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Le théâtre, dès son avènement en Occident et jusqu’à notre époque, a eu partie liée avec la nature réflexive de l’être humain, par le truchement d’oeuvres ancrées dans des croyances — pour ne pas dire dans des mythes — qui structuraient une vision du monde, oeuvres qui faisaient état de conflits ou de contradictions, ainsi que d’interrogations existentielles. La scène théâtrale s’est ainsi chargée de la responsabilité de refléter le vécu humain dans toute sa complexité. Des théories esthétiques variées, à commencer par la conception aristotélicienne de la catharsis, ont assigné à l’événement théâtral une fonction de purification de la conscience du spectateur. Mais cet objectif est rejeté de nos jours, si l’on en juge par de nouvelles approches qui mettent l’accent sur l’expérience théâtrale en tant que telle. La représentation, entendue au sens de support d’un mythe, d’une histoire ou d’un héros, n’est plus le mode adopté par nombre de créateurs qui, à partir de la deuxième moitié du xxe siècle, ont privilégié la scène en tant que lieu de manifestation(s). Une telle orientation vise à sortir de l’illusion pour s’inscrire dans le réel ou, du moins, pour simuler le réel. De fait, bien qu’à première vue il ne semble pas y avoir d’opposition entre « illusion » et « simulacre », simuler le réel suppose que « le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité » (ce serait plutôt le propre de l’illusion) et donc, comme le rappelle Baudrillard, il s’agirait au contraire de « la vérité qui cache qu’il n’y en a pas. Le simulacre est vrai [1] ». C’est en fonction de cette présence ou plutôt de cet effet de présence que des théâtres laboratoires expérimentent de plus en plus aujourd’hui.

Ainsi, sur la scène de théâtre, êtres et objets se présentent moins pour être perçus comme sens et représentations que pour être vécus. C’est à cette tendance désesthétisante et désémiotisante du théâtre que nous nous intéresserons par l’examen des phénomènes qui semblent attester une mutation dans l’ordre symbolique de l’art théâtral. Dans la mesure où la « beauté des formes » et le « plaisir du sens » ne sont plus la finalité de l’acte théâtral, comment comprendre les nouvelles approches qui en destituent le sens ? Comment le théâtre peut-il encore fasciner dans ces conditions ? Qu’est-ce que le spectateur est appelé à découvrir, à ressentir ou à expérimenter dans ce vide sémiotique et esthétique apparent ? Bref, comment le spectateur est-il appelé à vivre le théâtre en dehors de la logique des signifiants et des esthétiques traditionnelles ? Ce sont des questions que nous mettrons d’abord en relation avec l’espace vide, réalité à la fois matérielle et conceptuelle de la scène de théâtre au cours de la seconde moitié du xxe siècle. Nous explorerons ensuite la chaîne d’effets qui est propre à l’espace vide, à travers les développements technologiques les plus récents qui dotent celui-ci de fonctions inédites. Notre hypothèse suppose en effet que de nouveaux modes de perception sont ainsi apparus et qu’ils ont la capacité de reconfigurer l’expérience du spectateur.

L’expérience théâtrale entre quête du sens et vécu phénoménologique

Fait pour être vu, le théâtre se donne comme un concentré de paroles et d’images qui acquièrent leur signification dans la rencontre avec le spectateur. Si le théâtre a été conçu dès ses origines comme représentation (mimèsis), ce mouvement semble à présent s’être inversé par les tentatives de déconstruction ou de déstructuration des systèmes symboliques traditionnels. Il s’agirait à présent de donner au spectateur la possibilité, soit d’intégrer et d’investir le théâtre de sa propre présence à travers son immersion dans l’espace de jeu, soit de vivre les présences de la scène plutôt que de les interpréter comme des représentations. Il est important de rappeler que le théâtre est une construction d’images (nouvelles) à partir des images du réel ; la représentation est donc un univers de présences qui font sens. Autrement dit, dans le théâtre traditionnel, les figures scéniques dépassent leur qualité d’être-là et, suivant le projet de la mise en scène, elles aspirent au statut de représentations, d’univers possibles, de « vérités » auxquelles on croit, auxquelles on tâche de s’identifier et sur lesquelles on projette des désirs selon un dispositif spéculaire qui tranche avec la vie de tous les jours. C’est précisément cette phénoménalité du théâtre traditionnel qui est en voie d’être déclassée. Ce déclassement vise la représentation par le recours à une présentation qui s’en remet aux qualités sensorielles des figures de la scène en tant que présences. La « forme pure » constitue dès lors la caractéristique centrale de ce que nous pouvons désigner désormais comme « théâtre postdramatique [2] ».

