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Les pratiques en travail social se sont souvent centrées sur la mère en perpétuant une représentation de la femme comme unique responsable des soins et de la protection de l’enfant (Davies et collab., 2007). En ce sens, le champ de la protection de l’enfance et de la jeunesse a longtemps été caractérisé par des modalités d’intervention portant sur les mères. Dans ce contexte, les pères ont été relégués, de la part des travailleurs sociaux, à la périphérie des pratiques sociales auprès des familles, et ce, malgré l’appel grandissant, dans la littérature du travail social à réexaminer ce comportement d’évitement envers eux (Featherstone et collab., 2007; O’Hagan, 1997; Scourfield, 2006). Ce n’est que récemment qu’ils semblent avoir pris une place importante aussi bien dans les analyses universitaires que populaires de la vie de famille.

En ce sens, la réflexion que suscite la place des pères permet d’explorer des approches alternatives axées sur des pratiques traduisant une conception plus souple de la structure familiale et des rôles parentaux. C’est dans cette optique que cet article explore l’intérêt grandissant pour l’intégration des pères au sein du travail social, particulièrement en contexte de protection de l’enfance et de la jeunesse. Cette préoccupation a généré nombre de débats parmi les courants de recherche féministes. À ce propos, plusieurs chercheurs ont exprimé leur appréhension face à cet intérêt pour les pères. En effet, ils craignent que la possibilité de la présence de la violence au sein de la sphère privée s’en trouve minimisée (Silverstein, 1996). À l’opposé, d’autres chercheures féministes ont souligné l’importance de déconstruire la masculinité pour la changer. Selon ce point de vue, il faut remettre en question les rôles rigides souvent soutenus par une perspective essentialiste. En effet, cette perspective conservatrice se base sur la morale, un ordre dit naturel, et parfois sur la religion pour définir les rôles masculins et féminins. La famille nucléaire traditionnelle serait celle qui serait la plus adéquate, en cohérence avec la nature profonde de l’homme et de la femme, sur les plans biologique et moral (Clatterbaugh, 1997). Autrement dit, pères et mères sont porteurs de caractéristiques et de compétences intrinsèques inscrites dans leur essence profonde. Dans cette optique, les rôles du père et de la mère sont clairement déterminés.

Donc, du point de vue essentialiste, l’expérience en tant que membre d’une catégorie de la population est fixe dans le temps et l’espace, indépendamment des contextes sociaux, historiques et politiques (Razack, 1998). Ce point de vue a été remis en question par une approche constructiviste démontrant que le genre est une construction sociale qui peut être modifiée. En ce sens, la recherche d’équité entre hommes et femmes est possible grâce à une recherche de changements. Sans quoi, les hommes, aussi bien que les femmes, sont pris dans un carcan de normes très restrictives et préétablies (Featherstone et collab., 2007).

D’ailleurs, il semble important que les courants de recherche féministes participent à cette discussion sur la présence des pères; d’abord, pour préserver les fruits des études sur le rôle de la mère; ensuite, pour remettre en question les conceptions rigides et normatives de l’identité paternelle et de la structure familiale. Cette réflexion s’impose particulièrement en ce qui concerne les services de protection de la jeunesse où les praticiens ont besoin de répondre d’une manière prudente et réfléchie à la revendication de l’engagement des pères.

En nous appuyant sur une recension d’écrits, nous commencerons par évaluer la manière dont les mères ont traditionnellement été conceptualisées dans les pratiques au sein des services sociaux. C’est dans ce contexte que nous situerons les demandes récentes pour plus d’engagement de la part des pères. En effet, ces demandes amènent à explorer les complications potentielles ainsi que les retombées positives et négatives de cette prospection pour les femmes aussi bien que pour les hommes et les enfants. Par la suite, nous proposerons une discussion sur l’impact de ce développement pour les intervenants sociaux en protection de la jeunesse. Nous conclurons en proposant des pistes de réflexion sur l’intégration des pères aux services tout en préservant la préoccupation d’une plus grande égalité entre les pères et les mères au sein de la vie familiale.

