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Un titre ne fait pas un livre, encore moins une oeuvre… Mais on l’en détache difficilement, et plus encore avec le temps. L’Avare, Hamlet, L’Encyclopédie, L’Enfer, Madame Bovary, Les Fleurs du mal, Maria Chapdelaine, L’Étranger, Les Belles-Soeurs et combien d’autres intitulés ont pris valeur d’icônes ou de symboles. Indissociables des textes qu’ils annoncent, les titres restent parfois le seul souvenir des lectures passées, voire le seul segment de texte lu. Qui ne connaît pas certains titres d’oeuvres qu’il n’a pas lues mais dont il sait ou soupçonne l’importance ? Tout lecteur, pourtant, apprend tôt ou tard à se méfier des titres de livres. Ils sont imparfaits, trompeurs ou manipulateurs. Qui n’aura pas éprouvé quelque surprise ou déception à la lecture d’un ouvrage au titre invitant ? Avec l’expérience, la méfiance est de mise, mais la curiosité fait également le lecteur. Je propose d’aborder la problématique du titre littéraire en fonction du lecteur et de son activité d’interprétation. Je tracerai un bref état de la question pour ensuite signaler quelques cas intéressants et surtout analyser le phénomène dans le roman Dom Casmurro (1899) de Machado de Assis.

Le titre littéraire

L’intitulation des textes et ses usages codés sont des phénomènes datés. Ils appartiennent à l’histoire du livre et de l’édition, mais aussi à celle de la lecture et de la littérature. Dans l’Antiquité, un ruban appelé titulus servait à identifier le contenu d’un manuscrit enroulé (volumen). Au iie siècle de l’ère chrétienne, vraisemblablement, des cahiers écrits sont assemblés sous la forme de codex où apparaissent parfois des indications de contenu. En Occident, le titre se présente en clair et son usage se généralise avec l’invention de l’imprimerie. Une page entière du livre imprimé lui est réservée. Après la Révolution française, les reliures en cuir, trop coûteuses, cèdent la place aux couvertures imprimées des livres. Les titres y figurent avec insistance. Comme l’a fait remarquer Rainier Grutman :

Depuis le xixe siècle, le titre a littéralement envahi l’espace du livre : on le trouve sur la couverture, sur la page de titre et la page de faux titre, en haut de chaque page dans le titre courant. C’est dire qu’il s’est de plus en plus rapproché du texte, évolution qui s’est traduite par des changements formels : jadis long et descriptif, à la syntaxe parfois complexe, le titre prend de nos jours souvent la forme d’une phrase sans verbe, voire d’un syntagme nominal.

2002 : 599

L’appareil titulaire se réduit rarement au seul titre imprimé sur la couverture du livre et peut se décliner de multiples façons, selon les auteurs, les époques, les genres de textes, les types d’éditions et les publics visés. Ainsi, la composition des titres varie énormément par le format et la syntaxe. Les longs titres des livres anciens (des xviie et xviiie siècles en particulier[1]) se font rares au xixe siècle et n’ont pas d’équivalents de nos jours, si ce n’est à des fins parodiques. Les titres anciens se trouvent même abrégés dans les éditions modernes. Cette tendance à l’abréviation s’observe aussi dans le passé, à l’occasion des rééditions de livres à succès[2]. Si les titres courts ont apparemment la faveur des éditeurs sinon du grand public, les abréviations et autres modifications de titres littéraires s’opèrent le plus souvent sans le consentement de l’auteur et parfois au détriment du sens initial. Cela se fait beaucoup pour les adaptations cinématographiques et, le cas échéant, avec l’accord de l’auteur. Le titre du film rejoint un autre public et, avec les rééditions qui suivent, attire un nouveau lectorat. On verra, plus loin, ce qu’il est advenu de Dom Casmurro.