Le xxe siècle a vu s’imposer au théâtre non seulement la mise en scène comme principe unificateur de la représentation, mais surtout et plus que jamais le jeu, dont la raison d’être est d’échapper aux contraintes du réel, du véridique ou encore de la mimèsis. Pour sa part, le jeu se trouve à relativiser la représentation, car son travail porte moins sur le sens de la représentation que sur les sens chez le spectateur en lui offrant une expérience plus dynamique. Il ne contribue pas tant à la production de contenus qu’à leur dérision, notamment par la déformation plastique des figures scéniques. Le jeu renvoie désormais l’expérience scénique à un travail de déformations contrôlées dans le but d’alimenter le plaisir des sens, particulièrement à travers la variation des qualités plastiques des figures de la scène. On en trouve un exemple frappant dans la biomécanique de Meyerhold qui, à l’encontre des mécanismes habituels de l’« illusionnisme », travaillait les formes corporelles pour provoquer chez le spectateur la sensation de certains états d’âme. Le théâtre de Brecht, de son côté, espérait pouvoir amener le spectateur à se détacher de toute illusion scénique pour le conduire à se livrer à une critique des comportements des figures de la fiction épique. L’imaginaire enflammé d’Artaud visait, quant à lui, à déstabiliser l’illusion par un retour aux sources du théâtre, qui le faisait se réclamer des moyens du rituel. On peut rapprocher la tentative d’Artaud de la reconnaissance d’un vécu phénoménologique [3] comme effet de ce « retour aux choses mêmes ». Enfin, ce travail de déformations contrôlées fut aussi un but en soi pour un Ionesco qui déclarait volontiers qu’il n’aimait pas le théâtre et qu’il écrivait du théâtre précisément parce qu’« [i]l fallait non pas cacher les ficelles, mais les rendre plus visibles encore, délibérément évidentes, aller à fond dans le grotesque, la caricature, au-delà de la pâle ironie des spirituelles réunions de salon… Pousser tout au paroxysme, là où sont les sources du tragique [4] ». Chez Beckett, une philosophie de l’Innommable articula une approche qui visait, elle aussi, à sortir l’expérience théâtrale du domaine de la représentation, de ce qui est nommable, pour ainsi plonger le spectateur dans l’univers plus indéfini de l’expérience du vécu. En effet, l’écriture de Beckett est centrée sur ce qui ne peut être révélé de l’être humain, comme il le laisse lui-même entendre dans un parallèle intéressant avec James Joyce :

The more Joyce knew the more he could. He’s tending toward omniscience and omnipotence. I’m working with impotence, ignorance […]. I think anyone nowadays who pays the slightest attention to his own experience finds it the experience of a non-knower, a non-can-er. The other type of artist — the Apollonian — is absolutely foreign to me [5].

