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Sur la scène nord-américaine, le Québec constitue aujourd’hui encore l’exemple paradigmatique d’un marché largement configuré par l’intervention étatique, malgré le désengagement progressif de l’État qui a caractérisé les années 80 et l’émergence corollaire des nouveaux modes de régulation sociale qui l’accompagnent[1]. Les services publics que l’État offre foisonnent toujours : pensons ici à l’éducation, aux services de soins de santé, au service postal, au transport en commun, à la production et à la fourniture d’électricité ou à la voirie, pour ne nommer que les plus essentiels. Si, en 1966, le professeur Patrice Garant définissait le service public comme « toute activité prise en charge par l’Administration dans un but d’intérêt général, qu’elle soit assurée directement par une personne publique ou contrôlée positivement par elle[2] », il faut convenir néanmoins que la recherche d’une définition contemporaine du service public aboutit, au Québec, à un flou conceptuel. Certes, il apparaît indubitable que le critère de l’« intérêt général » sous-jacent à cette définition est toujours au coeur de cette notion ; en revanche, il est permis de croire que la notion de « contrôle » souffre d’une érosion certaine en raison de l’intensification des rapports contractuels unissant l’État à des acteurs économiques externes — privatisation oblige — par l’entremise du contrat de gestion privée[3].

À la différence de la situation qui règne dans plusieurs États européens ou certaines provinces canadiennes, il n’existe pas, au Québec, de « droit des services publics » clairement configuré, par exemple, par la Constitution[4] ou par une loi particulière[5]. La notion de « service public » avec le régime dérogatoire qui l’accompagne n’a, semble-t-il, jamais été reçue dans notre droit[6]. À la lumière de ce constat, l’idée d’appréhender le thème des services publics sous l’angle du droit de la consommation paraît pour le moins expérimentale, à défaut de ne pouvoir définir de manière satisfaisante ni les concepts qui sous-tendent la réflexion poursuivie ni, par voie de conséquence, le cadre juridique qui le régit. C’est que les rapports qui unissent les citoyens aux différentes entités gouvernementales ont d’abord été appréhendés à travers la discipline du droit administratif, domaine ancré dans la tradition de common law. En parallèle, néanmoins, les rapports entre particuliers s’érigeaient sur un code civil de matrice napoléonienne[7] ; or ce droit civil s’est progressivement appliqué à la Couronne[8] et a donné naissance, en amont, à une sorte de « droit civil public[9] » unissant le citoyen au prestataire de services publics[10] et, en aval, à un « contrat administratif » qui lie l’État aux mêmes prestataires de services[11].

Peu à peu, la prémisse de symétrie contractuelle sur laquelle s’érigeait le premier code civil de 1866 a été grandement ébranlée par un fort mouvement consumériste ayant engendré, durant les années 70, la Loi sur la protection du consommateur[12]. Cependant, au même moment, l’accroissement d’un État-providence alimentant l’illusion d’une abondance de ressources naturelles marquait le point de départ d’une forme parallèle de consumérisme qui préconisait une dimension étatisée d’un rapport juridique reposant sur le monopole de certains services publics, dont l’électricité, l’aviation civile ou les communications[13]. Cela a renforcé la thèse des obligations légales qui évincent, en général, la dynamique contractuelle. Il en résulte qu’au Québec le droit des services publics, s’il en est, est régi à la fois par le droit commun (soit le Code civil du Québec ou la Charte des droits et libertés de la personne du Québec[14]), par les lois particulières constituant les prestataires de services ou régissant l’attribution des contrats de gestion privée, de même que par la Loi sur la protection du consommateur[15].

Cette dispersion législative pose un problème de cohérence juridique dès lors qu’il s’agit de préciser le statut des parties à un contrat ayant pour objet la prestation d’un service public. En effet, cette situation soumet chaque service public à une pluralité de registres juridiques, ce qui dresse ainsi un obstacle à une approche permettant d’appréhender ce thème de manière transversale. Considérant cette limite méthodologique intrinsèque et nous refusant à réduire le droit de la consommation à la seule application de la Loi sur la protection du consommateur, nous traiterons de la triple interface entre les services publics et le droit de la consommation (section 1), le droit commun (section 2), le droit public (section 3), avant d’exposer très sommairement certaines caractéristiques des modes de résolution des conflits qui impliquent les prestataires de services publics (section 4).

1 Le droit de la consommation et les services publics

Précisons d’entrée de jeu que, dans le contexte d’une prestation de services publics, le terme « consommateur » est quasi absent tant du langage courant que du vocabulaire juridique[16]. Il sera plutôt d’usage de qualifier le destinataire d’un service public de « bénéficiaire », d’« usager », de « patient », d’« élève », d’« étudiant », de « client », de « débiteur de service » ou encore d’« abonné »[17]. En omettant de qualifier le destinataire d’un tel service de « consommateur », le législateur a-t-il voulu créer une pluralité de rapports contractuels sui generis, de manière à circonscrire, par la même occasion, le champ d’application des lois particulières ? Rien n’est moins certain. Car, si la figure du « consommateur » — suivant son acception la plus large — n’est que très rarement employée au regard du service public[18], en revanche, toutes les lois particulières ne font pas nécessairement échec à l’application de la Loi sur la protection du consommateur, du contrat d’adhésion (art. 1379 C.c.Q.) ou des nouvelles dispositions du Code civil ayant pour objet le contrat de service ou d’entreprise que nous avons déjà mentionnées. Néanmoins, et en raison même de leur nature d’utilité publique, les tribunaux se montrent réfractaires à l’idée de s’immiscer, par exemple, dans la décision d’une université de hausser ou non ses frais de scolarité[19] : en ce cas, la thèse des obligations conventionnelles semble céder le pas à celle des obligations légales, bien qu’elle n’exclue pas que les dispositions du Code civil aménageant la théorie générale du droit des obligations puissent s’appliquer par ailleurs[20]. Il devient alors possible d’envisager une superposition de status pour désigner les cocontractants, et, par là, de poser l’hypothèse que le « consommateur de services publics » est, bien qu’il se fasse discret, un protagoniste du droit québécois.

