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L’ouvrage présenté est une thèse de doctorat dont l’objet est une recherche empirique sur la traduction. Huit répondants (cinq traducteurs professionnels et trois non-professionnels) ont été invités à traduire deux textes publicitaires du français en norvégien, en pensant à haute voix. L’objectif principal de l’auteur est d’examiner le traitement des animismes, définis comme « représentation langagière qui consiste à attribuer à des choses inanimées ou à des entités abstraites des comportements, des sentiments ou des attitudes typiques des êtres vivants, quelle que soit la relation syntaxique entre ses constituants » (p. 120). Exemple : « Les vignes du Beaujolais voient courir leurs coteaux à l’ouest de la vallée de la Saône, entre Lyon et Mâcon. » Dans un deuxième temps, l’auteur souhaite contribuer à la mise en place d’une méthodologie expérimentale combinant deux méthodes de récolte de données : la réflexion parlée (le thinking-aloud) et Translog, logiciel qui enregistre l’activité du clavier de l’ordinateur. La problématique et les hypothèses sont énoncées au Chapitre 1. La méthode est présentée dans le Chapitre 2. Les Chapitres 3 et 4 fournissent le cadre théorique de la thèse. Le Chapitre 5 offre une vue d’ensemble du matériau, du profil des répondants et des conditions d’observation. Les Chapitres 6, 7 et 8 sont consacrés aux résultats. L’auteur y fournit d’abord des données quantitatives sur la performance globale des répondants (p. ex. la rapidité avec laquelle ils s’acquittent des tâches de traduction ou leur productivité, définie en termes du nombre de touches productrices de texte activées par minute). Elle passe ensuite à celles concernant plus spécifiquement le traitement des animismes, d’abord du point de vue du produit, puis de celui du processus de traduction. Le Chapitre 9 contient les conclusions générales ainsi que des propositions pour de nouvelles pistes de recherche. Suivent les références et les annexes, principalement sous forme des fichiers Translog et des traductions écrites.

La thèse est rédigée dans un style très agréable à lire et – surtout – très vivant : Beate Trandem réussit à maintenir l’intérêt du lecteur tout au long de son écrit. Il y a très peu de fautes linguistiques, typographiques ou relatives aux références bibliographiques. On peut cependant se demander si le titre de la thèse est bien choisi : Beate Trandem propose bien plus qu’une étude des processus de traduction. Elle propose une étude combinée des processus de traduction et des produits issus de ces processus, à savoir les traductions écrites. Et c’est justement en cette double approche que réside l’un des points forts de son travail : elle associe l’étude des processus cognitifs du traducteur à une analyse fine d’un fait langagier spécifique, les animismes. À notre avis, ce sont de telles études combinées qui ont le potentiel de donner un nouvel élan à la recherche sur les processus de traduction. Car il est vrai que depuis quelques années, on observe une certaine baisse d’intérêt pour l’étude de ces processus, tout au moins pour ce qui est du recours à l’une des méthodes privilégiées en la matière, les protocoles de verbalisation.

Dans le Chapitre 1, les hypothèses sont énoncées clairement. Elles sont divisées en deux parties : les hypothèses plus spécifiques sur les animismes ; et celles, plus générales, sur les processus de traduction. Beate Trandem choisit d’émettre deux hypothèses particulièrement intéressantes portant sur la question de savoir si les processus de traduction se trouvent ralentis du fait de la réflexion parlée. C’est une question très importante du point de vue de la méthodologie de la recherche et pourtant, la plupart des auteurs (avec l’exception notamment de Jakobsen [2003]) se contentent généralement de prendre les conclusions proposées par Ericsson et Simon (1984/1993), concernant l’influence de la réflexion parlée sur l’exécution de la tâche, comme postulats plutôt que comme hypothèses à tester.