Rôle de mère, féminisme et services sociaux en contexte de protection de l’enfance et de la jeunesse

L’ambivalence ou, parfois, la résistance, des courants de recherche envers la demande d’engagement paternel peut être comprise dans le contexte actuel où le mouvement féministe est parvenu, aux termes de lourdes confrontations, à mettre le rôle de mère au centre des préoccupations sociales. En effet, la condition des femmes en tant que mères a été au coeur de l’analyse féministe depuis une trentaine d’années (Chodorow, 1978; Glenn, 1994; Rich, 1977; Ruddick, 1989; Snitow, 1992). À ce sujet, les recherches féministes ont travaillé à donner plus de visibilité au rôle de mère et à remettre en question quelques-unes des marques oppressives des institutions contemporaines occidentales à son endroit. En effet, ce courant de recherche a très tôt récusé le portait romanesque des « bonnes mères » ayant intuitivement les qualités affectives nécessaires, toujours disponibles pour prendre soin de leurs enfants (Contratto, 1986). Ces théoriciens ont contesté la prétention que l’aménagement idéal de la condition de parent serait la responsabilité exclusive des mères, celles-ci étant les meilleures pour répondre aux besoins psychosociaux des enfants. Ils ont mis en évidence les répercussions négatives sur les mères qui essaient d’atteindre l’impossible idéal de tout donner dans une relation généreuse et altruiste. De telles attentes envers les mères pèsent lourd et leur font porter le blâme en cas de difficultés, sinon d’échec. En outre, les théoriciennes féministes soutiennent que lorsque le rôle de mère est vu uniquement en tant qu’incarnation de bienveillance et d’amour, on en vient à largement méconnaitre et la charge de travail actuel et les ressources nécessaires pour prendre soin des enfants. D’ailleurs, en guise de réponse à ce débat, des analystes féministes ont fabriqué le terme « travail de mère » ou « travail à la maison » afin de reconnaître le travail accompli par les mères au sein des familles et de contrebalancer l’invisibilité de la charge inhérente à ce rôle (Griffith & Smith, 1987; Levine, 1985; Rosenberg, 1988). Par après, d’autres analystes féministes ont affirmé que l’obligation des mères d’assurer le bien-être des enfants est loin d’être neutre et qu’en réalité, il peut s’agir d’une façon cachée d’évaluer le fonctionnement maternel (Davies et collab., 2000; Krane et Davies, 2000).

Cet immuable idéal occidental de la bonne mère qui aime inconditionnellement, qui nourrit et protège, et l’image contraire de la mauvaise mère qui a échoué à répondre à ces idéaux sont à la base de nombre de politiques et de pratiques au sein des services de protection de l’enfance et de la jeunesse. Des articles ont attiré l’attention sur la dépréciation des mères qui deviennent clientes de ce type de services sociaux. Ils ont documenté combien le blâme sur la mère est endémique chez les professionnels qui y oeuvrent (Caplan et Hall-McCorquodale, 1985; Carter, 1999; Featherstone, 1999; Krane, 2003; Swift, 1995). En effet, quand on nuit aux enfants ou qu’on les néglige, les mères sont souvent les premières visées par l’intervention des services sociaux, même dans les cas où les pères sont responsables des gestes dommageables, tels que les comportements violents. Dans cette veine, Strega (2005) caractérise les mères comme étant à la fois une cible faible et malléable de l’intervention en travail social.

Alors qu’il fut difficile de faire reconnaître la pleine valeur de la contribution des mères au bien-être des familles, on comprend que l’intégration des pères dans les pratiques des services dans le champ de la protection de l’enfance et de la jeunesse soit accueillie avec prudence. Tandis qu’une certaine littérature contemporaine sur l’exercice de la paternité provient de sources cliniques traditionnelles s’intéressant surtout aux constellations familiales non traditionnelles, d’autres promeuvent de nouvelles conceptions de l’implication des pères et sont plus proches des objectifs d’équité entre les sexes dans les familles, reconnaissant une variété de structures familiales (Spillman, et collab., 2004).

Tensions liées aux différentes définitions du rôle des pères

On observe un intérêt grandissant pour le rôle des pères et leur contribution à la vie de leurs enfants. Cette préoccupation est en partie liée aux récents changements sociohistoriques dans la composition et la structure familiale. En raison de l’augmentation du taux de divorce et du nombre de foyers monoparentaux, en raison du déclin du rôle paternel exclusif de soutien de famille et de l’afflux des mères sur le marché du travail, les attentes normatives envers les hommes (et les femmes) ont été modifiées. Ces changements ont entraîné une remise en question de la construction des identités paternelles (Deslauriers, Bizot et Gaudet, 2009; Daniel et Taylor, 1999; Featherstone, 2003; Strug et Wilmore-Schaeffer, 2003). Ce questionnement face au rôle du père permet de revoir la façon dont on perçoit la paternité et de mieux en saisir les différentes dimensions, notamment en tenant compte des points de vue des pères.