La mise en relief de certains phénomènes, tels que l’extension du domaine de la Loi sur la protection du consommateur par l’élargissement de ses champs d’application rationae personae (1.1) et rationae materiae (1.2), concourt à redéfinir les rapports qu’entretiennent entre elles les lois particulières concernant la prestation de services publics d’un côté et, de l’autre, les règles issues du Code civil. Notons que les dispositions législatives de la Loi sur la protection du consommateur sont d’ordre public de protection[21] et ont pour finalité de protéger les cocontractants considérés comme les plus vulnérables au moment de la formation d’un contrat qui est présumé asymétrique. En raison de la position souvent monopolistique (ou, à tout le moins, oligopolistique) des prestataires de services publics, il apparaît somme toute logique que le droit applicable aux services publics soit configuré par le droit de la consommation. En particulier parce que la portée de la Loi sur la protection du consommateur n’a jamais été entièrement restreinte aux seuls rapports juridiques entre personnes privées, le couple consommateur et services publics semble se donner à l’observation.

1.1 Le commerçant québécois[22]

D’une facture poreuse, l’article 1384 du Code civil prévoit que « [l]e contrat de consommation est le contrat dont le champ d’application est délimité par les lois relatives à la protection du consommateur [l’italique est de nous] ». Si la lettre de cette disposition suggère que le droit de la consommation puisse, outre la Loi sur la protection du consommateur, englober d’autres lois spéciales destinées à rétablir l’équilibre contractuel, force est d’admettre que c’est néanmoins cette dernière qui demeure la référence ultime en matière de droit québécois de la consommation. Soulignons que, a priori et tel que cela est expressément prévu par la loi[23], les règles issues de la Loi sur la protection du consommateur s’appliquent aux consommateurs de services publics (au même titre, d’ailleurs, qu’aux autres catégories de consommateurs de n’importe quel service), dans la mesure où ces services sont fournis par des instances de palier provincial.

La notion de consommateur a été introduite dans la Loi sur la protection du consommateur en 1971. Si son étendue demeure aujourd’hui équivoque[24], à tout le moins cette loi en définit-elle certains paramètres — et par la négative ! — dès son premier article. Ainsi savons-nous d’entrée de jeu ce que le consommateur n’est pas, soit « un commerçant qui se procure un bien ou un service pour les fins de son commerce[25] ». De manière quelque peu superfétatoire, le Code civil définit le consommateur comme « une personne physique [qui] acquiert, loue […] ou [utilise un bien ou un service, provenant d’un commerce ou d’une entreprise], à des fins personnelles, familiales ou domestiques[26] ». Il faut noter que certains problèmes de coordination entre le Code civil et la Loi sur la protection du consommateur subsistent, dans la mesure où cette dernière ne propose curieusement aucune définition du commerçant. Dans un souci de préserver l’unicité du droit privé, l’interprète se tourne alors vers le Code civil, qui n’offre pas davantage de solution. En revanche, ce dernier suggère un expédient interprétatif utile à l’exercice de définition du vocable « commerçant » : il s’agit de la notion d’exploitation d’une d’entreprise, qu’il définit comme « l’exercice, par une ou plusieurs personnes, d’une activité économique organisée, qu’elle soit ou non à caractère commercial, consistant dans la production ou la réalisation de biens, leur administration ou leur aliénation, ou dans la prestation de services[27] ». Parce qu’elle fait l’économie de l’idée de profit, une telle définition semble indiquer un important changement de paradigme de tout le droit de la consommation en élargissant le spectre de la définition de commerçant. D’une banalité apparente, cette évolution porte en elle le potentiel d’étendre le champ d’application de la Loi sur la protection du consommateur à certaines catégories de services publics[28].

Cette observation est particulièrement pertinente sachant, notamment, que la Loi sur la protection du consommateur aménage des garanties de durabilité et de qualité qui se rattachent aux biens meubles[29] : l’assimilation du professionnel au commerçant permettrait de les tenir responsables du préjudice causé par le défaut de sécurité d’un bien dès lors que le contrat conclu par les parties est qualifié de mixte.

1.2 Les exclusions implicites et explicites prévues dans la Loi sur la protection du consommateur

Par-delà cette zone grise, la Loi sur la protection du consommateur s’applique indistinctement aux contrats de vente ou de service. Elle exclut — partiellement ou totalement — de son champ d’application certaines typologies de contrats, ce qui limite a priori sa pertinence au regard du thème plus général dont il est ici question. Ce sont, par exemple, les services de distribution d’électricité ou de gaz[30] (exclus pour le titre touchant aux contrats relatifs aux biens et aux services), les services à exécution successive fournis par une commission scolaire ou un établissement d’enseignement sous son autorité, un cégep, une université, un ministère du gouvernement et une école administrée par le gouvernement ou un de ses ministères ou une municipalité[31].

À ces exclusions non équivoques s’ajoute la situation nébuleuse de la prestation de soins de santé déjà mentionnée que la Loi sur la protection du consommateur n’évince pas explicitement de son champ d’application : alors que certains auteurs affirment que celle-ci devrait être assujettie au droit de la consommation dans le but, notamment, d’accroître ou de garantir la qualité du service et des renseignements qui y sont fournis[32], d’autres suggèrent que la « gratuité » apparente de cette prestation de services — qui est en définitive prise en charge par le système public de soins de santé[33] — ferait obstacle à la qualification d’un acte d’acquisition et, pour cette raison, évincerait les soins de santé du domaine de la loi[34]. Chargé de l’application de cette dernière, l’Office de la protection du consommateur semble préconiser cette position et considère hors de sa compétence toute question relative à une prestation de services accomplie par un établissement de santé public[35]. Faut-il souligner que la situation inverse se poserait en porte-à-faux quant à l’évolution plus générale de la responsabilité médicale, qui s’est récemment montrée réfractaire à l’idée d’ancrer la prestation de services de soins de santé dans la dynamique contractuelle, lui préférant la thèse des obligations légales[36]. Au surplus, l’idée d’assujettir les services de soins de santé au droit de la consommation ébranlerait le paradigme (suranné ?) voulant que l’idée de lucre accolée au contrat de vente[37] soit un attribut absent à la fois du droit professionnel et du service public[38].