Un objet d’étude

Dans la presse écrite, le titre est capital – c’est le cas de le dire – et on l’étudie comme tel. Dans le domaine littéraire, peu de chercheurs s’y sont véritablement intéressés. On trouve bien des commentaires ici et là sur l’intitulé d’un poème de Baudelaire ou de Nelligan, par exemple, mais le phénomène n’a pas été abordé de façon théorique et systématique avant 1970 et la nouvelle critique, sauf exception. On attribue à Claude Duchet (1973) l’emploi du néologisme titrologie pour désigner ce champ de recherches. Hormis quelques études de cas, dont l’une approfondie a été consacrée au roman de Stendhal Le Rouge et le Noir par Serge Bokobza (1986), les travaux substantiels de Léo H. Hoek et de Gérard Genette font autorité en la matière. Le premier, après avoir formulé des propositions « pour une sémiotique du titre » (1973), a publié, en 1981, La Marque du titre, un ouvrage entier sur le sujet. Gérard Genette, pour sa part, s’est employé à décrire et à examiner le discours d’accompagnement des oeuvres littéraires dans Palimpsestes (1982) et surtout dans Seuils (1987). On lui doit la notion de paratexte qui réunit justement tous les ensembles discursifs – mais aussi des unités non verbales, comme les illustrations des couvertures de livres – qui entourent un texte littéraire ou qui s’y rapportent. Le paratexte accompagne l’oeuvre, en quelque sorte, pouvant ainsi en encourager ou même en faciliter la lecture. Chose certaine, il contribue à son inscription dans le « champ littéraire » (Bourdieu, 1991). Une distinction entre les éléments du paratexte interne et externe – par rapport au texte évidemment – conduit à deux autres notions : le péritexte et l’épitexte. Rappelons simplement que le titre, la préface et la couverture du livre font partie du péritexte.

Le livre peut contenir une multitude d’éléments péritextuels avec des caractéristiques propres : le nom de l’auteur et de l’éditeur, un texte de présentation en quatrième de couverture, des illustrations, un avant-propos, une préface ou toute autre forme de discours d’accompagnement. À cela s’ajoutent, à l’initiative des éditeurs et à l’intention d’un lectorat ciblé, des titres de collections et de séries, qui contribuent à l’identité du livre et à sa réception espérée. Parallèlement aux titres des oeuvres littéraires, les titres internes, sous-titres et intertitres jouent un rôle singulier. Ils ponctuent le texte d’informations redondantes ou nouvelles pour accompagner ou éclairer la lecture. Tout cet appareil titulaire concourt à l’efficacité du texte, lui assurant une cohérence et une lisibilité. Les titres des chapitres des contes de Voltaire, par exemple, ont plus qu’une fonction de repérage dans le texte[3]  . Ce sont des résumés ou des canevas, doublement parodiques, du récit qui va suivre. Courante à l’époque, leur adresse aux lecteurs est à la fois une marque et une demande de bienveillance. Ce peut être aussi une réponse par anticipation aux attentes du lecteur et une forme de validation de son travail interprétatif. Cela suppose que le lecteur coopère de bonne grâce au processus textuel de signification et qu’il y trouve son profit. Il arrive que la persuasion soit aussi une manipulation du lecteur, comme dans Un drame bien parisien d’Alphonse Allais, l’exemple canonique dans la théorie du Lecteur Modèle d’Umberto Eco (1985). Il est toujours facile, après coup, d’expliquer le mécanisme d’une duperie. Pour qui sait lire, ou plutôt relire le texte d’Allais, les intertitres de son bref et curieux récit dévoilent ce mécanisme[4]. On connaît la critique de la théorie d’Eco, qui a néanmoins le mérite de rappeler cette évidence : un texte est fait pour être lu.

Même s’ils ne sont pas toujours attribuables à l’auteur et même si tous leurs effets ne sont pas prévisibles et contrôlables, les titres sont évidemment intentionnels. Ils obéissent à des règles communes ou singulières que l’auteur – sinon le traducteur ou l’éditeur – a adoptées et qui composent une poétique. On peut dégager des habitudes, des usages liés à une époque, à un genre littéraire, à une collection ou à un écrivain. Il en va ainsi pour les longs « titres-arguments » de la Renaissance, les vers liminaires servant de titres de poèmes, les formules stéréotypées de la collection Harlequin et les intitulés accrocheurs ou irrévérencieux de San-Antonio. Cependant, les tentatives de systématisation du phénomène sont difficiles sinon condamnées à des généralités. Au mieux peut-on reconnaître certains principes à travers une pluralité de modèles. Les analyses sémiolinguistiques de Léo H. Hoek permettent un classement de formes et de procédés, dont la composition morphosyntaxique du titre principal et du titre secondaire. Pour sa part, Genette distingue les unités selon leur caractère thématique ou rhématique. Le thème, on le devine, indique un trait sémantique tandis que le rhème – terme emprunté à Peirce – signale une caractéristique générique – le propre des satires, contes et fables, entre autres. Des éléments thématiques et rhématiques combinés produisent des titres mixtes et parfois ambigus – Genette cite Anicet ou le Panorama, roman d’Aragon. Une analyse de ces caractéristiques permet une typologie linguistique et historique. On devine que, sur un plan sémantique, la variété des combinaisons est théoriquement infinie alors qu’elle est plutôt limitée sur le plan syntaxique. Parallèlement, une analyse lexicométrique[5] des titres fait également voir des tendances historiques quant à leur longueur – et donc leur composition –, mais qui sont difficilement interprétables. Elles indiquent des états successifs de l’institution littéraire. D’un tout autre ordre, quelques études de cas mériteraient aussi d’être signalées[6].