Les réponses de la droite américaine conservatrice face aux changements liés au rôle de père ont largement affirmé le déclin de la famille nucléaire comme une évidence. D’ailleurs, en témoigne l’appel du président républicain des États-Unis, George W. Bush, à une paternité responsable, manifestée par le mariage et un emploi rémunéré, thème amené comme une priorité nationale (Strug et Wilmore-Schaeffer, 2003). Les arguments conservateurs ont lié l’absence du couple parental à une litanie de problèmes familiaux, incluant l’abus de consommation d’alcool et de drogues, la délinquance, la négligence, la pauvreté et les naissances hors mariage (Haney et March, 2003). Haney et March (2003) expliquent que de telles représentations du rôle du père recourent à la rhétorique de contagion intergénérationnelle, « comparant l’absence du sens de la paternité à une maladie qui se transmettrait de génération en génération [traduction] » (p. 463). Comme Strug et Wilmore-Schaeffer (2003) le constatent, l’idéal culturel de la famille occidentale reste le père biologique qui vit dans la maison et qui est le principal pourvoyeur économique. De même, Roy (2004) relève que l’emploi en tant que « noyau matériel et symbolique de l’exercice de la paternité avec ce que cela comporte de sécurité et de consistance parentale constitue l’une des dimensions les plus saillantes des rôles contemporains de pourvoyeur [traduction] » (p. 255).

Avec quelques variations, les caractéristiques traditionnelles du rôle du père tendent à refléter les normes hégémoniques en priorisant « la forme paternelle sur la fonction, en mettant l’accent sur les liens biologiques et financiers des pères envers leurs enfants [traduction] » (Haney et March, 2003, p. 462). C’est pourquoi les arguments conservateurs ont été critiqués comme cherchant à réinstaurer les droits des pères à travers la réintroduction de l’autorité paternelle et autres normes patriarcales au sein de la famille, tout en disant peu « sur le besoin des pères à participer également aux soins quotidiens [traduction] » des enfants dans le ménage (Everingham et Bowers, 2006, p. 96).

De leur côté, des conceptions non traditionnelles de l’exercice de la paternité ont émergé, en partie en réponse à la conception étroite du rôle du pourvoyeur à demeure (Featherstone, 2003; Haney et March, 2003). Influencées par le mouvement des droits des gais, ces perspectives proposent une compréhension plus flexible de l’exercice de la paternité, qui reflèterait mieux les diverses réalités que vivent les hommes en tant que parents (Bolzan, Gale, et Dudley, 2004). Ainsi, on propose la reconstitution d’une identité paternelle en étudiant la qualité des relations entre père et enfant. Cette perspective est relayée par de nouveaux pères interrogés par Everingham et Bowers (2006) qui ont exprimé le désir « de faire l’expérience des joies de la paternité, désir auquel ils ont été amenés par le contre-exemple de leur propre père qui ont peu ou pas investi cette dimension par le fait d’avoir été socialisés dans des rôles qui maintenaient une distance émotionnelle entre les pères et leurs enfants [traduction] » (p. 101). Ainsi, le rôle du père peut être vu comme catalyseur de la croissance et de l’épanouissement de l’homme adulte (Palkovitz et collab., 2001)

Des études sur l’exercice de la paternité démontrent qu’il y a plus à gagner pour les pères dans la nouvelle conception de l’engagement des pères, révélant que, pour certains, devenir père est un phénomène cathartique qui augmente la sensation de bien-être et le sentiment de compétence sociale (McArthur et collab., 2006; Schindler et Coley, 2007; Shannon et Abrams, 2007). À ce sujet, des pères interrogés par Fox et collab. (2001) ont dit percevoir l’exercice de la paternité comme un vécu plus large que de simplement avoir à remplir le rôle du pourvoyeur. Ils ont décrit leurs efforts pour « être là » pour leurs enfants, même si la façon de le faire diffère entre eux (p. 151). Nombre de pères interrogés par Roy (2004) ont pressenti que l’« exercice de la paternité devrait aussi inclure les soins dispensés aux enfants, l’interaction avec ces derniers, et des concepts d’interdépendance liés à la "nouvelle" paternité [traduction] » (p. 270).

Cette perspective de l’engagement paternel a trouvé un écho similaire chez quelques théoriciennes féministes qui avancent qu’une construction réifiée, sexiste, de l’exercice de la paternité est restrictive aussi bien pour les hommes que pour les femmes (Featherstone, 2003). C’est pourquoi des chercheurs soutiennent qu’hommes, femmes et enfants ont tout à perdre dans une culture dépendante d’une conception essentialiste de l’identité masculine et féminine. Concrétisée par des aménagements institutionnels, cette conception exclut un engagement sur le plan de la dimension affective (Everingham et Bowers, 2006). Ces mêmes spécialistes émettent une réserve concernant l’idée que la simple présence du père ou sa contribution financière constitueraient un rôle paternel suffisant. Ils affirment clairement que la qualité de l’engagement paternel doit inclure la contribution du père au bien-être émotif de l’enfant, la qualité du lien père-enfant et l’intimité qu’il entretient avec lui (Everingham et Bowers, 2006; Featherstone, 2003).