Pourtant, comme nous l’avons dit, rien ne laisse présumer que le consommateur doit s’acquitter du paiement concernant la prestation de services, à supposer, d’ailleurs, que sa qualité de contribuable ne suffise pas à établir l’existence d’une contrepartie monétaire. En ce sens, une décision de la Cour supérieure paraît militer en faveur de la pleine application de la Loi sur la protection du consommateur à des valves cardiaques défectueuses, bien que le paiement soit en définitive remboursé par le système public de soins de santé[39]. L’interprétation du Code civil semble confirmer cette hypothèse, dès lors que la définition de commerçant, rappelons-le, concerne celui qui « offre de tels biens ou services dans le cadre d’une entreprise qu’il exploite », soit une « activité économique organisée, qu’elle soit ou non à caractère commercial, consistant […] dans la prestation de services »[40] ; ainsi, il devient possible de superposer le « patient » au « consommateur »[41].

En marge de ce débat et dans l’hypothèse où le consommateur est destinataire d’un service public qui n’est pas entièrement ni partiellement exclu par la Loi sur la protection du consommateur, il bénéficie de protections juridiques importantes. D’abord, signalons que, à la différence du Code civil, la Loi sur la protection du consommateur a introduit le concept de lésion entre majeurs en droit québécois[42], notion que les tribunaux utilisent surtout afin de sanctionner des clauses abusives[43]. De plus, le consommateur d’un service public qui n’est pas exclu du champ d’application de la section touchant les contrats de service à exécution successive bénéficiera, notamment, du formalisme accru qu’impose la Loi sur la protection du consommateur au stade de la formation des contrats[44]. Soulignons que les tribunaux ont statué que la loi renferme son propre régime compensatoire pour dommages-intérêts, indépendant du régime général de la responsabilité civile au Québec[45]. Enfin, l’article 272 de la loi permet l’octroi de dommages-intérêts punitifs en cas de manquement à l’une ou l’autre des obligations prévues par cette dernière[46].

2 Le droit commun et les services publics

Puisque la plupart des utilisateurs de services publics sont liés aux prestataires des mêmes services par contrat[47], l’inapplicabilité de la Loi sur la protection du consommateur renverra le consommateur aux articles de droit commun[48] et aux autres règles spécifiques contenues dans les lois particulières propres à chacun des secteurs d’activité visés (2.1). Une décision de la Cour suprême du Canada illustre toutefois les difficultés de coordination entre les dispositions générales du Code civil et celles qui sont issues des lois particulières qui aménagent les modalités d’interruption de la prestation de services publics (2.2).

2.1 Du droit des obligations aux contrats nommés

La prestation de services publics est visée à la fois par les dispositions relatives au droit des obligations et par celles, plus spécifiques, qui portent sur les contrats nommés : pensons ici à la vente, au louage ou encore au contrat de service ou d’entreprise. Mettant volontairement de côté la théorie générale du droit des obligations, nous tenons surtout à mettre en relief certaines particularités du droit québécois en matière de contrat de service[49] ; signalons au passage que la notion de « client » sous-jacente au contrat de service semble être interprétée par les tribunaux indépendamment de la notion de profit, peut-être dans un souci de conformité avec le paradigme de l’« exploitation d’une entreprise » mentionné plus haut[50]. Les dispositions relatives au contrat de service prévoient expressément la responsabilité du prestataire de services pour les fautes commises par les tiers qu’il s’adjoint, consacrant ainsi la responsabilité dite d’entreprise (art. 2101 C.c.Q.). Aussi, le Code civil prévoit un droit de résiliation singulier dont peuvent respectivement se prévaloir les cocontractants à différentes conditions[51] ; si ce droit de résiliation est mis en échec par certaines lois particulières, la question de savoir si les parties peuvent, de manière conventionnelle, en réduire la portée demeure controversée.

En parallèle, certains contrats seront qualifiés de contrats d’adhésion, notamment ceux dont « les stipulations essentielles […] ont été imposées par l’une des parties ou rédigées par elle, pour son compte ou suivant ses instructions, sans pouvoir être librement discutées[52] ». En principe, les dispositions liées à la notion de contrat d’adhésion s’appliquent, à l’instar de tout le Code civil, à l’État et à ses mandataires[53], dans la mesure où l’entité publique partie au contrat (ou son extension) a rédigé le règlement prescrivant les modalités contractuelles obligatoires[54]. En ce sens, les auteurs Baudouin, Jobin et Vézina observent ceci :

Les contrats d’adhésion ont connu depuis un siècle une extraordinaire croissance et de nos jours la grande majorité des conventions de transport, de fourniture de biens par des services publics (eau, électricité, gaz, etc.), d’assurances, de service sont des contrats d’adhésion. La force économique des grandes entreprises ou la détention de monopoles ou quasi-monopoles leur permet de dicter littéralement leur volonté à celui qui est économiquement plus faible[55].

