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L’apparition, en France, des livres de raison, en partie sous l’influence des échanges commerciaux avec l’Italie où fleurissaient déjà les libri di famiglia [1], remonte à la fin du xiiie siècle [2]. Plus souvent restés sous leur forme manuscrite, les livres de raison se présentent tantôt comme de simples livres de comptes où sont consignées les dépenses et les recettes, tantôt comme de véritables généalogies visant à retracer l’évolution générationnelle et économique de la famille. Généralement, c’est le chef de famille qui écrit à l’intention de ses héritiers pour assurer la survie de sa mémoire et la sauvegarde du patrimoine familial [3]. Le passage à l’écriture dépend donc fortement des changements survenus dans la hiérarchie familiale et professionnelle : décès du patriarche, accès à l’office ou à la maîtrise qui place le fils aîné en posture de rédacteur du livre familial [4] et, pour les femmes, disparition de l’époux, qui met la veuve en situation de chef de famille. L’une des particularités de la Généalogie de Messieurs du Laurens (1631) [5], c’est qu’elle a été écrite par la fille aînée [6], Jeanne du Laurens (1563-après 1631), bien qu’il y ait neuf garçons dans la famille. Au moment où elle prend la plume, l’un de ses frères est encore en vie. En outre, contrairement à la grande majorité des livres de raison, écrits au jour le jour et à plusieurs mains, la transmission de la mémoire familiale se fait plus d’un demi-siècle après la mort du père (Louis du Laurens est mort en 1574), et il s’agit là d’une reconstruction unitaire [7], autrement dit issue d’une seule plume.

La Généalogie retrace la vie, la formation et l’ascension sociale du médecin Louis du Laurens et de ses neuf fils. Elle s’énonce comme un récit des origines remontant à une centaine d’années environ (1511-1631) et répond à un triple souci : 1) fournir aux générations nouvelles certains repères de manière à rendre plus aiguë chez elles la conscience de leur héritage ; 2) faire connaître aux plus jeunes ceux dont ils descendent en indiquant les liens généalogiques et symboliques qui les unissent à leurs ancêtres et 3) assurer aux anciens une survie dans la mémoire humaine en préservant quelques fragments de leur savoir. Si les personnages tiennent une place importante, ce sont les principes, les exemples, les modèles de croyances et de comportements mis en oeuvre par ceux-ci qui importent par-dessus tout. En somme, le passé familial est mobilisé pour définir un cadre de références, de valeurs, d’expériences et faire passer aux générations suivantes les enseignements et le savoir-faire de leurs prédécesseurs.

La mémoire familiale est reconstituée par l’exploitation des papiers de famille (correspondance et testaments [8]) et à partir des souvenirs personnels de l’auteur. Pourtant, l’essentiel du texte s’établit sur des récits rapportés à la narratrice par ses proches et donc restituant des événements qu’elle n’a pas personnellement vécus. On examinera la primauté donnée dans la Généalogie aux paroles des personnages familiaux en considérant ce que ce traitement discursif révèle du processus de construction et de transmission de la mémoire familiale.

1. « Récit de paroles » et mise en plans

Dans la Généalogie, le plus remarquable est la place accordée au récit de paroles et la variété des formes qu’il revêt : discours narrativisé ou discours raconté, discours indirect et indirect libre ou discours transposé, discours direct ou discours rapporté [9]. De façon typique, ces trois modes se côtoient dans un même récit de paroles. Leur combinaison sert à créer un effet particulier de hiérarchisation du contenu des paroles des personnages [10]. Dans l’extrait suivant, le passage de l’un à l’autre mode permet non seulement d’éviter les redites, mais aussi de distinguer, entre ce qui est essentiel et ce qui n’est qu’accessoire, les enseignements fondamentaux qui s’adressent à tous les fils, comme l’amour et la crainte de Dieu, l’importance de la solidarité entre frères pour la réussite dans ce monde et la survie du clan familial, et les conseils plus spécifiques qui ne touchent que l’un d’entre eux.

Elle le fit appeler [un certain Guisonni] avant son trepas, et luy enchargea d’escrire une lettre telle qu’elle luy dicteroit à chacun de ses enfans. […] Elle commença à l’avocat du roy, comme son ainé. « C’est la derniere lettre que je vous escriray, laquelle est pour vous recomander de vivre toujour en l’amour et crainte de Dieu, et de vous entretenir toujour en bonne paix, et amitié avec vos freres et soeurs, et avoir les enfans de vostre frere Charles en singuliere recomandation ». Les dittes autres lettres estoient presque toutes semblables en substance, hormis quelques circonstances, et particulierement elle ecrivit au capucin, et à l’abbé qu’en celebrant le St sacrifice de la messe ils se souvinsent de prier Dieu pour son ame, et me donna la charge de luy mander à chacun à part sa lettre au plus tot, ce que je fis.

f. 19-20

Ce procédé ne vaut pas uniquement pour les idées, mais aussi pour les personnages. Ainsi, les paroles de ceux qui ne font pas partie de la famille sont simplement mentionnées (discours narrativisé), ou rendues au style indirect (discours transposé), alors que celles des personnages familiaux sont plus souvent données au style direct (discours rapporté). L’emploi de ces différents plans discursifs peut servir, enfin, à établir une gradation au sein du noyau familial. D’une manière générale, les propos du père et de la mère se voient présentés en style direct. En ce qui concerne le père, ce traitement discursif peut surprendre quand on considère le fait que le discours direct, prétendument plus mimétique, est d’ordinaire utilisé pour relater des événements plus actuels. Or, Jeanne n’avait que onze ans à la mort de son père et elle en a soixante-huit quand elle rédige le mémorial. Dans les derniers folios, les scènes dialoguées et l’usage du discours direct se font plus rares. Encore une fois, on pourrait penser que les faits rapportés seraient plus présents à la mémoire de la narratrice, dans la mesure où ils se réfèrent à des événements plus proches dans le temps. Toutefois, ils concernent les fils cadets et les neveux dont Jeanne n’est pas aussi proche. En outre, leurs propos portent sur des valeurs et des croyances qui ont été prêtées plus tôt à Louis du Laurens et à son épouse, Louise de Castellan. On voit donc comment fonctionne dans l’ensemble du texte la combinaison des styles. Dans la mesure où les discours narrativisés et les discours indirects, avec la distance qu’ils introduisent forcément, se présentent comme autant de résumés, les paroles qui ne sont que mentionnées ou transposées semblent moins importantes que les paroles reproduites en discours direct. Le discours direct prend de ce fait un relief particulier et le rôle qu’a joué Louis et, à sa mort, Louise, dans la transmission des valeurs et croyances constitutives de l’identité familiale, s’éclaire d’un jour nouveau.

