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L’épigramme désigne, originellement, une inscription gravée sur un monument de type funéraire. Une inscription lapidaire, donc, définitive, relevant d’un style formulaire plutôt que fragmentaire. Tout en concision, adoptant « un parti pris de densité[1] », elle implique par nature une manière de brièveté — étant entendu, selon les termes de Gérard Dessons, que « la brièveté n’est pas une forme » mais « un mode de signification[2] ». Sous la plume de Martial (ier siècle ap. J.-C.), l’épigramme devient dans un deuxième temps une affaire rhétorique[3] et un genre littéraire, caractérisés par une même dimension évaluative (d’élogieuse, elle se fait satirique) et présentant une structure discursive nouvelle : une structure nécessairement versifiée, d’une part, une structure le plus souvent bipartite, d’autre part, — composée d’un développement et d’une « pointe » finale[4]. S’y configurent alors un trait d’esprit, reposant « sur un processus de condensation du sens, d’économie du matériel verbal », et un style « à la fois coupant (aigu) et coupé (concis) » qui « rejoint la forme inscriptionnelle » des origines[5]. De là une définition à la fois formaliste et thématique de l’épigramme, associant l’agencement du poème à un contenu foncièrement railleur[6].

Les difficultés d’interprétation s’accroissent à partir du moment où l’épigramme cesse d’apparaître comme un genre littéraire — apparenté à la poésie satirique — et investit, par exemple, la prose romanesque ou journalistique. Ces difficultés feront l’objet de notre réflexion. Elles seront présentées sur la base d’un corpus regroupant quelques petites « feuilles » de 1830, comme Le Figaro, La Caricature, Le Corsaire ou Le Sylphe[7]. Étudier la place prise par l’épigramme dans la presse satirique, à la veille de la monarchie de Juillet, s’avère en effet hautement problématique. Cela suppose, idéalement, la prise en compte conjointe de quatre ensembles de considérations. L’histoire littéraire, d’abord, nous invite à inscrire la pratique de l’épigramme dans une longue durée — celle des formes successivement prises par l’écriture atticiste et le « genre » de la satire. L’histoire sociale et culturelle des sociabilités mondaines, ensuite, exige de l’articuler à l’exercice de la raillerie — tel qu’il s’est trouvé théorisé et pratiqué au xviie et au xviiie siècles, en rapport avec l’éthique de l’« honnête homme ». L’histoire politique des années 1820-1830 fournit, elle aussi, des cadres d’analyse déterminants, l’épigramme journalistique dépendant étroitement de son contexte immédiat : en amont, d’une part, étant donné les contraintes qu’exerce encore la législation sur la presse satirique de l’époque ; en aval, d’autre part, en raison du système de références et d’allusions que constitue cette arme. Enfin, du fait précisément de cette obliquité, l’analyse de l’épigramme suppose un appareil interprétatif emprunté à la pragmatique du discours, attentif à l’épineuse question de l’implicite — distinguant ainsi ce qu’un énoncé dit (ou exprime) et ce qu’un énoncé communique (par sous-entendus)[8].

Ces quatre plans sont corrélés. Et l’épigramme exige de mettre en oeuvre des protocoles d’analyse sinon croisés du moins pluriels, dans le cadre de ce que nous pouvons appeler, à la suite d’Alain Vaillant[9], de Marie-Ève Thérenty[10] ou de Corinne Saminadayar-Perrin[11], une poétique historique de l’éloquence. Le repérage même de notre objet, du reste, pose problème. Aucun journal, aucune rubrique ne se trouvent intégralement dévolus aux épigrammes. Si les recueils d’épigrammes poétiques existent, le corpus journalistique semble rétif, lui, aux catégorisations faciles. Est-ce à dire que leur étiquetage reste arbitraire, et que leur dissémination interdit toute étude structurelle ? Point. C’est invariablement dans la ou les dernières pages de la petite presse satirique (p. 3 et/ou p. 4), que se rencontrent nos énoncés brefs et mordants — entremêlés à d’autres de façon apparemment aléatoire —, ces énoncés suffisamment railleurs pour dénoncer, suffisamment amusants pour divertir et suffisamment spirituels pour valoriser le journal lui-même. Ceci, au sein de rubriques polyphoniques significativement intitulées « Échos », « Variétés », « Butin », « Pochades », « Coups de lancettes » ou « Bigarrures », réaménagées ultérieurement, dans la presse populaire des années 1860, en « Bâtons rompus », « Bigarrures d’Arlequin », « Çà et là », « Zigzags », « Feu de paille », « Bimbeloterie » ou « Cosarelles ». Placées sous le signe de l’hétérogénéité, ces rubriques alignent des paragraphes courts, extrêmement variés en matière de visée ou de registre, et non signés — l’anonymat protecteur signalant à la fois la dimension collective de l’énonciation et le caractère impersonnel de l’information. Si la brièveté nous apparaîtra comme une condition même du comique[12], l’anonymat des épigrammes tirera plutôt l’écriture du côté de la maxime, de la sentence ou de l’aphorisme[13].