Ces auteurs semblent toutefois limiter la portée de leur affirmation au contrat auquel sera partie l’État lui-même. Ils ajoutent ce qui suit :

[E]n principe, à notre avis, le contrat réglementé ne correspond pas à la nouvelle définition légale du contrat d’adhésion, parce que les stipulations essentielles n’ont pas été imposées par une partie, ni rédigées par elle, pour son compte ou suivant ses instructions […] D’ailleurs, le besoin de protéger la partie faible disparaît justement du fait que l’État a dicté les termes de la convention pour la protéger. On voit cependant que, lorsque l’État est à la fois rédacteur de la convention et partie à celle-ci, il est parfaitement concevable que le contrat en soit un d’adhésion, avec toutes les conséquences qui en découlent[56].

En d’autres termes et dès lors qu’une société d’État a le pouvoir de déterminer elle-même la sphère des obligations conventionnelles, les contrats issus auxquels elle est partie seront généralement qualifiés de contrats d’adhésion, à moins que le consommateur n’ait eu la possibilité réelle de négocier les clauses litigieuses[57].

Le cas échéant, par exemple, une clause externe sera nulle si, au moment de la formation du contrat, elle n’a pas été expressément portée à la connaissance de l’adhérent[58]. En revanche, les articles contenus dans des lois et des règlements ne constituent pas des clauses externes au contrat, mais ils font de facto partie du contenu obligationnel de celui-ci, en application de l’article 1434 du Code civil. Ces clauses n’ont donc pas à être portées à la connaissance du cocontractant. Une telle symbiose entre le droit des contrats et le service public agrée la thèse des obligations conventionnelles et rejette en quelque sorte celle des obligations légales voulant qu’une dynamique contractuelle soumise à un cadre législatif trop rigide échappe à la qualification de contrat d’adhésion en raison de l’impossibilité, pour les deux parties, d’en négocier le contenu[59]. Dans l’affaire Hydro-Québec c. Surma[60], la Cour d’appel a d’ailleurs retenu que le fait que l’État édicte un corpus législatif au bénéfice de l’un de ces agents aggrave l’asymétrie contractuelle : « le contrat de vente à la mesure d’Hydro-Québec est un contrat d’adhésion […] la Loi sur l’Hydro-Québec lui donnant le pouvoir de réglementer (donc de rédiger), malgré le fait que ces règlements soient soumis à l’approbation du gouvernement, les tarifs et les conditions qui constituent des stipulations essentielles au contrat[61] ».

Dans la même veine, le Code civil prévoit que la clause illisible ou incompréhensible pour une personne raisonnable sera nulle si le consommateur ou l’adhérent en souffre préjudice[62]. Enfin, la clause abusive d’un contrat d’adhésion sera nulle et l’obligation qui en découlera, réductible[63] ; à titre d’exemple, la Cour d’appel a reconnu qu’une clause contraignant le cocontractant à renoncer non seulement aux réclamations découlant d’une éventuelle interruption de service par Hydro-Québec mais encore à toute demande future de compensation (contractuelle ou extracontractuelle) est abusive et, par conséquent, nulle au sens du Code civil[64] : d’autant plus abusive, selon la Cour, que cette compagnie à fonds social détient un monopole[65].

Enfin, il va de soi que, en marge de ces protections tributaires de la qualification du contrat d’adhésion, le consommateur pourra toujours, à titre de cocontractant, se prévaloir des règles du Code civil régissant l’inexécution d’une obligation[66]. Toutefois, et parce que les personnes morales de droit public sont d’abord régies par leur loi constitutive, des solutions de rechange aux sanctions traditionnelles peuvent y être prévues. Une décision rendue par la Cour suprême du Canada en 2004 illustre les difficultés de coexistence entre le droit commun et ces lois particulières.

2.2 L’arrêt Glykis c. Hydro-Québec[67]

L’arrêt Glykis c. Hydro-Québec a été rendu dans le contexte de l’interruption de l’alimentation en électricité par la société d’État Hydro-Québec chez un client en demeure de payer, à un point de service différent (soit sa résidence principale) de celui où le compte était en souffrance (soit un immeuble locatif duquel il était propriétaire). Le litige est né de l’interprétation de l’article 99 du Règlement no 411 établissant les conditions de fourniture de l’électricité[68], lequel prévoit pour Hydro-Québec la possibilité d’interrompre le service ou de refuser de livrer l’électricité si, notamment, « le client ne paie pas sa facture à échéance ». Force est d’observer que la relation contractuelle est configurée par la présence du « client », que ledit règlement définit comme « une personne, une corporation ou un organisme titulaire d’un ou de plusieurs abonnements[69] ». Quant à la prestation de services, elle est fournie à « un point de livraison » donné, soit « un point situé immédiatement après l’appareillage du comptage et du distributeur et à partir duquel l’électricité est mise à la disposition du client[70] », lequel correspond à un « abonnement » distinct. Or aucune disposition n’empêche — ni, d’ailleurs, n’autorise — Hydro-Québec à interrompre la fourniture d’électricité à un point de service différent de celui qui est en souffrance.

Malgré son apparente banalité, cette affaire soulève d’importants problèmes d’interprétation des dispositions législatives pertinentes en même temps qu’elle témoigne du désordre qui subsiste au regard de la hiérarchie des sources du droit. C’est en empruntant un parcours interprétatif pour le moins tortueux que la Cour suprême conclut que l’adéquation entre le point de service et l’abonnement ne s’oppose pas à ce que l’interruption de service puisse sanctionner le non-paiement d’une seule facture, bien qu’elle puisse regrouper plusieurs abonnements[71]. Selon l’opinion majoritaire, une telle mesure d’exception — dérivée, par ailleurs, du principe plus général de l’exception d’inexécution — s’expliquerait notamment en raison de la perte d’autonomie d’Hydro-Québec à pouvoir choisir ses clients dès lors qu’ils satisfont aux conditions réglementaires prévues par le législateur. Cette prépondérance normative équivaudrait à retirer à Hydro-Québec sa liberté contractuelle ; ainsi l’infliction d’une sanction particulière apparaît-elle justifiée pour pallier ce déficit d’autonomie. Telle est l’opinion de la Cour suprême :

[L]a disposition est indéniablement à l’avantage d’Hydro-Québec. Elle ne sert pas seulement à limiter l’endettement. Elle offre par ailleurs un moyen efficace de faire pression sur les clients défaillants et de les inciter au paiement des montants dus [...] [D]ans la mesure où le fournisseur de service ne choisit pas les clients avec qui il fait affaire, j’estime que l’interruption éventuelle du service n’est pas une mesure exorbitante ou draconienne[72].