2. Le discours rapporté : ses usages et ses fonctions

De son passé familial, Jeanne a conservé peu d’images. Elle a gardé, en revanche, un excellent souvenir des paroles de ses proches. Aussi cite-t-elle, comme de mémoire, les préceptes que son père aimait à enseigner aux siens, les maximes dont il émaillait volontiers ses discours, les principes que tentait de leur inculquer sa mère, les conseils dispensés par ses frères.

Dans la Généalogie, le discours direct est la forme privilégiée. Il sert à reproduire les paroles extériorisées (c’est-à-dire censément dites), les paroles intérieures (les pensées) et, comme on l’a vu, les paroles écrites (extraits de lettres). Les premières, qui nous retiendront tout spécialement, peuvent prendre des formes variées : paroles isolées prises en dehors de leur contexte originel, répliques d’un des interlocuteurs, séquences dialoguées (plus ou moins étendues). L’emploi du discours direct donne l’impression que la narratrice se tait pour laisser d’autres voix s’exprimer. Le fait que la démarcation entre discours cité et discours citant reste assez floue, en raison de l’absence de signes pour indiquer la prise de parole, tels que l’alinéa, le tiret en retrait ou les guillemets [11], renforce cette impression. Il arrive que le discours direct soit souligné de manière à ce qu’il se détache du restant du texte, mais ce mode de démarcation n’est pas utilisé de manière systématique.

2A. Effets de focalisation

Il est des rôles qui contribuent à rendre vraisemblable ou, si l’on préfère, qui « vraisemblabilisent » l’apport d’information par le biais du discours direct [12]. On ne s’étonne pas de ce que le père interroge son fils (f. 8-9), pas plus qu’on n’est surpris de la leçon que la mère enseignante donne à sa fille (f. 22). Toutefois, il est d’autres cas, et c’est la grande majorité, où la narratrice semble ne pas se soucier de telles mises en scène, ce qui invite à réfléchir sur le sens et la fonction du discours direct dans le processus de construction de la mémoire familiale.

Le discours direct permet de gérer l’information et sa distribution dans le texte. Ce sont en général, on l’a vu, les personnages du père et de la mère qui bénéficient de ce traitement discursif. Les propos prêtés à Louis du Laurens nous renseignent sur les aspects de sa personnalité que la narratrice cherche à faire valoir, notamment sa foi à toute épreuve et ses hautes qualités morales comme l’attestent les propos qu’il tient à son fils, Julien, devenu chanoine à la suite de la maladie subite d’un certain M. Vincent : « Quand il [Julien] fut receu du chapitre, il vint devant feu mon pere, habillé en chanoine, et alors [mon pere] luy dit : “Mon enfant, bien le soit, si tant est que tu sois chanoine, acquitte toy en homme de bien, à cette intention ont esté fondées les chanoinies ; mais, si mon compere revient en santé, rend luy sa chanoinie ; Dieu, qui est le pere commun, te pourvoira de ce qui t’est necessaire” » (f. 9). Dans l’extrait suivant, le propos public — les adieux officiels et en particulier les dernières paroles que Louis adresse sur son lit de mort aux consuls de la ville d’Arles — ne fait que confirmer les traits du personnage privé, soulignés ailleurs dans le texte :

[…] avant son trepas fit tout ce qu’un homme de bien et bon chrestien doit faire, prit le St Sacrement et leur demanda pardon en ces termes : « Messieurs, j’ay esté un fort long temps aux gages de la ville. Je vous demande pardon de tous les manquemens que j’ay fait en la servant et vous prie d’abondant et requiert un [sic] faveur : c’est de prendre mon fils Charles qui est passé docteur aux gages de la ville, non pas à l’égal de moy, veu qu’il n’est pas capable pour encore, il se contentera de moins. Vous me donniés 120 ecus, c’est assés de la moitié qui seront 60 ecus ». Ce qui luy fut accordé et mis en effet.

f. 10

Les propos prêtés à Louis du Laurens sont pratiquement toujours les mêmes. La répétition sert à donner une épaisseur au personnage en montrant que sa conduite irréprochable n’a jamais varié au cours de sa vie. Dans le passage suivant, la réplique isolée censée indiquer les paroles souvent dites (on notera l’usage de l’imparfait à l’incise) prend une valeur emblématique : elle résume, en quelque sorte, le sentiment de foi qui est le trait dominant du personnage et le leitmotiv du livre mémoriel : « [….] “Il n’y a que de marcher par les grands chemins des commandemens de Dieu, disoit feu mon pere et mere, et Dieu nous mandera ce qui nous est necessaire” » (f. 14). Cette pratique citationnelle rappelle les « mots de caractère » dont Molière a montré le pouvoir évocateur dans ses plus illustres comédies.