À l’enchâssement, ces réservoirs d’épigrammes préfèrent donc le montage en série. Telle est la particularité structurelle des rubriques qui l’accueillent, qui en conditionnent la lecture et qui lui donnent tout son sel : l’énoncé satirique, baignant dans le vaste flux des nouvelles[14], apparaît comme une information. Exemple extrait du Corsaire du 9 juillet 1830 : « Cinq collèges électoraux ont laissé M. d’Hausses, ministre de la marine, le bec dans l’eau ». Avant de faire sourire, et pour faire sourire, l’épigramme emprunte ici la voie — que la censure ne saurait à elle seule expliquer — du fait divers. Du constat objectif. Un pseudo-constat, puisque immédiatement converti en évaluation critique, au moyen d’une orientation argumentative (plus ou moins subtile) sur laquelle nous reviendrons. Il convient de rappeler, en outre, l’arrière-plan thématique des quotidiens et des rubriques elles-mêmes où se trouvent intégrées pareilles épigrammes : ces quotidiens et ces rubriques sont à dominante culturelle. En témoignent des sous-titres aussi divers que L’Écho des salons (pour Le Lutin), Journal des spectacles, de la littérature, des arts, moeurs et modes (pour Le Corsaire) ou Journal littéraire (pour Le Figaro). La satire jouxte l’actualité des spectacles ou de la librairie et ce voisinage a des effets ambivalents au sein même des rubriques qui les hébergent : des effets de décalage entre les annonces (sérieuses ou ironiques), le plus souvent, mais aussi des effets de flou — certains énoncés pouvant rester ambigus ou indécidables quant à leur véracité, quant à leur signification ou quant à leur « gravité ». Ainsi de cette nouvelle figurant dans Le Trilby du 15 mai 1830, rendue suspecte par son co-texte : « M. Sautelet, gérant du National, vient de mettre fin à ses jours. On attribue sa mort à un désespoir amoureux ». En somme, c’est le co-texte des actualités culturelles qui habille l’esprit critique — à l’oeuvre dans l’épigramme — d’une neutralité apparente et d’une tonalité ludique[15].

Logiques

Aussi complexe soit la situation de l’épigramme journalistique en 1830, il semble pourtant possible et nécessaire de décrire de façon schématique un certain nombre d’invariants relatifs à son fonctionnement.

L’énoncé satirique est d’abord affaire d’actants et de mouvements. Ses actants sont au nombre de trois[16]. D’abord, le satiriste lui-même, apparaissant du fait de son anonymat comme un « pur esprit » mais présentant nécessairement — en creux — un certain éthos (celui de l’homme honnête et sensé, maîtrisant la langue et les références savantes). Ensuite, la cible de l’épigramme, le plus souvent un titre de journal de l’autre bord ou une figure du paysage politique réduite à un nom propre — façon économe et efficace d’épingler et de rabaisser. Enfin, le destinataire ou le lecteur, anonyme comme le journaliste mais partageant avec lui une compétence langagière et un certain nombre de codes idéologiques, nécessaires à l’interprétation du message. Le mouvement du mot d’esprit, quant à lui, est binaire[17]. Exemple, extrait du Trilby : « M. de Polignac a reçu pour ses étrennes, à l’occasion du nouvel an, un petit paquebot de sucre candi, un portrait en gelée de lord Wellington, et la Charte en compote » (2 janvier 1830). S’y succèdent un moment d’accrochage (déclencheur) et un moment, plus ingénieux et parfois franchement comique[18], théorisé et célébré par Baltasar Gracián comme la « pointe » de l’esprit, de discordance (disjonctif) ; cette surprise suppose de la part du journaliste un travail de préparation et de la part du lecteur, parfois plongé dans l’incompréhension, la recherche du sens. Sans doute pourrait-on interpréter ce mouvement binaire de l’épigramme, cet écart structurel, comme la marque discursive d’un pas de côté idéologique — comme la marque spéculaire d’une distance prise par le satiriste à l’endroit de l’univers de référence, épinglé et dénoncé par lui[19].

