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Les sociétés créoles de la région Caraïbe se sont essentiellement constituées comme sociétés plurielles dès la période de l’esclavage. Que ce soit sous la forme d’emprunts, de juxtapositions, d’additions ou d’autres combinaisons, la pluralité s’avère un dénominateur commun dans cette région. Elle s’explique en partie par la rencontre forcée entre Afrique et Occident dans les Amériques et par les rencontres interculturelles qui lui ont succédé afin de remplacer la main d’oeuvre servile. On retrouve aujourd’hui cette pluralité dans les systèmes médicaux, qui se composent de plusieurs espaces de soins ainsi que d’une constellation de thérapeutes, de pratiques et de savoirs disponibles et mobilisés dans la gestion des maladies et des infortunes. C’est le cas en Haïti où le système médical est souvent divisé en une médecine créole locale, une biomédecine et des églises aux missions de guérison. La pluralité dans le système médical haïtien relève donc d’une configuration sociale médico-religieuse formée de ces trois espaces de soins très importants qui se côtoient intimement et se recoupent. Mais elle s’observe encore dans les itinéraires des malades à la recherche d’aide. En effet, le pluralisme dans les histoires naturelles de maladie est une règle en Haïti, tout comme il l’est dans d’autres sociétés créoles. Des auteurs comme Farmer (1996) et Brodwin (1996), qui se sont penchés sur des histoires vécues, nous confirment effectivement la coexistence de savoirs explicatifs de la maladie et de pratiques thérapeutiques dans les épisodes de maladie en Haïti.

Ce pluralisme dans les épisodes de maladie et dans la configuration sociale du système médical haïtien est assez bien documenté si on réunit des travaux qui font référence à la maladie en Haïti. Même si aucun chercheur ne s’est penché sur le sujet du pluralisme médico-religieux haïtien, plusieurs ont eu l’occasion d’en présenter quelques données en abordant la médecine créole, les thérapeutes, le vodou[1], la situation sanitaire, les comportements de recours aux soins et les conceptions de la maladie. Par contre, le pluralisme qui se trame dans les savoirs et les pratiques des thérapeutes est moins connu. Il s’agit d’un autre lieu de pluralité qui s’explique en partie par le manque d’étanchéité des espaces de soins et par l’appartenance de praticiens à plusieurs de ces espaces. À notre connaissance, il n’existe pas de travaux sur ce sujet en dehors d’une publication qui présente des phénomènes de syncrétisme, de juxtaposition et de coexistence de savoirs et de pratiques relatifs à la maladie à travers le développement d’églises pentecôtistes en Haïti (Vonarx 2007).

Cet article propose justement de donner quelques repères sur le pluralisme dans les espaces de soins en y situant la présence du vodou. Il est un premier pas dans une stratégie de recherche sur le pluralisme médico-religieux haïtien qu’il reste à développer afin d’identifier les rapports qu’entretiennent les espaces de soins entre eux, les emprunts auxquels leurs thérapeutes procèdent mutuellement, et les logiques qui y sont sous-jacentes. Nous suivrons ici le vodou que nous avons analysé pendant un an et demi dans certaines campagnes haïtiennes (Vonarx 2005) en mettant l’accent sur les savoirs et les pratiques soignantes de ses praticiens, et en nous intéressant aux activités dans les différents espaces de soins. Nos résultats indiquent que le vodou est un système de soins qui se compose notamment : de thérapeutes pour lesquels le rêve est un espace-temps de rencontre avec des entités non humaines (des lwa) qui leur permettent d’obtenir des connaissances utiles pour les soins, d’une part ; de lwa engagés dans les activités du thérapeute à travers l’acte de possession (divination et traitement par exemple), d’autre part ; de théories explicatives de la maladie dominées par des logiques d’accusation du malade (maladie sanction) et d’accusation de l’autre (maladie sorcière), accessibles dans des séances de consultation, ensuite ; d’un registre de pratiques soignantes, thérapeutiques et préventives qui correspondent avec les théories explicatives de la maladie et qui dévoilent la boîte à outils et les milles et une recettes des thérapeutes, enfin.

Notre objectif est donc ici de relever ces aspects du système de soins vodou chez les autres thérapeutes des espaces de soins, dans leurs pratiques et leurs savoirs. Nous commencerons pour ce faire par présenter les thérapeutes des trois espaces de soins qui composent le système médical haïtien, pour identifier ensuite quelle est la place du vodou dans la médecine créole, dans les églises de guérison pentecôtistes, et les pratiques et les savoirs des acteurs biomédicaux ; ce qui permettra d’identifier en dernier lieu les raisons qui peuvent expliquer la pénétration du vodou dans les différents espaces de soins qui composent le paysage médico-religieux en Haïti.

Médecine créole, Églises de guérison et biomédecine en Haïti

La médecine créole haïtienne est apparue comme un espace de recours aux soins dans la colonie de Saint-Domingue. Habitués à exploiter leur environnement à des fins médicinales, certains esclaves ont trouvé à Saint-Domingue un milieu naturel favorable pour rétablir certaines pratiques traditionnelles de soin. En s’adaptant à un nouvel environnement écologique et en réactualisant une « mémoire thérapeutique » africaine, ils ont progressivement élaboré des réponses aux maladies qui les affligeaient. Ils ont ainsi reconstitué une médecine empirique à partir de leurs expériences et des moyens dont ils disposaient (Laguerre 1987). Même si les colons pouvaient condamner toute activité médicale parce qu’ils les associaient au domaine de la sorcellerie (Pluchon 1987), des savoirs phyto-thérapeutiques, des pratiques d’accoucheurs et des pratiques médico-religieuses se sont élaborés. Ils se sont transmis dans un contexte de domination où la médecine occidentale a de tout temps primé devant celle des esclaves, toujours déclassée et condamnée.