Outre sa fonction descriptive, qui a pour conséquence la caractérisation immédiate du personnage par ses paroles, le discours direct permet à la narratrice de mettre en évidence ce qui lui paraît digne d’entrer dans la mémoire des siens. Ainsi sont citées, exceptionnellement, les paroles de personnages étrangers à la famille (en général de haut statut), dont la teneur exacte présente un véritable intérêt [13]. La réplique du roi Charles IX à Honoré de Castellan venu lui présenter ses neveux anticipe sur la suite du récit, qui verra effectivement deux des fils du Laurens servir leur roi et être dûment récompensés pour leurs services : l’aîné, Honoré, succède à M. d’Ulme dans sa charge d’avocat du roi ; André, le troisième, deviendra, quant à lui, le premier médecin du roi Henri IV, et plusieurs abbayes lui seront octroyées en récompense de ses services :

L’an 1565 le roy estant venu à Arles, Mr de Castellan mon oncle, son médecin, y vint aussi et logea chés mon feu pere, où il fut fort bien receu. Dès aussitot, il fit preparer mes freres pour reciter des vers au roy, s’entend de ceux qui en estoient capables, puis les presentant à sa Majesté, luy dit : « (Sire) vous aurés icy un jour des braves serviteurs ». Alors le roy repondit : « Je les recognoitray. »

f. 6

Outre cette valeur prémonitoire, la parole citée devient ici un indice lourd de sens. Elle est comme le signe de l’élection, du destin prédéterminé des fils du Laurens.

Comme le montre ce dernier exemple, le discours direct ne reproduit pas les propos « réels » dans leur intégralité. Pierre van den Heuvel s’est penché sur la question :

Si le narrateur, par ce moyen, peut informer, décrire, (« peindre par le dialogue »), argumenter et persuader, il s’en sert également pour construire. Les séquences du discours rapporté ne citant qu’une partie du discours « réel », la sélection devient significative : l’élément cité devient signe au même titre que l’événement ou l’objet introduit, signe révélateur ou indice d’un sens caché, chargé d’ambiguïté. La parole du discours rapporté est le silence du narrateur premier. Citation tronquée, « bout de paroles », le dialogue dit que quelque chose est tu [14].

Dans la Généalogie, l’impression que serait dissimulée « la vérité secrète » se fait davantage sentir là où l’on aurait des raisons d’attendre la présence du discours direct. Les guerres de religion ont donné l’occasion à maints auteurs de livres de raison de livrer leurs conversations ou leurs pensées intimes dans le secret des feuillets privés de leur registre. Au folio 8, Jeanne du Laurens évoque une lettre envoyée de Paris par son frère Charles à ses parents, concernant son expérience personnelle de la Saint-Barthélemy : « D’abondant estant encore à Paris, il eut un grand effroy à cause du massacre de Saint-Barthelemi qui arriva l’an 1572 dont il nous manda par ecrit les particularités, et cela m’en fait ressouvenir. » Vu l’importance de l’événement et l’intérêt qu’un tel témoignage pourrait présenter pour ses descendants, on s’attendrait à ce que cette lettre soit citée en entier, ou du moins qu’un extrait en soit reproduit. Or, il n’en est rien. Silence lourd de secret. Le fait que Jeanne omette de détailler le contenu de cette lettre montre, en fait, que le projet d’écriture est dicté par d’autres motifs que la volonté de faire valoir la part que les du Laurens auraient prise dans tel ou tel camp afin d’inscrire leur histoire dans la grande Histoire. Le caractère privé de ce document explique aussi le désir de ne pas répéter ce que la famille sait déjà. Ainsi, aux folios 22-23, après plusieurs observations relatives à la piété de son frère aîné — « [il] estoit veuf et vivoit en Religieux […] menant une vie apostolique et fort exemplaire il alloit toujour à pied en ses visites » —, Jeanne mentionne en passant le rôle très actif qu’Honoré joua au sein du mouvement catholique de la Ligue [15] : « estant en un lieu d’heretiques il en convertit beaucoup, estant bien versé aux controverses ». Plutôt que d’attirer l’attention sur son appartenance à tel ou tel parti, elle choisit de s’arrêter sur sa ferveur religieuse.

2B. Le souci de crédibilité

Le discours direct éclaire donc les modalités de constitution de la mémoire familiale, le processus de sélection qui s’opère, de manière à mieux faire ressortir ce qui mérite d’être retenu, mais aussi le souci de crédibilité qui accompagne en général les passages plus ouvertement encomiastiques. Dans la Généalogie, nous l’avons vu, Jeanne du Laurens s’attache à montrer les traits admirables de son père, sa vertu, son honnêteté, sa profonde piété. Aussi juge-t-elle bon, lorsqu’elle introduit ce personnage pour la première fois, de rapporter un autre point de vue que le sien. Dans l’extrait suivant, elle nous donne à entendre une conversation que son oncle, Honoré de Castellan, aurait eue avec sa soeur, Louise, peu avant son mariage avec Louis du Laurens (il a bien connu son père, puisqu’ils ont fait leurs études de médecine ensemble à Paris [16]) : « [Honoré de Castellan] montra par effet combien il affectionoit mon pere et quel estat il faisoit de luy, disant à sa soeur en particulier à la louange de son ami : “Ma soeur, je vous donne un homme qui n’a pas des moyens, mais c’est l’un des plus vertueux et habiles de sa vacation, au reste homme qui a la crainte de Dieu devant les yeux” » (f. 2). Par ce moyen, l’image qui est donnée de Louis du Laurens gagne en objectivité et les remarques qui suivent, tout aussi élogieuses, ne mettent aucunement en cause la crédibilité de la narratrice. Dans cet autre exemple, les paroles d’un personnage (cette fois, le père) servent à authentifier les allégations d’un autre personnage (la mère) et, du même coup, celles de la narratrice, dont elles attestent la justesse :