Une invitation à la lecture

Des recherches attestent l’influence relative des titres de livres dans les choix de lecture. En effet, une enquête[7] réalisée auprès de quelque 2 500 élèves des niveaux secondaire et collégial au Québec indique que près de quatre jeunes lecteurs sur dix (37,6 %) accordent une grande importance au titre ou, dans une proportion voisine, à l’ensemble de la couverture du livre. Par ailleurs, plus de 63% des répondants disent également fonder leurs choix sur les résumés de livres, en quatrième de couverture. Le péritexte a donc une influence réelle sur ce lectorat.

Outre une visée persuasive – ou commerciale – évidente, l’appareil titulaire répond à plusieurs finalités. Pour Genette, le titre a quatre fonctions principales : la désignation ou l’identification du livre, sa description – qui peut être métaphorique –, l’expression d’une valeur connotative et une fonction dite « séductive », qu’il juge d’efficacité douteuse (1987 : 96-97). Dans son étude sur Le Rouge et le Noir, Bokobza lui prête plutôt une fonction de projecteur, précisément « chargé d’attirer les regards [et] de créer le relief ». Et il ajoute :

[…] changer l’éclairage ce sera aussitôt changer la profondeur et la forme du relief. De ce point de vue, le titre qui accompagne un énoncé littéraire devra être analysé non seulement en fonction des relations qu’il entretient avec le contenu même de l’oeuvre (auteur), mais aussi face à sa position vis-à-vis du public (lecteur).

1986 : 37

Avec Claude Duchet (1973), qui lui attribuait déjà une fonction conative, c’est-à-dire centrée sur le destinataire, on reconnaît au titre une valeur pleinement significative pour le lecteur : il décrit l’oeuvre, « attire les regards » sur elle et « séduit » éventuellement. Mais il y a plus. « En lisant le titre, le lecteur sera, en somme, conditionné dans l’optique de l’événement à venir », soutient Bokobza qui demande : « La lecture d’un roman passerait-elle alors d’abord par la compréhension de son titre ? » (1986 : 20). De l’avis d’Umberto Eco, « un titre est déjà – malheureusement – une clef interprétative. On ne peut échapper aux suggestions générées par Le Rouge et le Noir ou par Guerre et Paix » (1985 : 7).

Tout déploiement de signaux à l’intention du lecteur, qu’il s’agisse de titres et d’intertitres, de divisions internes du livre et d’illustrations, agit comme un vade mecum. À la différence d’un discours d’accompagnement (préface, résumé, etc.), ce mode d’emploi, consultable à tout moment, pourrait favoriser la progression du lecteur dans le texte. Les titres des chapitres en en-tête rappellent l’état de la lecture. On peut les considérer comme de simples bornes routières, indiquant le nom d’une route, les distances parcourues. Mais, pour autant que ces indications soient du texte – et pas seulement une numérotation –, elles expriment aussi autre chose, parallèlement au texte qui se découvre dans la page. Toute discrète qu’elle soit, leur « voix » se superpose au co-texte. Il est impossible d’en mesurer l’effet. Du reste, tous les lecteurs y prêtent-ils attention ? Ce qui peut être posé par hypothèse est un ajout de sens au texte et un appel ou un adjuvant à sa compréhension.