Malgré tout, la médecine créole haïtienne s’est développée et diffusée oralement à partir de cet héritage pour devenir une médecine populaire et une médecine spécialisée. Par médecine populaire, on entend un ensemble de savoirs, de pratiques et de remèdes qui sont partagés où dominent la variété et l’hétérogénéité. Quant à la médecine spécialisée, elle est gérée par des accoucheurs, des « médecins-feuille »[2] (medsen-fèy) et des praticiens vodou. Les accoucheurs s’occupent essentiellement des femmes enceintes et des enfants, et sont sollicités pour un remède quand celui de la maisonnée n’est pas suffisant. Parce qu’en plus d’un savoir relatif à la grossesse, à l’accouchement, à la femme enceinte et au nouveau-né, ces praticiens possèdent un répertoire de remèdes à base de simples qui dépasse de loin celui des remèdes domestiques. Ils cumulent la fonction d’accoucheur avec celle d’herboriste, et pratiquent aussi des massages. Quant aux médecins-feuille, ils préparent des remèdes à base de simples, utilisent parfois des sangsues, font des scarifications, sont parfois capables de réduire une fracture et de soigner des entorses. En fait, cette catégorie de thérapeutes regroupe à la fois les accoucheurs et tous les praticiens reconnus qui font un usage de feuilles, de racines et d’autres composés naturels dans la préparation de leurs réponses thérapeutiques. Enfin, parmi les thérapeutes de la médecine créole, on compte les praticiens vodou qui sont toujours nombreux malgré les luttes anti-superstition organisées par l’Église catholique et les églises fondamentalistes. Ces derniers partagent des savoirs populaires locaux dans la façon de gérer les épisodes de maladie. Ils sont les spécialistes d’une médecine aux dimensions magiques et religieuse, utilisent aussi des éléments naturels dans la préparation des remèdes et sont sollicités pour de nombreuses maladies qui n’ont pas forcément de cause magico-religieuse préalable.

Quant aux églises qui proposent aux Haïtiens un dispositif de gestion de la maladie ou qui affichent une mission de guérison évidente, elles sont surtout pentecôtistes. Ces églises se sont développées dans la foulée d’un protestantisme qui est apparu en Haïti au début du XVIIIe siècle (Griffiths 2000). D’après Romain (1979), l’expansion du protestantisme en Haïti s’est fait dans la première moitié du XXe siècle. Haïti était alors sous occupation américaine et restait fortement influencée par la politique extérieure des États-Unis. Le protestantisme sortait ainsi d’une phase de tâtonnement et s’installait dans un paysage religieux toujours dominé par le catholicisme. La précarité du contexte économique haïtien, les avantages sociaux que procuraient les églises protestantes, les écoles et les cliniques qu’elles mettaient en place, et la difficulté d’assumer des services religieux populaires participaient aussi à l’enracinement de nombreuses églises protestantes et à l’accueil que leur faisait la population (Métraux 1958).

Dans un contexte religieux et économique favorable, le pentecôtisme a donc trouvé un terrain propice en Haïti. La pentecôtisation du religieux en Haïti commence dans les années 1980 (Corten 2001) et le « raz-de-marée pentecôtiste » qui a touché l’Amérique latine dans les années 1970 a maintenant atteint Haïti et ses campagnes sous différentes formes. Qu’il s’agisse d’églises haïtiennes sous tutelle américaine, d’églises relativement autonomes, d’églises isolées ou d’un mouvement charismatique catholique qui met l’accent sur les miracles de guérison et sur l’émotion dans ses services religieux, le phénomène pentecôtiste pénètre profondément la société haïtienne et la quotidienneté des Haïtiens. La vitalité des églises pentecôtistes y résonne comme une entreprise à la fois de distribution de salut et de prise en charge des maux qui affectent la majorité de la population. En étant très actives dans le champ de la santé et en axant leur prise en charge sur la gratuité, sur le miracle et sur le don de guérison, ces églises sont très compétitives et prennent une grande place au sein du système médical haïtien.

Enfin, la biomédecine s’est d’abord développée en Haïti dans le cadre de la société de plantation avec la présence de médecins du roi, de chirurgiens et d’hospitalières (Kovalovich Weaver 2002). Elle a ensuite connu un grand développement pendant l’occupation américaine qu’on a justifiée en avançant qu’elle devait améliorer le sort quotidien des Haïtiens (Parsons 1930). Sur ce point, l’occupation a conduit essentiellement à dessiner une carte socio-sanitaire divisée en neuf départements, à former des soignants, à créer une école de médecine et à construire de nombreuses structures de soins de santé partout dans le pays. La biomédecine accompagne aujourd’hui un projet plus large de santé publique internationale qui pénètre l’espace haïtien avec de nombreux programmes de santé et de développement conduits par certains acteurs de l’humanitaire. Enracinée dans des rapports de domination et des rapports de dépendance politico-économique, la présence biomédicale consiste actuellement en la présence de structures biomédicales et ses soignants classiques (hôpitaux, dispensaires, médecins, infirmiers, auxiliaires de santé et agents de santé communautaire), et en celle de docteurs-feuille (doktè-fèy) qui mobilisent aussi des savoirs de la médecine créole dans leurs activités.

Du vodou chez les thérapeutes de la médecine créole

Pour commencer, il convient de présenter la place du vodou dans la médecine créole puisque ses thérapeutes en font partie. Dans celle-ci, nous remarquons que les thérapeutes multiplient souvent les fonctions, que les accoucheurs sont aussi des herboristes ou des médecins-feuille, qu’ils sont parfois praticiens vodou, et que les thérapeutes vodou sont toujours considérés comme des médecins-feuille. Cette conjugaison des fonctions au sein d’une médecine créole haïtienne spécialisée est un trait commun à tous ses thérapeutes comme l’a montré Taverne (1991) en étudiant la pratique d’un médecin-feuille en Guyane qui avait hérité d’un lwa dont il était parfois possédé. Le praticien traitait alors des maladies d’étiologie « surnaturelle » et utilisait de nombreux livres à connotations magiques et religieuses. De notre côté, nous avons même rencontré une informatrice qui était à la fois accoucheuse, médecin-feuille, mambo (praticienne vodou) et collaboratrice volontaire dans un réseau de vaccination et d’éducation à la santé géré par l’hôpital local. Dans les faits, les différentes activités des thérapeutes de la médecine créole rendent difficile leur distinction, puisqu’ils partagent un certain nombre de points communs et sont directement influencés par les pratiques et les savoirs vodou.