Elle se mit à pleurer de voir un mari si sage, si homme de bien, et instruisant si bien ses enfans, et luy gagnant sa vie. Ce bon homme la voyant pleurer, luy dit : « ma femme, je vous prie, ne pleurés point, consolés vous avec nostre Seigneur. Je m’en vay à un autre part, où je leur feray plus du bien qu’icy. Je ne les nourrissois pas, mais c’estoit Dieu nostre pere qui en a eu soin jusqu’à present, et en aura soin tant qu’ils vivront. Faites-les bien instruire et donnés leur une vacation telle que cognoitrés leur estre propre, et à laquelle Dieu les appelera et puis ne vous peinés de l’avenir, Dieu pourvoit à tout ce qu’il cognoit nous estre necessaire ». Puis luy dit : « Priés Dieu pour moy. »

f. 10

Dans le passage suivant, la narratrice semble pressentir des critiques, et leur répond à l’avance par le renvoi à la mémoire collective qui, assure-t-elle, validera la mémoire individuelle : « Vous me dirés que je vante bien ma genealogie. Je l’avoüe mais aussi je ne met [sic] rien qui ne soit veritable, et dont plusieurs peuvent encore se ressouvenir des effets de la bonne nourriture et instruction qu’a eu toute nostre famille, jointe à la grace de ce bon Dieu » (f. 15).

2C. Les scènes dialoguées et le souci d’efficacité

Ce souci de crédibilité va de pair avec le souci d’efficacité, car pour que passe bien la leçon il ne suffit pas d’être cru, encore faut-il être entendu. Nourri de la tradition classique, le dialogue demeure, à l’époque moderne, une stratégie littéraire à but essentiellement didactique [17]. Il s’agit en général de communiquer un savoir aux lecteurs ou de les faire réfléchir sur des problèmes d’ordre philosophique et religieux. C’est bien à ce titre que Jeanne du Laurens recourt à ce procédé au folio 20 :

En ce temps là, la reine d’Espagne arriva aux Isles de Marseille. Mon dit frere [Jean] m’escrivit de l’aller voir. Estant de retour à Aix, feu mon frere l’avocat du roy [Honoré] me dit : « Hé ! bien, ma soeur, racontés moi toutes ces belles choses que vous aves veües ». Je luy racontay par le menu. Alors il me dit : « Vous y avés pris grand plaisir ? » — « Ouy », luy dis je. Il me repartit : « Que pensiés-vous pour lors, voyant de si belles choses ? » — « Je me rejouissois », repondis-je, « et ne faisois autre chose et que vouliés vous que je fisse ? » — « Oh ! », dit il, « il falloit penser, hé mon Dieu, que c’est que de vostre paradis, cecy n’est qu’un neant, et rejouit tant. C’est sur cela qu’il falloit mediter. »

f. 20

Si elle rapporte la conversation qu’elle eut avec Honoré, c’est manifestement pour que ses descendants puissent à leur tour tirer profit de la leçon qui lui fut dispensée jadis par son frère aîné et qui rappelle en tous points les grands principes de la morale catholique prônés par ses parents. Toutefois, pour donner à ce passage, plus nettement didactique, un air plus dégagé, la narratrice choisit de prendre ici la place de celle qui bénéficie de l’enseignement plutôt que de se poser en maître détenteur de la sagesse. La leçon n’a pas de ce fait la forme d’une prescription, mais celle de la parole vive que lui confère un récit.

Un des avantages du dialogue est de faire dire à ceux qu’on fait parler ce qu’on veut qu’on entende. À cet égard, l’extrait suivant fournit un exemple-clef. L’essentiel de l’échange entre André et Jeanne, puis entre André, Jeanne et sa mère, porte sur une question abordée à maintes reprises dans la Généalogie : l’importance d’établir correctement les enfants en tenant compte de leurs aptitudes et en cultivant les inclinations que Dieu leur a inspirées [18]. André, destiné par sa famille à une carrière ecclésiastique, a fini par devenir médecin, profession où il a d’ailleurs fort bien réussi puisque après avoir occupé, une dizaine d’années durant (1586-1596), la chaire de médecine à Montpellier, devenue vacante à la mort de son oncle, il est devenu, dans un premier temps, le médecin de la duchesse d’Uzès, pour qui il avait aussi rédigé un régime de santé [19], puis médecin ordinaire d’Henri IV et, à partir de 1606, le premier médecin du roi, une charge qui, selon Pierre de L’Estoile, aurait été bien lourde [20]. Jeanne ne manque pas de faire connaître le rôle qu’elle a joué dans la vie professionnelle de son frère au moment crucial où les carrières se décident. C’est en effet par son intermédiaire qu’André a osé faire part à leur mère de la disposition qu’il se sentait pour la médecine. Mais elle veut surtout montrer, par le moyen du dialogue, que ce n’était pas la volonté de Dieu qu’André devienne religieux. Le discours direct permet d’aborder la question de la volonté divine, qui lui tient à coeur puisqu’elle légitime en quelque sorte la réussite sociale :

Feüe ma mere alloit trouver souvent Mr l’abbé avec mon dit frere [André] et moy pour avoir la ditte place. Jamais le dit abbé n’estoit en comodité d’y parler, ce que voyant mon frere me dit en revenant : « Ma soeur, je crois que Dieu ne veut pas que sois moine, veû que ces gens là ne veulent pas parler à ma mere, aussi n’en ay je point de volonté. Je desirerois estre medecin comme estoit nostre feu pere, si telle estoit la volonté de nostre mere ». Je le dis à ma mere, qui l’appella et luy dit : « André, ta soeur dit que tu as volonté d’estre medecin ». Il devint rouge de crainte, n’ozant dire librement son intention craignant de l’offencer. Alors je dis : « Vous me l’avés dit, je ne suis point mensongere ». Ma mere repliqua : « Dis librement car ta soeur n’est pas mensongere. Elle et toy sçavés bien que je chatie ceux qui uzent de mensonge ». Ce qui est véritable. […] Mon frere dit alors : « Ma mere, ce que ma soeur a dit est veritable, si c’est vostre volonté ». Ma mere luy repondit : « Va à la garde de Dieu, qu’il te fasse la grace d’estre autant homme de bien comme a esté ton pere. » Et dès lors, mon dit frere estudia en medecine et y profita merveilleusement.