L’Alliance pour la recherche sur l’engagement parental (Father Involvement Research Alliance : FIRA), un nouveau réseau pancanadien basé à l’Université de Guelph est le reflet de ce mouvement vers une meilleure compréhension du rôle de père et d’en faire ressortir la diversité et la valeur. La FIRA met de l’avant l’engagement des pères tout en reconnaissant qu’une paternité responsable se reflète tout autant dans la qualité de la relation que le père a avec ses enfants que dans celle qu’il entretient avec la mère des enfants.

Les travaux du groupe Prospère s’inscrivent également dans cette lignée. Basée à Montréal, cette équipe formée de chercheurs et d’étudiants, dont les travaux touchent à différentes dimensions de la paternité, cherche à démontrer les multiples contributions des pères. On y étudie les pratiques susceptibles de les rejoindre et de favoriser l’exercice de leur rôle. Autre signe des temps : depuis 2007, le groupe Masculinités et société, chapeauté par le Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes (CRI-VIFF, Université de Montréal et Université Laval), regroupe plusieurs chercheurs dont les travaux portent sur différentes réalités masculines, dont la paternité.

Les activités de ces groupes de recherche démontrent clairement une volonté de mieux comprendre les facettes de la paternité et les différents facteurs qui les influencent. On peut y voir également une réflexion plus large sur la famille, car parmi les enjeux qui touchent l’exercice de la paternité, on identifie, entre autres, l’état civil, la relation avec la mère de l’enfant, les conditions socio-économiques.

Survalorisation des contributions paternelles?

Devant l’intérêt porté face à différentes dimensions de la vie des hommes, dont à la place des pères dans les familles et dans les services sociaux, certains chercheurs féministes se sont demandé si le niveau d’intérêt face à la question n’était pas trop important. En effet, même si une meilleure inclusion des pères aux services sociaux est souhaitée, McKinnon et collab. (2001) soulignent le « danger de survaloriser la contribution du père et de négliger les inégalités en ce qui a trait aux soins de l’enfant et aux responsabilités domestiques [traduction] » (p. 96). Comme Daniel et Taylor (1999) l’expliquent au sujet de la dimension des soins aux enfants, il « semble que les attentes sociétales face au père soient si basses que dès qu’un homme démontre un peu d’intérêt concernant le bien-être de son enfant et souhaite assumer un rôle un tant soit peu significatif dans la responsabilité parentale, il est considéré un peu comme un héros [traduction] » (p.216). À cela, de nombreuses féministes ajoutent que de façon disproportionnée, les femmes continuent d’être responsables des soins quotidiens de leurs enfants, ou de ce qui est parfois décrit comme le travail de routine de la condition de parent (Daniel et Taylor, 1999).

Haney et March (2003) rapportent que des mères mentionnent que, pour elles, il ne suffit pas que les pères soient présents : ils doivent aussi participer à différents aspects de la vie de famille. Par ailleurs, des femmes participant à l’étude de Haney et March (2003) ont noté que tant que la fonction de pourvoyeur était une composante définissant le rôle du père, cette dimension pouvait diminuer l’importance d’autres devoirs et obligations. Ces femmes ont souligné que ceux-ci étaient à leurs yeux plus importants pour le bien-être de leurs enfants que le fait de subvenir aux besoins de la famille. Elles ont également remarqué que la contribution financière de leur conjoint pourrait lui permettre de se sentir autorisé à intervenir dans leur vie, sans tenir compte de leur participation à elles dans d’autres tâches parentales. Certaines d’entre elles ont exprimé la crainte de devenir vulnérables face à des comportements abusifs. D’ailleurs, Strega et collab. (2008) concluent que des femmes peuvent en arriver à refuser le soutien financier afin d’éviter les contacts avec un partenaire abusif. Cependant, cette décision les rendrait à leur tour vulnérables à la pauvreté et plus susceptibles d’avoir affaire aux services de protection de l’enfance et de la jeunesse.

Les pratiques des services de la protection de l’enfance et de la jeunesse et les pères