Ses « pièces pour la télévision » s’inscrivent dans cette démarche désémiotisante qui vise le retour au sentiment de présence. Beckett propose par ce type d’oeuvres un essai de redéfinition du jeu théâtral à travers l’interaction entre l’oeuvre à l’écran et le spectateur. Ainsi, dans Trio du fantôme [6], le moi, symbolisé et, surtout, simulé par La Voix (en voix off, justement) deviendra le moi du spectateur. En lui adressant directement la parole, le discours de La Voix prescrit d’abord au spectateur les règles de la réception des images à l’écran, puis décrit ce que le spectateur peut voir lui-même à l’écran. La Voix devient conséquemment un simulacre de la conscience du spectateur. La conscience véritable de ce dernier est pour ainsi dire détournée, puisque la description que La Voix donne de l’univers visible — un huis clos habité par une silhouette masculine, S, dont la seule action est un va-et-vient entre sa position assise, près de la porte, et tour à tour debout à la fenêtre, près du grabat et devant le miroir — ne fait qu’empêcher le spectateur de réagir, d’interpréter ou d’imaginer quel est le sens des actions de S. Cette stratégie vise en fait à amener le spectateur à ressentir sa propre présence en tant que spectateur. Or c’est une présence en quelque sorte inutile, puisque le regard du spectateur se pose sur un univers vide de sens. Mais c’est ce vide même qui le rend conscient de sa fonction de spectateur, ainsi que de sa relation étrange avec l’écran. L’inutilité de la spect-action [7] engendre une nouvelle forme de communication au sein d’une oeuvre qui, pour s’accomplir, requiert la présence en soi du spectateur plus que de sa fonction d’interprétant. Ainsi, on pourrait affirmer que l’oeuvre se donne au spectateur pour être vécue et que le spectateur se donne à l’oeuvre pour la remplir de son vécu et donc l’accomplir. Le principe est le même dans Nacht und Traüme [8], pièce sans paroles. Mais ici, c’est le cadrage de la caméra qui agit sur le mode de perception du spectateur. L’action de la pièce se limite à quelques mouvements de la main, gestes simples ou performances minimales sur le plan du corps de l’interprète. On ne ressent pas de tension dramatique sensible et le seul contenu symbolique tourne autour de l’univers du rêve. À première vue, dans une perspective représentationnelle, la pièce ne ferait qu’illustrer, de façon presque statique, le fait de rêver ou de rêvasser. Deux tableaux ou cadres constituent la « composition » de Nacht und Träume : a) A rêvant de lui-même et b) B — tel que A se rêve —, se trouvant dans la même posture que A, devant la même table (seul élément de « décor »). Les glissements de la caméra, dans un jeu de va-et-vient, entre ces deux cadres (celui de A rêvant de lui-même et celui de B — tel que A se rêve) constituent un embrayage entre l’univers du rêve, simulé à l’écran, et l’univers du spectateur. Ce dernier pourrait donc arriver à se substituer au couple A/B. Ainsi, ce qui ressemble à une représentation du rêve de soi serait détourné en simulacre du rêve de soi qui plongera le spectateur dans l’expérience ou le vécu de son propre rêve de soi. En effet, le manque de détails et de définition de l’image à l’écran aide le spectateur à emprunter ce mode perceptif inédit et, comme sous hypnose, à se laisser absorber dans l’univers figuré.

L’élément clé de toutes ces explorations théâtrales et parathéâtrales reste la présence ou, à défaut, le sentiment ou l’effet de présence. Il faut que quelque chose habite à la fois la scène et l’esprit du spectateur, dans une sorte de lien organique. Le refus de la représentation amène dans son sillage un travail d’épuration de la matière scénique, une réduction qui nous ramène à l’évidence d’un espace vide paradoxalement présent, ou champ de présence [9]. Il est, de ce fait même, source de plaisir, d’étonnement ou de vécu intense, bien qu’indéfinissable, pour le spectateur.

L’espace vide : structure absente ou absence de structure ?

Pour Umberto Eco, l’idée de la « logique ouverte » des signifiants permet de comprendre que « l’oeuvre accomplit sa double fonction de stimulation des interprétations et de contrôle de leur champ de liberté [10] ». Cela rejoint l’idée d’un espace vide nécessaire aux « manoeuvres » énonciatives et interprétatives complexes propres à un théâtre de non-représentation, à un théâtre qui se constitue en quelque sorte en simulacre, c’est-à-dire orienté vers la simulation de la présence sur la scène et qui demande au spectateur de l’expérimenter. C’est un processus qui va un peu dans le sens de ce que Barba appelle « inculturation » qui fait ainsi « régresser » la représentation à l’état d’une présentation. La représentation perdant sa charge symbolique et son organisation esthétique, les figures scéniques acquièrent une certaine liberté comme figures présémiotiques et pré-esthétiques, présences pures ou figures vides. En ce qui a trait à la réception de ces figures, Eco met en lumière le processus qui va du « destinataire », comme sujet de la réception, vers la forme « vide » du message :