f. 12

Le rapport aux destinataires est lui aussi lié immédiatement à l’oralité. Jeanne s’adresse souvent de façon directe à ses enfants, comme s’ils étaient là, en sa présence. Elle fait allusion, bien sûr, à des situations de lecture orale comme il en existait à l’époque dans les familles modestes, mais pas exclusivement dans celles-ci, où la chronique familiale se lisait souvent à voix haute, tous les membres de la famille ne sachant peut-être pas lire [21]. Ce tour conversationnel indique également la place importante qu’occupe encore la tradition orale dans la société moderne, où certains savoirs (la sagesse familiale, par exemple) continuent de se transmettre de « bouche à oreille ». Dans l’extrait suivant, la narratrice feint de s’interroger, comme pourrait le faire celui qui écoute en entendant telle ou telle déclaration. L’étonnement qu’elle suppose chez son auditeur sceptique (ce qui prend la forme d’une question rhétorique) lui permet, dans sa réponse, de souligner ce qu’il y a de remarquable dans le comportement décrit et de garder de la sorte le contrôle absolu sur la mémoire familiale. Jeanne fait valoir ici le savoir-faire de Louise, l’habileté avec laquelle elle a géré les maigres ressources des du Laurens. Pourtant, elle ne veut surtout pas qu’on puisse s’imaginer que sa mère a eu recours à l’emprunt, une pratique qui était, à l’époque, sévèrement condamnée par l’Église catholique [22] :

Pour mon frere Honoré, estant revenu de Thurin où il avoit achevé ses estudes, ma mere le fit passer docteur à Aix. Vous me dirés : « Comment est-ce qu’elle pouvoit faire estudier et passer docteurs ses enfans, le pere ayant laissé si peu de rente ? » Je reponds qu’il avoit acquis et laissé quelques pièces [de terre] dont ma mere se secouroit car, quand elle vouloit faire passer docteur quelqu’un des enfans, ou mettre pour les faire estudier, elle vendoit l’une de ces pieces, en mettoit l’argent dans un bource, et de cela les faisoit apprendre ou graduer, sans rien emprunter.

f. 12, nous soulignons

Un dernier exemple montrera le rôle actif que joue la narratrice dans la construction de la mémoire familiale, même s’il lui arrive de feindre, comme on l’a vu, une attitude effacée. Jeanne revient ici sur des faits évoqués plus tôt comme pour clarifier, voire compléter sa pensée. Elle semble tenir compte de celui qui l’écoute, et chercher à l’impliquer, mais ce n’est en fait que dans le but de mettre une fois de plus l’accent sur les aspects de la mémoire familiale qu’elle souhaite que ses descendants retiennent, soit l’honorabilité des siens et surtout les bienfaits résultant d’une bonne éducation :

J’ay dit que ma mere demeura veufve avec dix enfans, sans qu’il y en eut un de pourveu, fors Charles, Honoré estant encore aux etudes pour les avoir commencé tard. Vous me dirés : « Et Jullien n’estoit-il pas chanoine ? » Il le fut vrayment, mais Mr Vincens venant en convalescence, il luy rendit son cannonicat, selon que mon pere luy avoit commendé.

f. 11, nous soulignons

La narratrice interpelle ici ceux qui écoutent, comme si elle voulait s’assurer de leur entière attention. Autre exemple du souci d’efficacité, de laquelle dépend la survie des valeurs éthiques et religieuses après la disparition de ceux-là mêmes qui en ont fourni, à un certain moment, une éclatante illustration.

2D. Effet de réel et mise en abyme

Au souci d’efficacité que signale le discours direct s’ajoute une volonté de faire vrai, de rendre plus vivant, dans le but d’accroître la crédibilité, d’une part, et de favoriser la capacité à se souvenir [23], d’autre part. Or, les propos rapportés sont, au niveau locutoire, exempts des marques caractéristiques de la communication orale tels que les approximations, les hésitations, les silences, l’intonation, etc. Du point de vue de la syntaxe, ils ne rendent pas toujours compte des traits d’oralité. On rencontre deux exemples de phrase tronquée [24], mais il semble que les répétitions ne soient pas tant motivées par le souci de fidélité à l’oral que par celui de remettre perpétuellement en mémoire tel ou tel enseignement [25]. Il n’est pas fait non plus de distinction entre le langage du père et celui de la mère, bien que les disparités régionales et socioculturelles soient signalées à plusieurs reprises [26]. Il n’empêche que le discours direct crée un incontestable effet de réel. Les références à la parole vive (« Je luy ai ouy faire un plaisant conte », f. 3) donnent l’impression qu’au moment où Jeanne rédige le texte, les paroles des siens sont encore présentes à sa mémoire. L’apparence de vérité tient également au fait que la narratrice signale les circonstances dans lesquelles elle a obtenu ses informations. On apprend ainsi que le propos qu’elle rapporte lui était directement adressé, ou s’il ne s’adressait pas forcément à elle, qu’il était dit en sa présence. Jeanne fait alors valoir sa position privilégiée de témoin direct des événements. Ailleurs, la nature des renseignements fournis nous induit à croire que le propos lui a été rapporté par l’un de ses proches, ce qui garantit son authenticité. Il est évident que la grande majorité des propos en style direct, par exemple les propos qui se rapportent à des événements survenus avant sa naissance, comme la relation entre son père et sa mère ou ceux qui touchent à l’avenir professionnel de ses frères, sont connus de Jeanne par l’intermédiaire de sa mère. Les allusions aux relations intimes qu’entretiennent la mère et la fille [27] en apportent bien la preuve. En outre, la place accordée dans le livre à la conversation que Louise de Castellan aurait eue avec sa fille, peu de temps avant sa mort [28], tout comme la longueur de sa présentation, suffisent à nous faire prendre conscience de son importance dans la mémoire familiale :