Les inquiétudes des féministes sur l’engagement des pères ont une acuité particulière concernant les pères impliqués avec les services de protection de l’enfance et de la jeunesse. Historiquement, dans ce champ de pratique, les pères ont toujours été à la périphérie, soit ignorés, soit invisibles (Pouliot et St-Jacques, 2005; Glikman, 2004; Strega et collab., 2008). Bien que les expériences des intervenants sociaux des services de protection de l’enfance et de la jeunesse les mettent au fait de la complexité du rôle paternel, leur discours au sujet des pères rencontrés tend vers une conception essentialiste de la paternité. Cette idéologie est susceptible de se concrétiser par l’intégration de différentes croyances, telles que l’incapacité des pères à jouer d’autres rôles que celui de pourvoyeur (Featherstone, 2003; Scourfield, 2006). En effet, Featherstone (2003) présente les représentations des travailleurs sociaux qui voient les pères comme étant « infantiles, difficiles, inaptes à la prise de responsabilités et hésitants à s’engager dans la vie familiale [traduction] » (p.250). Les pères sont donc communément décrits comme irresponsables et dès lors jugés comme d’importance moindre (Daniel et Taylor, 1999; Strega et collab., 2008). D’un autre côté, cette incapacité à intégrer les pères aux pratiques peut également être reliée à l’idée préconçue du « père absent » qui semble dominer la littérature féministe sur les pères (Featherstone, 2003; Roy, 2004; Scourfield, 2006; Strega et collab., 2008). Il ne faut pas négliger le fait que les services sociaux de tous types sont dispensés par des intervenantes et que leur propre organisation n’appuie pas nécessairement l’inclusion des pères dans les balises de travail (Pouliot et St-Jacques, 2005).

Par ailleurs, des auteurs ont noté que les pères rencontrés dans le cadre de services de protection de l’enfance et de la jeunesse peuvent diminuer leur engagement paternel dans un contexte où ils se sentent exclus ou incompris par le système (Featherstone, 2003). Il est vrai que la plupart des structures de services sociaux « ont été mises en place d’abord pour les mères. Ces dernières sont davantage habituées à accepter de l’aide et ont appris à se débrouiller avec les transports, la bureaucratie, la paperasserie et les inévitables retards [traduction] » (O’Donnell et collab., 2005, p. 397). Quant à eux, les pères ont du mal à accepter la présence d’intervenants sociaux dans leur vie personnelle et familiale, même dans un contexte d’aide qu’ils ont choisi (Dulac, 2001). De plus, ils sont rarement familiers avec les procédures des organismes voués à la protection de l’enfance et de la jeunesse. Ils trouvent le système déroutant et contrôlant et ils sont contrariés d’avoir à parcourir la course à obstacles bureaucratiques (O’Donnell et collab., 2005). En somme, les services d’intervention qui échouent à prendre en compte des réalités complexes des pères peuvent, d’une certaine manière, avoir un impact radical sur l’expérience parentale de ces hommes. Ces réalités vécues par bien des pères sont écartées des conceptions de la paternité parce que ces dernières se basent de représentations sexistes, simplistes et rigides. À ce titre, une étude de Kullberg (2005) qui enquêtait sur l’éventail de services offerts aux pères a révélé que l’aide proposée reflétait typiquement les modèles sexistes traditionnels. Les hommes recevaient moins d’aide que les femmes pour des problèmes sociaux et émotionnels. D’autre part, face aux mêmes problèmes, ils étaient évalués plus sévèrement que ces dernières. Finalement, les interventions offertes à ces pères ne visaient souvent qu’à les appuyer dans l’obtention d’un emploi rémunéré.

Haney et March (2003) constatent également que les politiques rattachées aux pères tendent à mettre de l’avant l’emploi comme cible d’intervention, reflétant le postulat que la masculinité et l’acquittement des obligations paternelles sont la pierre angulaire de cette perspective : ce n’est qu’une fois que les pères seront devenus salariés qu’ils commenceront à agir comme des parents responsables. Abordant l’interrelation entre le judiciaire et les systèmes de protection, Spillman et collab. (2004) soulignent notamment que le système a sa définition légale de l’engagement paternel qui est principalement basée sur l’apport d’un soutien monétaire.

Bien que beaucoup de pères comprennent que l’exercice de la paternité soit davantage qu’une contribution monétaire, leur identité reste souvent entravée par cette notion. En effet, échouer à remplir le rôle du pourvoyeur peut être dommageable pour leur estime d’eux-mêmes (Daniel et Taylor, 1999; Featherstone, 2003; Roy, 2004). C’est ainsi que la honte vécue par rapport au défaut de contribution financière peut les amener à se voir refuser l’accès à leurs enfants (Spillman et collab., 2004). Également, d’autres pères peuvent éviter le contact avec leurs enfants afin de ne pas être contraints de verser la pension alimentaire ou pour se dérober aux conséquences de ne pas réussir à le faire (Strug et Wilmore-Schaeffer, 2003). Ces pères ont souvent des vies complexes qui se caractérisent par des contraintes croisées auxquelles les politiques et pratiques actuelles de protection de l’enfance et de la jeunesse ne répondent qu’insuffisamment. Les pères rencontrés dans ce type de services, tout comme les mères, sont généralement pauvres, issus de minorités et vivant de la précarité en emploi, quand ce n’est pas l’absence de travail. Comme Roy (2006) ainsi que Strug et Wilmore-Schaeffer (2003) le soulignent, l’emploi, le mariage et la présence à la maison n’ont jamais été très compatibles avec de bas revenus et l’appartenance à des minorités.