L’épigramme journalistique, avons-nous rappelé, ne traite pas de l’actualité comme d’un simple contexte — même s’il lui arrive d’en jouer[20] : elle prend les allures d’une information. Tel est son ressort critique et comique majeur. Loin de déprécier ouvertement, le satiriste informe. Mais il informe le lecteur, c’est là sa particularité et son pouvoir, d’un présent nullement advenu, d’un présent imaginaire, d’un présent superlativement ridicule, d’un présent idéalement détestable, d’un présent pire que le présent. Ou bien d’un futur faussement proche : « M. Jules Janin va créer un nouveau journal intitulé La Girouette politique et littéraire » (Le Trilby, 7 avril 1830). Du haut d’un observatoire assez improbable, il survole l’histoire et corrige même les prédictions fautives : « Les astrologues ont oublié d’annoncer, pour 1830, une éclipse de gendarmes visible à Paris » (L’Aigle, 10 août 1830). Il annonce, il témoigne, il certifie, il confirme, il enterre, dans des énoncés qui ressemblent de facto à des épitaphes : « Le coup d’état du ministère est son coup de grâce » (Le Figaro, 29 juillet 1830). Sa langue est assertive, relève aussi bien du procès-verbal que du diagnostic médical : « La lecture de la Gazette est dangereuse pour les mâchoires » (Le Figaro, 21 juillet 1830). Mais s’il prend acte, c’est d’un univers de référence biaisé. En un mot, il atteste une réalité d’autant plus condamnable qu’elle s’avère, en seconde lecture, fictive. Là se repère la dimension journalistique de l’épigramme-1830, rendue telle par le support ; là réside aussi son coup de force, et le défi qu’elle lance au censeur légitimiste : représenter le faux pour prêcher le vrai. Non pas que le journaliste « fictionnalise » le réel — au sens par exemple où l’entendent Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant lorsqu’ils évoquent la matrice littéraire du journal au xixe siècle[21]. Disons qu’à la façon d’un utopiste — mais d’un utopiste pamphlétaire, ayant en ligne de mire la Restauration finissante — il invente.

Sa technique de prédilection à un nom : la syllepse. Tel est le mécanisme qui convertit l’information, alors même qu’elle se déploie, en épigramme. La syllepse de sens, dont Dominique Noguez fait le propre de l’humour[22], est ce trope qui consiste à utiliser un terme au sens propre et au sens figuré. Exemple, extrait du Trilby : « M. de Raineville vient d’être nommé conseiller ordinaire : c’est un titre qu’il mérite » (26 mai 1830). L’italique signale ici un fonctionnement ironique de l’énoncé, en une « gesticulation typographique[23] » surexploitée dans la petite presse de l’époque. Il apparaît, d’autre part, que l’effet satirique — le double sens — procède ici d’un principe d’économie, foncièrement elliptique, qui tranche avec la discursivité pompeuse de la presse d’opinion légitime. Même jeu sur le signifié dans Le Corsaire du 28 juin 1830 : « Le ministère est désolé, il n’y a pas assez de zéros pour faire son milliard » — qui témoigne chez le journaliste d’une maîtrise des différents niveaux de langue et qui prête un peu de cette compétence au lecteur qui l’identifie. Sur une, deux ou trois lignes, l’épigramme joue avec les mots[24]. Exemple de calembour, creusant cette fois le signifiant : « Les Français seraient très fâchés de voir leurs députés estimés si francs, dissous. » (Le Sylphe, 19 avril 1830) Le jeu de mots portera singulièrement sur le nom propre de la victime : « Tous les pointus s’accordent à dire que M. de Lépine est l’homme le plus piquant du côté droit. » (Le Trilby, 27 mars 1830) Et l’avocat et député Jean-Charles Persil, avant d’être surnommé « le Père-Scie » pendant la monarchie de Juillet, apparaîtra dans La Caricature du 24 mars 1831 comme « un beau talent en herbe », pour donner lieu une semaine plus tard à cette épigramme lapidaire, belle comme du Voltaire : « Persil dessèche ».