[…] nous faisons confluer vers sa forme vide des signifiés toujours nouveaux, contrôlés par une logique des signifiants qui maintient une dialectique entre la liberté de l’interprétation et la fidélité au contexte structuré du message. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut comprendre pourquoi l’oeuvre d’art suscite une telle impression de richesse émotionnelle et de connaissance toujours renouvelée [11].

Le destinataire est donc lui-même sujet de l’acte en question (« faire confluer des signifiés »). Il est attiré par ce vide de sens, notamment, et sent le besoin de le réinvestir d’un contenu. L’espace vide apparaît ainsi propice à l’établissement d’une « dialectique entre la liberté d’interprétation et la fidélité au contexte structuré du message ». Mais ces observations nous inspirent un double questionnement, à la fois sur la « nature » et sur la réception de l’espace vide. Les vides dont parle Eco relèvent-ils d’une absence de structure ou d’une structure absente ? La première hypothèse semble pointer vers un chaos sémiotique. Mais la seconde conduit à penser que la structure du message serait à ce point complexe qu’elle présupposerait, d’une part, une structure présente, actuelle, porteuse du sens dicté par les référents de l’énonciateur théâtral, donc signifiante, et, d’autre part, une forme vide qui ne serait qu’en partie contrôlée par l’énonciateur. L’énonciation serait donc incomplète du côté de l’énonciateur et déclencherait un processus d’auto-énonciation chez le récepteur. L’auto-énonciation désignerait ainsi la production par le spectateur de significations spécifiques à son individualité et qui complètent librement le sens propre à l’énonciation artistique. De telles conditions de réception font apparaître un espace vide sémiotiquement fonctionnel, dont la nature réside en une force d’attraction que la structure absente exerce sur les significations virtuelles que fabriquerait le spectateur.

En revanche, l’absence de structure pointe en direction de signifiants qui n’ont pas encore de signifiés : une présence en creux qui n’a pas encore trouvé une forme signifiante en rapport avec l’interprétant. C’est une occurrence qui sort le signe de la « logique des signifiants » et indexe la phénoménalité de la présence pure qui, en tant que signifiant libre ou flottant (c’est-à-dire, dont la référence n’a pas encore été fixée), ne signifie rien. Le théâtre de Robert Wilson foisonne de tels signifiants qui refusent d’entrer dans les circuits interprétatifs qui déterminent la réception du théâtre traditionnel. Des spectacles comme Einstein on the Beach (1976) ou Death, Destruction & Detroit (1979) sont des ballets de signes vidés de leurs contenus symboliques, des jeux d’images et de sons qui font souvent penser à un rituel. Images souvent surdimensionnées, voix blanches ou dénaturées, sons bruts ou sophistiqués sont les nouveaux protagonistes de ce théâtre qui stimule les sens du spectateur. De tels objets scéniques ne peuvent fournir au spectateur que l’occasion de faire l’expérience d’un vécu phénoménologique, une expérience située hors de toute interprétation, dans un blocage interprétatif rigoureusement contrôlé. En tant que manifestation de l’espace vide au théâtre, le blocage interprétatif pourrait expliquer les états de perplexité, les états seconds, ainsi que l’hypersensibilité émotionnelle qu’engendrent les productions spectaculaires qui semblent renoncer à la signification. Faire l’expérience aiguë de sa propre présence, expérience que cherche à susciter le théâtre de Wilson, ou celle d’une conscience autre que la sienne, comme dans le théâtre minimaliste de Beckett, ne sont que quelques exemples d’un changement de paradigme dans l’élaboration de l’acte théâtral. De semblables sensations diffuses seraient l’indice le plus probable d’un blocage interprétatif chez le spectateur, d’une « réception déceptive » qui caractérise ce que nous avons appelé un espace vide sémiotiquement non fonctionnel [12].