Réactions de lecture

Des lecteurs affirment avoir choisi ou acheté un livre pour son titre, pour son attrait en soi ou pour sa notoriété[8]. En cela au moins se rejoignent les comportements des petits et des grands lecteurs, des adeptes et des experts de la lecture. C’est au minimum une amorce de la lecture. À notre époque, en tout cas, le titre s’offre d’emblée comme le premier segment d’un texte à découvrir. Il y invite, un peu à distance, comme pour inspirer le respect et peut-être en révéler l’essence. Un aspect devient LE sens de l’oeuvre. Le titre intrigue, retient, dispose le lecteur. Il le trompe aussi parfois. Par exemple, que suggère le titre Un dimanche à la piscine à Kigali (2000) de Gil Courtemanche ? Des scènes de vacances ? Un instant de bonheur au milieu de l’horreur ? Le contraste voulu n’est pas assurément perçu. À la lecture, il se révèle peu à peu et le titre acquiert sa pleine valeur. Au moment de sa parution, Le Retour d’Afrique (2004) de Francine D’Amour aurait pu être interprété faussement comme un autre roman inspiré du génocide au Rwanda. Le titre laisse entendre un voyage. Cette hypothèse du lecteur est aussi l’impression que la narratrice cherche à communiquer à son entourage. Or, le voyage n’a jamais eu lieu que dans leur imaginaire. Quant au contenu, il n’a rien à voir avec la tragédie du Rwanda. Voyons un dernier exemple : bien des lecteurs ont exprimé une curiosité ou un désarroi devant La petite fille qui aimait trop les allumettes (1998) de Gaétan Soucy. Ce titre surprenant ou accrocheur en a incité plus d’un à se procurer le livre[9]. Que pouvait-il laisser soupçonner ? L’histoire d’une petite fille qui jouait avec le feu ? Pour sûr, le récit maintient l’intrigue, en en détournant le sens jusqu’à la fin. Le lecteur a pu s’appuyer sur maintes références pour assurer l’intelligibilité du propos : la formule proverbiale « du jeu avec le feu » et le souvenir d’un conte de Hans Christian Andersen (La Petite Fille aux allumettes, 1848). Avec le titre, s’enclenche le travail d’interprétation du lecteur.

Ce travail est souvent facilité ou orienté par l’extérieur – un discours ambiant ou une adaptation de l’oeuvre, par exemple. L’adaptation pour le cinéma[10] du roman de Courtemanche lui a valu une nouvelle publicité et un nouveau lectorat. Le contenu du livre est partiellement dévoilé : il paraît déjà connu du lecteur. Le titre confirme le savoir sinon l’attente de ce dernier, ce qui est renforcé par une image du film sur la couverture d’une nouvelle édition du roman. Sur cette photo, les deux personnages principaux du film, une femme noire et un homme blanc qui s’étreignent, expriment une douloureuse affliction. La fonction promotionnelle de l’image est évidente et couramment employée[11]. Du coup, d’autres sens apparaissent et se précisent aux yeux du lecteur. Dans cette réédition, la couverture illustrée fixe l’attention sur le couple et suggère une histoire d’amour difficile. Tout lecteur qui a lu ou vu au moins une publicité du film ressent une impression de familiarité, ce qui ne signifie pas une absence d’ambiguïté. Avec le film Un dimanche à Kigali, par ailleurs, l’altération du titre littéraire abolit un contraste dans l’énoncé original. Certes, l’écart entre l’amour et la haine peut s’éprouver à l’audition du film. Il reste que chaque unité de discours, chaque élément d’un titre produit du sens et que chaque transformation a des conséquences.

Chaque emprunt aussi produit son effet. Les énoncés intertextuels que sont les pastiches ou parodies de titres proposent aux lecteurs un jeu ou un défi par rapport au champ littéraire. Tels sont, par exemple, dans le corpus québécois, Mignonne, allons voir si la rose… est sans épines (1912), recueil de poésies de Guy Delahaye, Hamlet, prince du Québec (1968), pièce de théâtre de Robert Gurik, Le Cid maghané (1968), pièce de théâtre de Réjean Ducharme, et Don Quichotte de la démanche (1975), roman de Victor-Lévy Beaulieu. Ces titres transformés, ou « titres-citations », affichent en clair une référence supposée connue du lectorat et dont la reconnaissance est comme un point de départ de la lecture. Cette reconnaissance est un premier acte interprétatif du lecteur. Le sens qui en résulte peut ne correspondre qu’à un aspect de l’oeuvre, le renvoi au canon littéraire – ici la Pléiade, Hamlet, Le Cid et Don Quichotte – n’est pas moins significatif, puisqu’il définit ou fixe, par avance, un certain horizon esthétique[12].

