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Désormais, nous nous savons étrangers à nous-mêmes, et c’est à partir de ce seul appui que nous pouvons essayer de vivre avec les autres.

Julia Kristeva

C’est le discours de l’autre qui me constitue.

Jacques Lacan

S’agissant du thème majeur de la mémoire, on peut dégager, dans la production cinématographique québécoise de ce début de xxie siècle, deux motifs principaux : les relations père-fils et l’interculturalité [1]. Ces deux vecteurs du questionnement identitaire convergent dans l’interrogation des fondements de la personnalité du point de vue des filiations individuelle et collective. D’une part, l’on est témoin d’un retour du refoulé au moment où les fils s’emploient à apprivoiser la figure inaugurale de l’autre, ce père à la fois admiré et mal aimé. Mentionnons entre autres des films comme Gaz Bar Blues (Louis Bélanger, 2003), Les invasions barbares (Denys Arcand, 2003), La vie avec mon père (Sébastien Rose, 2005), C.R.A.Z.Y. (Jean-Marc Vallée, 2005), L’audition (Luc Picard, 2005), Petit Pow ! Pow ! Noël (Robert Morin, 2005), La rage de l’ange (Dan Bigras, 2006). Et l’on assiste, d’autre part, à une exploration des ramifications ethnoculturelles de la part de plusieurs cinéastes désireux de savoir ce qu’il en est de ces racines que des mouvements migratoires ont plus ou moins vouées à l’oubli. Des films comme La position de l’escargot (Michka Saäl, 1998), L’ange de goudron (Denis Chouinard, 2001), Comme une odeur de menthe (Pierre Sidaoui, 2002), Home (Phyllis Katrapani, 2002), Les Passeurs (Hejer Charf, 2003), Le bonheur c’est une chanson triste (François Delisle, 2004), Congorama (Philippe Falardeau, 2006) de même que Littoral (Wajdi Mouawad, 2004) et Mémoires affectives (Francis Leclerc, 2004) — ces deux derniers déclinant des variations sur un même thème, celui du récit des origines et de ses violences constitutives — soumettent le sujet à la question de « son identité composée », expression qu’emploie Amin Maalouf (1998, p. 12) une fois posée que « [l]’identité ne se compartimente pas, [qu’]elle ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées » (p. 10).

Identités plurielles et dialogue avec le père

Plusieurs films de cette dernière catégorie révèlent les difficultés d’adaptation à la nouvelle réalité des identités plurielles au moyen d’un récit s’articulant autour d’un dialogue, réel ou fantasmé, avec le père. Devenu la figure centrale du récit, le père est aussi le symbole de la tradition, de son caractère à la fois contraignant et rassurant : on ne se coupe pas facilement de ses racines, dont la conscience de soi conserve l’empreinte au fil des déplacements. Que les personnages tournent leur regard vers l’extérieur, le passé, le pays d’origine, ou qu’ils les portent plutôt sur l’intérieur, le présent et le pays d’accueil, chacun à sa façon puisera dans cette contemplation les matériaux nécessaires à sa cohésion identitaire. Michka Saäl, dont le film est dédié à son père, propose dans une structure narrative linéaire classique le récit de la rencontre d’une jeune femme juive avec son père d’origine tunisienne après vingt ans de séparation. Le film de Denis Chouinard expose, également dans une forme classique, le conflit intergénérationnel opposant un père et un fils d’origine algérienne [2]. Quant à Pierre Sidaoui, au moyen d’un montage inversé, il remonte le cours du temps pour brosser de son père un attachant portrait à partir d’un collage de photographies de son Liban natal. Le film de Phyllis Katrapani, qui porte la dédicace « À nos parents et enfants », explore la thématique de l’exil en relatant, dans une forme hybride alliant documentaire et fiction, l’itinéraire de six immigrants. Le travail sur la matière de l’expression caractérise également le film de François Delisle : caméra numérique à la main, Anne-Marie, le délégué « autofictionnel » du réalisateur, interroge des passants de différentes origines sur leur conception du bonheur, livrant ainsi des images qui relèvent d’une esthétique du film amateur. Philippe Falardeau tisse, autour de la rencontre improbable de deux frères en quête d’un père absent, un récit complexe, l’action de son film se situant de part et d’autre de l’Atlantique, soit au Québec et en Belgique. L’adaptation au grand écran de la pièce de Wajdi Mouawad offre quant à elle un exemple typique de la quête à rebours : Wahab quitte Montréal pour aller enterrer la dépouille de son père en terre libanaise. Hejer Charf a recours à l’hybridité formelle pour faire se succéder des scènes prises sur le vif, à la manière du direct, et des scènes scénarisées. La présence de la comédienne Barbara Ulrich [3], dont les propos alternent avec des extraits du Chat dans le sac où elle donne la réplique au personnage de Claude, souligne l’avant-gardisme de Gilles Groulx qui dès 1964 posait le problème de l’identité sous la forme d’un dialogue difficile entre la culture canadienne-française catholique et la culture juive anglophone de Montréal. La cinéaste se réclame ainsi — à l’instar de Chouinard qui intègre une scène de Entre la mer et l’eau douce (Michel Brault, 1973) et de Saäl qui cite À tout prendre (Claude Jutra, 1963) — de certains films phares du cinéma direct qui contribuèrent à l’époque à la prise de conscience de l’hétérogénéité de la société québécoise. Pour Bill Marshall (2001, p. 269), À tout prendre, « […] best illustration of Quebec’s identity complexity and moreover, the political dilemma it generates », représente un moment fort de cette démarche d’exploration des espaces interculturels d’hybridation et de métissage. Jutra s’y adonne en effet à une véritable autofiction débouchant sur le collectif par la voie du récit qui nous y est fait de sa relation amoureuse avec Johanne, une jeune femme noire d’origine haïtienne.

