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Ce livre est à la fois attachant et important. Il nous introduit à la face cachée, ou non dite, des pratiques qui ont marqué l’internement psychiatrique au XIXe siècle, à partir de la lecture de dossiers contenus dans les archives de Saint-Jean-de-Dieu. Ce travail s’inscrit dans une étude plus large pilotée par le Centre de recherche des régulations sociales de l’UQAM.

Le livre se présente comme une étoffe chatoyante tissée de l’entrecroisement entre deux trames. D’une part, il vise à faire l’histoire des pratiques d’internement psychiatrique au Québec et celle du contexte de la naissance des asiles, dans une société en pleine transformation. L’analyse se trouve ici en tension entre une approche située dans la ligne des courants critiques qui voient dans l’asile la manifestation concrète des pratiques d’exclusion qui marquent le rapport à la folie, et une vision moins sombre, plus nuancée, qui s’affirme lorsque le livre progresse. D’autre part, et c’est là son aspect le plus intéressant, l’ouvrage repose sur une étude minutieuse de dossiers faisant partie des archives de Saint-Jean-de-Dieu et des lettres qu’ils contiennent. Son originalité par rapport aux études historiographiques publiées est de nous présenter un tissage d’une variété de voix, celles des internés, de leurs proches et du superintendant, et de faire ressortir la profonde humanité dont elles témoignent.

Sur le premier versant, les auteurs puisent à de nombreuses sources, s’interrogeant notamment sur les transformations du tissu social qui ont poussé des familles à confier leur proche à l’État. Ils dépeignent les espoirs liés à un mode de prise en charge asilaire ainsi que la déception progressive qui s’est installée par la suite. Il n’est pas toujours facile de distinguer ici les commentaires qui résultent d’une étude soignée des sources, ce qui reflète les positions critiques dominantes dans ce domaine, et ce que les auteurs mettent en scène à partir de leur propre sensibilité et de leurs réactions. Il leur arrive ainsi de recourir ici à des métaphores chocs comme « catacombes de la folie », « cimetières de la déviance », « asservissement latent ». En contrepoint se dégage la figure du surintendant Georges Villeneuve qui s’impose comme la personne autour de laquelle gravitent espoirs, déceptions, demandes et questions ; une figure qui frappe par son souci de répondre, d’informer sur la situation, la patience de son écoute, son rôle charnière comme médiateur des rapports entre dedans et dehors.

Le second versant, qui donne voix aux personnes aliénées et à leurs proches, manifeste un souci de refléter la réalité complexe, difficile, de la folie vécue au quotidien, tant pour les aliénés confrontés à un système sur lequel ils ont peu de prise que pour leurs proches qui ont parfois vécu dans une atmosphère de terreur pendant des années. Il faut saluer le souci des auteurs de nous rapporter les mots des aliénés et de leurs proches, leurs protestations et leurs plaintes, leurs inquiétudes. On a ainsi l’impression d’approcher la texture de l’humain en jeu tant en amont qu’en aval de l’enfermement. La réalité se révèle alors beaucoup moins décidable, plus ambiguë que ne le suggèrent certains des commentaires des auteurs lorsqu’ils parlent des pratiques d’enfermement en termes plus généraux.

La construction du livre reflète l’entrelacement entre les deux trames qui le constituent, ainsi que la place dominante qu’y occupent ces fragments de lettres et ces récits qui permettent d’approcher le monde vécu de la folie et de l’enfermement au XIXe siècle. Le livre s’ouvre sur un survol de la mise en place et de la croissance de « l’aliénisme » au Québec, dont la création de Saint-Jean-de-Dieu constitue une des manifestations-clés, et se clôt sur une description de la vie en asile, dans ses aspects négatifs mais aussi dans ce qui l’anime. Entre les deux, deux chapitres donnent voix aux internés, l’un qui s’interroge sur la légitimité d’internements particuliers, l’autre traitant des délires. Le gros de l’ouvrage, et son aspect le plus original et significatif, est constitué de nombreux extraits de lettres de proches qui témoignent du maintien impressionnant de liens amoureux parfois sur une très longue période de temps, qui disent aussi l’enfer et le bouleversement vécus par les familles qui subissent le choc de la folie d’un de leurs membres et du huis clos de la vie avec la folie. Un portrait tout en nuances, qui constitue un contre-pied important aux visions caricaturales qui dominent dans la littérature.

La texture du livre et la manière dont s’y enchaînent les extraits de lettres traduisent le trouble des auteurs à la lecture de ces témoignages. Ils oscillent entre la dénonciation d’un système et une sensibilité exceptionnelle à ces paroles dont ils nous transmettent la fine texture et l’humanité. On a l’impression que le rythme général du livre se fait de plus en plus proche de la réalité et des situations vécues par les auteurs des lettres. Le livre fait aussi ressortir le rôle essentiel que joue la famille par rapport à l’internement et à la couleur qu’il revêt, au sens où un abandon par la famille se traduit par un internement à vie.

On peut regretter que les auteurs n’aient pas davantage affirmé d’emblée la nécessité d’une position éthique par rapport à ces récits et que les mots qu’ils utilisent évoquent parfois trop une position en extériorité par rapport à la réalité dont ils traitent : par exemple, quand ils parlent d’une convoitise qui fait s’illuminer l’oeil du chercheur, quand ils disent s’être « faufilés dans les pensées, les désirs et les secrets » comme de simples curieux. On aurait voulu que soient reconnues l’effraction commise, sa violence propre mais nécessaire soutenue par un souci de relayer des voix mises au silence. Toutefois, une des dernières phrases du livre invite à nous laisser nous-mêmes toucher, en évoquant : « les propos désormais immortels de tous ces « aliénés » auxquels, nous rappelle Thomas, nous ne sommes pas si étrangers, desquels nous ne sommes jamais trop éloignés ».