S’il est vrai que bien des pères dont les enfants sont évalués ou pris en charge dans les services d’aide n’habitent plus avec eux, ils peuvent tout de même souhaiter conserver des liens avec leurs enfants. Ainsi, dans leur revue de la littérature sur les pères qui n’ont pas la garde de leurs enfants, Strug et Wilmore-Schaeffer (2003) ont découvert que certains pères « avaient besoin de soutien pour les aider à faire le deuil de la perte de leurs enfants [traduction] » (p. 505). Pourtant, « on nie fréquemment aux hommes la permission sociale, culturelle ou émotionnelle ainsi que le soutien pour reconnaître leurs sentiments et réactions [traduction] » (Spillman et collab., 2004, p. 267). À ce propos, dans l’impossibilité de vivre leur peine, les hommes peuvent éprouver des problèmes de santé mentale comme la dépression, ou adopter des comportements inadéquats pour s’en sortir, tels que l’abus d’alcool ou de drogue (Spillman et collab., 2004). D’autres pères peuvent répondre par la colère ou par une revendication de leurs droits (Deslauriers, 2008). Ce type de réaction sera probablement interprété négativement par les travailleurs sociaux, ce qui peut avoir un impact important sur l’accès à l’enfant.

Parallèlement, le récent intérêt pour les pères et la fonction de paternité a conduit à une attente d’un plus grand engagement, reflétant la conviction que c’était une « bonne chose » de les prendre en compte quand on évaluait la situation des enfants à risque ainsi que leurs besoins [traduction] » (Daniel et Taylor, 1999, p. 209). Il n’existe en revanche que très peu de littérature expliquant comment travailler avec les pères d’une manière qui réponde efficacement à la complexité et aux défis que peut présenter leur participation. Comme le remarquent Daniel et Taylor (1999), les pratiques actuelles des services sociaux manquent « d’une charpente théorique cohérente qui établisse un rapprochement entre les conceptions sur la paternité et la réalité de la pratique entre les hommes et leurs enfants [traduction] » (p. 209). Ils poursuivent en expliquant que « la conclusion la plus frappante qui émerge constamment dans la littérature est qu’on n’investit pas, de manière résolue, sur les hommes en général et les pères en particulier, que ces hommes soient à risques potentiels (pour la mère et l’enfant) ou des soutiens potentiels. Le corollaire de cette découverte est que ce sont les mères qui demeurent clairement au centre des interventions [traduction] » (Daniel et Taylor, 1999, p. 209).

La violence conjugale et les pères référés aux services de protection de l’enfance et de la jeunesse

Les femmes desservies par les services de protection de l’enfance et de la jeunesse continuent d’être tenues responsables pour les risques qu’elles font courir à leurs enfants, même lorsque des gestes violents sont perpétrés par des pères ou beaux-pères (Strega et collab., 2008). Il a été avancé que le principe de manquement à la protection qui est employé dans la législation de la protection de l’enfance pénalisait les mères, étant donné qu’il exige qu’elles protègent leur enfant de leur père. Or, le père devrait être également responsable pour la sécurité de son propre enfant (Risley-Curtiss et Heffernan, 2003, p. 397). Featherstone (2003) suggère que cette ignorance des dynamiques de la violence conjugale puisse être reliée à une lacune dans l’évolution de la littérature des services à l’enfance qui semble peu au fait de la recherche en ce qui concerne la violence entre conjoints.

Bien que le problème de l’abus reste crucial comme enjeu au sein des services sociaux, la présence de conjoints violents dans la vie des femmes signifie que le problème « doit être étudié plutôt qu’ignoré [traduction] » (McKinnon et collab., 2001, p. 96). Comme l’expliquent Daniel et Taylor (1999), « se mettre la tête dans le sable en ce qui concerne ces hommes ne les fait pas disparaître [traduction] » (p. 217). Ces auteurs avancent que les pères violents doivent être intégrés aux services, mais qu’il manque de ressources pour explorer comment et où cela pourrait se faire. De leur côté, Fox et collab. (2001) rapportent également que la littérature est insuffisante à documenter des interventions efficaces auprès des hommes violents. Ils relèvent que « ce qui est évident, c’est que les taux d’abandon dans les groupes de soutien sont assez élevés, les taux de réussite assez bas. Par ailleurs, les visites de surveillance des hommes violents et le suivi de leurs sanctions quand ils ignorent les mandats de la cour laissent vraiment à désirer [traduction] » (p. 140). Il est pourtant essentiel, dès lors que le travail se fait dans ces situations, que les praticiens considèrent les besoins de sécurité des enfants et de leur mère pour mettre fin à la conduite abusive.