Il apparaît ainsi que plusieurs des plus illustres représentants du cinéma direct font office de figure paternelle auprès de certains cinéastes que l’on a regroupés sous l’étiquette de « nouvelle vague québécoise », comme Denis Chouinard, Denis Villeneuve, Louis Bélanger, et Francis Leclerc qui précise : « Entre la mer et l’eau douce m’a profondément marqué à cause de ses images, de sa cinématographie et de sa musique. Dans Mémoires affectives, j’ai peut-être voulu dépeindre un personnage québécois qui se rapproche des personnages de Jutra et de Brault » (Perreault 2004a, p. 1). L’influence est manifeste et l’exercice réussi, comme le remarque fort justement Manon Dumais (2004b, p. 15) : « Plus encore qu’un hommage à nos origines ancestrales, Mémoires affectives nous rappelle par ses paysages d’hiver, magnifiquement mis en valeur par Steve Asselin, la grande époque du cinéma québécois, celle des Brault, Perrault et Jutra ».

Mémoire et déplacement dans Mémoires affectives et Littoral

Quatre décennies plus tard, la quête du personnage principal du Chat dans le sac trouve des échos chez celui de Mémoires affectives. En effet, la réplique célèbre de Claude : « Je suis Canadien français, donc je me cherche », s’appliquerait tout aussi bien à Alexandre Tourneur qui justement cherche à se recomposer une identité par la voie mémorielle. Une démarche qui, tout comme celle de Claude, fait fonction d’anamnèse collective, à en juger par l’insertion d’un gros plan sur la devise du Québec figurant sur la plaque minéralogique de la voiture conduite par l’inspectrice de la Sûreté du Québec. Comme l’affirme Pierre Barrette (2004, p. 57), « […] le “Je me souviens” ainsi mis en relief devient le rappel ironique de la situation de Tourneur en même temps qu’une invitation énigmatique à penser le sort de cet homme dans une perspective historique et sociale, et non plus seulement psychologique ». Francis Leclerc dira d’ailleurs, dans une entrevue au critique du Soleil Gilles Carignan (2004a, p. G1), que l’insert de la devise était prévu dès le départ, ajoutant que « […] si certains y [voyaient] aussi une parabole politique, [c’était] tant mieux ». Le cinéaste Thierry Le Brun, frappé de l’étrangeté de cette devise, en a fait l’objet d’une enquête révélatrice dans le film Un certain souvenir (2002) : la multiplicité des interprétations récoltées auprès de personnes de toutes origines démontre qu’il n’y a pas de réponse unique ou consensuelle à cette interrogation s’avançant sous le masque de l’assertion [4]. Voilà qui est intéressant du point de vue de l’« imaginaire national » dont parle Benedict Anderson (1983) lorsqu’il théorise les rapports d’appartenance entre l’individu et les « communautés imaginées » auxquelles il se réfère. La devise du Québec apparaît à la fois comme une ouverture totale à la polysémie et à l’hétérogène — elle admet tout ce qu’on y apporte de contenu mémoriel — et comme une énigme soumise au projet d’une conscience identitaire commune et partagée ; ainsi peut-on affirmer que « Mémoires affectives avance, à divers niveaux, de l’intime à l’universel » (Carignan 2004a, p. G1).

