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L’interprétation des lois est au coeur du travail du juriste. Parmi la multitude de procédés d’interprétation mis à sa disposition, l’interprète choisit[1] chaque fois ceux qui s’accordent le mieux avec la façon dont il conçoit son rôle[2] et avec la nature du texte à interpréter[3]. En matière de chartes[4], la Cour suprême du Canada a reconnu la nécessité de se livrer à une interprétation qui soit à la fois « large et libérale » et « contextuelle ». Se pose alors évidemment la question de savoir si ces approches[5] sont en tout temps convergentes. En d’autres termes, l’interprétation large et libérale et l’interprétation contextuelle sont-elles des procédés qui conduisent nécessairement à des résultats conciliables ? À la lecture de la jurisprudence, il semble que l’interprétation large et libérale et l’interprétation contextuelle mènent tantôt à des résultats convergents, tantôt à des résultats divergents. Dans les lignes qui suivent, nous tenterons pourtant une réconciliation de ces approches à travers la méthode d’interprétation dite « téléologique ». Pour ce faire, nous procéderons en deux temps. La première partie de notre étude consistera en une brève présentation des procédés d’interprétation[6] afin de mettre en lumière leur interaction (1). Dans la seconde partie, nous tenterons de démontrer que le principe de l’interprétation large et libérale et la méthode contextuelle sont en fait deux aspects d’une seule et même approche, soit la méthode téléologique (2).

1 Contenu, origine, champ d’application et évolution des procédés d’interprétation

Dans l’arrêt Big M Drug Mart[7], la Cour suprême du Canada a souligné que l’interprétation d’une disposition de la Charte canadienne des droits et libertés[8] doit « être libérale plutôt que formaliste », « viser à réaliser l’objet de la garantie » et tenir compte des « contextes linguistique, philosophique et historique appropriés »[9]. Outre un rappel concernant la nécessité d’adopter une approche large et libérale[10], certains y voient la naissance de la méthode contextuelle moderne[11] et d’autres, la consécration de la méthode d’interprétation téléologique en matière de chartes[12]. Dans les prochaines lignes, nous ferons d’abord quelques rappels généraux concernant le principe de l’interprétation large et libérale (1.1), la méthode téléologique (1.2) et la méthode contextuelle (1.3). Nous expliquerons ensuite brièvement les rapports que ces procédés d’interprétation entretiennent entre eux (1.4).

1.1 Interprétation large et libérale

Si l’avènement des chartes a rendu le principe de l’interprétation large et libérale d’application plus fréquente, force est de constater que celui-ci n’a rien d’une création jurisprudentielle récente. De fait, il est consacré tant dans l’article 41 de la Loi d’interprétation du Québec que dans l’article 12 de son pendant fédéral :

[Art. 41]. Toute disposition d’une loi est réputée avoir pour objet de reconnaître des droits, d’imposer des obligations ou de favoriser l’exercice des droits, ou encore de remédier à quelque abus ou de procurer quelque avantage.

Une telle loi reçoit une interprétation large, libérale, qui assure l’accomplissement de son objet et l’exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin[13].

[Art. 12]. Tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet[14].

Tirant toutes deux leur origine de l’article 5 (28) de la Loi d’interprétation canadienne de 1849[15], ces dispositions « visent à faire échec à l’interprétation excessivement restrictive des lois[16] » en rendant applicable à l’ensemble de la législation le principe selon lequel les lois remédiatrices doivent recevoir une interprétation large[17].

« Malgré sa consécration par la législation canadienne et québécoise, le principe d’interprétation libérale ne s’est […] pas imposé comme la pierre angulaire de toute interprétation[18]. » Au cours des dernières années, sont toutefois apparues dans la jurisprudence « des directives d’interprétation large » de lois concernant « la protection des droits et libertés de la personne, la protection contre les abus de l’État et la protection des membres de groupes défavorisés »[19]. La Loi sur l’assurance automobile[20] et la Loi visant à favoriser le civisme[21] sont des exemples de lois remédiatrices que les tribunaux ont ainsi fait bénéficier d’une interprétation large et libérale[22]. Parce qu’il établit le droit commun, il semblerait que le Code civil du Québec commande la même approche[23].

