyen esthétique, mais fin en soi d’un théâtre qui se veut rationnel :

La colère ni l’apocalypse ne sauraient suffire. Le théâtre doit parler des causes de la détresse humaine et des sources de la force humaine. Il doit montrer clairement pourquoi et comment nous vivons dans une culture du nihilisme. Et comme notre compréhension de l’Histoire a été contaminée par des mythologies, il doit la reformuler de manière à donner un sens à l’avenir. Pour accomplir ces deux choses, il nous faut un théâtre rationnel [19].

À l’instar de la frayeur, d’autres fragments du cathartique grec pourraient encore être repérés, identifiés, qui traversent le théâtre immédiatement contemporain et qui sont le plus souvent générés par la mise en jeu d’une dimension cognitive du théâtre : en particulier la pitié, soit l’autre émotion fondamentale située par Aristote à l’origine de la catharsis. Si la peur est devenue ou redevenue un foyer de force pour le drame, en va-t-il de même de la pitié ? Au vu des différentes dramaturgies contemporaines, il semblerait qu’il y ait sur ce point un traitement inégal des deux composantes de la catharsis antique et que la peur constitue le principal matériau cathartique sur lequel le théâtre moderne se fonde. Mais il est encore sans doute possible de discerner dans le corpus des textes et des spectacles écrits depuis les années 1990, notamment du côté des dramaturgies de la guerre ou de la catastrophe, un retour de la pitié, ou pour mieux dire à la « compassion [20] ».

Ainsi qu’on pourrait l’observer, soit dans des spectacles d’inspiration par ailleurs épique comme Rwanda 94 par le Groupov ou dans des pièces construites très directement à partir de paroles prononcées lors de la catastrophe comme 11 septembre 2001 de Michel Vinaver, soit chez certains auteurs comme Fabrice Melquiot qui tente, dans Le diable en partage et dans Kids, de dire la guerre dans le détour d’une poésie impossible, ou encore chez Wajdi Mouawad qui, depuis Les mains d’Edwige au moment de la naissance jusqu’à Incendies ou Forêts, est au plus près aujourd’hui de ce qu’on pourrait appeler un théâtre de la compassion, un tel retour de la pitié au théâtre va de pair avec une volonté de témoigner de la souffrance d’autrui. En effet, s’il ne provoque pas nécessairement un ébranlement profond du spectateur, un tel témoignage me semble néanmoins mettre en jeu certains aspects de cette émotion si longtemps tenue à la lisière du drame qu’est la pitié. Dans Rwanda 94, la compassion naît tout naturellement et très immédiatement du récit qui commence la représentation et qui est le témoignage, sans filet et sans intermédiaire, de Yolande Mukagasana, rescapée du génocide rwandais et témoin direct de l’horreur. En sourdine, la compassion accompagne ensuite et réunit acteurs et spectateurs tout au long des différentes séquences du spectacle, que celles-ci soient davantage distanciées et documentaires ou qu’il s’agisse par exemple du Choeur des Morts, amenant le public à ressentir une émotion qui le porte peut-être à mieux écouter et à comprendre, plus profondément, plus intimement sans doute, ce qui s’est passé là-bas, loin, dans d’autres terres, d’autres corps.

Conjoint ou non à la peur, le retour de cet autre matériau cathartique qu’est la pitié semble ainsi permettre au théâtre de remplir à nouveau la très ancienne fonction qu’Aristote à travers la catharsis lui assignait : l’éveil du sens de l’humain [21]. « Car c’est cela, écrit Aristote au chapitre 18 de la Poétique, qui est tragique et qui éveille le sens de l’humain [22]. » Or, comme le montre par exemple la présence quasi obsédante d’un champ lexical de l’humain et de l’humanité dans les textes d’esthétique théâtrale contemporains, ainsi que dans le discours des hommes de théâtre, cette question se trouve plus que jamais au coeur des préoccupations et des enjeux du théâtre actuel. C’est là tout l’enjeu du devenir cathartique. L’interrogation ultime, suscitée par le travail à la fois difficile et créateur que mènent les artistes sur la mémoire et l’impossible oubli d’un passé catastrophique en même temps que sur l’anticipation hasardeuse d’un avenir obscur et incertain, concerne fondamentalement le pouvoir que peut encore avoir le théâtre d’appréhender et de retrouver le sens de l’humain. La parole des morts est là, dans Rwanda 94, pour nous le rappeler :

À travers nous l’humanité

vous regarde tristement

nous morts d’une injuste mort

entaillés, mutilés, dépecés ;

aujourd’hui déjà : oubliés, niés, insultés,

nous sommes ce millier de cris suspendus

au-dessus des collines du Rwanda [23].