L’espace vide semble donc jouer le rôle d’une interface entre deux démarches complètement opposées au théâtre. Il assurerait dès lors le passage de l’expérience de réception selon le sens à l’expérience de réception selon le vécu. Cette conception pourrait servir à mieux saisir l’expérience théâtrale là où l’univers scénique ne fait plus sens, et à mieux cerner la nature des effets d’un théâtre de non-représentation qui semble se constituer, depuis un certain temps, en un nouveau paradigme théâtral que nous nous efforçons maintenant d’examiner de plus près.

De la représentation vide comme possibilité d’objectivation obscure

L’espace vide, en tant qu’absence dont on ressent de façon aiguë la présence, peut être compris comme une « représentation vide [13] ». Dans la perspective phénoménologique de Husserl, c’est ce qui provoquerait chez le spectateur une « objectivation vide » :

L’objectivation vide est, à y regarder de plus près, une modification que toute intuition, au degré déterminé de sa hauteur et sa perfection intuitives, peut connaître. Une perception ou une série perceptive « parfaitement claire » a sa contrepartie dans une objectivation vide, qui précisément lui correspond dans sa consistance de donnéité. Si j’ai vu les choses de la pièce [14] selon un certain mode d’appréhension, selon une clarté déterminée, etc., alors je les ai dans une possible objectivation vide de façon précisément correspondante devant le regard qui intentionne dans l’obscurité : comme possibilité idéale [15].

Par exemple, dans la stratégie de Brecht, qui concerne également la technique particulière du jeu distancié de l’acteur, l’on viserait d’abord à obtenir chez le spectateur une « objectivation vide » qui « [empêche] indéniablement l’identification [16] » afin de rendre possible cette autre « objectivation obscure » correspondant aux objectifs sociaux et politiques de Brecht. En ce sens, c’est au spectateur que revient la tâche de remplir cet espace référentiel vide à travers une réflexion critique des faits présentés à la scène, dans une perspective politique plutôt qu’esthétique. Brecht veut que le spectateur soit ainsi ramené aux réalités sociales et politiques. Une fois l’objectif atteint, cette prise de conscience chez le spectateur devrait enfin marquer un changement de son attitude critique par rapport au social. Pour ce qui est de la technique de l’effet de distanciation, ainsi que de sa stratégie, c’est le détachement de l’acteur par rapport à son personnage qui crée cet espace référentiel vide qui permet au spectateur d’investir le personnage d’une autre signification que purement symbolique, à laquelle on s’attendrait au théâtre. C’est là l’idée d’une « objectivation obscure » dans l’objectif de Brecht qui, précisément, utilise le théâtre à des fins qui sont obscures au spectateur habituel. L’effet de distanciation chez Brecht est censé produire une brèche dans la représentation, une sortie de la fiction vers la réalité, ou un effet de présence.

De plus en plus nous assistons dans le théâtre actuel à une altération des modes de perception habituels du spectateur. Cette altération vise à distancier le plus possible l’univers de la fiction de manière à empêcher toute identification avec le personnage. Le jeu distant de l’acteur met en crise le personnage en le transformant en représentation vide, une représentation en quelque sorte vacante du fait que l’acteur se soustrait à toute « incarnation » de son personnage, se limitant à le figurer ou à le désigner, ou encore à en faire un simulacre. C’est donc la réponse du spectateur qui est mise à distance par rapport à ce que serait normalement la réception d’une représentation pleine. L’on évite ainsi de satisfaire le spectateur sur le plan de la cognition en termes de fiction et d’émotion, en prenant le parti de l’amener à réaliser une objectivation obscure, dont rien sur la scène n’annonce la possibilité. En conséquence, le spectateur est soit forcé à la réaliser mentalement, soit poussé à remplir le simulacre (c’est-à-dire, la représentation vide) de son propre vécu.