Effectivement, nous pouvons souligner que les différents thérapeutes de la médecine créole sont inscrits dans une réalité haïtienne fortement influencée par le vodou. Cette inscription se remarque dans la manière dont ils expliquent les modalités qui leur ont permis de devenir thérapeute. Le plus souvent, ils rapportent qu’ils ne l’ont pas décidé volontairement, mais qu’ils ont été choisis (souvent par le Bon Dieu) ou forcés à accomplir des pratiques thérapeutiques parce qu’ils se sont retrouvés malgré eux dans des situations particulières. Cette explication d’un statut qui confère certains avantages en Haïti est spécifique des praticiens vodou qui mettent l’élection divine et la contrainte comme préalable à la pratique. Cette explication ne leur est donc pas réservée, comme elle n’atteint pas seulement les thérapeutes de la médecine créole, les accoucheurs et les médecins-feuille. Elle est aussi mobilisée par d’autres corps de métier pour expliquer l’acquisition de connaissances et un statut socioprofessionnel. D’après Tessonneau (1983), elle l’est chez les potiers, les menuisiers, les couturières, et nous l’avons aussi rencontrée chez les laveurs de morts. Cette explication est donc répandue et se présente la plupart du temps pour justifier que l’individu ne s’est pas engagé dans des pratiques magiques, dans des actes de sorcellerie ou dans un contrat faustien avec un esprit pour améliorer son sort quotidien. Elle traduit ainsi une recherche de légitimité dans un contexte de précarité économique qui impose à tous de ne jamais être associés à une perte d’emploi et au déclin des activités économiques de leurs pairs, sous peine de culpabilité et d’association avec certaines pratiques vodou. En effet, on accepte volontiers qu’il est toujours possible de concurrencer le travail d’un autre ou de lui prendre simplement sa place en sollicitant un praticien vodou pour lui envoyer la maladie et/ou provoquer sa mort, parce qu’on convoite ses activités et ses ressources. Dans cet ordre social, afficher un nouveau statut professionnel est donc une entreprise risquée, quand on n’a pas suivi une formation reconnue et officielle qui crédite des savoirs et qui légitime d’emblée une pratique. En d’autres mots, quand les thérapeutes de la médecine créole nous racontent le début de leur métier, rien ne laisse entendre qu’ils ont cherché à devenir accoucheur, médecin-feuille, praticien vodou, et qu’ils ont l’intention de faire de leur statut un gagne-pain.

Les discours que nous avons recueillis à ce sujet auprès des accoucheurs dans les campagnes haïtiennes sont très révélateurs. L’histoire de Soeur Onis[3] peut nous servir ici d’exemple.

Convertie dans une église protestante, elle était un jour en mission d’évangélisation quand elle s’est éloignée de son groupe de prière et s’est trouvée sous un violent orage. Elle s’est abritée dans une maison où se trouvait une femme enceinte en plein travail. Elle a finalement dû l’aider. Avec l’appui du pasteur, elle l’a accouchée en faisant des gestes qu’elle avait déjà observés chez deux accoucheuses, sa tante et sa grand-mère. En nous contant son histoire, elle nous disait qu’elle était très agitée. Elle a finalement accouché cette femme pendant que les autres missionnaires chantaient et lisaient des psaumes. Elle a refusé ensuite de devenir accoucheuse. Toutefois, une femme enceinte prête à accoucher, condamnée par un accoucheur très renommé, lui a demandé son aide. Soeur Onis l’a finalement accouché. Elle a sauvé le nouveau-né qui présentait des problèmes respiratoires. Soeur Onis résistait encore à cet appel de plus en plus flagrant. Plus tard, alors que les membres de son église étaient en mission, une troisième femme enceinte devait accoucher. Il fallait trouver une accoucheuse et Soeur Onis s’est proposée. Elle est ainsi devenue accoucheuse. Elle a été ensuite capable de faire des remèdes pour protéger les enfants d’agressions magico-religieuses et pour traiter des affections de même nature dans une relation privilégiée avec l’Éternel dont elle entend régulièrement la voix, et avec qui elle échange dans des visions. Elle nous a expliqué que le Bon Dieu l’avait choisie, qu’il l’avait mise dans ces situations pour la forcer à accepter son métier et qu’elle n’avait pas eu d’alternatives.

Ce parcours est relativement commun chez les thérapeutes de la médecine créole. Il fait apparaître des scénarios dans lesquels les thérapeutes sont soumis à des forces divines, sont destinés à devenir thérapeutes et sont assujettis aux choix d’autrui. L’ordre du monde présenté dans le vodou influence ainsi le sens attribué à certains événements. En rapportant l’existence d’esprits et de morts qui agissent sur le quotidien des vivants, en soulignant la nécessité de soigner les relations qu’on entretient avec ceux-là, qu’on est dépendant de leur volonté et qu’il est possible d’être élu et choyé par ces invisibles et non humains, le vodou fournit un certain nombre de repères pour donner du sens au métier exercé par son biais.

Comme seconde influence du vodou sur la pratique des thérapeutes de la médecine créole, nous relevons chez ceux qui ne sont pas oungan (praticien vodou) un mode d’accès particulier à des connaissances. L’acquisition de connaissances spécialisées renvoie au rêve et au recours à un ange gardien (ou à un ange protecteur) qui rend ces thérapeutes capables de réaliser des pratiques à l’aide de techniques, de protocoles et de recettes que le commun des mortels ne connaît pas. En effet, on note depuis longtemps que le rêve est en Haïti un espace de rencontre et de communication privilégié avec des entités non humaines, avec les lwa et les morts (Bourguignon 1954). Le rêve donne à beaucoup d’Haïtiens les moyens d’être informés d’événements à venir, de pratiques à réaliser, de connaissances à obtenir et de numéros de loterie à identifier. La plupart des paysans sont très attentifs à leur contenu pour sortir de l’infortune et se tirer des mauvais pas. Pour les thérapeutes, le rêve est une source considérable de savoirs thérapeutiques et diagnostiques. Il les met en communication avec des formes invisibles qui les aident dans leurs pratiques. Quant à la notion de protecteur et d’ange gardien, elle revient fréquemment et nous renvoie directement à la relation que les praticiens vodou entretiennent avec les lwa quand ils diagnostiquent des maladies et réalisent leurs traitements. Cet ange gardien, dit-on, accompagne chaque Haïtien dès sa naissance. Il influence le cours de la vie de son protégé en le conseillant et en lui communiquant des informations dans ses rêves et parfois dans des visions éveillées. Les extraits de discours suivants nous en apprennent un peu plus :

Tout le monde possède un protecteur. Quelles que soient ta couleur et ta nationalité, tu as un protecteur. Quand on dit protecteur, ce n’est pas un protecteur que tu vas chercher. Toi, tu es né en France, tu es venu là, ton protecteur est avec toi. […] Des docteurs voient que ta maladie ne peut pas être traitée à l’hôpital. Ils possèdent beaucoup de connaissances. Ils ont un protecteur depuis qu’ils sont dans le ventre de leur mère […].