C’est toutefois en matière de chartes que le principe de l’interprétation large et libérale est le plus souvent appliqué[24]. Dès le premier arrêt portant sur l’interprétation de la Charte canadienne, la Cour suprême du Canada a souligné le caractère inapproprié d’une approche interprétative « étroite et formaliste[25] ». Les lois concernant la protection des droits de la personne[26] commandent plutôt une interprétation « large[27] », « libérale [28] » et « généreuse[29] », « de manière à réaliser les objets généraux qu’elle[s] sous-tend[ent] de même que les buts spécifiques de [leurs] dispositions particulières[30] ». En visant à ce que se réalise l’objet de la garantie et à ce que les citoyens bénéficient de la pleine protection accordée par les chartes[31], le principe de l’interprétation large et libérale « favorise évidemment l’utilisation d’une méthode téléologique[32] ».

1.2 Interprétation téléologique

« Le principe selon lequel les lois doivent être interprétées en fonction des fins recherchées par le législateur remonte, du moins dans sa formulation classique », à un arrêt rendu par la Cour de l’Échiquier en 1584[33]. Longtemps boudé par les tribunaux au profit d’une interprétation plus littérale[34], le principe de l’interprétation finaliste a connu un regain de faveur avec l’entrée en vigueur des chartes[35]. Née d’une volonté d’appliquer à la Charte canadienne une méthode d’interprétation nouvelle et différente[36], « [l]’interprétation téléologique est [en effet] une forme de raisonnement par lequel le sens d’un texte juridique (par exemple, une règle, un principe ou autres normes) est déterminé en fonction de son but, son objet ou sa finalité[37] ». En application de cette méthode, la tâche de l’interprète comporte deux étapes :

  1. Le processus de détermination du but : l’interprète détermine (identifie et formule) le but, l’objet ou la finalité de la disposition ou des dispositions à interpréter ;

  2. Le processus d’interprétation : il interprète les mots de la ou des dispositions en cause de la façon qui permet de réaliser du mieux possible leur but, leur objet ou leur finalité[38].

« [P]our déterminer le but, c’est-à-dire les principes qui sous-tendent les droits et libertés garantis à la Charte[39] », le tribunal doit prendre en considération, de manière concomitante[40], « la nature et [l]es objectifs plus larges de la Charte elle-même, [l]es termes choisis pour énoncer [le] droit ou [la] liberté, [l]es origines historiques des concepts enchâssés et, s’il y a lieu […] [le] sens et […] l’objet des autres libertés et droits particuliers qui s’y rattachent selon le texte de la Charte[41] ». La détermination de l’« objet véritable » d’une disposition de la Charte implique, par ailleurs, de situer celle-ci « dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés[42] ». Aux fins de l’interprétation téléologique, « [l]e contexte d’une disposition législative comprend tous les éléments qui, de près ou de loin, contribuent à colorer le sens qu’il y a lieu d’attribuer à la norme juridique qu’elle contient[43] ».

1.3 Interprétation contextuelle

« La doctrine, comme la jurisprudence, ont depuis longtemps souligné que le sens des mots dépend en grande partie du contexte dans lequel on les retrouve[44]. » Il s’agit d’ailleurs d’un principe fondamental de communication valable pour tout type de texte[45]. Dans les faits, les tribunaux avaient toutefois tendance à considérer uniquement le contexte d’énonciation de la loi[46]. L’entrée en vigueur de la Charte canadienne a donné « un souffle nouveau à l’importance du contexte à des fins d’interprétation des lois, en permettant notamment de se préoccuper à la fois de l’énonciation et de l’application de la norme à la lumière d’un contexte social plus large[47] ».

Si l’arrêt Big M Drug Mart[48] laissait présager la méthode contextuelle moderne, c’est l’opinion de la juge Wilson dans l’affaire Edmonton Journal qui lui a véritablement donné naissance[49]. La juge Wilson a alors insisté sur l’idée selon laquelle « une liberté ou un droit particuliers peuvent avoir une valeur différente selon le contexte[50] » ou, autrement dit, « des significations différentes dans des contextes différents[51] ». Mettant de côté ce qu’elle considère comme la « méthode abstraite[52] », elle a donc proposé d’employer plutôt une méthode permettant « de pondérer la valeur relative à attribuer à un droit en fonction [du] contexte particulier[53] ».