Le simulacre et la simulation de vécus au théâtre

Défini grossièrement à partir des réflexions de Baudrillard, un simulacre est une entité censée reproduire le sentiment de présence ou provoquer un effet de présence. En tant que représentation vide, le simulacre est une forme qui a perdu son contenu et qui fait en sorte que le spectateur se sent en droit de l’investir de sa propre sensibilité, de son vécu. Cela renvoie inévitablement à une expérience individuelle, différente pour chaque spectateur, qui ressemble étrangement à celle de l’utilisateur de la Réalité Virtuelle. Le simulacre scénique devient l’équivalent d’une Réalité Virtuelle du moment qu’il fait corps avec les sens et les sensations du spectateur qui s’y immerge. Le simulacre fonctionnerait ainsi comme une entité qui capte la sensibilité du spectateur pour lui faire éprouver une sensation, par exemple en lui donnant la possibilité d’expérimenter un phénomène, un espace ou un temps autres que ceux qui constituent sa réalité immédiate, ou encore de vivre à la place d’une « créature ». Le sujet aurait de cette manière le sentiment de plonger dans une réalité autre (virtuelle) que la sienne (réelle). Une telle expérience diffère de celle de la catharsis, car celle-ci implique un complexe émotionnel qui nécessite l’identification du spectateur avec un personnage, alors qu’en restant toujours à distance de l’univers scénique, l’expérience du simulacre que subit le spectateur est liée au fait même de vivre, et d’être, ne serait-ce que pour quelques instants, une identité autre.

Si l’on s’intéresse aux expérimentations où l’on intègre la Réalité Virtuelle au théâtre, les recherches de Mark Reaney [17] s’imposent à l’attention. Elles présentent deux aspects complémentaires : l’intégration de la Réalité Virtuelle à l’acte théâtral et le rôle accru du spectateur dans l’expérience immersive ainsi obtenue. Le spectateur est en effet appelé, au sein d’un univers théâtral qui baigne dans une réalité virtuelle, non seulement à réagir au développement de l’action, mais aussi à le régir. Cette démarche annonce, sinon confirme l’importance accrue qu’aura désormais le spect-acteur [18] dans l’événement théâtral. Les récents développements technologiques préfigurent déjà un nouveau type de performance art où l’espace cessera d’être contenu dans la seule boîte noire de la scène. Le théâtre virtuel sera ainsi en mesure de rivaliser avec le cinéma, puisqu’il pourra jouer avec de multiples espaces qui seront dotés d’un haut degré de définition, tout en préservant le contact direct avec le spectateur. On objectera peut-être qu’un tel théâtre y perdra sa fonction sociale, puisque la réception ne se fera plus en « communauté », mais par le truchement d’un casque de visionnement (Head Mounted Display), nécessaire à l’immersion dans l’univers virtuel. Néanmoins, il faut admettre que le théâtre virtuel propose un espace de jeu indéterminé qui englobe malgré tout le spectateur dans un espace-temps ouvert et potentiellement critique — sans nier qu’il puisse compromettre chez ce dernier la faculté de s’en tenir à un rôle d’observation et, a fortiori, de se mettre à distance.

Toutefois, l’immersion est loin d’être le monopole des technologies de l’information. Le principe de l’immersion du spectateur dans l’espace de jeu rappelle étrangement certains effets du théâtre qui prévoit

[…] des niveaux différents d’observation, qui ne sont pas dus à des variations de l’espace du spectacle, ou de la position des acteurs réels, mais plutôt à des variations internes du discours théâtral, qui affectent les sujets sémiotiques. Le principe général est simple : un observateur sert de médiateur entre l’événement et le public, de telle sorte que les personnages de l’histoire revivent devant lui, en dernier ressort, des péripéties et des situations appartenant à une autre époque. Cet observateur […] se tient pendant la représentation sur le côté de la scène — d’où son nom, le « waki » (littéralement : « celui d’à côté »). Avant d’être un Assistant, doté d’une identité actorielle, celle du moine, il est d’abord un Spectateur, défini par une déïxis spatio-temporelle minimale : d’une part il est contemporain de la représentation, et d’autre part il se situe en un point déterminé de l’espace énoncé. Le waki va entraîner le public dans un véritable voyage dans le temps et dans l’espace […]. C’est une expansion et une transposition dramatique du « Il était une fois dans un royaume » [19]