Ti Jean, médecin-feuille

Certaines connaissances viennent de ma naissance. Il y a des esprits avec lesquels tu nais et tu grandis, qui te conduisent à comprendre quel genre d’esprit tu possèdes. […]. Ça vient de ma famille […]. Je lui donne ce dont il a besoin et s’il ne m’a pas offert la possibilité d’avoir de l’argent, il m’a donné en revanche la capacité de … Par exemple si un de mes proches est malade, je n’ai pas besoin de le conduire chez un oungan, ou chez un docteur. Je peux le traiter moi-même à l’aide de feuilles.

Valor, laveur de mort

Plusieurs thérapeutes de la médecine créole ont donc une relation privilégiée avec leur ange protecteur (zanj en créole). Mais est-ce à dire que cette relation est vraiment différente de celle que le praticien vodou peut avoir avec ses lwa? Si on retient qu’il s’agit de la présence d’une entité qui aide à la pratique diagnostique et thérapeutique, les correspondances avec le vodou sont évidentes, même si les thérapeutes médecins-feuille et accoucheurs se distinguent nettement du vodou en précisant les modalités de leur relation avec cet ange tout en insistant clairement pour dire qu’ils ne travaillent pas comme des praticiens vodou et qu’ils ne sont pas oungan. Un médecin-feuille avançait à ce titre :

Ton protecteur ne te dit pas de monter un badji[4], de planter des croix et de posséder des tambours. Mais il décide de faire en sorte que tu gagnes de l’argent. Et pourtant le lwa est là! Dans ta tête! 

Dieu-Juste, médecin-feuille

Un médecin-feuille rapportait :

Je ne lui donne pas d’argent. Je ne lui fais pas de maison, rien du tout. Même si j’avais les moyens, je ne lui ferais pas de petite maison. Comme ça, si un enfant est malade dans le voisinage, on ne pourra pas dire que c’est à cause de ça. Je sers seulement le Bon Dieu!

Pierre-Louis, médecin-feuille

La pratique sous l’influence bénéfique d’un ange gardien qu’on distingue des lwa sert de parade à un ensemble d’accusations qu’on porte facilement aux praticiens vodou soi-disant responsables de maladie et de décès. Il est ainsi question pour des accoucheurs et des médecins-feuille de légitimer leurs pratiques dans un contexte général de condamnation ambiante du vodou. Conway (1978) l’avait déjà remarqué auprès d’une accoucheuse très renommée qui avait été choisie par des lwa pour assumer son rôle de thérapeute et qui ne se présentait pas comme une praticienne vodou même si certains la qualifiaient ainsi. Elle recevait continuellement des instructions en rêve, s’occupait uniquement de problèmes naturels et recevait en consultation des catholiques et même des protestants. Brodwin (1992) s’était aussi retrouvé face à ces réalités quand il enquêtait auprès d’un médecin-feuille qui travaillait avec un ange gardien, et auprès d’une accoucheuse qui travaillait avec un lwa qu’elle disait ne pas servir. D’après lui, les thérapeutes affirmaient de cette manière leur appartenance à un espace de moralité différent du vodou.

Les pratiques d’accoucheurs et de médecins-feuille qui sont très proches de celles des oungan sont donc une variation du système de soins vodou dans la médecine créole haïtienne, une adaptation souvent personnelle, influencée par des facteurs qui interviennent dans des parcours. Cette adaptation explique la conjugaison des fonctions chez un même thérapeute, ses capacités à s’occuper de maladies d’étiologie magico-religieuse et ses dispositions à recourir aux esprits dans sa pratique de thérapeute. Les points suivants sur la pénétration du vodou dans les églises pentecôtistes et dans la biomédecine renforceront encore l’idée d’une pénétration à des degrés divers et multiples du vodou dans les espaces de soins.

Du vodou dans les Églises pentecôtistes de l’Armée Céleste

En mettant en scène la présence du Saint-Esprit dans la transe et la glossolalie, en validant et en incorporant l’existence de forces magico-religieuses maléfiques et bénéfiques, en organisant des services à la charge émotionnelle intense, en valorisant les logiques de persécution et d’agression, et en faisant du miracle de guérison leur enseigne, les églises pentecôtistes sont des lieux privilégiés d’interrelations et de perméabilité avec le vodou. Le passage du vodou vers les églises pentecôtistes s’observe surtout en milieu rural dans les églises de l’Armée Céleste, qui sont les plus nombreuses, les plus actives dans le champ du médical et les plus proches de la petite paysannerie haïtienne. Leur particularité et leur interface avec le vodou reposent sur le déplacement qu’elles opèrent vers la culture populaire, notamment vers les savoirs populaires thérapeutiques vodou qui sont mobilisés dans les épisodes de maladie. Nos observations dans ces églises montrent qu’il y a là des parallèles évidents et des correspondances avec le vodou haïtien qui leur procurent une légitimé dans le champ du médical auprès de ceux qui les consultent. On identifie notamment des correspondances à la fois dans les parcours des pasteurs, dans les conceptions qu’ils ont de la maladie ainsi que dans les techniques diagnostiques et thérapeutiques qu’ils emploient.

Des parcours de pasteurs révélateurs d’une proximité avec le vodou

Sans vouloir généraliser le parcours des pasteurs et des diacres responsables des églises de l’Armée Céleste, il ressort de nos rencontres qu’ils sont des paysans dont la relation avec le vodou s’exprimait parfois à travers un rituel annuel, qu’il s’agisse de services pour les lwa ou pour les ancêtres. Par exemple, le diacre Dieufor devait travailler dans sa jeunesse avec son oncle à la préparation de rituels destinés aux lwa qu’ils organisaient chaque 25 décembre dans leur habitation familiale. Dieufor devait préparer des petits récipients dans lesquels il plaçait de petites mèches de coton imbibées d’huile, pour les déposer ensuite dans des lieux reposoirs de lwa pour les honorer. En préparant ces récipients, il priait pour qu’on le délivre de cette appartenance parce qu’il pensait ne pas y trouver la vie éternelle. Finalement, il tombait malade. Devant le refus de son oncle de le voir se convertir, il s’était réfugié chez le pasteur d’une église de l’Armée Céleste dans laquelle il était devenu diacre.

