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Avec Mémoire d’y croire. Le monde catholique et la littérature au Québec (1920-1960) [1], Cécile Vanderpelen-Diagre poursuit, en l’acclimatant à notre milieu, une ré flexion qui avait donné lieu, en 2004, à Écrire en Belgique sous le regard de Dieu. La littérature catholique belge dans l’entre-deux-guerres [2]. Ce faisant, elle nous procure l’un de ces regards extérieurs sur la culture et sur la litté rature québé coises qui ont le don à la fois de nous inquiéter et de nous rasséréner, nous rappelant que nous ne sommes pas seuls au monde, sans témoins, mais peut-être pas si uniques, et distincts, que nous croyons parfois l’être. C’est l’un des mérites de ce petit ouvrage que de lire la si tua tion des écrivains québécois sous l’emprise du clergé à la lumière des expériences belge et française : l’entreprise est éclairante, qui montre que même si la situation eu ro péenne a un impact sur le Québec de la période qui va de l’entre-deux-guerres à la Révolution tranquille, la conjoncture locale, où le monde clérical n’a pas à subir la forte concurrence d’une intelligentsia laïque, produit des effets littéraires spé ci fiques tout à fait intéressants.

L’ouvrage de Vanderpelen-Diagre part du constat que si l’on s’est abondamment penché, au Québec, sur les rapports entre religion et littérature, on a négligé, en revanche, d’aborder la dimension institutionnelle, c’est-à-dire les incidences d’une cléricature si tuée, particu lière, avec son histoire et ses codes, sur la production littéraire. Il ne sera donc pas ques tion, dans cet ouvrage, des thèmes religieux dans le roman canadien-fran çais ou de la rela tion de la poésie au sacré, pas plus d’ailleurs que de la figure abstraite du prêtre ou de la conception du péché qui imprègne la littérature de 1920 à 1960 ; il s’agira plutôt, dans une perspective assez librement inspirée de Bourdieu et à partir d’une recherche plus historique que littéraire, de dégager les enjeux sociolo giques qui sur gissent de la rencontre entre le catholicisme québécois et la littérature (10). Pour par venir à ses fins, l’auteure a choisi — pour des raisons, dit-elle, de simple commodité — de dé cou per sa pé riode en tranches de dix an nées ; en principe purement méthodolo gique, ce fraction nement produit néan moins certaines in flexions de l’analyse, donnant l’impression que d’une dé cennie à l’autre, d’un chapitre à l’autre, quelque chose de la situation décrite se modi fie substan tiel lement. Je ne suis pas sûr que c’était là l’effet recherché.

Les années 1920 sont marquées, selon Vanderpelen-Diagre, par un intéressant pa ra doxe : malgré l’étroit encadrement de la littérature par le clergé, qui domine l’essen tiel des instances de diffusion et de consécration, l’enjeu littéraire principal n’est pas la reli gion mais la nation. Le catholicisme a beau être universel, c’est son enracinement dans une langue et dans une nation particulières qui préoccupe les littérateurs, « l’action na tionale pré c[édant] l’action catholique » (25), y compris dans la critique cléricale (Ca mille Roy) et chez les auteurs issus du clergé (le Lionel Groulx de L’appel de la race). C’est que, con trairement à ce qu’on observe alors en France et même en Belgique, la re li gion, au Canada français, se révèle à ce point hégémonique, va à ce point de soi qu’elle n’a pas à être mise littérairement en scène. D’ailleurs, la production de cette époque, sou ligne encore l’auteure, se garde bien, à l’opposé de ce qui se passe outre-Atlantique, de faire place à l’évocation des tourments religieux. La soumission des écrivains aux canons lit té raires de l’Église est, en définitive, totale.

Puis, avec les Louis Dantin, Ringuet, Jean-Charles Harvey et autres Jovette Ber nier, quelque chose commence de bouger sur le front littéraire : les années 1930 flirtent avec la remise en cause de l’institution re ligieuse, tentent d’aborder la ques tion de la foi et de la morale d’un point de vue plus inté rieur (voir La Relève), s’essaient à évo quer côte à côte la vie du corps et celle de l’âme. Mais ces ten ta tives restent timides, les écrivains ayant bien soin d’« éluder l’hé ré sie » (40), d’ac com pa gner leurs audaces de tout un ar se nal de propos déférents, de pré sen ter leurs innovations « à travers un sys tème d’expli ca tion et de justification qui en atténue la por tée » (39). Tiraillée entre tradition et modernité, la sphère littéraire est sou mise à un système d’évaluation abso lu ment dicho to mique (juste/faux, vérité/hérésie) qui la muselle peu ou prou ; là encore se fait jour une dif férence d’avec la France où, « pour s’assurer que chaque catégorie de lec teurs com pulse les ouvrages qui lui con viennent, le clergé pro duit des quantités de guides, revues et répertoires qui distribuent les cotes morales » (58). Avec les pre miers groupements culturels explicitement ca tho liques que constituent les Compagnons de Saint-Laurent et La Relève, un rapproche ment s’amorce tout de même entre les artistes et le clergé, qui laisse entrevoir une cer taine re fon dation de leurs rapports.