Sous la plume de la juge L’Heureux-Dubé principalement, la méthode contextuelle a ensuite connu une évolution considérable. Progressivement, le champ des éléments du contexte pouvant être pris en considération dans l’interprétation s’est élargi. Ainsi, « [l]a plupart du temps, ce que l’on dit être une méthode contextuelle consiste en la considération d’un mélange d’éléments de droit, de faits et de valeurs[54] ». En fait, « la méthode d’interprétation moderne avance […] que les tribunaux doivent tenir compte de tous les indices pertinents et acceptables du sens d’un texte de loi[55] », notamment des éléments suivants : « all the knowledge, beliefs, theories, data, assumptions, values, conventions, practices and norms that are drawn on by legislatures in formulating legislation and by interpreters in reading and applying it[56] ». Selon la juge L’Heureux-Dubé, cette méthode devrait être employée non seulement dans l’interprétation des chartes mais aussi dans celle des lois ordinaires[57], et ce, qu’il y ait ambiguïté apparente ou non[58].

En somme, le contexte global serait devenu le « principal guide[59] » dans l’interprétation des chartes et, de manière plus générale, la « clé » de l’interprétation des lois[60].

1.4 Interaction des procédés d’interprétation

En résumé, le principe de l’interprétation large et libérale, la méthode téléologique et la méthode contextuelle sont des procédés dont les origines sont anciennes, mais auxquels l’avènement des chartes a donné un second souffle de vie. Le principe de l’interprétation large et libérale favorise une interprétation téléologique, laquelle implique à son tour de prendre en considération le contexte dans son sens large. Il n’est donc guère surprenant que les tribunaux soutiennent parfois appliquer les trois procédés d’interprétation en même temps[61]. Cependant, cet emploi simultané soulève la question de leur compatibilité. La seconde partie de notre étude y sera consacrée.

2 Interprétation large et libérale et interprétation contextuelle : analyse comparative

Il est connu que « l’utilisation d’un principe d’interprétation peut conduire, dans certains cas, à des conclusions différentes de celles auxquelles on aboutirait si on avait plutôt recours à un autre principe d’interprétation[62] ». Que convient-il de penser alors de l’affirmation de la Cour suprême du Canada selon laquelle les chartes doivent bénéficier d’une interprétation large et libérale mais aussi d’une interprétation contextuelle ? Faut-il en déduire que ces procédés d’interprétation sont de nature à produire des résultats nécessairement convergents ? L’étude de la jurisprudence révèle que, en apparence du moins, l’interprétation large et libérale et l’interprétation contextuelle mènent à des résultats tantôt convergents (2.1), tantôt divergents (2.2). En situant le principe de l’interprétation large et libérale et la méthode contextuelle par rapport à la méthode d’interprétation téléologique, nous pouvons toutefois arriver à les concilier (2.3).

2.1 Convergence observée dans la jurisprudence

Une étude de la jurisprudence permet de constater que les procédés d’interprétation large et libérale et d’interprétation contextuelle ont souvent été utilisés de pair sans que leur portée respective ne s’en trouve atténuée. Nous présenterons ci-dessous trois illustrations de cette interaction harmonieuse.

Dans l’arrêt Boisbriand, la Cour suprême du Canada devait déterminer le sens du mot « handicap », employé par le législateur à l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne[63]. S’exprimant au nom d’une cour unanime, la juge L’Heureux-Dubé a d’abord rappelé que « [l]es lois en matière de droits de la personne doivent recevoir une interprétation libérale[64] ». Puis elle a souligné qu’il y avait lieu « d’examiner le contexte de la loi », ce contexte comprenant « les autres dispositions de la loi, les lois connexes, l’objectif poursuivi par la loi et par la disposition spécifique, ainsi que les circonstances qui ont amené l’énonciation du texte »[65]. De son analyse, la juge L’Heureux-Dubé a conclu ceci :

Ensemble, la méthode d’interprétation large et libérale fondée sur l’objet visé par la loi et l’approche contextuelle, y compris une analyse des objectifs de la législation en matière de droits de la personne, de la façon dont le mot « handicap » et d’autres termes similaires ont été interprétés ailleurs au Canada, de l’historique législatif, de l’intention du législateur et des autres dispositions de la Charte, militent en faveur d’une définition large du mot « handicap », qui ne nécessite pas la présence de limitations fonctionnelles et qui reconnaît l’élément subjectif de la discrimination fondée sur ce motif[66].

En somme, c’est l’action conjuguée des procédés d’interprétation libérale et d’interprétation contextuelle qui a conduit la Cour suprême du Canada à retenir une définition large du mot « handicap ».