De façon plus évidente, les lecteurs experts accomplissent leur travail en fonction d’une référence esthétique. Aux usages rhétoriques des titres correspondent des effets plus ou moins attendus. Deux exemples de réactions critiques suffisent pour l’illustrer. En premier lieu, un article de François Gallays a été entièrement consacré au titre du recueil de poésies d’Alain Grandbois, Les Îles de la nuit. Le critique s’exprime en ces termes : ce titre « exerça sur moi un pouvoir d’envoûtement qui, aujourd’hui encore n’a aucunement perdu de son efficacité » (1979 : 23). Gallays étudie les sons, le rythme et les sèmes du titre pour décrire en détail des procédés stylistiques et comprendre cet effet d’envoûtement. Dans un tout autre registre, le critique Guy Laflèche a posé un jugement très négatif sur Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy. Le Québec, prétend-il, a cultivé les « bonheurs d’occasion » en matière de littérature et le roman de Roy « porte bien son titre, mais en toute innocence » (1977 : 98). La critique de Laflèche détourne le sens du titre au profit de sa propre thèse. Ces deux exemples d’utilisation de titres par des lecteurs experts seraient de peu d’intérêt s’ils ne mettaient pas en évidence le rôle de l’interprète dans l’avènement du sens. Mais ce sont là des lectures professionnelles, justement, qui répondent à des impératifs institutionnels et qui étaient inespérées ou imprévisibles. Tout texte en permet l’exercice sans les accréditer pour autant, comme il se prête malgré lui à tous les usages.

Les lectures critiques se distinguent évidemment des lectures ordinaires par leur fonction, mais aussi par leur fonctionnement. Elles supposent une lecture appliquée ou « seconde »[13], une approche avisée permettant de comprendre l’intention du texte, de goûter ses charmes et de leur échapper. Distincte de la « progression »[14] dans le texte – le fait d’une lecture première –, une telle compréhension n’est pas exclusive aux lecteurs professionnels. Elle exige néanmoins une disposition particulière et une attention soutenue. Même s’il ne partage pas les buts et les obligations du critique, le lecteur ordinaire formule puis révise, au besoin, une série de propositions qui assurent – au moins pour lui-même – l’intelligibilité sinon la cohérence du texte. L’appareil titulaire lui offre un lieu où mettre à profit son activité. Porteur de significations, comme tous les signaux textuels, il pourrait également avoir une fonction de guidage, laquelle appellerait d’ailleurs une interprétation.

Quelles peuvent être la posture et l’attitude du lecteur à cet égard ? Après avoir observé plusieurs aspects du titre littéraire, voyons comment se construisent et se perçoivent ses effets à la lecture d’une oeuvre en particulier. Le roman Dom Casmurro de Machado de Assis paraît tout désigné pour cette étude.

L’appareil titulaire de Dom Casmurro

Ce roman, considéré comme le chef-d’oeuvre de l’écrivain brésilien Machado de Assis, a connu plusieurs formes d’adaptations, dont deux versions pour le cinéma : Capitu en 1968 et Dom en 2003. Le titre du premier film dévoile le nom d’un personnage central, l’épouse de Dom Casmurro, le narrateur du roman. Le second titre tronque le nom de celui-ci et propose une libre adaptation, modernisée, du livre. Dans les deux cas, le titre déplace l’attention du spectateur. Un nom féminin (Capitu) et une appellation anonyme (Dom) peuvent suggérer une infinité de significations. Chose certaine, s’est perdu alors le sens associé au titre original, qui désigne le narrateur et qu’il explique lui-même d’entrée de jeu. Phénomène intéressant, une réédition récente du roman en français comprend un sous-titre, absent jusque-là, et qui correspond à un titre de chapitre : « Les yeux de ressac » (2002). Son sens s’éclaire avec la lecture évidemment, mais on peut s’interroger sur la pertinence et l’effet de ce sous-titre. Celui-ci insiste, en tout cas, sur un aspect de l’histoire et sur le caractère du personnage féminin Capitu. Le changement de titre a des conséquences immédiates sur la lecture.

Avec son titre original, Dom Casmurro déploie un appareil titulaire suffisamment élaboré pour que nous nous y attardions. Le titre général, en premier lieu, intrigue aussi bien les lecteurs familiers avec la langue portugaise que les autres. « Ne consultez pas de dictionnaires », nous prévient le narrateur dès le premier chapitre du roman, qui est justement intitulé « Du titre » (DC : 14)[15]. Et il poursuit :

Casmurro n’est pas pris ici dans le sens qu’ils donnent à ce mot, mais dans l’acception vulgaire d’homme silencieux et absorbé. Dom a été ajouté par ironie, comme pour me donner des prétentions nobilaires. Et tout cela parce que l’autre jour, je dormassais un peu ! Aussi bien n’ai-je point trouvé de meilleur titre pour mon récit ; s’il ne m’en vient pas d’autre d’ici la fin du livre, nous garderons celui-là. Mon poète du train saura ainsi que je ne lui garde pas rancune. Et, pour un peu, comme le titre est de lui, il pourra penser que l’oeuvre l’est aussi. Certains livres doivent à leurs auteurs, tout juste, leurs titres ; et d’autres même pas cela.