Si le sarcasme ad hominem est une façon détournée ou contournée de discréditer une position idéologique, le sous-entendu fonde, lui, la satire sur un blâme in absentia. Après Paul Grice[25] et Oswald Ducrot[26], François Récanati rappelle en effet que « tout énoncé signifie dans deux directions à la fois : d’une part, un énoncé représente un certain état de choses qui est son “contenu propositionnel” ; et, d’autre part, il exprime l’intention qu’a le locuteur de communiquer, par cet énoncé, avec le destinataire[27] ». L’épigramme journalistique témoigne exemplairement de ce que « la communication véritable se déroule sur un autre plan que celui de ce qui est littéralement signifié[28] ». Sans être nécessairement très fins, les « Souhaits de bonne année » présentés le 1er janvier 1830 par Le Lutin fonctionnent sur ce mode du sous-entendu, qui associe allusion et insinuation :

SOUHAITS DE BONNE ANNÉE :

  • À M. Cousin, un traducteur pour ses leçons ;

  • À M. de Polignac, de nouveaux collègues ; et à ces nouveaux collègues, un autre président ;

  • Aux Variétés, une bonne pièce ;

  • À M. de Latouche, un camarade[29].

Ce sont alors les circonstances de la lecture et les capacités du lecteur — sa compétence linguistique aussi bien que son bagage cognitif et culturel — qui permettent d’actualiser la teneur satirique de l’énoncé[30]. On notera du reste que le « calcul interprétatif » ainsi suscité et supposé par le journaliste reste rarement très élaboré, et que l’échelle d’implication évoquée par Catherine Kerbrat-Orecchioni[31] ne comprend souvent qu’un ou deux échelons. Que l’on pense à cette hypothèse esquissée par Le Trilby le 16 janvier 1830 : « Si j’étais académicien, ne fût-ce que pour innover, je m’occuperais de littérature[32]. » Cette agressivité n’en assure que mieux une connivence solide avec le lecteur. La brièveté apparaît alors comme la condition de possibilité de l’évaluation critique[33], assise comme elle l’est sur un usage retors de l’information journalistique et sur l’ambiguïté potentielle du langage.

Usages

Reste à interpréter l’usage fait par la petite presse de ces procédés satiriques. À interpréter les positions politiques, mais aussi éthiques, que révèle l’épigramme journalistique. Pour ce faire, les logiques évoquées à l’instant doivent être réinscrites dans la longue durée d’une histoire sinueuse : l’histoire culturelle de la plaisanterie et du sarcasme, du « bon mot » et de la raillerie.

Avant même toute considération législative, le comique a toujours fait l’objet d’une codification sociale et d’une réglementation morale très sévères. La civilité classique, écrite et non écrite, est largement centrée sur une forme de « polissage[34] », rendant illégitimes aussi bien l’invective grossière et bouffonne (excessive) que la virtuosité purement savante ou verbale (frivole)[35], que le premier numéro du Charivari (le 1er décembre 1832) rebaptisera « éloquence pneumatique ». En matière de satire, donc, il existe chez les moralistes du xviie siècle et dans la société de cour une « déontologie » très stricte[36], régulant les conditions d’exercice de la raillerie, de la médisance, et donc de l’épigramme. Pour le dire vite, « est en droit de railler celui qui occupe une position sociale privilégiée » et qui, au moyen d’une conversation restée « courtoise », porte avec lui toute une « culture aristocratique[37] » : selon les termes d’Antoine de Baecque, le rire satirique, ornement ou apanage de la « culture nobiliaire », « défend la pointe et la subtilité tels les ultimes remparts du privilège aristocratique[38] ». Cet héritage, cette position sociale et cette posture éthique, dominantes et régulatrices, nos journalistes-opposants de 1830 les rejetteront et la retrouveront tout à la fois.