L’affaire Gauthier[67] fournit aussi un bon exemple d’une action convergente du principe d’interprétation large et de la méthode contextuelle dans la définition d’un motif interdit de discrimination. À cette occasion, le Tribunal des droits de la personne devait décider si le fait d’être prestataire d’aide sociale pouvait être considéré comme une condition sociale pour l’application de l’article 10 de la Charte québécoise. Le Tribunal a d’abord rappelé que celle-ci s’était vu attribuer « un statut quasi constitutionnel et, du même souffle, une interprétation large et libérale[68] ». Du coup, « la méthode littérale d’interprétation des lois souventes fois utilisée pour définir le critère de la condition sociale » devait « céder le pas à une approche plus soucieuse du contexte plus large dans lequel se situe cette disposition [l’article 10][69] ». C’est en tenant compte de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada relative à l’article 15 de la Charte canadienne et de la jurisprudence des cours d’appel de la Colombie-Britannique et de la Nouvelle-Écosse, et après avoir fait une analogie avec la situation des personnes ayant un handicap, que le Tribunal a défini la condition sociale « comme la situation qu’une personne occupe au sein d’une communauté, notamment de par ses origines, ses niveaux d’instruction, d’occupation et de revenu, et de par les perceptions et représentations qui, au sein de cette communauté, se rattachent à ces diverses données objectives[70] ». C’est ensuite sur la base d’une preuve sociologique qu’il a conclu que le fait de recevoir des prestations de la sécurité du revenu pouvait être considéré comme une condition sociale. Soulignons au passage que, dans une affaire ultérieure, c’est une fois encore une preuve sociologique qui a conduit le Tribunal à retenir une définition du concept de condition sociale suffisamment large pour pouvoir y inclure le statut de travailleur à la pige[71].

Il n’y a pas que dans le contexte de la protection du droit à l’égalité que l’interprétation large et libérale et l’interprétation contextuelle peuvent faire oeuvre commune. Dans l’arrêt Vallée[72], la Cour d’appel du Québec devait préciser la portée de l’article 48 de la Charte québécoise, une disposition qui protège la personne âgée ou handicapée « contre toute forme d’exploitation ». Au soutien de sa décision de retenir une interprétation large du droit énoncé à l’article 48 de la Charte québécoise et de lui reconnaître le statut de droit autonome et distinct de ceux qui sont énoncés dans le Code civil du Québec[73], le tribunal a, certes, mentionné le principe de l’interprétation large et libérale des lois de nature quasi constitutionnelle[74] mais aussi les termes employés par le législateur dans la rédaction de l’article 48[75], les instruments juridiques internationaux[76] et les insuffisances du Code civil sur le chapitre de la protection des personnes âgées ou handicapées[77].

En somme, l’étude de la jurisprudence révèle que l’interprétation large et libérale et l’interprétation contextuelle produisent souvent des résultats convergents. Cependant, force est de constater que ce n’est pas toujours le cas.

2.2 Divergence observée dans la jurisprudence

Dans l’arrêt Big M Drug Mart, le juge Dickson a rappelé la nécessité de procéder à une interprétation « libérale plutôt que formaliste », mais il a ajouté que, « en même temps, il importe de ne pas aller au-delà de l’objet véritable du droit ou de la liberté en question et de se rappeler que la Charte n’a pas été adoptée en l’absence de tout contexte[78] ». Présenté ainsi, le contexte paraît pouvoir venir mettre en échec une interprétation large et généreuse[79]. C’est d’ailleurs ce qui semble s’être produit dans quelques décisions où était en litige la signification de dispositions prohibant la discrimination, protégeant le droit à la vie ou garantissant la liberté de religion.

Dans l’arrêt Gould[80], la Cour suprême du Canada devait décider si le fait d’empêcher une personne de devenir membre d’un ordre fraternel pour le motif qu’elle était une femme constituait un acte discriminatoire aux termes de l’alinéa 8a) de la Loi sur les droits de la personne[81] du Yukon. La disposition à interpréter posait l’interdiction suivante : « Il est interdit de faire preuve de discrimination relativement : à l’offre ou à la fourniture au public de services, de biens ou d’installations ». Pour trancher le litige, la Cour suprême devait notamment déterminer si l’activité exercée par les membres de l’organisme, à savoir la collecte de documents historiques, pouvait être considérée comme une « fourniture au public de services » au sens de l’alinéa 8a).