Ibid.

Il est habituel de trouver une justification ou une explication du titre d’un livre dans une préface auctoriale[16]. Il s’en trouve plus rarement dans le corps d’un récit. On la devine plutôt alors. Dans le cas présent, le narrateur et personnage principal du récit s’adresse continuellement au lecteur pour le bien préparer et l’engager dans sa lecture. Le dispositif est parfaitement réglé pour éveiller la curiosité puis les soupçons du lecteur. Ceux-ci naissent au fil du récit parallèlement à la jalousie du personnage qui lui fait douter de la fidélité de son épouse Capitu. Une telle connivence entre le lecteur et le narrateur suppose un « contrat de lecture ». Ici, l’autobiographe fictif a fait explicitement du lecteur son destinataire, sinon son ami et confident. Le titre et ses formes dérivées concourent à l’établissement de ce pacte narratif qui garantit la crédibilité du narrateur et la pertinence du propos. Dès le chapitre inaugural, en est posé le principe, qui sera maintenu jusqu’à la fin du roman par des appels directs au lecteur et par des signaux récurrents. Il commande la coopération du lecteur. Le titre à lui seul ne saurait l’enrôler évidemment. Le texte entier y travaille. À cet égard, la structure de Dom Casmurro découpe le récit en multiples segments et épisodes qui correspondent à autant de chapitres, dont certains tiennent en une seule page. Un intertitre significatif coiffe chacun des 148 chapitres du roman – qui compte quelque 330 pages dans l’édition courante en français. Une étude exhaustive des intertitres montrerait comment se forme la complicité du lecteur et, partant, comment celui-ci est amené à partager les sentiments du héros. Quelques éléments suffiront ici.

Le deuxième chapitre s’intitule « Du livre » et commence ainsi : « Maintenant que j’ai expliqué le titre, passons au livre. Auparavant, néanmoins, exposons les motifs qui me font prendre la plume » (DC : 15). Avec le premier chapitre, cela semble indiquer une bienveillance systématique envers le lecteur, laquelle appellerait, en retour, une confiance à l’égard du narrateur. Cette bienveillance se manifeste tout au long du roman, à travers de multiples interpellations et dans d’autres intitulés de chapitres. Certains de ces intitulés ont strictement un but fonctionnel ; ils guident le lecteur dans sa progression : le chapitre 79 est titré « Préface au chapitre » et le suivant (chap. 80), « Passons au chapitre » ; pour sa part, le chapitre 131 a pour titre « Antérieur au précédent ». D’autres intitulés de chapitres sont des adresses explicites au lecteur. Il en va ainsi de « Lecteur, hoche la tête » (chap. 45) et de « N’en faites rien, ma chère » (chap. 119). Ce dernier chapitre tient en un paragraphe qui illustre bien le type de relation établi avec le lecteur :

Chère lectrice, vous qui êtes mon amie, et qui avez ouvert ce livre afin de vous reposer entre la cavatine d’hier et la valse d’aujourd’hui, vous voulez le fermer tout de suite, en voyant que nous côtoyons un abîme. N’en faites rien, ma chère : je change de direction.

DC : 284

Ces usages des intertitres, qui se rapprochent de la fonction phatique du langage, produisent surtout des effets de cohérence et de persuasion qui renforcent la confiance du lecteur et le confirment dans ses intentions.

Annonçant un véritable début d’histoire, le chapitre 2 (« Du livre ») se termine sur ces mots :

Allons ! Je commence l’évocation par une célèbre après-midi de novembre que je n’ai jamais oubliée. J’en ai eu beaucoup d’autres, meilleures ou pires, mais celle-là ne s’est jamais effacée de mon esprit. Et tu le comprendras en me lisant.