D’autres histoires personnelles rapportent aussi que certains pasteurs ont eu une relation avec le vodou similaire à celle de paysans qui sont devenus praticiens vodou. Le pasteur Ti-Jean nous racontait par exemple à ce sujet qu’il avait été la victime de diverses agressions. Tout avait commencé par la mort de son frère qu’il avait vue en songe et qu’il avait réussi à éviter. Il s’était ensuite fracturé la jambe, s’était mis à se comporter étrangement et était finalement devenu épileptique. Cet engrenage l’avait entraîné progressivement à consulter un praticien vodou qui le disait choisi par un lwa. Celui-ci faisait connaître son appel par le biais des événements successifs qui frappaient le jeune homme. Finalement, il commença à servir ce lwa, construisit une petite maison destinée à son adoration et aménagée de matériaux qui devaient servir ultérieurement à un travail d’oungan. Cette inscription dans des pratiques vodou et dans une relation avec un esprit lui avait valu la guérison, mais il avait dû ensuite faire partie d’une église de l’Armée Céleste pour suivre son père qui s’y était converti. À la mort du pasteur, il était devenu prédicateur et avait fini par instituer sa propre église sept ans plus tard.

Un autre parcours révélateur de cette élection est celui du pasteur Estimé, dont les six frères étaient décédés avant sa naissance. Une personne était apparue en songe à sa mère pour lui préciser qu’elle aurait un septième garçon qu’il fallait nommer Saint-Jean Jean-Baptiste pour le garder en vie. La révélation s’avérait juste et le garçon naquit alors adventiste. Mais à l’âge de 17 ans, une guêpe le piqua à l’oreille alors qu’il manipulait une calebasse. Il devint sourd d’une oreille et se rendit chez un praticien vodou pour être soigné. Il y reçu des traitements sans retrouver l’usage de son oreille et entendit ensuite d’un oungan possédé qu’un enfant malade devait mourir prochainement. Se sentant en danger, il se convertit expressément dans une église pentecôtiste où l’on pria pour lui. Il guérit ainsi et on lui fit comprendre que le lwa Saint Jean-Baptiste qui siégeait dans le calebassier l’invitait dans une union formelle. L’histoire allait s’achever dans un groupe de missionnaires quand le pasteur, en train de prophétiser, reconnut qu’il était sous la domination d’un lwa et imposa ses mains sur le jeune homme qui tomba à terre sans connaissance. Le même jour, on lui retirait son prénom Jean-Baptiste pour lui donner celui d’Estimé. Il se maria plus tard avec la fille du pasteur qui l’avait converti, et le quitta ensuite pour fonder sa propre église.

Ces exemples illustrent bien la place du vodou dans le passé de ces pasteurs. Leur histoire nous laisse croire qu’ils auraient pu devenir des praticiens vodou puisqu’ils avaient été choisis par des lwa, et que l’interprétation de leur épisode de maladie les y conduisait. Il n’est donc pas étonnant que leur histoire personnelle ainsi que leur appartenance à une culture paysanne riche en vodou influencent leurs pratiques thérapeutiques et marquent leurs services religieux avec des motifs liés au vodou. Les thérapeutes passent parfois d’un espace religieux à un autre, accompagnés toujours de savoirs et de pratiques, qu’il s’agisse d’un passage du vodou vers les églises chrétiennes ou des églises chrétiennes vers le vodou.

Du vodou dans les pratiques soignantes des pasteurs

La pénétration du vodou dans les activités soignantes des pasteurs des églises de l’Armée Céleste renforce nos conclusions et s’observe à différents niveaux. Par exemple, la présence d’un esprit est incontournable et systématique dans les églises de l’Armée Céleste afin que puissent se réaliser des miracles de guérison. Elle l’est aussi dans le vodou haïtien. Même s’il ne s’agit pas des mêmes esprits, qu’ils se manifestent différemment et qu’ils ne prennent pas la même place au sein des rituels, le Saint-Esprit des églises pentecôtistes de l’Armée Céleste et les lwa viennent à la rencontre des hommes pour répondre à leurs demandes. Dans les deux espaces, ils s’adressent aux consultants pour les informer des événements à venir et des précautions à prendre, pour y faire des diagnostics, pour proposer ou réaliser des thérapies. Et quand ils ne se présentent pas directement aux hommes par la transe et la possession, ils les rencontrent en rêve et dictent aux rêveurs, pasteurs ou praticiens vodou, les soins qu’ils doivent dispenser ou encore les informent sur la cause d’un malheur.

La correspondance entre le vodou et les églises de l’Armée Céleste dans le champ du médical repose beaucoup sur un partage de conceptions relatives à la maladie et sur des points communs dans leurs façons de procéder pour un traitement. En fait, les pasteurs n’ont pas élaboré de conceptions relatives à la maladie vraiment différentes de celles des praticiens vodou. Comme eux, ils véhiculent les mêmes logiques de persécution et d’agression. Ils adoptent le même langage que les praticiens vodou et posent des diagnostics qui font écho aux savoirs populaires relatifs aux maladies dont l’étiologie est magico-religieuse. Écoutons par exemple la parole du Saint-Esprit à travers le pasteur Ti-Jean, qui s’apprêtait à traiter un malade. Il diagnostiquait devant une vingtaine de fidèles :

Il y a sept mauvais esprits sur lui. Il a un mauvais esprit qui le vide, il a un esprit qui est attaché à son âme. Ils ont nourri cet esprit et l’ont envoyé agresser son âme. Le lwa vient du côté de son père. Il lui mange les os et boit son sang, […]. Il va le paralyser. Une fois qu’il aura bu son sang, il va lui provoquer une toux. Il toussera. Il a déjà quelque chose qui le bloque à la taille[5]. Il lui casse la taille […]. Il a des problèmes au ventre. C’est un mauvais esprit qui le bloque. Il l’attaque au niveau de la tête et sa tête tourne quand il se met debout. Je parle à la communauté dont le pasteur a la charge. Si elle ne prie pas, il ne s’en sortira pas.

Pasteur Ti-Jean

Par conséquent, la maladie n’est pas seulement identifiée comme causée par Satan. Ici, il s’agit d’un lwa qui se trouve sur l’habitation paternelle du malade et qui agit comme agresseur au point de provoquer divers problèmes. Comme celles des autres pasteurs, la lecture du pasteur Ti-Jean mobilise un ensemble de références qu’on trouve chez les praticiens vodou lorsqu’on consulte un lwa pour faire la lecture d’une maladie, pour en dire l’agent responsable et identifier sa cause. De la même manière, des pasteurs de l’Armée Céleste ont parfois adopté des techniques pour établir le diagnostic de la maladie qui s’avèrent semblables à la divination des praticiens vodou. Par exemple, le pasteur Estimé pouvait diagnostiquer un problème en manipulant l’habit du malade et en utilisant la Bible comme outil de divination. La présence du malade n’était pas nécessaire dans cette consultation privée, tout comme elle n’est pas nécessaire dans une consultation chez un oungan.