« En arrière-plan de sa prétention voulant qu’on attribue un sens élargi aux termes “fourniture au public de services” de manière à y inclure non seulement la fourniture de documents historiques mais aussi leur collecte », l’appelante avait invoqué le principe selon lequel « il convient de donner aux lois sur les droits de la personne une interprétation large, libérale et fondée sur l’objet qui en reconnaisse la nature spéciale[82] ». Dans son opinion concourante, le juge La Forest s’est montré sensible à l’argument[83], mais il a aussi considéré comme approprié « d’interpréter l’al. 8a) en fonction du texte de la disposition considérée dans le contexte global de la Loi[84] ». Il a, par ailleurs, abordé l’interprétation de la disposition litigieuse « à la lumière des dispositions analogues d’autres lois sur les droits de la personne[85] ». La formulation de l’alinéa 8a) et des dispositions analogues ne lui ayant fourni « aucune indication quant aux types de services susceptibles de tomber sous le coup de l’interdiction de la discrimination », le juge La Forest a examiné « la jurisprudence pour savoir quels [étaient] les services visés par cet alinéa[86] ». La jurisprudence canadienne ayant retenu le critère de la « relation publique », le juge La Forest a trouvé « instructif d’examiner l’expérience américaine » pour y trouver des « indications […] susceptibles d’éclairer » cette notion[87]. De cette étude, il est ressorti que les critères suivants sont pertinents pour vérifier si un service donne lieu à une « relation publique » : « la sélectivité dans la prestation du service, la diversité du public à qui il est destiné, la participation de non-membres, son caractère commercial ou non, sa nature intime et son objet[88] ». C’est finalement en examinant la preuve relative aux activités particulières de l’organisme que le juge La Forest a conclu au caractère privé de la collecte de données[89]. En somme, la prise en considération de divers éléments contextuels a conduit le juge La Forest à écarter l’interprétation large et libérale proposée par l’appelante.

Le droit à l’égalité n’est pas le seul dont la définition ait été restreinte par le recours à une interprétation contextuelle. Ainsi, dans l’affaire Daigle c. Tremblay, c’est à la lumière d’une interprétation contextuelle de l’article 1 de la Charte québécoise que la Cour suprême du Canada a refusé de considérer le foetus comme un « être humain » ayant droit à la vie[90]. Certes, la Cour suprême a clairement situé sa tâche dans le domaine du juridique et a, de ce fait, refusé de tenir compte des arguments philosophiques, théologiques ou scientifiques[91]. Par contre, elle s’est montrée très sensible au « contexte juridique dans lequel s’insère la Charte[92] ». Pour interpréter les termes généraux de la Charte québécoise, la Cour suprême a ainsi pris en considération « [l]e droit civil québécois énoncé dans le Code civil du Québec » et « [l]es droits du foetus dans le droit anglo-canadien »[93] : « vu [l]e traitement des droits du foetus en droit civil et de surcroît l’uniformité constatée dans les ressorts de common law, [cela aurait été] une erreur que d’interpréter les dispositions vagues de la Charte québécoise comme conférant la personnalité juridique au foetus[94]. »

L’arrêt Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto offre aussi une illustration du conflit qui peut opposer le principe de l’interprétation large et libérale à la méthode contextuelle. Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada devait décider si l’article 7 de la Charte canadienne protège le droit des parents de choisir les traitements médicaux de leurs enfants en fonction de leurs croyances religieuses. La Cour suprême a répondu à cette question par la négative. Dans son opinion concourante, le juge Lamer s’est dit d’avis que, « quoiqu’il faille […] adopter une interprétation large et libérale de la Charte, il n’en découle pas pour autant que ses dispositions peuvent recevoir toute interprétation que l’on pourrait juger utile ou opportun de leur donner[95] ». « Ainsi, le texte de la disposition, sa structure, le contexte dans lequel elle s’insère, le rapport qui peut exister entre elle et les autres dispositions, de même que le contexte historique de l’adoption de la Charte sont tous des éléments qui doivent être pris en considération » au moment de déterminer la portée d’un droit ou d’une liberté garantis[96]. Après avoir examiné chacun de ces éléments, le juge Lamer a conclu « qu’élargir la portée du terme “liberté” de l’art. 7 pour y inclure tout type de liberté autre que celui qui se rattache à la dimension physique du terme “liberté” irait à l’encontre non seulement de la structure de la Charte et de la disposition elle‑même mais également à l’encontre de l’économie, du contexte et de l’objet manifeste de l’art. 7[97] ».