Fontanille rapproche également ce type de jeu du « théâtre de l’environnement », où on assiste à la quasi-disparition de la distinction entre acteurs et spectateurs, ainsi qu’à l’intégration dans et par la représentation des espaces énoncifs (de fiction) et énonciatifs (de jeu), au sein d’un dispositif unique. Un tel arrangement spatial n’est pas sans engendrer une nouvelle configuration de la communication théâtrale. Si la théâtralité se définit par le rapport entre la scène et le spectateur, soumis à une vision objective, globale, connue aussi sous le nom de cadrage, il faut souligner, en revanche, que le théâtre virtuel est caractérisé par l’effacement du cadrage. Le spectateur passe alors à une vision subjective parce qu’il est englobé dans l’espace de jeu, dont il est une partie intégrante — en devenant lui-même un regardé potentiel —, au point de devenir le générateur éventuel d’action.

En ce sens, l’immersion dans la Réalité Virtuelle n’est pas tant liée à une appréciation esthétique et sémiotique des réalités virtuelles qui la composent qu’à une expérience sensorielle des effets de réel. C’est par la simulation de l’événement qu’est rendue possible la présence du corps dans un ailleurs qu’ici même. Dès lors les effets de formes théâtrales anciennes comme le devront être intégrés à tout projet de théâtre virtuel qui désire dépasser la phase expérimentale actuelle. On pourrait avancer que la réalité virtuelle est une technologie qui répond aux projets d’immersion détectables au sein de pratiques plus anciennes. Le ne cherche-t-il pas également à produire des effets de présence à travers l’immersion [20] du spectateur dans l’espace de jeu ?

À cet égard, on peut relever l’exemple de synthèse entre l’ancien et le nouveau que proposent Les fantasmagories technologiques, trois installations pour le théâtre conçues par Denis Marleau. Le fantasmagorique est ici la marque d’une présence particulière qui établit un pont entre, d’une part, l’ancien — le symbolisme des Aveugles (1890) de Maeterlinck, mais aussi le minimalisme qui caractérise Dors mon petit enfant (2002) de Jon Fosse et Comédie (1972) de Beckett — et d’autre part, le nouveau, représenté par le côté technologique avancé des projections 3-D, qui permet notamment de concrétiser le projet utopique de Maeterlinck d’un théâtre sans acteurs où « l’être humain sera remplacé par une ombre, un reflet, une projection de formes symboliques ou un être qui aurait les allures de la vie sans avoir la vie [21] ».

Commençons par noter que l’absence d’acteurs réels est ce qui permet, paradoxalement, l’exacerbation du sentiment de présence du spectateur dans l’univers ambigu des Aveugles, version Marleau, qui propose l’immersion du spectateur sur le mode psychique. Dans un espace noir, le spectateur assiste à une sorte de sculpture cinétique : douze têtes, comme suspendues dans le noir, sont les seules sources de lumière. Ce sont des projections vidéo sur des têtes de mannequin à fonction d’écran 3-D. Dans cette configuration scénique minimale, le spectateur se sent plus près de l’univers des aveugles et, le texte aidant, il développe une sensibilité particulière par rapport à cette déficience physiologique qu’est la cécité. Il en expérimente lui-même le vécu, et le complexe psychologique, voire métaphysique, qui s’y rattache. Le champ de vision appauvri par le noir profond fait en sorte que le spectateur ne voit plus les autres spectateurs autour de lui, et peut ainsi se considérer lui-même une autre tête perdue dans l’univers sombre et obsédant des Aveugles de Maeterlinck. L’installation de Marleau, autant phénoménologique que technologique, joue beaucoup avec l’espace vide et le sentiment de présence : présence des aveugles dans l’univers du spectateur ou du spectateur dans l’univers des aveugles. Dans les deux cas, espace de jeu et espace du spectateur se confondent [22] et se transfèrent réciproquement de la matière à vivre dont bénéficie le spectateur. L’image scénique des aveugles, la présence lumineuse des têtes dans un espace noir, acquiert ainsi une aura particulière. C’est à partir de cet effet de lumière que le spectateur projette ses interrogations ou encore qu’il éprouve son propre vécu de l’aveugle. Comme l’a noté Gregory Chantoski dans une chronique récente :