La suite va dans le sens d’une dissociation toujours plus manifeste entre les deux sphères. Les années 1940 et 1950 voient ainsi l’émergence d’une critique et d’organes de diffusion laïques ; la guerre entraîne un boom de l’édition que l’institution religieuse n’ar rive pas à contrôler ; les influences extérieures — Maritain, le personnalisme, Esprit — se font plus prégnantes, entraînant une critique du catholicisme de l’intérieur, cri tique beau coup plus dommageable à court terme, pour une Église québécoise confite dans la tra di tion, qu’un assaut venu de l’extérieur. Un « roman de l’inquiétude » (Élie, Char bon neau, Langevin, etc.) parvient dès lors à émerger, qui plaide en faveur d’une foi plus in té riori sée, plus personnelle, moins soumise aux dogmes et à l’institution. Désormais, les con ditions sont réunies pour une sécularisation accélérée de la société québécoise. Les préoc cupations religieuses, si elles ne disparaissent pas totalement des textes de la Révo lution tranquille — pensons aux romans d’Anne Hébert ou de Marie-Claire Blais —, n’y apparaissent plus, suivant Vanderpelen-Diagre, que « pour mémoire » (143). L’inté rio risation des croyances, de la part des catholiques québécois de l’après-Vatican II, va faire en sorte que l’effondrement de l’institution catholique, à partir des années 1960, s’effectuera sans grand fracas, faute d’une polarisation historique, comme en France et en Belgique, entre État et Église, laïcs et religieux.

Le tout-religieux aura ainsi contribué, par une ironie dont l’histoire a le secret, à son prompt effacement.

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Après les Cahiers Anne Hébert dont je faisais état dans une chronique précédente (voir Voix et Images, vol. XXXIII, no 1, automne 2007), je m’arrête maintenant à un autre ouvrage « de déférence », consacré celui-là à Robert Melançon. Publié sous l’égide du Centre d’étude poétique du Cégep de Sainte-Foy, et plus particulièrement sous la direction d’Yves La roche, Le désaveuglé. Parcours de l’oeuvre de Robert Melançon [3] m’apparaît comme un pur produit des Éditions du Noroît : un joli petit livre, avec des rabats, une belle illus tra tion de couverture et une facture graphique soignée [4]. Ce collectif collige des textes de différentes natures : des études, des essais, des témoignages, un entretien, des traduc tions, mais aussi des poèmes, y compris de Melançon lui-même.

Il y a quelque chose de délicieusement ironique, quand on sait à quel point Robert Melançon a une vision claire et précise de ce qu’est un « classique [5] » — québécois qui plus est —, de le voir à son tour « classicisé » — ou « classifié » ? — par un cénacle de jeunes et de moins jeunes zélateurs, universitaires et poètes. Mais peut-on empêcher un coeur d’ai mer ? Évi demment non, et l’amour, on le sait, produit souvent de beaux fruits. Je lais se rai à mes collègues chro ni queurs de poésie le soin de se prononcer, s’ils le désirent, sur les poèmes de Jean-Pierre Issenhuth, de Paul-Marie Lapointe, d’Anne-Julie Royer, de David Solway et de Me lan çon lui-même recueillis dans ce collectif. Je me bornerai pour ma part à relever trois textes qui me semblent apporter un bon éclairage sur l’oeuvre de ce très esti mable poète. Dans « Faire voir », une étude portant sur Le paradis des appa rences, Antoine Boisclair s’applique, avec toute la rigueur nécessaire, à prendre au sérieux le réa lisme pic tu ral de Melançon, qui se substitue chez ce dernier à l’appel de la transcen dance poétique. Bois clair montre par quels procédés le poète tente de « faire voir » le monde (plutôt que de le « donner à voir »), d’instaurer une continuité entre le poème et le monde, les « choses vues » étant amenées à se confondre avec les « choses dites ». Un tel projet, bien sûr, bute sur mainte aporie ; et Boisclair sait bien que ce réalisme, cette peinture du monde est tromperie, mais une tromperie qui se connaît elle-même comme telle. Les « Deux mar gi nalia » de Jean-François Bourgeault introduisent par ailleurs, dans l’ensemble tout uni ment laudatif que représente Le désaveuglé, une subtile et inté res sante note critique. Quoique l’on s’en tende en règle générale pour louer l’alliance, chez Melançon, du tour de main de l’artisan à l’acuité d’un regard exercé à l’em pi rique, « [n]’y a-t-il pas chez [lui], se demande Bourgeault, la virtualité d’un recenseur » (180) ? Ainsi, malgré le ré sultat générale ment probant auquel aboutit la con jonction d’une rare qualité d’attention à des dons évi dents de versifi cateur, « la clarté dont le poète est prodigue risqu [erait] à tout moment de se retourner contre lui, et […], comme toute forme de tentation, elle le f[erait] assez régulièrement par ailleurs, dans certains poèmes où la limpidité du coup d’oeil et la pa tience d’énumération procurent souvent le sentiment d’une inutile minutie à l’oeuvre » (180). Dernière contribution à laquelle je m’attarde un bref moment, celle de Jacques Brault — collègue poète, coauteur du renga Au petit matin [6] — prend en écharpe et ac compagne, dans un patient et sinueux trajet, tout le parcours poétique de Melançon, s’y at ta chant aux divers avatars de la notation descriptive, de la perception et de sa notation verbale. Conjuguant la lecture d’ensemble avec celle de quelques mor ceaux puisés au sein de l’oeuvre entier, cette étude allie érudition et expé rience immédiate du poème, se révélant par là même une remarquable introduction à la poésie, et à la poé tique, de l’au teur de Peinture aveugle.