La structure métanarrative qui fait en grande partie (avec la direction photo) l’originalité de Mémoires affectives peut dérouter plusieurs spectateurs habitués à des récits linéaires classiques se concluant par la résolution des conflits ou des énigmes. Car, plutôt que de repartir rassasié, le spectateur, avec qui l’on a joué à cache-cache tout au long du film, sort de la salle de projection avec le sentiment que le mystère du vol de mémoire demeure intact. Pari réussi pour les uns ou échec pour les autres, le contrat de spectature imposé par le réalisateur ne laisse personne indifférent. Pour certains, « Mémoires affectives s’impose comme un film d’auteur exigeant mais maîtrisé » (Perreault 2004b, p. 9), où de réjouissantes audaces de mise en scène marquent « la naissance d’un cinéaste » (Barrette 2004, p. 57). D’aucuns pourront toujours prétendre que « […] bien qu’on reste intrigué jusqu’au bout, la fin, pressentie relativement tôt, est un peu décevante » (Bergeras 2004b, p. A8), et que cet « […] étrange objet, appréciable par ses ambitions, mais décevant par son inachèvement […], devient rapidement un miroir infini de spéculations, que sa conclusion est loin de résoudre » (Gravel 2004, p. 6), il reste que l’on a ce « sentiment, quasi vertigineux, d’être assis en face d’un grand film, qui nous échappe un peu, mais qui nous habite profondément » (Carignan 2004b, p. G4). Or, n’est-ce pas là l’une des qualités majeures d’une oeuvre artistique de valeur que de s’imposer à la réflexion longtemps après sa fréquentation !

Qualifié de « film puzzle audacieux » (Carignan 2004a, p. G1) [5], de « déroutant thriller psychologique aux accents fantastiques » (Dumais 2004a, p. 15), ou encore de « poème visuel à la forêt québécoise [6] », Mémoires affectives raconte l’histoire d’Alexandre Tourneur, que la séquence d’ouverture montre sur un lit d’hôpital, dans un état comateux : le vétérinaire a été victime d’un accident de la route survenu alors qu’il tentait de soigner un cerf blessé. Paradoxalement ramené à la vie par un homme qui s’est introduit dans sa chambre pour débrancher le respirateur qui assurait sa survie, Alexandre, qui souffre d’amnésie, cherchera à recouvrer la mémoire en interrogeant les gens qu’il aurait croisés sur sa route dans sa vie antérieure. Les récits contradictoires de cette vie passée le conduiront à une découverte aussi inattendue qu’insoutenable.

Même s’il ne porte pas expressément sur les racines migrantes, et justement parce qu’il « invisibilise » en quelque sorte les différences, le film de Francis Leclerc participe d’une vision multiculturelle et inclusive de la société québécoise : « Bien [que le cinéaste] traite de ses racines, son “nous” est inclusif » (Perreault 2004a, p. 1). Les personnages secondaires : un policier amérindien, sa collègue d’origine libanaise et un psychiatre originaire du Cameroun, agissent comme de véritables passeurs dans le travail de mémoire conduisant à la reconquête identitaire du personnage principal. À peine effleurée au cours du récit, cette caractérisation donne pourtant tout son poids à l’idée que le soi, suivant un mouvement dialectique, se construit dans la relation avec l’autre, qu’il tient sa cohérence de cette relation, l’autre portant ici les signes de la distinction ethnique, qu’il s’agisse de la physionomie, de la couleur de la peau, de l’accent ou simplement du nom. C’est en effet l’exotisme du patronyme de l’inspectrice Pauline Maksoud qui amène Alexandre Tourneur à lui poser la question classique : « C’est de quelle origine ? » Ce à quoi elle répondra qu’elle est née sur la Côte-Nord, d’un père originaire du Liban. Quant à lui, confus, Alexandre n’a qu’à opposer qu’il ne sait pas d’où il vient — comme quoi l’étranger n’est pas toujours celui que l’on croit. Ce sont ces figures de l’altérité, discrètement inscrites comme adjuvants dans le programme de la quête, qui permettront à Alexandre, lui-même engagé dans une relation troublante avec sa propre étrangeté, de faire la découverte insoutenable qu’il est l’assassin de son propre père. Ainsi le coma à l’origine de l’amnésie revêt-il une dimension métaphorique par rapport au refoulement initial de la scène primordiale, celle du parricide.