DC : 17

La table est mise pour le lecteur. Il découvrira au fil du texte l’histoire du jeune Bentinho – devenu plus tard Dom Casmurro –, de sa relation amoureuse avec Capitu, de son passage obligé au séminaire, de son amitié pour Escobar, etc. En suivant l’évolution de ces personnages de l’adolescence à la vie adulte, le lecteur verra aussi se transformer l’amour en jalousie. En fait, il sera invité, par de nombreux indices, à soupçonner une liaison entre Capitu et Escobar. Certains intertitres en tiennent lieu carrément ou les signalent, avec insistance, à l’attention du lecteur. Par exemple, le chapitre 32 s’intitule « Des yeux de ressac ». Bentinho se souvient de l’expression utilisée par un proche de la famille pour décrire les yeux de Capitu. Il se livre ainsi :

Je me souvenais de la définition que José Dias en avait donnée. « Des yeux de Bohémienne oblique et dissimulée ». Je ne savais pas ce que voulait dire « oblique », mais « dissimulée » je le savais et je voulais voir si on pouvait en dire cela. Capitu se laissa fixer et examiner. […] Rhétorique des amoureux, fournis-moi une comparaison exacte et poétique pour dire ce qu’étaient ces yeux de Capitu. Il ne me vient pas d’image capable d’exprimer ce qu’ils étaient, ce qu’ils me faisaient, sans attenter à la dignité du style. Des yeux de ressac ? Eh ! oui, de ressac. C’est bien le mot qui me donne l’idée de cet aspect nouveau. Ils contenaient je ne sais quel fluide mystérieux et énergique, une force qui vous entraînait en dedans, comme la vague qui se retire de la plage, les jours de ressac.

DC : 89

Il y a là un indice de ce qui se prépare et de ce qui s’écrira plus loin, mais que le lecteur pourrait évidemment ne pas saisir. Dans un épisode précédent (chap. 25), José Dias avait employé cette expression : « ces yeux que le diable lui a donnés… » (DC : 70). Le lecteur pouvait également ne pas y prêter attention ou porter ce jugement négatif au compte d’une mauvaise foi. Mais il retiendra sans doute que Bentinho, à la suite de José Dias, trouve chez Capitu un aspect mystérieux et insaisissable. Cette impression se confirmera dans l’esprit du narrateur et, on le suppose, dans celui du lecteur. Très loin dans le récit, un autre chapitre sera coiffé du même titre ou presque, l’article défini en français désignant ce qui est déjà connu : « Les yeux de ressac » (chap. 123). Après la mort d’Escobar, survenue accidentellement par noyade, ce bref chapitre relate le moment du départ pour le cimetière. Bentinho observe l’attitude de Capitu :

Il y eut un moment où ses yeux fixèrent le défunt, comme ceux de la veuve, sans les sanglots ni les plaintes de la veuve, mais tout grands ouverts, comme la vague de la mer, au dehors, comme si elle eût voulu, elle aussi, emporter le nageur du matin…

DC : 289

L’image poétique ajoute au non-dit, comme pour donner une forme à l’impression. Le lecteur peut difficilement l’ignorer même s’il n’éprouve pas le malaise ou la douleur des personnages. S’il a été attentif, il se rappelle ce qui a été dit du regard de Capitu dans un chapitre semblablement intitulé. Au-delà d’un caractère fonctionnel et rhétorique, plusieurs intitulés de chapitres ont donc une pleine valeur sémantique. Soit ils reflètent le contenu d’un chapitre, soit ils lui en imposent un. Parmi les autres intertitres « parlants » dans Dom Casmurro, « Une pointe de Iago » (chap. 62) et « Othello » (chap. 135) expriment assez clairement le drame qui est au coeur du roman. Dans le premier cas, un mot de José Dias crée le trouble chez Bentinho qui avoue « un sentiment cruel et inconnu, la pure jalousie, lecteur, mon compagnon ! C’est elle qui me mordit […] » (DC : 159-160). Quant au second intitulé, il se rapporte à une soirée au théâtre où « on jouait justement Othello » (DC : 308), et à la suite de laquelle Bentinho se résout au suicide. De prime abord, le titre pouvait laisser croire à une autre issue, mais l’hypothèse que le lecteur a été amené à faire se transforme avec la réflexion de Bentinho.

Tout au long du roman, le lecteur a connu avec le narrateur la naissance et la transformation d’un sentiment amoureux. Son jugement nous importe peu, bien sûr, mais il est permis de croire que l’auteur a voulu le mettre à l’épreuve. Le dispositif mis en place, tant par la structure du récit et les remarques du narrateur que par les appels au lecteur et l’appareil titulaire, conduit à une forme soutenue d’engagement lors de la lecture. Parallèlement aux autres signaux du texte, mais parfois aussi en les devançant, les titres et intertitres entraînent la production d’hypothèses successives quant au contenu d’un livre, d’un roman, et quant à la résolution d’une intrigue ou d’une question suggérée par le titre principal. Qui est Dom Casmurro ? Mérite-t-il son sobriquet ? Son histoire permet-elle de comprendre ce qu’il est devenu ?