Le plus haut tribunal du pays réitère donc implicitement le principe de la prévalence des lois particulières sur le droit commun en matière de services publics, hypothèse expressément prévue par le Code civil lorsqu’il précise que « [l]es personnes morales de droit public sont d’abord régies par les lois particulières qui les constituent et par celles qui leur sont applicables[73] ». En particulier, la Cour suprême semble agréer l’idée que le contrat intervenu entre les parties ne saurait être qualifié de contrat d’adhésion au sens de l’article 1437 C.c.Q., précisément parce qu’il s’agit d’un contrat dont le contenu obligationnel est dicté par la loi. Pour le même motif, selon elle, l’opportunité de juger de la non-conformité de la sanction sui generis au principe général de l’exception d’inexécution consacré à l’article 1591 C.c.Q. (et plus précisément sa condition de proportionnalité de l’inexécution corrélative[74]) doit céder le pas devant des prescriptions législatives plus précises : lex specialis oblige[75]. À la suite d’une analyse grammaticale peu convaincante de la disposition nébuleuse, la Cour suprême en situe les origines dans les lois concernant les premiers fournisseurs d’électricité, au tournant du xixe siècle[76]. À l’instar du Conseil privé de Londres en 1899, elle conclut que le rapport contractuel fournisseur-client, tel qu’il est défini par la loi, permet au prestataire de services d’interrompre l’électricité à n’importe quel point de service.

Or une interprétation tout aussi exégétique du Règlement no 411 permet de conclure qu’une interruption de service ne saurait advenir qu’au point de service pour lequel le client est en défaut[77]. C’est à cette solution que parviennent les juges dissidents de la Cour suprême, en suggérant que les conclusions de la majorité équivalent à conférer à Hydro-Québec un moyen de pression issu d’une pure création judiciaire, à défaut par le Règlement no 411 de l’aménager clairement[78]. Les juges dissidents auraient plutôt préconisé une interprétation judiciaire moins expansive, en l’absence d’un texte législatif aménageant avec limpidité une sanction s’apparentant à une exception d’inexécution sui generis[79]. Refusant, en définitive, de s’attribuer un rôle relevant plutôt du judge-made law, les juges dissidents auraient entériné les conclusions de la Cour d’appel et n’auraient autorisé Hydro-Québec à interrompre le service que sur la base « client=abonnement=point de service ».

À notre avis, la position de la majorité est particulièrement contestable au regard de la mise à l’écart d’institutions de droit privé qui cherchent à contrebalancer les asymétries contractuelles, telles que le contrat d’adhésion[80]. La qualification du contrat d’adhésion ne devrait pas être tributaire de la multiplication de prescriptions légales qui le régissent, parce que, comme le soulignent les professeurs Moore et Lluelles, cette réglementation est souvent « rédigée suite à des représentations du milieu, voire par le milieu lui-même, donc par des représentants de la partie dominante au contrat[81] ». Il ne s’agit pas non plus d’appliquer la règle contra proferentem à l’interprétation d’un règlement ambigu, au risque de confondre les principes d’interprétation des contrats avec ceux qui sont propres à l’interprétation des lois[82]. Cependant, en présence d’une ambiguïté quant à la possibilité d’interrompre l’électricité à un point de service différent de celui qui est en souffrance, il aurait été alors opportun d’appréhender le contrat de service conclu entre les parties à la lumière de la théorie générale du droit des obligations — en l’occurrence, l’article 1591 C.c.Q. — et d’évaluer si ses conditions d’application, en l’espèce, étaient réunies. Une telle analyse aurait permis, plus simplement, de voir que l’absence de proportionnalité entre la créance et le moyen de contrainte, de même que l’absence de corrélation entre les prestations, faisait échec à une telle pratique par Hydro-Québec[83]. Le litige illustre les difficultés qui naissent de l’enchevêtrement des sphères du droit public et du droit privé, et les positions polarisées de la doctrine et des tribunaux s’expliquent à la lumière du poids que chacun accorde à l’une ou l’autre dans la détermination des obligations (légales ou conventionnelles) dont est débiteur le prestataire de services.

3 Le droit public et la prestation du service public

Devant la particularité d’un contrat concernant la prestation d’un service public, soit son caractère souvent « essentiel », le législateur maintient ou aménage des protections législatives qui sont tributaires d’une volonté d’assurer l’égalité du citoyen — troisième attribut du service public jusqu’ici passé sous silence — devant ce même service public[84]. À cet égard, toutefois, ce sont davantage les principes de droit public traditionnels qui revêtent une pertinence particulière, surtout lorsqu’il s’agit de déterminer la qualité du service qui doit être rendu à la population (3.1) ou de circonscrire l’étendue de droits constitutionnels cristallisés, par exemple, dans la Charte des droits et libertés de la personne (3.2).