Il aura fallu sept ans à Littoral, créée en 1997, pour passer de la scène à l’écran ; sept années au cours desquelles Wajdi Mouawad a mûri le projet en s’appropriant le langage et les techniques du cinéma. Ramener une pièce d’une telle densité, et d’une durée de cinq heures à l’origine, au format d’un long métrage ne se fait pas sans sacrifices. Mouawad avoue qu’il a dû s’astreindre à un sévère exercice de coupe pour transférer à l’image, et plus précisément au plan, ce qu’il avait d’abord confié au texte (Roy 2004, p. 41). Le dramaturge « [aura ainsi] su faire sien son nouvel instrument de travail, les images, sans se laisser déborder par les mots ou la voix off, écueil classique des adaptations » (Bergeras 2004a, p. 30). « Poème funèbre à la fois sombre et resplendissant [qui] semble hésiter entre la fiction et le film d’art et d’essai » (Dumais 2004c, p. 15), Littoral est aussi, à l’instar de Mémoires affectives, « […] un de ces films, lumineux et nécessaires, qui lentement poursuivent leur chemin bien au-delà de leur durée » (Loiselle 2004, p. 13). À l’encontre de l’opinion selon laquelle l’adaptation ne se serait pas faite « […] sans heurt malgré le caractère cinématographique du texte d’origine » (Dumais 2004c, p. 15), il importe d’observer l’efficacité d’une esthétique originale émergeant de l’hybridité générique des codes théâtraux et filmiques. Aussi, « il en résulte un film foisonnant d’échos, de tempêtes internes, d’espaces insaisissables, de personnages dédoublés, de temps juxtaposés, de commentaires sociaux, de coups de pied au derrière et d’humour » (Roy 2004, p. 38).

Le film, qui porte explicitement sur les racines migrantes et le recouvrement de la mémoire, relate le périple de Wahab Chouarri. Wahab entreprend un voyage qui le conduira au Liban, pays de ses ancêtres, où il désire enterrer le corps de ce père dont il était séparé depuis des années. De façon inattendue, son voyage se transforme rapidement en une quête initiatique alors que sans cesse il se heurte à la question de son identité. Non pas qu’il ait, lui, un problème d’identité, mais plutôt parce que tous ceux qu’il rencontre n’auront de cesse de le sommer de s’identifier, le réduisant ainsi à une seule dimension de sa personnalité. C’est le regard de l’Autre qui le pousse dans les retranchements du Soi. On pourrait très bien attribuer à Wahab le passage avec lequel Amin Maalouf (1998, p. 7) amorce sa réflexion dans Les identités meurtrières : « Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c’est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. » Wahab n’est ni Libanais, ni Canadien, ni Français, ni Québécois, mais tout cela à la fois. Excédé par l’éternelle question de ses origines, il explique à Joséphine, une jeune Libanaise rencontrée dans un cachot syrien, qu’il est « un Libanais du quartier Villeray, pas loin du boulevard Métropolitain. Tu montes sur Saint-Hubert, tu tournes à gauche rendu au Harvey’s ; ché pas si ça te dit quelque chose ? » Cette tirade met bien en perspective la fluidité et l’incertitude en même temps que la complexité constitutive d’une personnalité construite au confluent de plusieurs traditions, elles-mêmes largement tributaires d’une construction historique non moins complexe. Et Maalouf de poursuivre : « Je n’ai pas plusieurs identités, j’en ai une seule, faite de tous les éléments qui l’ont façonnée, selon un “dosage” particulier qui n’est jamais le même d’une personne à l’autre. […] Une expérience enrichissante et féconde si [l’on] se sent libre de la vivre pleinement, si [l’on] se sent encouragé à assumer toute sa diversité » (p. 10-11).

