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Après deux numéros ciblés, l’un sur les féminismes et l’autre pour souligner ses 20 ans, la revue Recherches féministes propose ici sept articles qui posent la question des valeurs et de la valeur. Les premières se réfèrent à l’axiologie, c’est-à-dire à la sensibilité et au vouloir, tandis que la seconde fait plutôt référence au prix des choses mesurables, à un sens ontologique de normes intrinsèques indépendantes des déterminations particulières.

D’abord, ce sont les valeurs mêmes du féminisme dont discute Denisa-Adriana Oprea en dégageant les effets de sens communs et les différences entre le postmodernisme et le(s) féminisme(s), notamment celui dit de la troisième vague, dans son article « Du féminisme (de la troisième vague) et du postmoderne ». Sur bien des aspects, le féminisme apparaît d’emblée postmoderne : il critique la philosophie occidentale et ses prétentions à la Valeur, à la Vérité et au Savoir; il remet en question les frontières entre les disciplines et fait des alliances et du métissage; il conteste les systèmes d’oppositions binaires, relativise les tendances essentialistes et propose un sujet se constituant à travers la performativité de genre. Il fait de l’acceptation de la différence tant une pratique épistémologique qu’une valeur sociale. Ce postmodernisme n’est pas celui de la fin de l’Histoire, du désabusement et du désenchantement amnésique sans idéaux ni valeurs. Au contraire, à l’encontre des apôtres du vide, le féminisme s’ouvre à de nouvelles possibilités et apparaît comme un mouvement et des pratiques relevant de valeurs qui contribuent à un « réenchantement critique du monde ».

Là où cette question de valeur(s) est la plus mise en cause, c’est sans doute dans le rapport au corps. Hartog Guitté, Marguerite Lavallée et Adriana Fuentes Ponce proposent une étude titrée « Le poids de la culture « allégée » au temps de la lipophobie ou la beauté comme un corset symbolique : le cas du Mexique ». Elles mettent en évidence la violence du discours actuel sur quiconque ne respecte pas l’apparence corporelle idéale (la beauté physique et la minceur) considérée comme une mesure visible pour déterminer le niveau de santé physique et mentale d’une personne et comme un impératif pour être accepté ou acceptée socialement. Elles entendent dans ce concert réprobateur autant de voix de femmes que d’hommes.

C’est ce qu’exprime aussi l’illustration de la page couverture réalisée en hommage à la grande artiste féministe Martha Rosler d’après son oeuvre Vital Statistics of a Citizen, Simply Obtained[1]. Cette insistance sur la mesure en vient à rendre le corps incertain, source de sentiments d’ambivalence et de contradictions de toutes sortes.

Corps incertains aussi sont ceux des femmes pratiquant un sport traditionnellement réservé aux hommes; dans « Un corps de femme dans un sport d’homme. Regard sur l’expérience corporelle de judokas tunisiennes », Monia Lacheb décrit l’expérience de judokas tunisiennes. La pratique sportive de haut niveau sollicite un corps autre qui ne tient pas compte des différences culturelles et des prescriptions du genre. Les femmes soumettent leur corps aux paramètres de celui de l’autre, aux techniques, règles, exigences, logiques et usages du corps comme s’il était un objet uniforme et standardisé. La question est de savoir comment des judokas tunisiennes vivent ce rapport entre féminité et masculinité et quelle valeur elles lui attribuent dans et par leur corps.

Dans « Les mobilisations féministes et les dynamiques identitaires : une étude du féminisme au Pays basque espagnol », María Martínez González propose une réflexion sur la situation du mouvement féministe au Pays basque et montre l’importance de la reconnaissance des nouvelles modalités identitaires. Cette auteure insiste sur la nécessité d’y inclure la diversité et l’hétérogénéité. La dynamique identitaire pose la question des valeurs à revendiquer et à partager.

Ce sont encore les valeurs du mouvement des femmes qui n’arrivaient pas à passer dans le discours public dont fait état l’historienne Micheline Dumont dans « La culture politique durant la Révolution tranquille : l’invisibilité des femmes dans Cité Libre et l’Action nationale ». La tradition masculine de l’analyse politique, séparant le public et le privé, fait en sorte que l’on peut taire ce qui se fait du côté des actions féministes, puisque, selon cette tradition, elles ne relèveraient pas du politique.

L’article de Marie-Claude Thifault, « Sentiments et correspondance dans les dossiers médicaux des femmes internées à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu, de la fin du XIXe au début du XXe siècle » brise un préjugé en mettant en évidence les sentiments qu’exprimaient des membres de la famille envers ces femmes internées pour folie. Il contribue ainsi à nuancer la thèse de la féminisation de la folie, telle qu’elle a été avancée pour la période victorienne. De telles études avaient peu ou pas du tout abordé jusqu’à présent le thème des relations familiales en cours d’internement. C’est en donnant la parole à ceux et celles que l’on a si souvent accusés d’avoir fait interner des femmes pour les mauvaises raisons que l’auteure a pu mettre en évidence les liens d’attachement, de sympathie, de tendresse et d’amour qui les unissaient à ces femmes. Cette contribution novatrice justifie qu’apparaisse sur la page couverture le label « amour » avec ceux de « postmodernisme », « corps », « identité », « politique » et « engagement » qui informent du contenu des textes retenus dans le présent numéro.

Enfin, le texte rédigé par Anne Quéniart et Michèle Charpentier, avec la collaboration d’Amélie Chanez, « La transmission des valeurs d’engagement des aînées à leur descendance : une étude de cas de deux lignées familiales » boucle la série d’articles en visant directement la cible du présent numéro. Il offre une analyse du processus de transmission intergénérationnelle des valeurs et des pratiques d’engagement social et montre comment deux militantes aînées ont transmis ces valeurs à leurs enfants et à leurs petits-enfants.

Parmi les comptes rendus publiés dans ce numéro, celui des Cahiers du genre (no 43, 2007), « Genre, féminisme et valeur de l’art », rédigé par Maria Berengues Vivolo, fait référence explicitement à la déconstruction des valeurs dominantes. La valeur apparaît centrale lorsqu’elle est liée à l’art par le genre et, comme persiste à le montrer la revue Recherches féministes, l’art est loin d’y être le seul lieu : c’est dans toutes les disciplines que des normes et des valeurs recelant des traces de l’idéologie patriarcale fabriquent des canons discriminants. L’oeuvre de Martha Rosler, citée en page couverture, en est une métaphore exemplaire.