3.1 L’impact du droit administratif sur la qualité d’un service public

L’état du droit veut qu’il ne soit pas possible de sanctionner judiciairement la décision d’une autorité administrative d’offrir ou non un service public : là est tracée la mince ligne qui sépare l’exercice d’un droit de la prise d’une décision politique[85]. En revanche, dès qu’un prestataire de services publics s’engage à assumer un service pour ses citoyens, il est tenu de le faire sans défaillances[86]. Puisque le service public englobe souvent des services jugés d’intérêt général, une grande part de ceux-ci, nommés « services essentiels », ne pourront être interrompus même si une inexécution contractuelle est constatée de la part du bénéficiaire. Il s’agit là d’une protection intrinsèque de ce type de service qui s’explique par le fait qu’une interruption, par exemple, pourrait porter atteinte à un droit fondamental si elle mettait la vie, la santé ou la sécurité d’un citoyen en danger. Ce principe, reconnu en droit québécois depuis 1965, est notamment issu du droit du travail[87] et est maintenant codifié dans plusieurs lois concernant les conflits de travail dans lesquels se déroulent des grèves[88]. À défaut par l’État de s’acquitter de ses obligations, il engagera sa responsabilité.

3.2 L’impact du droit constitutionnel sur la prestation d’un service public

Bien qu’il faille convenir que la Charte des droits et liberté de la personne du Québec recèle le potentiel de s’appliquer entre particuliers, c’est néanmoins davantage sous l’angle de la Charte canadienne des droits et libertés de la personne[89] que le service public est le plus souvent appréhendé lorsqu’il s’agit de déterminer si les droits fondamentaux des individus ont été enfreints. Deux décisions de la Cour suprême permettent de mettre en relief le point de contact entre ces deux disciplines : l’une porte sur le système de soins de santé (3.2.1) ; l’autre, sur le réseau de transport public (3.2.2). Le présent texte n’est pas le forum approprié pour rendre compte des tenants et aboutissants de ces deux décisions. Cependant, même un regard à vol d’oiseau permet de constater que la notion de service public et la composante collectiviste qui la chapeaute peuvent être érodées par les revendications individuelles ancrées dans les chartes des droits et libertés.

3.2.1 Le système public de soins de santé

Une célèbre décision rendue par la Cour suprême en 2005 permet d’observer ce point de contact entre les deux disciplines mentionnées plus haut[90]. L’arrêt donne suite au désir des demandeurs (soit, curieusement, un médecin et un patient) de voir invalidées les dispositions prévoyant l’interdiction pour tous les Québécois et Québécoises de souscrire, dans le secteur privé, une couverture d’assurance maladie ou d’hospitalisation[91]. Pour parvenir à une forme de déréglementation des services publics de soins de santé, les demandeurs ont allégué que les listes d’attente devenues trop longues enfreignaient leurs droits et libertés. Malgré l’absence apparente de lien rationnel entre le motif de la demande et la solution à laquelle parvient la Cour suprême[92], cet arrêt soulève deux questions : quelle est l’étendue des rapports réciproques qu’entretiennent le législateur et la fonction judiciaire[93] ? Dans quelle mesure les chartes des droits et libertés peuvent-elles éroder, voire moduler la prestation de services publics à vocation collective au nom du respect de droits individuels[94] ?

D’entrée de jeu et malgré l’absence d’une ratio decidendi claire[95], la Cour suprême souligne que l’un des outils employés par les pouvoirs publics pour contrôler la progression de la demande de soins de santé est la gestion des listes d’attente, et que « ce choix relève de l’État et non des tribunaux[96] ». Néanmoins, elle parvient tout de même — bien que timidement — à la conclusion que la longueur excessive des listes d’attente porte atteinte au droit à la vie, à la sécurité ou à l’intégrité de la personne garantis par la Charte des droits et libertés de la personne[97], et que le système de gestion des listes d’attente mis en place ne saurait être sauvegardé à la lumière de l’article premier de la Charte canadienne. Une forte dissidence a été exprimée par certains juges minoritaires, pour le motif que « la thèse des appelants repose non pas sur le droit constitutionnel mais sur leur désaccord avec le gouvernement québécois au sujet d’aspects particuliers de sa politique sociale. C’est à l’Assemblée nationale qu’il appartient de discuter et d’établir la politique sociale du Québec[98]. » En substance, certains juges dissidents auraient posé un frein à l’exercice du pouvoir judiciaire, dès lors que la question connotait un aspect essentiellement politique.

3.2.2 Le réseau de transport public

L’arrêt Conseil des Canadiens avec déficiences c. Via Rail Canada Inc.[99] aborde la question de déterminer dans quelle mesure une compagnie ferroviaire se doit de faciliter l’accès à ses wagons aux personnes à mobilité réduite. Le litige est survenu après le renouvellement du parc de voitures ferroviaires de Via Rail dans lequel l’entreprise n’avait pas prévu que les personnes présentant une déficience physique puissent y accéder directement en fauteuil roulant. La compagnie incriminée a suggéré que, malgré l’absence de structure permettant de ce faire, les personnes handicapées peuvent bénéficier de l’aide des employés afin de monter à bord. Devant cet état de fait, le Conseil des Canadiens avec déficiences a soumis cette situation à l’attention de l’Office du transport[100], alléguant qu’elle enfreignait le Code ferroviaire de 1998 — un texte dépourvu de poids normatif, fruit de négociations —, lequel établit les normes minimales d’accessibilité applicables au réseau de transport de Via Rail. L’Office du transport a enjoint à cette dernière de modifier un certain pourcentage de son parc ferroviaire en l’absence de contraintes permettant de justifier son refus d’accommoder les clients à mobilité réduite.

La Cour suprême, divisée, est parvenue à la conclusion que l’Office n’avait pas outrepassé sa compétence ni rendu une décision manifestement déraisonnable en imposant à Via Rail de modifier ses voitures malgré le coût élevé d’une telle opération. Tout comme dans sa décision rendue dans l’arrêt Chaoulli, la Cour suprême venait poser des paramètres supplémentaires quant aux modalités de la prestation des services publics qui se justifient sur la base de l’exercice de droits fondamentaux.