Mais Wahab n’a pas idée de la complexité de son histoire, et surtout, il ne sait rien des circonstances de sa naissance, qui constitue le point aveugle du roman familial. La mort de son père, Thomas, sera pour lui l’occasion de découvrir le secret jusque-là bien gardé de son origine. Fuyant les violences de la guerre civile, les parents de Wahab se sont réfugiés au Canada pour y refaire leur vie, comme bien d’autres immigrants. Le fils apprendra bientôt que cet exil, pour ceux restés au pays, est synonyme de désertion. Traître à sa patrie, tel aura été Thomas, lui que sa famille montréalaise a par ailleurs rejeté, l’accusant d’avoir causé la mort de sa femme. Thomas était donc condamné à l’errance apatride, dans la vie comme dans la mort puisqu’il est interdit de sépulture dans le caveau de sa femme, au Canada, et qu’on ne veut pas admettre le cadavre d’un traître dans le cimetière du village natal. Ainsi, l’homme est jugé indigne du repos éternel, et c’est à son fils qu’il reviendra de le lui procurer. D’où le rituel d’« emmerrement » qui clôt le film, alors que le protagoniste et son nouveau groupe d’amis réunis sur une plage tentent d’exorciser la mort, non pas tant la leur que celle de leurs pères, qui les obligera à devenir eux-mêmes pères à leur tour sans que le mystère des uns et des autres soit pour autant résolu. Là-dessus, il faut s’en remettre à Thomas, dont la voix accompagne les images de son propre corps s’enfonçant lentement dans les profondeurs de la mer : « Mon âme est rassurée. Je vais rejoindre les eaux calmes des profondeurs. Voici une cassette que je ne t’ai jamais enregistrée. Je te l’offre, puisque tu m’offres la lumière de mon pays. Elle restera gravée dans ma mémoire comme une trace du mystère que tu as été pour moi et que j’ai été pour toi. » Cette longue et lente séquence où le corps du père est rendu à la mer, immergé symboliquement en son sein, séquence que soutient une bande sonore incantatoire, agit comme une catharsis qui réconcilie les contradictions dans la conscience de Wahab : « […] le film offre ici un moment d’enivrement et d’accomplissement que le spectateur ressent comme tel, éblouissant dans son élan à ressouder tout ce qui jusque-là demeurait éclaté, épars et douloureux » (Loiselle 2004, p. 13). Sur le littoral, entre terre et mer, entre père et mère, s’est opéré à nouveau le mariage mythique des principes mâle et femelle qui jouent les recommencements.

Mémoires affectives et Littoral utilisent tous deux des procédés intermédiatiques d’inscription de la mémoire : des photographies, des enregistrements sonores sont les supports des fragments de temps et d’espaces constituant les germes du récit. Dans le cas de Mémoires affectives, ce sont les photos des voyages de chasse et de pêche qu’a faits Alexandre en compagnie de son père et de son frère Joseph — son frère en qui l’on reconnaît l’homme ayant débranché le respirateur — qui déclencheront le programme narratif du voyage devant conduire Alexandre au lieu de la scène primitive, celle du meurtre refoulé. Dans Littoral, la photo intervient aussi comme embrayeur narratif spatio-temporel. Le procédé, efficace sans être tout à fait original, participe d’une structure composée « […] de glissements, d’un temps à un autre, d’un lieu vers un autre — parfois de façon superbe à l’intérieur d’un même plan » (Loiselle 2004, p. 12), comme c’est le cas en particulier du recours à la photo de mariage des parents. Grâce à cette astuce de montage interne raccordant l’ici montréalais au pays de ses ancêtres, Wahab se retrouve littéralement sur le littoral, sur cette plage des commencements qui s’interpose entre ses identités labiles en même temps qu’elle les unifie. Par ailleurs, et comme c’est souvent le cas chez Wajdi Mouawad, par exemple dans son roman Visage retrouvé (2002), le récit est rythmé par le rappel des anniversaires du héros. Les cassettes que Wahab a trouvées dans la chambre que Thomas occupait à Montréal, au moment de son décès, serviront ainsi de repères chronologiques. Wahab y entendra son père raconter en voix off les événements jalonnant leurs communes destinées. Surtout, il apprendra pourquoi son père a été exclu de la famille : pour avoir suivi la volonté de sa femme, cette volonté étant qu’à l’accouchement on sauve l’enfant à tout prix. Lourd héritage pour Wahab de savoir qu’il est à jamais lié à la mort de sa mère.