L’opinion exprimée par le juge Lamer en vue de restreindre la protection conférée par l’article 7 à la dimension physique de la liberté lui semblait, par ailleurs, « appuyée par les textes internationaux relatifs aux droits de l’homme dont les rédacteurs de notre Charte se sont largement inspirés[98] ».

En somme, il est fréquent que l’interprétation large et libérale et l’interprétation contextuelle mènent à des résultats divergents. Selon nous, cette divergence n’est toutefois qu’apparente.

2.3 Réconciliation sur le plan théorique

À la lecture de la jurisprudence, nous observons que l’interprétation large et libérale de même que l’interprétation contextuelle mènent tantôt à des résultats convergents, tantôt à des résultats divergents. Or, en matière d’interprétation des lois, il faut souvent savoir lire entre les lignes[99]. Selon nous, une véritable compréhension de l’approche retenue par les tribunaux dans l’interprétation des lois permet de réaliser que l’interprétation large et libérale et l’interprétation contextuelle sont des procédés fondamentalement convergents en ce sens qu’ils visent tous deux à donner pleinement effet à l’objet de la loi, lequel devrait être déterminé à la lumière du texte et du contexte de celle-ci.

Pour comprendre l’interaction du principe de l’interprétation large et libérale avec la méthode contextuelle, il importe de clarifier d’abord la nature du premier procédé. L’interprétation large et libérale n’est pas un procédé qui peut être utilisé de manière autonome :

Aussi séduisante qu’elle puisse apparaître, cette thèse est inacceptable. D’une part, une décision judiciaire, fondée uniquement sur la règle d’interprétation généreuse, donnerait à un mot son sens le plus large, indépendamment des raisons substantives (les principes) qui pourraient autrement justifier et encadrer la protection constitutionnelle de certains droits concrets. Une telle décision pourrait raisonnablement être considérée comme une nouvelle version du formalisme en droit fondée, ironiquement, sur des « raisons abstraites tenant à la linguistique (le sens le plus large des mots) ». D’autre part, une décision judiciaire fondée uniquement sur une approche libérale, conçue indépendamment des principes qui expliquent et justifient les dispositions constitutionnelles, pourrait produire des « définitions » de droits qui viseraient et protégeraient, absurdement, la totalité de l’activité humaine[100].

Pour éviter de mener à des résultats absurdes, le principe de l’interprétation large et libérale doit donc être appliqué en tenant compte de l’objet de la disposition interprétée. Tant le législateur fédéral que le législateur provincial ont d’ailleurs reconnu le lien entre l’interprétation large d’une disposition et l’objet de celle-ci. De fait, la Loi d’interprétation fédérale prévoit qu’une loi « s’interprète de la manière […] la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet[101] », alors que la Loi d’interprétation québécoise énonce qu’une loi « reçoit une interprétation large, libérale, qui assure l’accomplissement de son objet et l’exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin[102] ». De la même façon, la Cour suprême du Canada considère qu’une interprétation large des lois sur les droits de la personne a pour objet de « leur permettre de mieux atteindre leurs objectifs[103] ». En d’autres termes, le principe de l’interprétation libérale est une reformulation du principe de l’interprétation finaliste des lois[104] ou, autrement dit, un dérivé de la méthode téléologique :

La nécessité de l’interprétation libérale découle du principe d’interprétation téléologique de la Charte. Bien qu’ils doivent prendre soin de ne pas outrepasser les objets véritables des garanties qu’elle accorde, les tribunaux n’en doivent pas moins éviter de donner à la Charte une interprétation étroite et formaliste susceptible de contrecarrer l’objectif qui est d’assurer aux titulaires de droits l’entier bénéfice et la pleine protection de la Charte[105].

Comme nous l’avons expliqué dans la première partie de notre exposé, la méthode téléologique à laquelle est intrinsèquement lié le principe de l’interprétation libérale pose la nécessité de dégager l’objet de la disposition interprétée pour pouvoir ensuite y donner pleinement effet. Afin de déterminer le but de la disposition, l’interprète doit prendre en considération une série d’éléments ayant trait à son texte et à son contexte[106] :

There are two broadly distinguishable ways in which legislative purpose can be established. The first is direct in that it relies on express descriptions of purpose found in the legislation itself, in legislative history or in academic sources […].

