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Dans ce livre au titre intriguant, Dessislav Sabev propose d’étudier les représentations corporelles de la réussite économique et de la mobilité sociale dans la Bulgarie post-communiste. Il s’agissait d’un défi de taille puisque la question de la transition du communisme au post-communisme a déjà retenu l’attention de nombreux chercheurs dans diverses disciplines et a fait couler beaucoup d’encre; elle a même été érigée en domaine de recherche propre, connu sous le néologisme « transitologie ». Il rejette d’emblée le concept de transition comme phénomène explicatif totalisant pour étudier la spécificité du passage du communisme au post-communisme en Europe de l’Est en soulignant, d’abord, que toutes les sociétés sont en transition et, ensuite, que les expériences de ce passage ont été très différentes d’un pays à l’autre. De même, il remet en cause l’usage de l’opposition traditionalité/modernité et la recherche de survivances folkloriques dans la société rurale, comme le font bon nombre d’ethnologues de la transition, en soulignant que ce couple n’est pas opératoire dans le contexte post-communiste dans la mesure où le communisme s’inscrivait déjà, par bien des côtés, dans la modernité. Il propose plutôt d’étudier cette période de passage comme un processus et de s’arrêter sur le corps, lieu de convergence et d’expression privilégiée, et donc d’observation, de ces transformations. Fortement inspirée des travaux de Pierre Bourdieu, Anthony Giddens et Mary Douglas, cette approche permet d’axer concrètement le regard sur le corps physique « où se noue le rapport entre l’identité individuelle et l’environnement social »(35) et d’explorer plus généralement les relations entre collectivisme/individualisme, globalisme/localisme, traditionalisme/post-communisme, centre/périphérie. Au lieu d’examiner ces relations au niveau des structures et des idéologies, Dessislav Sabev s’est penché sur leurs expressions locales, dans la vie quotidienne et intime, jusque dans l’intimité des relations sexuelles et du corps.

La grande originalité de l’étude réside justement dans le fait que l’auteur ait fait porter l’analyse sur le corps. Reprenant les travaux pionniers de l’anthropologie du corps, il démontre que le corps physique n’est pas juste le reflet du corps social, mais l’incarnation même du corps social et un agent de sa construction. Le corps physique joue un rôle d’autant plus marqué dans le contexte de la Bulgarie post-communiste que l’haltérophilie et la lutte s’inscrivent dans une longue tradition populaire bulgare. Ces sports, mettant en exergue le corps masculin, ont été récupérés par tous les régimes, tant ceux de l’époque communiste que ceux de l’époque post-communiste. Comme le dit fort bien l’auteur, dans le passage du collectivisme à l’individualisme, qui représente le courant fort du post-communisme, le corps devient le seul lieu de refuge dans ce monde incertain en pleine transformation et, aussi, sans doute le moyen le plus efficace d’affirmer l’individualisme et l’espoir dans l’avenir. Le corps physique devient donc, à la fois, lieu de refuge de l’individu et siège de l’affirmation de cette nouvelle identité individuelle.

La méthodologie est tout aussi neuve. Il réunit de nombreuses informations d’un terrain ethnologique extensif conduit dans différentes parties de Bulgarie entre 1990 et 2000. Mais au lieu de limiter ses informations au seul terrain ethnologique, axé sur des entretiens et de l’observation participante, l’auteur s’appuie encore davantage sur un magazine mensuel, Club M, la principale revue masculine de la Bulgarie post-communiste. Les représentations de la réussite dans Club M sont devenues un modèle surdéterminé, plus que réel, et donc très révélateur d’un discours social. Il ne s’agit pas de substituer le magazine à l’enquête ethnologique, mais de la compléter et d’analyser le discours social et le contenu ethnologique de Club M. Comme l’a déjà fait Roland Barthes pour étudier le discours sur le système de la mode, Dessislav Sabev soumet le contenu du magazine Club M à une rigoureuse analyse discursive, sémiotique et ethnologique. C’est une littérature prescriptive qui dit au lecteur ce qu’il doit faire et le fait imaginer ce qu’il doit être. Elle est plus que réelle dans la mesure où elle lui fait imaginer une autre réalité et lui fait rêver d’un idéal-type. Le lecteur est là où il voudrait être. Le magazine se réclame « d’un temps nouveau pour un homme nouveau » et ne cesse de proclamer sa modernité. Il s’agit d’un magazine typiquement bulgare qui cède souvent la parole aux nouveaux entrepreneurs bulgares et qui présente des récits de vie d’acteurs clés de la Bulgarie post-communiste. De plus, Club M donne suite à la revue communiste Bulgarie d’aujourd’hui, publiée par le Ministère public de 1970 à 1989, ce qui permet à l’auteur de comparer le discours d’une revue communiste avec celui d’une revue de la période post-communiste pour faire ressortir les continuités et les ruptures.