Deux films, donc, qui thématisent la genèse de l’être, la naissance et le geste culpabilisant à l’origine d’un refoulement ou d’un secret qui façonne en creux l’imaginaire du sujet dans le travail d’élaboration psychique. Deux films également qui ont pour thèmes les enjeux de la violence entourant la mort des figures génitrices : la structure oedipienne classique dans le cas de Mémoires affectives, alors que « Littoral nous transporte […] sur les traces d’un Oedipe inversé, Wahab croyant avoir tué sa mère […] » (Dumais 2004c, p. 15).

À compter du moment où Alexandre Tourneur est tiré de sa torpeur comateuse par le geste de son frère Joseph, qui, loin de le tuer, le ramène à la conscience, ce sont des fragments de souvenirs, des tessons d’altérité qu’il retrouve et qu’il doit recomposer pour construire son propre récit des événements de son existence. Or, ce récit a besoin de transiter par l’imaginaire des autres pour s’éprouver au contact du réel. D’où l’effet particulièrement déroutant de certaines scènes dialoguées dont les réparties contradictoires opèrent de brusques retournements qui laissent Alexandre, et le spectateur à sa suite, dans l’inconfort de l’incompréhension. Pourquoi deux réponses, et opposées, à la même question ? Où est la vérité ? Quelle version est la bonne ? Celle que nous venons d’entendre ou la précédente ? Utilisé à quelques reprises, tel un leitmotiv, le procédé calque l’errance mnésique d’Alexandre, qui oscille entre ce dont il se souvient — ou ce dont il voudrait se souvenir — et ce que relatent ses interlocuteurs, quand ce n’est pas ce que lui surprend en eux grâce au vol de mémoire. La succession des événements se constitue ainsi dans le désir donnant contre les représentations que renvoie à Alexandre le prisme aux multiples facettes de sa propre étrangeté.

À partir du moment où Wahab accepte le contrat tacite de renouer avec le passé de son père en ramenant son corps sur sa terre natale, c’est le sien même qu’il accepte d’exposer aux violences d’un pays en guerre. Comme pour Alexandre, la déambulation physique, l’action d’arpenter le territoire, bref le voyage extérieur, qui s’effectue dans l’espace, trouve son équivalent psychique dans un voyage intérieur, qui celui-là s’effectue dans le temps. C’est ainsi que Wahab refait le voyage de son père, l’intériorisant jusqu’à venir habiter la photo de mariage de ses parents, là où il n’était encore que pure virtualité. Il s’approprie de la sorte le souvenir de ses parents. La suture spatio-temporelle ainsi opérée engendre un téléscopage mnésique où les souvenirs de Wahab se confrontent tout en s’y alimentant, à ceux des personnages rencontrés sur son parcours. Autant de récits, autant de versions des événements qui contribuent à donner forme à la figure paternelle et à mieux définir les contours du sujet. Ici aussi c’est le discours qui donne consistance à l’histoire ; c’est le discours construisant l’identité narrative sur l’axe de la temporalité qui donne consistance et cohésion à l’enchaînement des événements. En découvrant le passé et le territoire de son père, Wahab se découvre semblable et différent. Il atteint à la maturité en acceptant, jusqu’à la ritualiser, la mort de son géniteur : après avoir fait le deuil de son père, comme on le dit familièrement, c’est-à-dire après s’être résigné à en être privé, bref après des années d’absence et d’oubli, voilà qu’il fait un deuil véritable.

