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Cofondateur de la revue Cinémas, Michel Larouche a enseigné au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal jusqu’en 2005. Ses travaux nous ont fait découvrir des cinémas méconnus (le cinéma expérimental ou d’Afrique), des cinémas ignorés (celui de Jodorowsky, le cinéma indépendant québécois), des cinémas hybrides (ceux qui s’approprient la photographie, les nouvelles technologies ou la littérature). Son approche était essentiellement plurielle : elle multipliait les méthodes, elle dérivait d’une forme d’images à une autre, elle glissait d’une théorie à l’autre, mais sans jamais s’éparpiller parce qu’elle repliait l’une dans l’autre ces théories, ces formes, ces méthodes. C’est cette approche qu’il devait inscrire au coeur même de la politique éditoriale de la revue Cinémas, avec la collaboration de Denise Pérusse : stimuler une réflexion pluridisciplinaire sur cet objet protéiforme qu’est le cinéma ; favoriser le croisement de différentes méthodes et disciplines ; encourager les recherches analysant les mutations des pratiques créatrices et des discours théoriques. Michel Larouche comptait sur le cinéma pour penser autrement, et pour changer le monde, autant que possible et si peu que ce soit. Il en espérait autant des études cinématographiques : une capacité de nous forger une pensée inconnue pour un nouveau monde. Ceux qui l’ont lu savent que nous n’exagérons pas ; ceux qui ont assisté à ses cours, aussi. Car les uns comme les autres se rappellent au moins une chose, qui a tout à voir avec ce désir de changement qu’il cultivait discrètement : Michel Larouche nous donnait la liberté de penser ; on s’en sentait tout à coup capable, on en réclamait même insolemment le droit ; parce qu’il avait su nous faire comprendre, d’une manière ou d’une autre, qu’il n’était pas encore arrivé à penser ce film ou cette forme du cinéma, ou qu’il n’y arriverait pas tout seul, ou qu’il n’arriverait jamais jusqu’à ce point où l’érudition à étaler, la subvention à obtenir, le colloque à investir empêchent tout le monde de penser. Ce numéro veut lui rendre hommage.

Connaissant la modestie de Michel Larouche, il nous fallait trouver une forme appropriée à un tel hommage : il n’aurait pas supporté de voir un numéro de sa revue entièrement consacré à l’étude de son propre travail. Une formule a fini par s’imposer à nous : rassembler des textes qui tracent ou retracent des axes de recherche semblables à ceux de Michel Larouche, tout en affirmant une profonde singularité intellectuelle, une véritable différence de point de vue qui aurait su plaire à notre cher collègue et ami. Tantôt, ces textes reviennent sur le cinéma expérimental pour en découvrir de nouveaux aspects. Tantôt, ils sont attentifs aux dernières mutations du dispositif cinématographique. Tantôt, ils découvrent des pans négligés du cinéma québécois. Chacun s’attache cependant à saisir un genre, un dispositif, une filmographie, à ce point précis de leur transformation. Bref, ce numéro est consacré à trois transformations du cinéma. Première transformation : l’adaptation, mais en son sens fort, celle par laquelle le cinéma reconfigure des formes d’écriture et complique des moyens de représentation. Ce type de transformation, Julie Beaulieu nous en montre toute la puissance poétique et noétique en analysant le cinéma et l’écriture de Maya Deren, pour qui l’expérimentation filmique est une manière de créer un seul plan d’existence et de création s’étendant de l’ethnologie à la poésie en passant par la philosophie. Deuxième transformation : la multiplication, par laquelle le dispositif du cinéma change en s’ouvrant de l’intérieur à tous ses possibles ou en continuant de hanter les techniques qui devaient le remplacer. Ce type de transformation, André Parente et Victa de Carvalho nous en signalent toute la puissance esthétique et éthique parce qu’ils savent montrer que la multiplication des écrans, la modulation des durées et des intensités de matière, la reconfiguration des espaces du corps et du regard, sont plus profondément une critique de la représentation et une clinique de la subjectivation. Troisième transformation : la projection, par laquelle le cinéma fabrique de l’identité ou de l’histoire (québécoises) à partir d’événements sociopolitiques ou de tendances culturelles. Ce type de transformation, Denis Bachand et Pierre Véronneau nous en montrent toute la puissance politique quand l’un y découvre tous les mouvements imaginaires d’une mémoire stratifiée de couches hétérogènes et hétéronomes, quand l’autre y découvre la géométrie variable d’une optique quelquefois myope, quelquefois presbyte. Ces trois types de transformation n’ont jamais cessé d’animer les recherches de Michel Larouche. Mais il resterait à montrer ces recherches en elles-mêmes, pour elles-mêmes : c’est ce que notre article à la fin de ce dossier aura voulu faire.