Le Chapitre 2, consacré aux réflexions méthodologiques, contient une section particulièrement intéressante d’ordre terminologique (section 2.4.2). Beate Trandem y donne un compte rendu de la façon dont a été traduit le terme think-aloud protocols par les chercheurs francophones. Ce sont là des réflexions originales sur un sujet qui, jusqu’ici, a été quelque peu négligé. Beate Trandem analyse de façon très systématique les avantages et les inconvénients des différentes appellations proposées jusqu’ici. Elle expose également les éventuelles incohérences qui ont pu nous échapper. Peut-être devrait-on saisir l’occasion, en prenant appui sur le travail qu’elle a effectué, pour décider une fois pour toutes comment appeler ces protocoles en français. Cela permettrait aux chercheurs de langue française de diffuser leurs travaux sous une désignation homogène, unique. Le Chapitre 2 comprend ensuite un compte rendu des conditions d’observation. On peut être ou ne pas être d’accord avec Beate Trandem sur certaines décisions prises en ce qui a trait à la méthodologie, mais il faut lui reconnaître le mérite d’analyser systématiquement le pour et le contre des choix qu’elle fait sur le plan de la planification des expériences.

Les Chapitres 3 et 4 développent le cadre théorique de la thèse. Ils sont intéressants à lire, mais on aurait pu espérer un effort de synthèse plus important. Cela dit, Beate Trandem a su identifier et explorer un problème potentiel de traduction dont l’intérêt dépasse de loin le seul couple de langues français-norvégien. En effet – nous parlons d’expérience personnelle –, il arrive au réviseur de traductions du français en allemand, lors de la lecture d’une première traduction, de buter sur une tournure qui est grammaticalement correcte, qui est linguistiquement possible, mais qui néanmoins sent la traduction. En lisant les réflexions faites par Beate Trandem, il paraît très probable que l’on puisse expliquer certains de ces cas par le fait qu’un animisme a été rendu littéralement du français en allemand. Pourrait-on donc émettre l’hypothèse que les animismes sont plus fréquents dans la langue de la traduction que dans les textes rédigés directement dans une langue germanique – norvégien, suédois, allemand ou anglais ? Une chose est sûre : les ouvrages de Malblanc (1944) et de Vinay et Darbelnet (1958) consacrés respectivement à la stylistique comparée du français et de l’allemand, et du français et de l’anglais, n’ont rien perdu de leur actualité. Au contraire : ils se révèlent de véritables sources d’inspiration pour qui veut étudier le traitement d’un fait langagier spécifique. Peut-être pourrait-on même s’en inspirer pour tâcher de mettre en évidence certains traits universels de la langue de la traduction.

Le Chapitre 5 constitue un retour aux considérations d’ordre méthodologique. Beate Trandem y fournit une présentation claire du matériau utilisé, du profil des répondants et du déroulement des expériences. Force est de constater la disposition de l’auteur à assumer les problèmes éprouvés dans la réalité concrète de la récolte des données. Grâce à un compte rendu analytique et très honnête de tout ce qui ne s’est pas passé comme elle l’avait prévu, Beate Trandem donne à tous ceux qui voudront bien prendre la relève la possibilité d’éviter maints écueils.

Le Chapitre 6 est consacré au traitement quantitatif des données. Un mot d’abord sur la section 6.3, originale : Beate Trandem s’y attarde sur le problème que soulève la traduction des verbalisations faites par des répondants dans une langue vers une autre langue. Elle montre les difficultés auxquelles elle a été confrontée lorsqu’elle a dû retraduire des solutions de traduction proposées par ses répondants en norvégien vers la langue dans laquelle elle a rédigé la thèse, à savoir le français. Précisons bien que c’est un problème auquel tout chercheur travaillant avec les protocoles de verbalisations est confronté. Beate Trandem lui accorde cependant des réflexions systématiques, et surtout, elle illustre ce problème à l’aide d’exemples concrets. Plus généralement, le chapitre 6 est intéressant, surtout du fait qu’il fournit des chiffres précis sur la performance globale des répondants. Toujours est-il que les chiffres indiquent qu’il n’y a, dans l’ensemble, pas de différences claires entre professionnels et non-professionnels pour ce qui est de la rapidité avec laquelle ils s’acquittent d’une tâche de traduction ni pour ce qui est de la disposition à la verbalisation. Mais est-ce si surprenant de constater que les traducteurs expérimentés ne traduisent pas plus rapidement que les traducteurs moins expérimentés ? La recherche sur les processus d’écriture (voir, par exemple, Robertson [2001]) a montré que l’expertise en écriture se distingue d’autres formes d’expertise en ce sens que les tâches d’écriture (c.-à-d. de rédaction de textes) ne semblent pas devenir plus simples avec la pratique. Cela est dû, entre autres, au fait que l’écriture – tout comme la traduction – est une tâche mal définie ; elle comporte beaucoup de variables. Ce qui est donc probablement plus intéressant dans le travail de Beate Trandem est l’observation que les processus de traduction pourraient se trouver ralentis du fait de la réflexion parlée.