Ce qui permet à Alexandre de reconquérir son identité, c’est la mise en discours des souvenirs contradictoires de ses proches, mais également l’exploration des lieux physiques qui, à l’instar de la mémoire involontaire chez Proust, opèrent des trouées dans la succession temporelle. Dans une fulguration, la verticalité paradigmatique croise le syntagme de la continuité narrative pour forer l’épaisseur historique du territoire. Des lieux s’exhale le souffle de ceux et celles qui les ont marqués de leur présence ; ainsi de ce chasseur montagnais dont la voix émerge du fond des âges, dans l’épisode particulièrement percutant de glossolalie auquel a donné lieu une séance d’hypnose. En parlant inconsciemment cette langue, Alexandre renoue avec cet autre colonisé, l’Amérindien, dont on retrouve la figure mythique dans le dernier plan du film alors qu’il bande son arc et décoche une flèche en direction de la forêt, la même, peut-on croire, que celle du prologue où Alexandre cherchait à porter secours au cerf gisant au bord de la route, sur un lit de neige immaculée. Le récit se boucle ainsi sur une scène de chasse archétypale qui rappelle celle de l’incident tragique ayant conduit le fils à abattre le père, ce qu’il avait fait au moyen de l’arme qui aurait dû lui servir à achever l’animal pour satisfaire le désir paternel de le voir enfin devenir un « vrai homme ». Ce que dénonce cette substitution, c’est un rite d’initiation empreint de morbidité, le combat mythique de la masculinité se déroulant sous le signe de la rage et du sadisme. L’animal y apparaît comme un véritable bouc émissaire et la chasse, comme un rituel archaïque mâle d’appropriation de la nature. C’est également par l’entremise de l’oeil de cette bête, qu’un habile raccord analogique associe à l’oeil d’Alexandre, que celui-ci commence à avoir des visions de l’accident qui l’a conduit à l’hôpital. Alexandre ira même, sous hypnose, jusqu’à s’identifier complètement à l’animal : il est le cerf que son père voulait qu’il tue, et le cerf gisant sur le bord de la route, et l’animal traqué en quête de territoire. L’exploration des « confins de la mémoire collective, dite archaïque » (Dumais 2004b, p. 15) « [laisse ainsi] planer l’universalité de l’amnésie qui nous entraîne du côté du mythe » (Tremblay 2004, p. E10), ainsi que l’évoque la voix intérieure d’Alexandre : « Je suis la neige qui porte mes pas. Je suis les pieds légers du loup blanc. Je suis la chair du chevreuil. Je suis l’âme de tous les chasseurs. Je suis le loup qui rêve, le fils de notre terre. »

La quête identitaire de Wahab tient elle aussi à des déplacements dans l’espace physique du pays des ancêtres. Ses pas arpentent des routes que lui n’a pas connues, mais que son père a jadis fréquentées, avant l’exil, avant que la violence ne s’empare des communautés adverses et détruise le patrimoine ancestral. Mais cela, Wahab ne peut s’en rendre compte ; ce sont les autres, ceux qui sont restés ou leurs descendants, qui tentent de donner sens au combat pour la survie dans un pays soumis à une guerre fratricide et que les pères ont déserté après avoir mis le feu aux poudres. Les jeunes orphelins tous autant qu’ils sont, Massi, le conducteur de l’ambulance qui transporte le corps de Thomas, Layal, la violoniste égarée qui a assisté au meurtre de son père, Sabbé, Amé, et Joséphine qui veut venger ses parents, portent en eux les stigmates du combat de leurs pères sans en comprendre les véritables raisons, sans qu’on leur ait jamais expliqué les motifs de ce conflit. La mémoire fait défaut à ces jeunes à qui leurs parents n’ont légué en héritage que le poids du silence et le camouflage de la vérité. Wahab, qui en perd toute identité, est conduit à se vivre dans son altérité fondamentale : il est un étranger chez son père. Ce que ne manquent d’ailleurs pas de lui rappeler les douaniers dès qu’il met le pied sur le tarmac de l’aéroport de Beyrouth, où on l’accoste de virile façon : « Si tu es Libanais, pourquoi tu n’as pas de passeport libanais ? » Comme il ne parle pas non plus la langue du pays, on ne sait plus trop à quels marqueurs d’identité le rattacher. Ainsi n’a-t-on de cesse de lui rappeler son étrangeté. À Massi, qui le confronte sur ce terrain : « Vous, les Canadiens, pensez toujours à l’argent », Wahab rétorque avec véhémence : « Je ne suis pas Canadien, je suis Libanais ». Plus loin, en réponse à une autre question sur son origine, il aura cette répartie : « Vous êtes Français, oui, mais Québécois. Mais ? Il n’est pas né ici. Vous êtes Français ? Oui, non, mais aussi Libanais… » L’indécision est source de confusion, une confusion qui finit par se résorber au moment où Wahab jette son passeport canadien sur le corps de Massi, enterré au milieu d’un champ de mines qui revêt un caractère métaphorique si on l’associe au territoire miné de la mémoire qui confond temps et espace. En se départissant ainsi de son laissez-passer, Wahab, tout en accomplissant symboliquement le voeu migratoire de Massi, se soustrait à l’identification unique pour recouvrer la multiplicité de ses appartenances, pour enfin se sentir vierge et libre de citoyenneté, pluriel, adéquat, et réconcilié avec son passé et celui de ses ancêtres.