Ma fille, je vous recomande vos enfans, faites leur apprendre une vacation ; ayant cela et la crainte de Dieu, ils ont assés. Qu’est-ce qui manque à vos freres ? Quand je fus veufve avec tant d’enfans, je n’avois après Dieu que mes voisins et amis, car de parens, je n’en avois point icy, vostre feu pere estant de Savoye et moy de la haute Provence. Mes amis donc voyant que j’estois chargée de tant d’enfans, me disoient : « De deux filles que vous avés, faites en une religieuse et logerés mieux l’autre ; de vos fils, mettés en un à chaque couvent de la ville et les autres seront mieux à leur aize, et fairés une bonne maison. » Ma fille, j’entendois tout cela qui estoit pour epargner le bien et mettre en repos mon corps, mais, après avoir tout ouy, je me recomandois fort à Dieu et le priois de m’inspirer de bien gouverner mes enfans, estant sortis d’un si bon et si sage pere. Que je fus heureuse et plus qu’heureuse d’avoir eu tant d’enfans de luy ! Il estoit venu de rien, et esperant que mes enfans estant bien instruits suivroient la trace de leur pere, je me resolus de faire tout mon pouvoir à les bien gouverner, et de n’en faire point de religieux, s’il ne venoit de leur mouvement, ains les elever le mieux qu’il me seroit possible, et puis quand ils seroient grands, s’ils n’avoient assés de se faire religieux, qu’ils se fissent hermites. J’en serois contente.

f. 22

Comme les renseignements concernant la vie de Louise de Castellan sont, à ce point, déjà connus du lecteur, on peut raisonnablement penser que le passage du mode narratif au mode discursif remplit une fonction particulière. Le retour sur le passé et le fait que ces événements soient réévalués par l’intéressée elle-même sur le tard de sa vie contribuent à donner au personnage de la mère une épaisseur psychologique et à ses paroles une réalité plus concrète. Pourtant, l’on ne peut s’empêcher de sourire en entendant cette mère donner une dernière leçon de vie à sa fille et lui confier, du même coup, qu’elle-même n’a pas suivi les conseils jadis dispensés par ses proches et amis. Certes, il s’agit ici de montrer la place que Dieu occupe dans la vie de Louise, car c’est la voix de Dieu qu’elle a toujours écoutée, cette voix qui lui avait été révélée par son époux. Ce récit de paroles fait écho à deux récits précédents, l’un en style indirect, l’autre en style direct, dans lesquels Jeanne rapporte la conversion de coeur, autrement dit, le changement qui s’opéra chez sa mère à la suite de propos échangés avec son père, une première fois au début de leur mariage, après le curieux achat de « trois pieces de terraille » fait par Louis (f. 3) [29], une seconde fois, à la mort de son oncle, Honoré de Castellan, sur qui les du Laurens comptaient pour établir leur fils dans le monde professionnel. En écoutant son mari et en constatant son désintéressement à l’égard de l’argent et la totale confiance qu’il place en Dieu, selon lui le grand pourvoyeur de l’homme, Louise prend la première décision de sa vie où intervient un souci de la transcendance. Elle comprend à son tour que la pauvreté matérielle est, en réalité, la vraie richesse et prend la résolution de s’évertuer à transmettre cette croyance à ses enfants [30] : « Ce qui fit prendre resolution à ma mere de s’esvertuer d’ores en avant, comme son mary, à relever leur pauvreté et tacher de passer honnestement le reste de leurs jours, en eslevant la famille qu’il plairoit à Dieu leur donner » (f. 3). Les propos reproduits en style direct, on le voit, font l’objet d’une savante orchestration visant à faire ressortir les épisodes du passé familial qui marquèrent la vie des du Laurens, voire leur parcours spirituel. Ce système de renvois, à la fois au passé du texte et au passé familial, montre combien la mémoire (il faut entendre par là le procédé mnémonique qui continue de jouer, à l’époque moderne, un rôle important dans l’enseignement en dépit des sévères critiques qui lui sont adressées par les humanistes comme Rabelais, Érasme et Montaigne tout comme la mémoire familiale illustrée ici par la figure exemplaire du père et de la mère [31]) est importante dans l’enseignement de la morale chrétienne.

Par son contenu, mais aussi par sa forme, l’entretien entre la mère et la fille peut être vu comme une mise en abyme de la Généalogie, et il en est très probablement la source. Comme on vient de le voir, il contient en condensé les moments mémorables du passé familial et met en lumière la motivation principale de ce livre de raison, qui est de remettre en mémoire l’immense défi de la mère éducatrice, à savoir assurer l’avenir matériel de ses enfants, mais aussi leur avenir spirituel, qui leur garantira l’accès au Paradis. Ce défi, que Louise, sur le point de mourir, remémora comme dernier enseignement à sa fille, Jeanne le donne ici comme leçon de vie à ses descendants.