4 Les modes de résolution des litiges

Le législateur québécois a adopté, en 1971, la Loi favorisant l’accès à la justice[101], ce qui a créé ainsi une nouvelle division à la Cour du Québec, chambre civile, nommée « Division des petites créances ». Par cette réforme, le législateur entendait favoriser le recouvrement de petites créances. Selon le professeur Pierre-Claude Lafond, « [l]es objectifs poursuivis par la création de ce nouveau tribunal sont clairs : rendre la justice accessible aux citoyens en procurant un moyen d’adjudication peu coûteux et expéditif, dépouiller la justice d’un formalisme excessif, procurer un moyen de conciliation susceptible d’assurer la paix sociale[102] ». Le consommateur désirant introduire une action en justice le fera donc généralement devant la Cour des petites créances, puisque celle-ci a désormais compétence exclusive pour trancher les litiges touchant le recouvrement d’une créance de 7000 $ et moins[103] : il est, en effet, plutôt rare qu’un problème de droit de la consommation donne ouverture à des réclamations supérieures à ce montant. Malgré les règles plus souples de cette juridiction (édictées précisément afin de favoriser le citoyen dans ses démarches judiciaires), plusieurs obstacles se dressent encore sur le chemin du consommateur qui souhaite intenter un recours contre le prestataire de services publics. En premier lieu, la compétence limitative de la Cour du Québec ne permet pas au consommateur de requérir une exécution spécifique, une injonction, un jugement déclaratoire ou un autre moyen de redressement non monétaire[104]. Il faut également admettre que, à l’interdiction de représentation par un avocat (en vue de diminuer les frais liés à l’accès à la justice), se greffe l’inconvénient du manque ou de l’absence courante de disponibilité des citoyens durant l’horaire de fonctionnement des tribunaux, lequel favorise d’une manière plus marquée la profession juridique et les entreprises. Laissé à lui-même, le consommateur n’est que très rarement familiarisé avec les règles rattachées à l’administration de la preuve[105]. Si nous ajoutons à ces difficultés la faible somme en jeu dans la plupart des litiges nés du consumérisme, force est de constater que le consommateur moyen préférera souvent subir une injustice plutôt que de s’investir dans une procédure qui demande temps et énergie[106].

En dépit des efforts fournis par le législateur pour faciliter l’accès aux tribunaux dans le cas des justiciables aux prises avec de faibles réclamations, la situation actuelle place encore le consommateur devant la complexité du système judiciaire québécois. Le recours collectif offre alors une avenue fort prometteuse en matière de droit de la consommation. D’origine anglo-saxonne, le recours collectif a été introduit en droit civil québécois en 1978. Il est aujourd’hui inclus dans les dispositions du Code de procédure civile[107] et doté d’une loi qui lui est propre[108]. Ce véhicule procédural permet d’introduire une seule action au bénéfice de plusieurs demandeurs, dont les recours respectifs soulèvent des questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes, mais dont la jonction d’actions est difficilement applicable[109].

Puisque la prestation de services publics concerne assurément un large bassin de consommateurs, un défaut dans cette prestation est plus susceptible de toucher un grand nombre de personnes. C’est à ce moment-là que l’intérêt de se réunir afin d’intenter collectivement une action survient, en particulier si le montant de la réclamation est de peu d’importance. Le recours collectif permet, entre autres, de répartir le poids des contraintes économiques entre les membres du groupe, de désengorger les tribunaux en rendant un seul jugement applicable à plusieurs personnes qui vivent la même situation et en rééquilibrant les forces entre les deux parties. À ce sujet, le professeur Lafond observe ceci :

Treize dossiers de recours collectifs dans le secteur des services publics à la consommation ont été présentés devant les tribunaux dans les quinze premières années d’application de la loi. Ce nombre équivaut à 14,6 % des recours collectifs sollicités ou exercés en droit de la consommation. Ce résultat n’a rien d’étonnant, car les problèmes reliés aux services d’utilité publique se caractérisent par l’un des plus forts taux d’intervention des consommateurs par rapport à l’ensemble des problèmes signalés[110].

De plus en plus populaire, cette forme d’action n’est toutefois pas exempte d’inconvénients : c’est une procédure complexe qui ne peut convenir à tous les types de litiges de consommation. Néanmoins, son efficacité a été démontrée dans plusieurs situations, y compris des litiges intentés contre des personnes morales de droit public[111].

Il convient, au demeurant, de spécifier qu’aucun mécanisme de règlement à l’amiable des conflits n’existe précisément en matière de droit de la consommation, ni en matière de différends auprès de la personne publique. Les modes non juridictionnels de traitement des litiges entre les utilisateurs de services publics et leurs prestataires se résument en un système de réception et de traitement des plaintes plutôt complexe, basé sur le statut qui aura été conféré au type de service public. Ainsi, il existe trois catégories dominantes d’institutions aptes à recevoir les plaintes d’un consommateur insatisfait ou encore victime d’une injustice : l’Office de la protection du consommateur, les ombudsmans et le Protecteur du citoyen. De cette façon, les consommateurs de services publics non exclus de la totalité de l’application de la Loi sur la protection du consommateur peuvent s’adresser directement à l’Office de la protection du consommateur. Ce dernier a été institué par la Loi sur la protection du consommateur, dont il fait la promotion auprès des différents acteurs en matière de consommation et dont il surveille l’application[112]. Il reçoit les plaintes des consommateurs et est investi de larges pouvoirs d’enquête afin de régler les situations litigieuses[113]. Il possède également le pouvoir de requérir une injonction s’il constate une pratique interdite[114].