Le Chapitre 7 fait l’inventaire des animismes contenus dans les textes de départ. Les analyses sont claires et pertinentes. On peut toutefois se demander s’il n’aurait pas été souhaitable d’adapter quelque peu ces textes pour y introduire davantage d’animismes. L’argument avancé selon lequel « la rédaction ou l’amputation par le chercheur d’un texte […] peuvent fausser la donne et créer des difficultés supplémentaires pour les traducteurs » (p. 41) est-il une justification suffisante ? Dans la tradition expérimentale, il n’est pas rare de manipuler le matériau et les conditions d’expérimentation afin de mieux étudier l’effet recherché.

Le Chapitre 8 est consacré à l’analyse combinée des protocoles de verbalisation et des fichiers Translog pour mettre en évidence les problèmes de traduction soulevés par les animismes figurant dans les textes de départ. On peut se demander si l’on peut partir du principe, comme le fait Beate Trandem, que la verbalisation d’un problème de compréhension ou de réexpression portant sur un animisme est un indice suffisant pour penser que le répondant identifie le problème comme étant dû au caractère animiste de l’expression. Quoi qu’il en soit, il faut signaler que Beate Trandem réussit à révéler au chercheur non initié à l’une ou l’autre des deux méthodes – la réflexion parlée et Translog – ce que leur usage combiné peut apporter. Nous pensons par exemple à l’utilité de Translog pour compléter d’éventuelles pauses dans les protocoles de verbalisation des répondants, les pauses étant très difficiles à interpréter en général.

Le Chapitre 9, finalement, contient un résumé des résultats obtenus et des propositions de pistes de recherche qui se dégagent pour l’avenir. On aurait pu espérer ici une évaluation plus systématique des limites apparues avec le deuxième instrument, à savoir Translog. Si ce dernier s’est révélé utile, il présente néanmoins certains inconvénients. Ainsi, le répondant appelé à travailler avec Translog n’aura pas accès aux fonctions avancées offertes par un traitement de texte tel que Word (vérificateur d’orthographe ou encore dictionnaire de synonymes). Il ne pourra pas non plus utiliser des dictionnaires bilingues électroniques intégrés à la plateforme Word. Ces faiblesses n’enlèvent rien à l’importante contribution qu’ont fait les créateurs de Translog à l’étude des processus de traduction. Mais il convient de rappeler que Translog ne donne pas non plus une image tout à fait fidèle des processus cognitifs du traducteur. Son utilisation doit donc faire l’objet d’une décision réfléchie de la part du chercheur. Signalons également, et pour conclure, une piste de recherche très prometteuse proposée par Beate Trandem : l’utilisation d’un outil pour enregistrer les mouvements oculaires des répondants en train de traduire. Cela permettrait en effet d’étudier sur quel segment le traducteur travaille. Cela aiderait aussi le chercheur à comprendre encore mieux l’origine des pauses constatées dans l’exécution d’une tâche de traduction.

En définitive, le travail de Beate Trandem est une contribution réussie au corpus d’études consacrées aux processus de traduction. Il est innovateur en ce sens qu’il combine l’utilisation de différentes méthodes de récolte de données pour étudier un fait langagier spécifique, susceptible d’intéresser des lecteurs qui travaillent dans d’autres couples de langues.