Du diagnostic aux traitements, on introduit dans les églises de l’Armée Céleste des procédés et du matériel qui proviennent donc de la médecine créole haïtienne. La tisane, le bain, la purge et la friction à base d’éléments naturels sont employés dans les pratiques thérapeutiques des pasteurs comme chez les praticiens vodou. De plus, des pasteurs achètent des matériaux réservés pour les travaux des oungan. Par exemple, nous avons trouvé deux sortes de poudres chez un pasteur. L’une pouvait être utilisée en dilution pour un remède à absorber par voie orale et l’autre devait être prise en application ou pour des inhalations. Cette seconde était vendue comme poud kont zonbi (poudre contre les zombies) dans une boutique spécialisée d’une grande ville. En bref, les pasteurs empruntent un ensemble de savoirs populaires thérapeutiques propres à la médecine créole et n’hésitent pas à recourir aux matériaux des oungan, à leurs poudres et à leurs eaux en particulier pour traiter leurs malades.

Ainsi, on a tendance à reconnaître les pasteurs comme des thérapeutes dont les pouvoirs de guérison prennent en compte une tradition médicale qu’on sait efficace et qui n’éloigne pas les fidèles de leurs recours habituels. Ces pratiques ne passent donc pas inaperçues et les autres pasteurs, pentecôtistes et protestants, s’en servent pour critiquer les églises de l’Armée Céleste sur le marché du religieux. Ils associent ces activités à des pratiques vodou déguisées du fait que les praticiens vodou travaillent beaucoup dans les carrefours[6] et que, tout comme eux, ils utilisent des tambours et habillent les possédés habités par le Saint-Esprit. Et les praticiens vodou vont dans le même sens, se reconnaissant dans le travail des pasteurs de l’Armée Céleste et les considérant comme des praticiens vodou qui s’affichent différemment même s’ils utilisent les mêmes techniques sans pour autant travailler avec les mêmes entités.

Vodou et thérapeutes biomédicaux

Lorsque le vodou pénètre les pratiques des thérapeutes de la médecine créole et celles de pasteurs pentecôtistes, on peut très bien expliquer cette pénétration par la proximité culturelle des uns et la proximité religieuse des autres avec le vodou. Toutefois, lorsque l’on constate, contre toute expectative, une pénétration du vodou dans le secteur de la biomédecine, cette pénétration est moins évidente à expliquer : on croit en effet ce secteur et ses thérapeutes imperméables à des pratiques et à des savoirs très éloignés des leurs. Les conceptions du corps et de la maladie de la biomédecine, sa nosographie et ses nombreux lexiques, sa batterie de tests diagnostiques, son matériel, ses médicaments, injections, sirops et comprimés, ne s’arriment pas facilement avec des pratiques et des savoirs exogènes et magico-religieux. Il est au contraire coutume dans la biomédecine de déclasser toute autre forme de savoir médical, de le ranger dans le registre des croyances et de mettre en avant la science, les expérimentations cliniques, la complexité du contenu biomédical et les années d’étude de ses praticiens pour exclure du champ du savoir les rebouteux, les herboristes et autres praticiens.

Malgré cela, nous constatons que les représentants de la biomédecine où nous avons fait nos recherches intègrent le vodou et certaines de ses dimensions dans leurs activités de thérapeutes. Cette intégration n’est pas seulement relevée chez les docteurs-feuille, ces thérapeutes indépendants et autonomes des campagnes qui s’inspirent dans leurs activités de pratiques et de savoirs identifiés dans les dispensaires qui ne sont pas contrôlés par l’État. Elle s’opère de surcroît dans le cadre d’une médecine plus officielle, chez ceux dont les activités répondent à un système de santé et à une politique de santé publique en vigueur sur le plan national.

Des docteurs-feuille empruntent des savoirs et des pratiques vodou

Installés dans les campagnes, certains docteurs-feuille munis de stéthoscope, de sirops, de comprimés, d’aiguilles, de seringues et de matériaux injectables nous ont dit pouvoir prendre en charge des malades atteints d’affections diverses, aussi bien pour des maladies qui répondent à un traitement biomédical que pour des maladies dont les causes, les origines et les agents ne relèvent pas de la biomédecine. Lors de nos visites chez ces docteurs-feuille, nous en avons effectivement vu en train de préparer des remèdes qui devaient servir à guérir des malades atteints d’une agression magico-religieuse. Le docteur-feuille Janéus nous disait à ce sujet :

Je travaille dans un cadre mystique[7], je fais comme les oungan et je traite toutes les maladies. Que ce soit des zombies, des âmes envoyées, des charmes ou d’autres choses, j’utilise du matériel acheté dans les pharmacies. Je prends dans le médical et je prends dans le registre mystique, dans la magie. J’utilise tout ça quand une personne vient chez moi […]. Si une personne a un zombie, si c’est une âme, il faut lui retirer. Je peux aller sur le lieu où elle est née pour y chercher des choses, mais je ne vais pas dans les carrefours […] Je travaille dans un registre mystique, mais ne possède pas de badji.

Janéus, docteur-feuille

En d’autres mots, Janéus n’était pas un praticien vodou. D’ailleurs, il se défendait de cette identité que d’autres pouvaient lui attribuer. Il était un docteur comme ceux de l’hôpital et possédait aussi des connaissances en magie qui servaient à traiter différents types de maladies.

Les correspondances avec le vodou dépassent l’intérêt que portent les docteurs-feuille aux maladies dont s’occupent surtout les oungan. L’histoire et les propos de Volkan Sétout, un autre docteur-feuille de section rurale et par ailleurs auxiliaire infirmier de formation, témoignent très bien d’une relation étroite avec le vodou. Il racontait être parfois demandé par des malades pour écarter des mauvais esprits et des persécutions, qu’il se distinguait des oungan par son utilisation des feuilles, du fait qu’il n’avait pas de badji, n’utilisait pas de chandelle pour diagnostiquer une maladie et n’organisait pas de services annuels pour les lwa. Il disait que ses activités thérapeutiques s’inscrivaient dans la biomédecine, qu’il utilisait des composés naturels et n’assumait pas d’autres responsabilités. Ceci dit, Volkan Sétout se rendait quand même sur des lieux de pèlerinage vodou pour y faire des doléances et pour y sacrifier des animaux quand il obtenait ce qu’il avait demandé. Il avait d’ailleurs installé au-dessus de l’étagère qui supportait ses médicaments et ses bouteilles de sirop la preuve du sacrifice qu’il avait fait à un lwa. Là, enrubannée, les vestiges d’un cabri offert dominaient son lieu de travail avec d’autres objets très révélateurs de ses activités. Il avait également affiché, sur les murs de sa pièce de travail et de sa petite clinique, plusieurs icônes catholiques qui sont d’habitude utilisées comme représentations de lwa.