En cherchant à se retrouver, Alexandre renoue également avec les substrats non seulement de son histoire personnelle, mais aussi de sa formation culturelle. Le raccord sur l’oeil de la bête agit comme une métaphore de la percée des strates temporelles : « Il reste un chevreuil en héritage. Une mémoire de chevreuil. Le pas et la langue de l’Amérindien. L’important est de chercher, de chercher encore, le pays, en fait, est à l’intérieur des sentiers balisés par des restes de mémoire » (Gauthier 2004, p. 32). Une métaphore qui veut, semble-t-il, rappeler les origines du peuplement par les Premières Nations et les traces indélébiles laissées sur le territoire. Ces traces indiquent des pistes qui remontent le cours du temps pour rapatrier des fragments d’êtres et leur redonner une cohésion ancrée dans l’occupation du sol ; si bien que les premiers habitants viennent arpenter le présent. Traces de leurs esprits, de leurs rites, de leurs rythmes, avec lesquels renoue également la chanson en innu du Montagnais Florent Volant, qui insuffle une atmosphère solennelle, et contemporaine, à la volonté de reconnaissance du processus d’hybridation et de métissage de la population québécoise : les traces de l’Amérindien à jamais incrustées dans le paysage de la nature et de la culture.

En cherchant à enterrer son père, Wahab ne se doutait pas qu’il lui faudrait affronter le mystère de ses origines : « Tu viens d’où ? Fuck ! Le prochain qui me pose cette question, je lui mets ma main sur la gueule. Je veux juste l’enterrer. » Le contrat n’est pas simple, et il ne se doutait pas non plus que tous les jeunes de son âge avaient des histoires d’horreur à raconter sur le meurtre de leurs parents et sur l’impasse que cette disparition allait susciter : « Nos parents ne nous ont rien dit. Ils ne racontent rien. Pourquoi la guerre ? Oublie, n’y pense pas. Tu as rêvé, Layal. Je ne sais pas qui a tiré sur qui ? » Peu importe que la responsabilité incombe à l’une ou à l’autre des factions, car le résultat est le même : la perte des référents identitaires et la barbarie au coeur des conflits interculturels et religieux.

En remontant le cours de leur histoire personnelle, Alexandre et Wahab renouent avec le destin collectif. Leur archéologie participe d’une reconquête généalogique interculturelle où l’autre est vécu de l’intérieur et non plus appréhendé de l’extérieur. Culture et identité sont ainsi rapportées à une dynamique plurielle, éloignée d’une conception essentialiste, homogène et ethnocentriste. Cette dynamique, on pourrait la représenter métaphoriquement par une structure fractale reflétant la complexité, l’irrégularité et l’hétérogénéité de ses diverses composantes. Un prisme autopoïétique dans le maëlstrom duquel se transforme chacun des éléments en interaction et où chacune des facettes reflète la convergence de l’ensemble, comme le font chacun à leur manière les protagonistes de ces deux récits de quête identitaire.