The second way of establishing purpose is indirect in that it relies on inferences drawn by interpreters based on reading the legislation in context[107].

Somme toute, nous pouvons donc dire que le principe de l’interprétation large et libérale implique une prise en considération de l’objet de la disposition interprétée, de son texte et de son contexte. Or, il s’avère que ces éléments sont aussi la pierre angulaire de la méthode contextuelle. Qualifiant l’approche contextuelle de « moderne[108] », la juge L’Heureux-Dubé a fait clairement ressortir la place qu’y occupent le texte, le contexte et l’objet de la disposition à interpréter :

Considérant la multiplicité des termes couramment employés pour désigner ces approches, je désignerai ici par « approche moderne » la synthèse des approches contextuelles qui rejettent l’approche du « sens ordinaire ». Selon cette « approche moderne », on doit tout d’abord considérer notamment, outre le texte, le contexte, les autres dispositions de la loi, celles des autres lois in pari materia et l’historique législatif, afin de cerner correctement l’objectif du législateur. Ce n’est qu’après avoir lu les dispositions avec tous ces éléments présents à l’esprit que l’on s’arrêtera sur une définition. Cette méthode d’interprétation « moderne » a l’avantage de mettre en lumière les prémisses sous-jacentes et permet ainsi d’éviter qu’elles passent inaperçues comme ce serait le cas avec la méthode du « sens ordinaire »[109].

En résumé, l’interprétation large et libérale et l’interprétation contextuelle sont des procédés convergents en ce qu’ils visent tous deux à donner pleinement effet à l’objet de la disposition après l’avoir déterminé à l’aide du texte et du contexte. Cette façon d’envisager l’interaction de l’interprétation large et libérale avec l’interprétation contextuelle nous permet de voir sous un jour nouveau les décisions où les deux procédés semblaient mener à des résultats divergents.

Ainsi, il est possible de voir une convergence des interprétations large et contextuelle dans les motifs concourants rédigés par le juge La Forest dans l’arrêt Gould. En effet, en tenant compte du contexte pour refuser d’inclure la collecte de données historiques parmi les services visés par la prohibition de discrimination, le juge La Forest a simplement refusé d’étendre la garantie d’égalité au-delà de l’objet de l’alinéa 8a) de la Loi sur les droits de la personne du Yukon[110], ce qui est en tous points compatible avec le principe de l’interprétation libérale. L’extrait suivant montre bien que c’est en fonction de l’objet de la disposition que le juge a tranché le litige :

Je ne puis accepter l’interprétation que l’appelante incite la Cour à adopter. Y acquiescer exigerait que l’al. 8a) soit ainsi rédigé : « Il est interdit de faire preuve de discrimination dans la préparation et la collecte relatives à la fourniture au public de services, de biens ou d’installations. » […] Il me semble qu’il suffit d’exiger que les services historiques fournis au public soient accessibles à chacun, librement et en toute égalité, sans discrimination fondée sur des motifs illicites, pour qu’ils soient pleinement conformes à l’objet proclamé de la Loi, soit « de mettre en oeuvre au Yukon le principe de la liberté et de l’égalité de dignité et de droits de chacun » (al. 1(1) a))[111].

De la même manière, dans l’arrêt Tremblay c. Daigle, c’est sans doute pour « ne pas aller au delà de l’objet véritable du droit[112] » à la vie que la Cour suprême a refusé d’étendre au foetus la définition d’être humain. De fait, alors qu’elle cherchait à s’inspirer des garanties prévues dans le Code civil pour déterminer la portée de l’article premier de la Charte québécoise[113], la Cour suprême a clairement manifesté sa volonté de respecter la finalité de la loi : « Cela nous mène directement à la conclusion que l’expression “être humain” à l’art. 18 n’est pas destinée à comprendre le foetus[114]. »

Enfin, dans les motifs concourants que le juge Lamer a rédigés dans l’affaire Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, c’est aussi pour éviter d’outrepasser l’objet de l’article 7 de la Charte canadienne qu’il a refusé d’y voir une source de protection du droit des parents de choisir les traitements médicaux de leurs enfants en fonction de leurs croyances religieuses[115] :

La souplesse des principes [que la Charte canadienne] véhicule ne nous autorise pas à en dénaturer le sens et l’objet véritables, ou encore à forger un droit constitutionnel qui outrepasse l’intention manifeste de ses rédacteurs […].