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À mon tour de me livrer à un exercice de déférence, puisque je dirai un mot d’un ou vrage de Clément Moisan, qui fut jadis mon professeur à l’Université Laval. Dans Écritures migrantes et identités culturelles [7], essai publié aux Éditions Nota bene dans une collection que je codirige, l’auteur propose une manière d’apostille à Ces étrangers du dedans [8], volume plus copieux où il s’attaquait, en collaboration avec Renate Hildebrand, à une histoire de l’écriture migrante au Québec.

Dans son dernier essai, Moi san revient sur les notions théoriques au fon de ment de cette histoire de l’ap port littéraire immigrant. Une première partie s’inscrit d’ail leurs nom mé ment dans la foulée de Ces étrangers du dedans, livre qui a sus cité plusieurs com men taires à sa sortie et sur lesquels Moisan se prononce succincte ment. L’histoire lit té raire qu’il pro pose, envisagée « sous l’angle plus global de la co habitation de la cul ture do mi nante nationale et des minorités culturelles » (13), se voit ensuite examinée à partir des prises de position de l’École des Annales, de la théorie des po lysystèmes d’Itamar Even-Zohar et des notions d’« écritures migrantes » (par rapport à « littératures mi grantes » et à « écritures immigrantes »), de « transferts culturels », de « di versité cul tu relle », d’« identité » et de « nation/ national/nationalisme ». La dis cus sion concep tuelle ne s’effectue toutefois pas en vase clos ; elle puise à de nombreux exemples, et se ré fère aux débats qui, de l’« affaire LaRue » aux diatribes sommairement anti-nationales de Marc Angenot, ont agité, au cours des dernières décennies, le landerneau québécois et sur tout montréalais (Moisan, en bon citoyen de la ville de Québec (?), se garde en effet de « montréaliser » la question des écritures migrantes, non plus que le dé bat identitaire).

Je ne suis pas certain de suivre Moisan lorsqu’il entend considérer l’écriture mi grante comme un genre littéraire (61). Outre le fait qu’un tel nom de genre, à ma con nais sance, n’a jamais été utilisé par quelque écrivain que ce soit pour évoquer une de ses productions, il ne désigne aucune forme en particulier, fût-elle aussi peu nor mée que pos sible. Bien que je puisse imaginer, à la rigueur, un sous-genre tel que le « roman mi grant » (comme il y a un « roman policier »), il m’est difficile en revanche d’ad hé rer à l’idée d’une écriture migrante en tant que catégorie générique. De même, si je devais signaler un autre aspect du livre qui m’a laissé perplexe, je dirais que l’inégal appro fon dis se ment des concepts à l’oeuvre dans le travail de Moisan — sans doute inhérent au cadre de l’ensemble — me paraît produire certains déséquilibres parfois gê nants. Si par exemple la théorie du polysystème de l’histoire littéraire fait l’objet d’amples dé ve lop pe ments [9] (54 s.), la notion de transfert culturel, pourtant issue d’une réflexion nourrie, reste pour le moins im pli cite, à tel point qu’on se demande si le syn tagme n’est pas tout simplement pris dans son accep tion cou rante. Le même effet se pro duit pour d’autres concepts insuf fi samment définis.

Au ton vibrant de la deuxième section de l’ouvrage, qui s’en prend autant à l’équi va lence éta blie par Angenot entre littérature nationale et médiocrité qu’à la politique mul ticultu ra liste canadienne, on se rend compte que la mise au point théorique a vite cédé la place à une démarche plus personnelle, plus engagée, plus proche de l’essai par con séquent. Si Moisan désire de tout coeur voir l’écriture migrante s’intégrer au mainstream de la littérature québécoise, ce ne saurait être au prix de la dissolution de celle-ci. Manifestement, l’auteur ne croit pas à une littérature post-qué bé coise, souscrivant plutôt à l’idéal d’une littérature nationale inclusive et généreuse. Par là, il signe en quelque sorte l’épilogue d’un débat qui a marqué les décennies 1980 et 1990, mais qui semble s’être apaisé depuis.