Dans le cadre de sa mission, l’Office doit transmettre un rapport annuel au ministre responsable de l’application de la Loi sur la protection du consommateur, qui le déposera à l’Assemblée nationale[115]. Cependant, comme l’Office n’est pas un tribunal, il peut seulement inciter les commerçants à se soumettre à l’application de la loi et leur formuler des recommandations. Facilement accessible grâce à ses bureaux régionaux, l’Office constitue somme toute un bon moyen pour régler une situation problématique sans avoir recours au système judiciaire. Toutefois, cet organisme de protection vise tous les consommateurs et, en conséquence, concentre ses efforts sur les cas les plus problématiques de consommation (tels que les agences de recouvrement, les ventes de véhicules automobiles, les studios de santé). La faible part des services publics tombant sous la compétence de l’Office (transport en commun, vente d’électricité lorsque les situations n’entrent pas dans les exclusions prévues par la Loi sur la protection du consommateur) en fait un piètre représentant. D’autant plus qu’il n’est composé que de dix membres devant accomplir l’ensemble de sa mission[116], laquelle touche plusieurs milliers d’entreprises et de commerces.

Quant aux prestataires de services expressément exclus du champ d’application de la Loi sur la protection du consommateur (Hydro-Québec dans certaines situations, le gouvernement fédéral, les commissions scolaires et les universités, les municipalités, etc..), ils aménagent des instances qui leur sont propres et qui sont nommées familièrement « ombudsmans ». Les plaintes concernant ces services devront être adressées à l’ombudsman du prestataire de service à l’origine de l’injustice. Cette personne indépendante traitera la plainte dans un souci d’équité, en favorisant la conciliation entre les deux parties. À noter que l’ombudsman n’est habituellement investi que d’un pouvoir de recommandation. S’il est relativement facile d’entreprendre des démarches pour déposer une plainte contre une université[117], un service gouvernemental fédéral[118] ou une municipalité[119], il demeure difficile de comprendre la procédure mise en place dans les commissions scolaires pour traiter les plaintes, celle-ci étant souvent embryonnaire, voire inexistante[120].

Enfin, pour ce qui est des services de soins de santé, ceux-ci entrent dans la sphère de protection du Protecteur du citoyen, qui s’est vu ajouter la fonction de Protecteur des usagers en matière de santé et de services sociaux en avril 2006[121]. C’est, en fait, une exception à sa compétence initiale, qui lui permet normalement de traiter uniquement des plaintes concernant l’action de fonctionnaires nommés selon la Loi sur la fonction publique[122]. Toutefois, depuis ce changement législatif, le Protecteur du citoyen peut intervenir en cas d’injustice dans la prestation d’un service de soins de santé, mais dans la seule mesure où le consommateur a d’abord saisi les institutions locales ou régionales créées à cet effet[123]. Dans le cas d’une plainte au sujet d’un établissement de santé et de services sociaux ou d’un foyer d’accueil partenaire, la plainte doit être dirigée vers le commissaire aux plaintes et à la qualité des services de l’établissement en question. Si la plainte concerne plutôt les services donnés par des résidences titulaires d’un permis du ministère de la Santé et des Services sociaux ou d’un organisme affilié, elle doit alors être adressée à l’agence de la santé et des services sociaux de la région. Le processus de traitement des plaintes est ainsi subdivisé de manière que les plaintes soient prises en considération à un premier niveau avant d’être transférées à un second niveau, soit au Protecteur du citoyen en cas d’insatisfaction dudit traitement, ou si aucune suite n’est donnée dans un délai de 45 jours. Dans son rôle de Protecteur des usagers en matière de santé et de services sociaux, le Protecteur du citoyen est investi des pouvoirs d’enquête des commissaires d’enquête[124].

La procédure de formulation de plaintes et d’introduction d’un recours judiciaire peut sembler complexe au consommateur moyen. Celui-ci n’est heureusement pas laissé à lui-même. Une multitude d’associations se sont formées au fil du temps[125] et lui permettent d’obtenir l’information et l’aide nécessaires dans ses démarches. Des structures sectorielles ou régionales, et des associations, sont une référence de marque en matière de consommation. Toutefois, leur rôle demeure limité par les faibles ressources financières dont elles disposent, ainsi que par le déni de la capacité nécessaire pour ester en justice ou de l’intérêt requis pour agir[126] auquel elles doivent souvent faire face. Dès lors, leur seule arme consiste à commenter publiquement les agissements préjudiciables pour les consommateurs ou à exercer une pression médiatique sur les commerçants dont les pratiques laissent à désirer.

Conclusion

En raison de la configuration particulière de cet amalgame de droit public et de droit privé, force nous est de constater que le « droit des services publics » n’est toujours pas, au Québec, une discipline ayant acquis son autonomie. Nous ne saurions donc conclure à l’existence d’une relation juridique unissant le consommateur au service public, sauf à admettre que le service public est souvent perçu tel un bien de consommation comme un autre. Cette perception est probablement alimentée, en marge des facteurs exogènes à la sphère du droit, par l’application de la dynamique contractuelle qui matérialise le plus souvent les rapports juridiques entre les usagers et les prestataires de services. Sous cet angle, le prestataire de services, que ceux-ci soient publics, privés ou mixtes, est appréhendé en tant qu’acteur économique au même titre qu’un autre, sauf à dire qu’il devra davantage tenir compte des particularités de certains usagers de manière à assurer l’égalité du citoyen devant le service public.

Or l’application des dispositions de droit privé traditionnel aux contrats unissant l’administré au prestataire de services publics n’est-elle pas réductrice d’un lien juridique qui se voudrait plus englobant ? En revanche, ne faudrait-il pas également convenir qu’un tel rapport juridique n’est pas non plus étranger au droit commun, et que l’application de la Charte québécoise entre personnes privées pourrait concourir à reconfigurer le domaine des obligations conventionnelles à la lumière de la protection de certains droits fondamentaux ? À l’instar du professeur Garant, nous croyons que « [l’]État moderne n’est pas spécifiquement producteur, ni commerçant, pas plus qu’il n’est éducateur ou organisateur de loisirs ; mais tout peut relever de lui sous l’angle du bien commun parce qu’il est au service de la personne humaine[127] ».