Notre Cour a déjà jugé que le mode d’interprétation en fonction de l’objet visé doit être adopté lorsque l’on cherche à circonscrire la nature et la portée d’une liberté ou d’un droit garanti par la Charte.

[…]

Pour résumer ma pensée, je dirai simplement qu’élargir la portée du terme « liberté » de l’art. 7 pour y inclure tout type de liberté autre que celui qui se rattache à la dimension physique du terme « liberté » irait à l’encontre non seulement de la structure de la Charte et de la disposition elle-même mais également à l’encontre de l’économie, du contexte et de l’objet manifeste de l’art. 7. Qui plus est, cela aurait pour effet d’accorder une protection constitutionnelle prima facie à toutes les excentricités véhiculées sous le vocable de « liberté » par les membres de notre société, en plus de retirer toute légitimité ou raison d’être à d’autres dispositions de la Charte tels les art. 2 ou 6, par exemple, puisqu’ils seraient redondants. Il m’apparaît évident que tel ne peut être l’objet de l’art. 7, ni même celui du document constitutionnel qu’est notre Charte[116].

En conclusion, nous pouvons résumer le processus de l’interprétation constitutionnelle en disant que les éléments contextuels doivent être pris en considération pour déterminer l’objet de la disposition à interpréter[117] et que, une fois cet objet établi, le principe de l’interprétation large et libérale commande qu’il y soit donné pleinement effet. Ainsi, ce n’est pas tant le contexte que l’objet de la disposition qui détermine sa portée large ou étroite. Un objet étroit entraînera, « logiquement, une interprétation que d’aucuns qualifieront d’étroite[118] ». Cependant, l’interprétation de la garantie « demeure généreuse, large et libérale car le principe sur lequel elle repose est et doit être matérialisé, réalisé ou concrétisé pleinement[119] ».

Conclusion

Le choix d’une méthode d’interprétation détermine les éléments dont l’interprète doit tenir compte[120] et influe, par conséquent, sur l’issue du litige. En matière de chartes, la Cour suprême du Canada dit adopter une approche à la fois « large et libérale » et « contextuelle », quand elle ne la qualifie pas aussi de « téléologique ».

La simple lecture de la jurisprudence pourrait laisser croire que le principe de l’interprétation large et libérale et la méthode contextuelle entrent en conflit à l’occasion. Plus précisément, la prise en considération du contexte paraît parfois venir mettre en échec le principe de l’interprétation large et libérale. Une analyse plus poussée permet toutefois de démontrer que ces procédés d’interprétation sont en fait deux composantes d’une seule et même approche, soit la méthode téléologique.

En application de la méthode téléologique, la Cour suprême cherche à déterminer l’objet de la disposition pour pouvoir ensuite l’interpréter de façon que cet objet soit pleinement réalisé. La recherche de l’objet du droit à protéger autorise la prise en considération du texte mais aussi « le renvoi à la philosophie et l’histoire, à la Common Law, à la jurisprudence américaine, au droit international et au droit comparé de même qu’aux preuves extrinsèques[121] ». En d’autres termes, la détermination de l’objet d’une disposition constitutionnelle exige du tribunal qu’il se livre à une analyse de son texte et de son contexte global. Une fois le but de la disposition précisé, le tribunal doit faire en sorte qu’il soit pleinement atteint. Pour ce faire, il lui faut alors retenir une interprétation généreuse. Ainsi, l’interprétation contextuelle et l’interprétation large et libérale peuvent être envisagées comme deux aspects d’une seule et même approche, soit la méthode téléologique[122]. Déjà dans l’arrêt Edmonton Journal, la juge Wilson avait fait le lien entre l’approche contextuelle, l’approche téléologique ainsi que le principe de l’interprétation large et libérale :

[Je] crois que l’importance du droit ou de la liberté doit être évaluée en fonction du contexte plutôt que dans l’abstrait et que son objet doit être déterminé en fonction du contexte. Cette étape franchie, le droit ou la liberté doit alors, en conformité avec les arrêts de notre Cour, recevoir une interprétation généreuse qui vise à atteindre cet objet et à assurer à l’individu la pleine protection de la garantie[123].

En somme, dans la mesure où ils s’inscrivent tous deux dans une approche finaliste, le principe de l’interprétation large et libérale et la méthode contextuelle peuvent être considérés comme des procédés d’interprétation menant nécessairement à des résultats convergents.