Le travail de l’imaginaire

Il reste à se demander à quelles conditions fonctionne ce dispositif. Pris dans son ensemble, il exige le respect et la reconnaissance de règles syntaxiques, logiques, narratives, psychologiques, éthiques ou même morales. La dissimulation avait déjà été observée chez Capitu. Les « yeux de ressac » le soulignent à double titre. C’est parfaitement cohérent du point de vue narratif et psychologique. Des conditions semblables s’appliquent probablement à l’appareil titulaire, qui est également du texte. Pour qu’une impression, une interrogation suggérée par un titre conduise à un pseudo-raisonnement, il faut une compétence particulière qui excède les connaissances linguistiques. Cette compétence acquise avec le temps et l’expérience de lecture agit dans l’imaginaire du lecteur pour former une représentation de l’objet. Kigali et l’Afrique, la petite marchande d’allumettes, Iago et Othello, par exemple, sont des unités signifiantes, des figures de la guerre, de la misère, de la trahison et de la jalousie. Elles font partie d’un réservoir commun d’images, d’un savoir partagé, mais également de l’encyclopédie personnelle du lecteur expérimenté. À la découverte des textes, les lecteurs moins avisés y ont aussi accès. Devenue l’emblème de l’horreur génocidaire, Kigali inspire la frayeur. On imagine le pire. Pour sa part, la figure archétypale d’Othello fait prédire et admettre un dénouement fatal.

Il faut encore, cependant, que ces figures topiques soient actualisées dans l’imaginaire du lecteur. Il ne suffit pas, en effet, de reconnaître un lieu commun – comme la misère en Afrique ou le pouvoir dévastateur de la passion – pour « construire » le sens du titre et y adapter sa lecture, c’est-à-dire adopter une posture particulière. Les titres parodiques ou titres-citations commandent, par-delà la reconnaissance d’un texte-source (hypotexte), un plan de travail. Alerté par le titre, le lecteur, tout comme le spectateur, de Hamlet, prince du Québec ou du Cid maghané s’interroge sur les liens entre les pièces de Gurik et de Shakespeare, de Ducharme et de Corneille. S’agit-il d’imitations, de palimpsestes ou d’intitulés trompeurs ? La relation intertextuelle présumée conduit à se demander s’il faut avoir lu ou vu les oeuvres anciennes pour comprendre les modernes. Elle peut entraîner leur lecture justement, mais surtout fonder l’hypothèse que les unes se réfèrent directement aux autres, par leurs thèmes ou leurs formes. Bien sûr, tout lecteur pourrait l’ignorer aussi. En revanche, il pourra faire une lecture parallèle des oeuvres, du langage, des personnages et des situations qu’elles mettent en scène. Quitte à changer de posture interprétative au fil de sa lecture, il pourra chercher la ressemblance, l’ironie, et se faire critique de l’adaptation moderne de motifs dramatiques.

Les titres rhématiques ou mixtes, tels que Genette les a définis, engagent aussi le lecteur dans une voie particulière. Le Journal d’un curé de campagne (Bernanos), Les Contes du pays incertain (Jacques Ferron) et Ode au Saint-Laurent (Gatien Lapointe) appellent déjà, par le genre annoncé, une certaine attitude. Quant aux titres thématiques, dominants depuis l’époque moderne, comme Crime et Châtiment (Dostoïevski), J’irai cracher sur vos tombes (Boris Vian) et L’Homme rapaillé (Gaston Miron), ils semblent dicter surtout une interprétation de contenu. Les titres les plus neutres, réduits « au seul nom du héros éponyme, comme David Copperfield ou Robinson Crusoé » – comme Dom Casmurro aussi – et qui seraient, selon Umberto Eco, « les plus respectueux du lecteur » (1985 : 7) interpellent sans doute différemment celui-ci. Néanmoins, il doit en faire une interprétation minimale, sur la base d’une curiosité, d’une analogie ou d’un renseignement obtenu par ailleurs (résumé, publicité, etc.). Quoi qu’il en soit du résultat, de sa justesse et de sa part d’invention, le titre commande une inférence interprétative qui doit être révisée à l’usage du texte. Ce travail inférentiel n’est vérifiable que de l’aveu du lecteur lui-même. Il est générateur de significations qui sont autant d’effets de lecture. Du reste, les lecteurs en retirent toujours plus qu’un savoir. Le titre, en ce sens, est un déclencheur du processus sémiotique.