Plus encore, Volkan nous expliqua que son père et sa soeur étaient praticiens vodou. Au décès de son père, les lwa l’avaient réclamé pour qu’il reprenne le flambeau et les serve à son tour. Il avait refusé, mais savait pertinemment qu’il était destiné à s’impliquer dans ce type d’activités, car il sentait qu’un ange gardien l’accompagnait continuellement. Les lwa le réclamaient toujours, mais Volkan refusait l’engagement en raison des lourdes charges qu’une implication entraînait. Finalement, il travaillait quand même avec un ange gardien, y recourait dans son activité de soignant pour diagnostiquer les problèmes de santé et pour y répondre. L’entité avec laquelle il travaillait l’informait dans son sommeil d’une future consultation et des maladies, le guidait dans ses diagnostics pour savoir s’il s’agissait d’une maladie causée par une persécution, par un zombie ou par autre chose. Bref, ce docteur-feuille avait développé de multiples compétences grâce à un héritage familial et grâce à un lwa ou un ange qui lui venait de sa lignée paternelle, même s’il n’était pas en relation avec cet ange comme le sont les oungan avec leurs lwa. En cela, les caractéristiques de Volkan Sétout ne différaient finalement que peu de celles des praticiens vodou et des autres thérapeutes de la médecine créole.

En assurant à la population des services variés et en assumant une fonction de docteurs biomédicaux, de soignants aux connaissances magico-religieuses et de docteurs qui « servent des deux mains »[8], des thérapeutes comme Janéus et Volkan Sétout profitaient d’une clientèle qu’ils n’auraient autrement pas eue. Les fidèles des églises protestantes pouvaient les consulter sans crainte d’être associés au vodou, puisqu’ils sollicitaient un docteur biomédical, et tous, qu’ils soient protestants, catholiques ou autres, pouvaient jouir de prestations variées chez un même thérapeute. Les malades trouvaient chez ces derniers des avantages dans une consultation moins chère et moins engagée que chez les praticiens vodou. Ils bénéficiaient d’une double prise en charge pour le prix d’une. Ils étaient soumis à un examen complet qui n’écartait ni les affections dont la biomédecine peut se charger, ni celles que les praticiens vodou sont susceptibles d’identifier et de traiter.

Des infirmières sensibles aux savoirs et aux pratiques vodou

En collectant des données sur les infirmières et infirmières auxiliaires qui sont employées dans les structures de santé, nous avons pu observer que le caractère officiel de ces lieux de soins et la formation de leurs acteurs ne les éloignaient pas forcément du vodou. Ces praticiens réalisaient bien souvent des activités soignantes en dehors des structures de soins, en des lieux où ils géraient aussi des épisodes de maladie sans rendre de comptes à leur employeur. Beaucoup de malades descendaient même des sections rurales, passaient devant le centre de santé de notre lieu d’enquête sans s’y arrêter. Ils continuaient leur chemin pour se rendre au domicile d’une infirmière qui faisait véritablement office de clinique. Des malades y consultaient, y passaient des nuits et des femmes enceintes venaient y accoucher quand des accoucheurs soupçonnaient un accouchement difficile. Avant tout, il faut dire que l’infirmière de notre terrain d’enquête avait d’abord travaillé dans un dispensaire de section. Là, elle était réputée fournir de bons soins et être capable de reconnaître quand une maladie n’était pas du ressort de la biomédecine. Elle prescrivait des remèdes à base de simples et devait être mutée plus tard dans le bourg rural quand on avait eu vent de ses pratiques. En fait, elle ne recourait pas seulement à une médecine populaire qui ne faisait pas l’objet de sanction ; il lui arrivait également de se vêtir d’une robe colorée à trois parements et de s’attacher un foulard rouge sur la tête (un habillement typique dans le vodou), d’utiliser un stéthoscope et d’autres techniques biomédicales pour diagnostiquer des maladies sans que le malade n’ait à suggérer un tableau clinique. D’après certains informateurs témoins de ses pratiques, on venait dans le dispensaire tout spécialement pour la voir et refusait même de se faire prendre en charge par les autres thérapeutes de la structure.

En fait, tous savaient et continuaient de dire que cette infirmière était capable de s’attaquer à des maladies d’origine satanique et vodou, et qu’elle avait appris ses connaissances de son père, un accoucheur très populaire capable de prédire le moment d’un accouchement. Sa popularité reposait d’ailleurs sur ses compétences d’accoucheuse, qu’elle mettait non seulement au service des femmes enceintes, mais aussi au service des accoucheurs qui bénéficiaient par ailleurs d’une formation dispensée par le ministère de la Santé publique. Dans ces formations, on reconnaissait qu’elle était accompagnée d’un protecteur, d’un ange, qui l’aidait dans ses pratiques lorsqu’elle avait des difficultés pour faire un accouchement. Il lui suffisait de le convoquer. Après qu’elle ait expliqué à l’ensemble des accoucheurs formés la manière de procéder, cette pratique, ainsi que celle de la réception d’une bougie le jour de la certification, leur était finalement devenue commune.

Cette relation particulière avec un ange ou un lwa rejoint celle que peuvent avoir les médecins-feuille de la médecine créole. Elle dépasse aussi les cas particuliers des docteurs-feuille et d’une infirmière rencontrés qui accommodent leurs pratiques à celles du vodou dans le cadre biomédical. La place faite au vodou chez les acteurs biomédicaux aurait pu être considérée comme isolée, si une seconde infirmière ne nous avait pas informés de ses liens avec le vodou. Là encore, ce n’était pas un refus d’adhérer à la biomédecine qui lui faisait entretenir des rapports avec le vodou : elle avait en effet suivi plusieurs formations, dont celles d’aide auxiliaire et d’infirmière, en plus d’avoir suivi une série de séminaires de formation ; elle avait entre autres été responsable d’un réseau de vaccination communal et été chargée d’un programme de lutte contre la tuberculose ; elle avait également côtoyé différentes organisations internationales. Dans nos entretiens, elle avançait d’ailleurs que les acteurs biomédicaux des hôpitaux ne croyaient pas à l’existence de maladies réservées aux praticiens vodou, que les véritables moyens de guérir étaient de consulter les structures biomédicales et que les guérisons obtenues chez les oungan étaient dues aux médicaments distribués par la biomédecine.