En raison de son caractère conclusif, ce récit de paroles prend une valeur définitive qui lui donne un poids supérieur à tous les autres. De cette façon, le discours direct acquiert un statut privilégié qui reflète l’importance qui lui est donnée dans la Généalogie en tant que mode discursif, mais aussi en tant que signe et représentation. Le discours direct témoigne de l’importance que les du Laurens accordent à la parole, voire du besoin qu’ils sentent de communiquer leurs idées, leurs sentiments, leurs affaires, la mère à la fille, même après son mariage, les fils à leur mère et à leurs frères et soeurs, même après que leur carrière respective les eut dispersés aux quatre coins du pays, besoin qui a pour conséquence l’étroite cohésion du clan familial. En outre, il remémore la manière dont se dispense chez les du Laurens l’enseignement de la morale chrétienne, comme l’atteste la conversation, déjà évoquée, entre Jeanne et son frère Honoré sur la question de la foi et du salut. Puisque l’enseignement de la morale chrétienne constitue, pour la grande majorité, la mémoire familiale, c’est la tradition mémorielle transmise et incarnée par la voix qui, de la sorte, est évoquée. Tradition toute féminine [32], un fait que la narratrice souligne à plusieurs reprises : « C’est chose que j’ay souvent ouy dire à ma mere » (f. 6). Ce n’est donc pas l’effet du hasard si Jeanne a éprouvé le besoin, elle aussi au déclin de son âge, de se lancer dans la chronique de sa famille afin de poursuivre la tâche commencée par sa mère. L’intention mémorielle prend tout son sens quand on considère la place que tient, dans ce livre domestique, l’entretien de la fille avec sa mère sur le point de mourir. La Généalogie, et c’est ce qui constitue son charme, est toute bruissante de cette conversation et de toutes celles qui, par ce moyen, sont une nouvelle fois remises en mémoire. Plusieurs des passages évoqués montrent le type de rapport que Jeanne tente à son tour de privilégier avec ses descendants. Elle imagine les questions qu’ils pourraient lui poser (« vous me dirés… ») et les réponses qu’elle leur ferait (« je repons… »), comme pour créer cette complicité qui s’instaure entre les interlocuteurs d’une conversation.

En somme, le discours direct fait partie des moyens employés par Jeanne du Laurens pour mettre au grand jour les personnages, les conduites admirables, ainsi que les moments mémorables du passé collectif, pour accroître la crédibilité du récit et le rendre de la sorte plus persuasif, pour mieux livrer un enseignement, enfin pour orienter la lecture et garder une mainmise sur la mémoire familiale. Le procédé réflexif, analysé en dernier lieu, met en évidence la dette de la fille à l’égard de sa mère, mais aussi les similitudes entre leurs deux voix.

3. Le style indirect libre et la (con)fusion des voix

Bien que Jeanne sente le besoin de le souligner, comme pour exprimer le sentiment d’obligation qu’elle éprouve à l’égard de sa mère, le fait que Louise soit sa principale source ne saurait échapper au lecteur. Il est, du reste, parfois impossible de départager les points de vue de la mère et de la fille, tout particulièrement dans les passages en style indirect libre, comme celui qui suit : « Il avoit quelque bien en Savoye qu’il ne voulut jamais vendre en laissant jouir ses pauvres parens, et il avoit dix enfans, comme j’ay dit. Après sa mort ma mere le fit vendre pour nous entretenir » (f. 10-11, nous soulignons). À qui au juste faut-il attribuer la phrase en italique : est-ce la voix intérieure du personnage que la narratrice donne ici à entendre (Louise vit mal sa situation précaire avec une famille nombreuse à pourvoir) ? La narratrice introduit-elle en douce son propre point de vue (elle soulignerait ici l’esprit de charité qu’incarne Louis, c’est-à-dire l’expression d’une charité véritable qui s’exerce au détriment de soi-même et par conséquent des siens) ? Ou est-ce un mélange ambigu à souhait ? On trouve une autre occurrence du discours indirect libre au folio 3. Cette fois encore, aucun indice ne permet de trancher entre discours du personnage et discours de la narratrice :

Ma mere, se voyant si pauvre et dejà en charge perdoit presque dejà courage, n’eut esté la fiance qu’elle avoit en Dieu, jointe à la probité et soin de son mary, qui la consoloit ordinairement. Je luy ai ouy faire un plaisant conte, que je coucheray icy en peu de mots. Mon pere, passant un jour par la place et voyant de terraille, en achepta trois pieces, dont ma mere se rejouit pensant qu’il n’estoit si pauvre qu’elle s’estoit imaginée. Mais cette joye fut de peu de durée, quand mon pere luy dit qu’elle les envoyat querir par la servante chez une sienne commere revenderesse où il les avoit laissé, et paya le prix d’icelles. Ce qui fit prendre resolution à ma mere de s’esvertuer d’ores en avant, comme son mary, à relever leur pauvreté, et tacher de passer honestement le reste de leurs jours, en eslevant la famille qu’il plairoit à Dieu leur donner, ce que par avanture elle n’eut fait, si elle eut eu davantage de commodité, car les richesses le plus souvent rendent les gens orgueilleux ou faineans.

f. 3, nous soulignons

Qui parle ici ? Est-ce la narratrice qui, en dénonçant les dangers des richesses pour le salut, veut montrer le profit qu’elle a tiré de l’enseignement de ses père et mère ? Est-ce le point de vue de Louise, une fois que Louis lui a ouvert les yeux, que Jeanne reproduit de mémoire ? Est-ce la leçon commune que la mère et la fille ont tirée de la vie, comme peuvent le laisser penser la phrase qui introduit le paragraphe, « Je luy ai ouy faire un plaisant conte, que je coucheray icy en peu de mots », et cette déclaration de Jeanne pour conclure son propos, « Et pour en revenir à nostre propos », comme si elle se plaisait à jouer de cette ambiguïté ? Le choix de parler au nom de la collectivité plutôt qu’en son nom propre est, du reste, une caractéristique du genre, comme le souligne Nicole Lemaître : « [Dans le livre de raison], le nous l’emporte toujours sur le je, c’est toujours une génération qui écrit, plus qu’un individu, et elle écrit pour la génération suivante, afin de thésauriser ses connaissances et d’en faire profiter ses descendants [33] »). Est-ce, enfin, le credo du père, comme l’atteste un discours direct rapporté quelques folios plus loin (f. 7) [34], qui serait cité de mémoire par la mère et repris ici par la fille pour montrer l’impact qu’eut sur chacun des membres de la famille la piété profonde de Louis du Laurens ? Les similitudes entre les paroles prêtées au père et celles attribuées à la mère, entre celles des enfants et celles des parents semblent confirmer cette dernière hypothèse. Un seul exemple suffira. Dans l’extrait suivant, les enseignements prodigués par Louis du Laurens et son épouse à leurs enfants resurgissent sous forme dialoguée, d’abord par Charles, puis par Honoré et, enfin, par Jeanne, dans un jeu d’échos grâce auquel la narratrice cherche à montrer à ses descendants les bienfaits d’« une bonne instruction et nourriture » (f. 8) :