L’analyse est cohérente et rigoureuse. L’auteur développe une argumentation soutenue et convaincante parce que bien articulée et toujours appuyée sur les sources. Je suis frappé par la cohérence de la démonstration, par la pertinence de l’argumentation, l’élégance des paragraphes de transition et la force des conclusions. Le plan de l’ouvrage suit une logique tout à fait claire qui analyse les différentes stratégies de construction sociale du corps individuel qui vont du langage à la sexualité et à l’habitus. La première partie, composée de trois chapitres, traite des aspects sémiotiques de la construction de ce nouveau corps collectif. L’auteur fait notamment ressortir l’opposition entre l’emploi du « nous » collectif dans le discours communiste et de celui du « tu » dans le discours post-communiste destiné à singulariser l’individu, ou plus encore du « je » qui évoque la prise en charge de son destin. Les cinq chapitres suivants forment la deuxième partie et le coeur, si j’ose dire, du livre. Ici, l’auteur explique de manière très convaincante les processus de construction des nouvelles distinctions de genre et les nouveaux rôles sexuels qui valorisent la figure de l’homme lutteur et de la femme mannequin. Si sous le régime communiste l’uniformité sexuelle et l’asexualité étaient la règle, le post-communisme pousse à l’extrême les différences sexuelles et la sexualité. L’argent devient le symbole par excellence de la virilité et le facteur déterminant dans la hiérarchisation des hommes. Plus la femme (mince, fragile, imprévisible) se situe à l’opposé de l’homme (costaud, solide, fiable, prévisible), plus elle est valorisée. La troisième et dernière partie met en relief les nouveaux usages des institutions traditionnelles, l’église et la famille, ainsi que les deux principaux habitus de la famille, la maison et la voiture. L’homme nouveau veut un double ancrage de sociabilité, en milieu urbain et en milieu rural, transposé par une maison en ville et une autre à la campagne, avec l’auto(mobile) qui assure le lien entre les deux.

Sans développer dans ce compte rendu, forcément bref, toutes les idées fortes de ce livre, j’aimerais, toutefois, en faire ressortir quelques- unes qui m’ont particulièrement frappé. L’auteur montre avec force, par exemple, comment chaque régime politique recycle allègrement la figure du héros bulgare légendaire — Marko dans un contexte, Tyson dans un autre — pour légitimer son idéologie et son pouvoir. Tout aussi intéressant est le constat qu’en Bulgarie post-communiste l’homme se porte gardien des traditions et des pratiques culturelles locales, alors que c’est la femme qui est agent de changement et qui intègre le global. C’est elle qui tire l’homme vers l’extérieur et l’avenir, comme le fait si efficacement Elle MacPherson. Ce modèle, qui me semble assez différent de celui que l’on rencontre dans les pays occidentaux capitalistes, n’est-il pas un héritage du communisme? J’aimerais enfin souligner l’analyse très fine et riche de l’automobile comme symbole de l’autonomie et de la mobilité, de sa fonction primordiale de deuxième corps et d’objet évocateur par excellence de la réussite individuelle. En dépit de ces images de la réussite à l’américaine qui sont mondialisées, l’auteur démontre bien que celles-ci comprennent un curieux mélange d’éléments locaux, typiquement bulgares, qui leur donnent une allure de faux.

Une dernière qualité : le livre se lit comme un roman. Le texte est rédigé dans un français impeccable. Le style y est limpide, alerte et émaillé de pointes d’humour. Loin d’être légères, ces pointes humoristiques viennent approfondir l’analyse. L’auteur tourne en ridicule la surdétermination du corps sexué et capitaliste de la Bulgarie post-communiste à la manière de la satire. Il met à nu et expose le sens de ce nouveau corps individuel et social en émergence. Les nombreuses illustrations, bien intégrées au texte, contribuent à la fois à appuyer et à visualiser l’analyse qui file comme un film de Woody Allen : subtilement exposé, drôlement familier et profondément significatif.