Précisons. La brevitas à l’oeuvre dans l’épigramme n’est pas seulement une forme, ou une manière d’écriture — et a fortiori pas un mode de signification dicté par une législation politiquement et économiquement contraignante (une concision « faute de mieux »). Elle découle d’un idéal, idéal gréco-latin[39] et foncièrement classique[40], idéal « non seulement rhétorique mais moral et social » : « L’art de la pointe, de l’acuité sentencieuse comme du trait brillant, est une qualité indispensable à l’homme de tact et de goût qu’est le courtisan, l’homme aimable et honnête, qui doit posséder des qualités agréables parmi lesquelles l’art de la facétie, du plaisant et du spirituel[41]. »

En un sens, le satiriste de 1830 arbore pour partie l’éthos de l’honnête homme, de ce modèle de civilité que reste alors l’« homme du monde ». Il partage avec lui deux caractéristiques essentielles. D’une part, une maîtrise et un usage immodéré du mot d’esprit et du persiflage — dont Élisabeth Bourguinat a fait le propre du siècle des Lumières[42]. D’autre part, l’épigramme provoque « un effet de connivence » à double détente : il relève, dans les salons mondains comme dans la petite presse, d’une « création collective[43] », renvoyant une image flatteuse du groupe lui-même ; et cet énoncé ironique associe, voire soude, le lecteur au credo défendu, par le biais des opérations d’implicitation évoquées plus haut. Il n’est d’ailleurs pas anodin que l’ironie façon Montesquieu constitue le modèle du premier Charivari (« De la calomnie par carambolage », 11 février 1833), et que les divertissements lettrés à la mode au xviiie siècle (surtout dans les années 1770), ces charades et ces devinettes étudiées par Antoine Lilti au chapitre de la « littérature de salon[44] », se manifestent encore — entre divertissement et sarcasme — dans les dernières pages de nos journaux satiriques.

Pour autant, l’épigramme a quelque peu changé de statut. Pour le dire vite : son support — périodique — implique en effet :

  • Une indexation de la satire, auparavant morale, à l’actualité la plus brûlante (l’à-propos de l’honnête homme se muant en sens de l’événement[45]) — et un changement de visée conséquent.

  • Un changement de paradigme concernant l’auteur du mot d’esprit, autrefois courtisan et désormais journaliste, cherchant à plaire et à influencer… un lecteur ; la chose n’est pas négligeable, en termes idéologiques, puisque

    la stratégie d’attaque […] relègue la norme dans l’implicite du texte. Pour l’en extraire, le lecteur doit trouver l’angle d’interprétation adéquat et donc se placer à l’endroit exact où le satiriste a lui-même situé son point de vue. Il lui faut donc épouser au moins pour un instant [sa] perspective […] en ajustant sens apparent et sens réel. Ainsi le déchiffrement du sens latent est en lui-même porteur de persuasion[46].

  • Une modification du registre employé, en raison des deux facteurs précédents ; si « la fonction du jeu de mots dans la conversation mondaine était de faire primer la gaieté et le divertissement sur l’esprit de sérieux[47] », sa dimension corrosive et agonistique devient prépondérante.

Telles sont trois des nombreuses raisons qui infléchissent de façon notable l’orientation et l’allure même de l’évaluation critique, inscrivant le « moment 1830 » dans la continuité et à l’écart de la satire classique.

Quelle place le xixe siècle accorda-t-il, dès lors, à l’esprit indissociablement ludique et critique qui habite nos « pochades » et autres « coups de lancettes » — et qui définit, selon les frères Goncourt, la blague moderne[48] ? Une place, sans doute, intermédiaire. Antoine de Baecque a pu distinguer, dans Les éclats du rire, deux formes historiquement prises par l’« esprit » français : « le mode caricatural est essentiel au jeu politique et à l’habitus de la démocratie républicaine française, autant que le bel esprit satirique se trouvait incarner l’être et le paraître monarchiques sous l’Ancien Régime[49] ». En définitive, il nous semble que l’épigramme, l’épigramme de 1830, se situe quelque part entre ces deux politiques du sourire — ou plutôt qu’elle permet de penser, entre elles, une relation de continuité plutôt que d’opposition. S’il est vrai qu’« un républicain ne rit pas », il reste difficile de soutenir si simplement — à la lecture de la presse achevant la Restauration — que « la Terreur sonne la fin d’une certaine civilisation, celle du bel esprit hérité de l’Ancien Régime[50] ». Constatons qu’un journal comme Le Figaro, à travers ses formes les plus brèves, noue ce « bel esprit » à des préoccupations nouvelles, fait passer dans « l’opposition » l’éthique et l’esthétique du sarcasme, et les distribue dès lors — sous couvert d’informations — au lecteur moderne[51]. La censure aidant…