Cette aura est sans doute liée au fait technique que nous ne parvenons pas [à] localiser la source lumineuse de la projection […] et nous ne parvenons pas non plus à déterminer les limites de l’image projetée parce que les bords se fondent lentement sur le volume anthropomorphique. Ces deux impossibilités sont le génie esthétique de ce travail car en défiant les limites de l’écran Marleau ne nous propose pas une immersion (thème si cher aux arts scéniques actuels) mais au contraire une distanciation puisque ce sont des figures anthropomorphiques dont l’environnement s’absente, des figures se détachant sur un fond sans fond. Nous sommes au dehors [23].

Mais cette distanciation dans l’espace est, en fait, ce qui permet l’immersion psychométaphysique et, par conséquent, l’expérience vécue de la cécité, c’est-à-dire le sentiment, pour le spectateur, d’être lui-même un aveugle parmi les aveugles fictifs immergés dans un univers scénique indéfini. « Nous sommes au dehors », oui, mais en même temps, nous vivons à l’intérieur de cette réalité virtuelle. En définitive, c’est sur la distinction entre « être au dehors » et « être à l’intérieur » que reposent l’effet immersif et le sentiment de présence de toute réalité virtuelle.

Au-delà des réalisations technologiques remarquables que nous pourrions ajouter à notre réflexion, l’évolution du théâtre de notre époque se distingue par des configurations scéniques qui empruntent à des techniques scéniques très anciennes qui ont préfiguré des façons de penser et de recevoir le théâtre d’aujourd’hui. La réalité virtuelle gagne du terrain dans le monde du spectacle actuel. Mark Reaney l’utilise avec succès, en préservant la spécificité humaniste de l’acte théâtral. Dans un théâtre comme celui des Fantasmagories de Marleau, l’installation technologique véhicule à la fois sens et vécu, le spectateur se trouvant confronté à la fois à l’écoute du texte et à l’expérimentation de ses projections intimes. L’action du virtuel sur le réel a des implications majeures sur le plan de l’esthétique et de la réception du spectacle vivant. Des mutations importantes s’annoncent au théâtre : l’influence des nouvelles technologies risque non pas de remplacer le théâtre traditionnel, mais de donner naissance à de nouveaux genres, plus interactifs, vers lesquels tend d’ailleurs le théâtre expérimental depuis une quarantaine d’années. Au théâtre, cette interaction mise, entre autres, sur l’effet de présence du spectateur dans l’espace de jeu, sur son investissement dans la création de l’oeuvre théâtrale, voire sur la promotion de la fonction de spectateur au rang de partenaire de la production. Ainsi, l’effacement de l’expérience du sens et de la représentation se fait au profit d’une performativité qui, comme nous l’avons vu, n’est pas sans conséquence pour le spectateur. L’immersion mène à une forme de connaissance directe par le biais de dispositifs et de stratégies scéniques qui ont pour fonction de simuler la présence et à travers le vécu de cette présence par le spectateur. En tant que figure ou représentation vide, le simulacre « s’anime », toujours en symbiose, se laissant habiter par le spectateur, et lui offrant en échange l’expérience phénoménologique de l’autre, de l’ailleurs, ou encore de l’alors.

Figures

Les Aveugles

Les Aveugles

Figures (suite)

Les Aveugles

Fantasmagorie technologique, conçue et réalisée par Denis Marleau, 2002.

Photo : Richard-Max Tremblay.

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