Cependant, ses propres expériences de maladie l’avaient finalement conduite vers le paradoxe de devoir tenir un certain discours et de ne pas en tenir compte dans ses pratiques. En effet, son discours devait correspondre avec ce qu’on attendait d’une infirmière sur le sujet de la biomédecine, de ses qualités et du déclassement du vodou. Malgré ses positions, elle empruntait le chemin qui la menait au statut de praticienne vodou parce qu’elle n’arrivait pas à se défaire d’une maladie qui l’affectait chaque année à son anniversaire, une maladie que plusieurs praticiens vodou consultés avaient interprétée comme l’action de lwa familiaux. En fin de compte, l’infirmière était devenue la seule à pouvoir gérer sa propre maladie en négociant sa guérison avec des lwa. Même si des examens de laboratoire indiquaient qu’il s’agissait d’une fièvre typhoïde, l’infirmière disait s’être sortie des derniers épisodes en formulant une demande auprès de lwa installés dans ses habitations familiales. Elle devait finalement s’engager avec eux et les servir en construisant d’abord une petite maison composée de deux pièces, en les y installant, et en disposant un autel avec des objets spécifiques révélateurs de liens intimes avec eux. Elle avait déjà tout arrangé pour que cet aménagement puisse se faire et se trouvait confrontée au dilemme d’articuler son métier d’infirmière à celui de praticienne vodou. Selon elle, elle pouvait dès lors travailler chaque jour comme infirmière, sortir de la structure biomédicale et travailler ensuite avec ses lwa. Elle pouvait donc distribuer des médicaments comme les docteurs des hôpitaux tout en composant des remèdes à base d’éléments naturels. En faisant de la sorte, elle pouvait ainsi juxtaposer deux types de pratiques et conjuguer les méthodes thérapeutiques biomédicales avec une médecine créole empreinte de magie et de religion, tout comme le font les docteurs-feuille des sections rurales.

Des acteurs biomédicaux toujours attentifs aux savoirs populaires

Le travail des thérapeutes biomédicaux présentés plus haut montre que la diffusion actuelle de la biomédecine dans certaines campagnes haïtiennes ne suffit pas pour que l’on considère la biomédecine comme un secteur dominant et intégré, aux dépens de formes religio-thérapeutiques comme celles que propose et induit le vodou. Les infirmières ne sont de toute évidence pas encore arrivées à se détacher de pratiques et de schémas d’interprétation liés au vodou, et s’avèrent toujours imprégnées de leur culture médicale populaire. On notera par ailleurs que les travaux de Farmer (1994) sur la construction culturelle des modèles explicatifs relatifs à la maladie du sida en Haïti, les constats de Singer et al. (1988) sur la transformation du concept biomédical de fibrome et ses dimensions dans un système médical haïtien, ainsi que la remarque de Brodwin (1996) sur la permanence d’une conception culturelle de l’éclampsie chez les infirmières d’un dispensaire haïtien vont tous dans le sens d’une redéfinition culturelle et d’un nouvel aménagement des référents biomédicaux. On observe en fin de compte que la proximité des acteurs de santé biomédicaux avec la médecine créole haïtienne et son vodou conduit à un arrimage de pratiques et de savoirs issus de traditions médicales différentes. Cet arrimage est le résultat d’une présence vodou qui s’insère dans les expériences de chacun. Lorsqu’un auxiliaire de santé se fait traiter pendant plusieurs jours chez une praticienne vodou pour une maladie qu’il n’est pas arrivé à soigner en dépit des nombreux recours dans les hôpitaux ; lorsque des superviseurs responsables de réseaux de vaccination qui sont mandatés pour diffuser des messages d’éducation à la santé disent recourir au vodou ; et lorsque tous les thérapeutes disent considérer efficaces les pratiques médicales vodou, la biomédecine ne peut plus être une alternative qui exclut le vodou.

Conclusion

Le vodou s’avère donc un système de références incontournable dans un champ médical haïtien qui n’est pas dissociable du champ religieux. En plus de constituer un lieu de recours aux soins et un système de soins en lui-même, nous avons vu que le vodou est omniprésent dans le pluralisme médico-religieux haïtien, à partir de motifs retrouvés dans un ensemble de pratiques et de savoirs relatifs à la maladie en Haïti. On peut donc dire que le vodou ne se réduit ni aux pratiques et aux savoirs de ses thérapeutes, ni aux rituels observés par les Haïtiens qui prennent soin de leurs relations avec des lwa et leurs ancêtres dans un objectif de guérison et de prévention.

En analysant la place du vodou dans la société haïtienne dans une étude des rapports qu’il entretient avec la maladie et la guérison, nous constatons que le pluralisme médico-religieux haïtien ne peut pas être défini comme un ensemble d’espaces de soins clos et étanches. Plus encore, si l’on s’attend depuis longtemps à ce que des changements sociaux, médicaux et religieux en Haïti puissent entraîner la disparition du vodou (Métraux 1958), nos résultats de recherche sur les espaces de soins permettent d’avancer que le vodou s’adapte aisément à ces changements ainsi qu’à de nouvelles alternatives en pénétrant aussi bien les espaces de soins que les pratiques et les savoirs des thérapeutes, même si son degré de pénétration reste inégal. Enfin, le vodou conserve une certaine crédibilité dans le champ médical, garantit sa permanence et demeure un incontournable dans la gestion des épisodes de maladie. Dans les faits, il éclaire les thérapeutes sur l’ordre du monde haïtien et sur le sens de la maladie, leur donnant des pistes pour acquérir certaines connaissances utiles à des fins thérapeutiques et mettant à leur disposition divers matériaux et techniques. Compte tenu de cet apport, les thérapeutes des espaces de soins n’y sont pas indifférents. Ils peuvent ainsi bonifier leurs pratiques, peuvent attirer toujours plus de clients, être plus efficaces, et acquérir une meilleure légitimité aux yeux des malades.

Mais au-delà de ces intérêts strictement pragmatiques qui comptent pour beaucoup, la présence transversale du vodou au sein du pluralisme médico-religieux répond encore à une condamnation historique et contemporaine du vodou dans la société haïtienne. Cette présence permet effectivement de reclasser ses praticiens en thérapeutes docteur-feuille ou en pasteurs des églises de l’Armée Céleste, lorsqu’ils doivent prendre leurs distances avec le vodou. Elle permet également à des soignants qui répondent à un ordre de moralité haïtien ambiant qui valorise la biomédecine et les églises chrétiennes au détriment du vodou, de ne pas être complètement dépaysés, et de toujours partager des modèles locaux d’interprétation et de résolution du mal.