La plupart des mères ayant souffert de la violence de leur partenaire affirment qu`il est important pour leurs enfants de connaître leur père (Daniel et Taylor, 1999). Dans ce contexte, elles peuvent se placer dans des situations à risque de façon à faciliter le contact. De même, les enfants souhaitent souvent voir leur père, même s’il a été abusif (Peled, 2000). Ces situations éthiquement complexes requièrent un haut niveau de compétence clinique de la part de tout intervenant des services de la protection à l’enfance.

Les pères : un atout à l’intervention sociale

Certes, le partenaire peut être une source significative de soutien pour la mère; cependant, son exclusion des services à l’enfance et à la jeunesse peut ultérieurement livrer les femmes à davantage d’isolement et de blâme (O’Hagan, 1997). En définitive, Scourfield (2001, 2006) estime que c’est sur la base d’une réponse à cette observation que les services de protection de l’enfance et de la jeunesse peuvent établir de meilleurs liens avec les pères. Il suggère qu’on évite de blâmer la mère en tenant les pères responsables de leurs actions préjudiciables, mais aussi que ces derniers soient considérés comme un avantage, une aide potentielle. D’après lui, les pères devraient être perçus, quand cela est sécuritaire et approprié, comme une ressource utile à leur famille ou, à tout le moins, comme un répit pour les mères épuisées et une source de force pour leurs enfants. Featherstone (2003) rapporte d’ailleurs que les enfants « semblent capables d’embrasser de plus larges configurations de relations tant qu’il y a de la communication, qu’on leur donne de l’information et qu’on les consulte [traduction] » (Featherstone, 2003, p. 243).

Spillman et collab. (2004), quant à eux, proposent trois nouvelles pistes pour conceptualiser la participation du père : « engagement (contact direct avec l’enfant); disponibilité (être accessible à l’enfant); et responsabilité (remplir des fonctions afin d’assurer la sécurité, le bien-être émotionnel et physique de l’enfant) [traduction] » (p.265). Sous ce nouveau paradigme, l’identité du père est construite par ses activités avec et pour son enfant.

Reconceptualiser la paternité et modifier les pratiques

Il est important de reconnaître que parmi les situations où des pères rencontrés dans le cadre des services de protection de l’enfance et de la jeunesse présentent des lacunes, il existe aussi des exemples de pères qui font preuve de force et de résilience. Toutefois, ces expériences positives se produisent dans une large mesure en dépit du système d’aide plutôt que grâce à lui.

Devant les conceptions de l’exercice de la paternité qui, bien qu’avalisées socialement et institutionnellement, ne reflètent pas du tout leur vécu, certains pères sont en train d’en créer de nouvelles visions. Celles-ci ont de plus en plus comme postulat que des formes diverses de contribution des pères peuvent être valables. Conséquemment, les futures pratiques incluant les pères doivent s’écarter des notions normatives et essentialistes de l’exercice de la paternité pour aller vers des perspectives qui rendent compte des tensions liées à la complexité de l’identité paternelle. À ce sujet, Roy (2006) suggère qu’un « examen des diverses expériences de vie qui diffèrent selon la race, l’ethnicité, la classe sociale, la sexualité ou le contexte régional pourrait découvrir d’importantes distinctions qui sont encore obscurcies par ces postulats normatifs [traduction] » de l’exercice de la paternité (p. 34). D’abord, il fait ressortir l’importance d’assouplir la définition des rôles du père : ses diverses identités doivent être constamment réécrites et remodelées selon l’évolution des hommes à travers différents rôles parentaux. De telles identités vont dans le sens de la fonction de père en tant que ressource préconisée par Featherstone (2003). De plus, les rôles paternels peuvent être élargis : interaction auprès des enfants en tant que mentor, de dispensateur de soins, de modèle ou de camarade et interaction, cette fois-ci indirecte, auprès de la mère des enfants en tant que soutien matériel et émotionnel (O’Donnell et collab., 2005).

De la même façon, Daniel et Taylor (1999) souhaitent que les pères soient considérés comme des atouts, « comme des exemples qui renforcent l’estime de soi, qui offrent un sens de l’humour, qui fournissent l’accès à des loisirs ou à la famille étendue, et ainsi de suite [traduction] » (p. 212). Poser sur l’exercice de la paternité un regard focalisé sur les forces plutôt que sur les faiblesses permet l’émergence d’une compréhension plus complexe de l’exercice de la paternité qui, à son tour, peut être exploré à travers l’étude de la relation d’un homme avec ses enfants. En ce domaine, de nombreux exemples existent dans la littérature, à savoir comment les politiques des services de protection de l’enfance et de la jeunesse et leurs pratiques pourraient modifier leurs orientations pour soutenir les pères et leur permettre de mieux remplir leurs rôles (Featherstone, 2003; Strug et Wilmore-Schaeffer, 2003).