Pour mon frere Honoré, il estoit aussi à Paris au depens de l’heritage de feu Mr de Castellan nostre oncle, comme j’ay dejà dit. Mais jusqu’alors il n’avoit guere bien employé son temps estudiant en medecine, mais à contre-coeur, ce que voyant, mon frere Charles, quoyque plus jeune, prit la hardiesse de luy dire : « Mon frere, pardonés-moy, s.v.p., ce que je veux vous dire. Vous estes mon aisné, et vous estes plus ignorant que moy en la faculté que nous estudions. Si vous sçaviés la charge qu’a nostre maison, vous employeriés mieux le temps que vous ne faites en vous addonant à la vertu. Nous sommes dix enfans, nos parens n’ont pas grands moyens, si nous ne nous evertuons, nous serons miserables. » Alors mon frere Honoré luy dit : « Tout enfant qui se fie au bien de son pere ne merite pas de vivre. Il faudroit que nostre pere fust magicien pour nous laisser du bien et avoir tant d’enfans. Nous luy sommes assés obligés de nous avoir laissé l’estre que nous tenons de luy. L’on est ce que l’on veut en s’exerceant à la vertu, et je ne quitterois pas ma part d’estre un jour premier president en Provence, si l’on me laissoit estudier aux lois. Ce que vous me dites que je suis ignorant, provient de ce que ma volonté n’est pas d’estre medecin, et n’y feray jamais rien qui vaille. » Alors mon frere Charles ecrivit à mes pere et mere la volonté de mon dit frere, qui fut la cause qu’ils l’envoyerent querir disant entre eux : « Pour les enfans Dieu inspire quelquefois de suivre la vacation qui leur est necessaire et ne les faut contrecarrer. » Estant icy, il [Honoré] dit à mon pere : « Je vous donneray contentement et à ma mere en sorte que vous n’aurés sujet de vous plaindre de moy puisque Dieu m’appelle en cette vacation qui est plus conforme à mon naturel. Je me peneray tant que je pourray. En se painant, on parvient ; nul bien sans peine, heureux ceux qui se peinent, car l’oiseveté est mere de tout vice et mechanceté. »

f. 8-9

Les paroles, évoquées ici, de Louis et de Louise entre eux, sont plusieurs fois reproduites au cours du récit, au folio 10 où il est dit que ce furent les dernières paroles de Louis du Laurens sur son lit de mort : « Faites les bien instruire, et donnés leur une vacation telle que cognoitrés leur estre propre, et à laquelle Dieu les appelera » ; et au folio 22, où elles sont présentées comme la dernière recommandation de la mère à la fille. Si Louise les donne à entendre ici, c’est pour mettre l’accent sur le fait que ses parents s’en sont toujours remis à la volonté de Dieu, d’autant plus que la profession d’avocat qu’Honoré a choisie est, à l’époque, réputée dangereuse pour le salut [35]. Les paroles d’Honoré, rapportées à la fin du discours direct, reviennent sur la question essentielle de la volonté divine et rappellent étrangement le propos de Louis à sa femme sur l’importance de l’effort individuel et sur les dangers de la paresse qui, selon celui-ci, affecterait plus souvent les mieux nantis que les plus démunis (voir citation f. 7, p. 83, et n. 34). La répétition par laquelle est constituée la mémoire du texte est une technique d’enseignement, mais aussi une nouvelle preuve de la leçon dispensée par Jeanne à ses enfants, à savoir les « effets de la bonne nourriture et instruction qu’a eu toute [sa] famille, jointe à la grace de Dieu » (f. 15) [36]. Ainsi, au fil des pages, les mêmes pensées reviennent, souvent dans les mêmes termes, d’où une curieuse impression de déjà entendu. Autant d’échos au moyen desquels se met en place, à l’instar des images de mémoire, une pédagogie mémorielle visant à graver dans la mémoire des générations futures le credo de Louis du Laurens, transmis par Louise de Castellan à ses enfants.

La question de l’expression, écrite et orale, liée à celle de la mémoire (dans le sens de conserver le souvenir de quelque chose), fait l’objet du fameux dialogue entre Teûth, l’inventeur de l’écriture, et le roi Thamous (Phèdre, 274e-275a). La parole vivante, c’est-à-dire celle du maître qui plante de la sorte les semences dans l’âme de son élève, y est opposée à l’écriture, susceptible de rendre l’homme plus instruit, tout en facilitant la remémoration. Par l’entremise du roi, Platon dit sa préférence pour la première, prétextant que l’homme, en plaçant sa confiance dans l’écriture, cessera d’exercer sa mémoire et finira par oublier. Dans la Généalogie de Messieurs du Laurens, Jeanne du Laurens privilégie une écriture où sont conservées les traces de la parole vivante, celle du père dévotieux, mais aussi celle de la mère éducatrice, assurant de la sorte la remémoration du passé familial, aussi bien que l’exercice salutaire de la mémoire.