Featherstone (2003) souligne notamment l’importance de politiques et pratiques qui favorisent « l’espace, les ressources et l’encouragement pour que les hommes réfléchissent sur eux-mêmes et leurs façons d’être pères ». Il note que cela est nécessaire pour tous les pères, mais « spécialement pour ceux qui sont marginalisés économiquement et socialement [traduction] » (p. 247). Strug et Wilmore-Schaeffer (2003) constatent par ailleurs le besoin de prodiguer des conseils, d’aider à développer des habiletés parentales et d’organiser des groupes à l’intention de la population masculine.

The Re:Membering Fatherhood Program constitue un exemple pertinent de la façon d’utiliser les groupes d’intervention thérapeutique pour accompagner les pères dans la redéfinition de leur rôle (Gearing et collab., 2008). À travers huit sessions hebdomadaires, à raison de deux heures par semaine, ce programme vise à renforcer chez un père « la compétence, la lucidité, la sensibilisation et la confiance à représenter les dimensions affectives de l’exercice de la paternité [traduction]  » et aborde des thèmes tels que « Comment mon père a joué son rôle » et « La coparentalité » (p. 27).

Une récente étude comportant une mesure prétest et post-test chez 29 participants à ce programme a révélé des progrès significatifs chez les pères. Ceux-ci ont démontré des progrès aussi bien sur le plan de leur participation dans la famille que sur « la manière de jouer [leur] rôle, l’engagement, la communication, l’accomplissement des tâches à l’intérieur de la famille, l’estime de soi, un sentiment accru de compétences et une baisse du stress dans [leur] rôle de parent [traduction] » (Gearing et collab., p. 22). Ce programme ne s’adressait pas spécifiquement aux pères référés aux organismes chargés de la protection de l’enfance et de la jeunesse et ne visait pas à répondre à d’importants problèmes dans l’exercice de la paternité, tels que la violence conjugale. Toutefois, il offrait un exemple intéressant de pratique. Il démontre la valeur d’une approche individualisée, basée sur les forces des pères afin de les appuyer à jouer des rôles de parent plus signifiants et plus actifs. Également, nombre d’expériences à l’intention des pères ont porté fruit en multipliant les approches : communautaire, de groupe, père-enfant, intégrant l’ensemble de la famille (Bolté et collab., 2001). D’ailleurs, le dynamisme et la variété des nouvelles expériences d’intervention suggèrent non seulement d’intervenir sur certaines situations problématiques, mais aussi de faire la promotion de l’engagement des pères face à leurs enfants et que les pratiques sociales tendent aussi dans ce sens (Plouffe, 2007). Les connaissances sur les pères révèlent qu’ils explorent et cherchent à donner un nouveau sens à l’exercice de la paternité (Roy, 2006). Les travailleurs sociaux auront également à se questionner sur le sens qu’ils accordent à cette fonction et aux stratégies d’intervention à mettre de l’avant.

Conclusion

Il est crucial que la pratique du travail social évolue de façon à prendre en considération les nouvelles réalités de l’exercice de la paternité dans les interventions. Celles-ci doivent être plus diversifiées que celles qui sont traditionnellement employées et se baser plutôt sur les forces des pères que leurs lacunes. Comme la littérature consultée le suggère, davantage de recherches sont nécessaires sur le rôle du père en général, et plus spécifiquement sur les pères rencontrés en contexte de protection de l’enfance et de la jeunesse et sur des stratégies d’intervention prometteuses. Il faut poursuivre la recherche sur la fréquence et les façons dont les pères participent pour comprendre qui sont ceux qui le font ou non, et les variables qui influencent leur intégration dans la prestation de services. Également, il est pertinent de continuer d’étudier les facteurs liés à la prestation de services qui soutiennent (ou y nuisent) une implication du père significative et positive aux interventions, particulièrement en contexte non volontaire et où sont présents des facteurs de risques pour les enfants.

Pour y arriver, il faut renouveler les conceptions de l’exercice de la paternité d’après des perspectives variées, incluant celles des hommes, des femmes, des enfants et des travailleurs des services de la protection de l’enfance et de la jeunesse. Dans ces contextes de changement se présentent des opportunités de développement de conceptions plus souples et complexes de la paternité. Notamment, développer le postulat que dans bien des cas, un plus grand engagement des pères aurait le potentiel de soulager le fardeau des mères et de promouvoir l’égalité des sexes dans la famille. C’est pourquoi il est grand temps que les services sociaux, dont ceux qui sont voués à la protection de l’enfance et de la jeunesse, adhèrent à une approche génératrice de possibilités afin qu’en découlent de nouvelles pratiques avec les pères, pratiques au sein desquelles leurs expériences variées seraient reconnues et soutenues.