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Dans la thèse qu’il a soutenue, en décembre 2006, à l’École Pratique des Hautes Études, Section des sciences religieuses, à Paris, pour l’obtention du grade de docteur en histoire, Florian Michel a consacré à la Faculté de philosophie de l’Université Laval à Québec, sous le titre « Québec Citadelle », tout le chapitre 3 de la première partie, soit plus de cent pages, dans lequel il tente, grâce à des documents d’archives et à des témoignages écrits ou captés sur le vif, d’expliquer la controverse intense et mémorable qui, de 1943 à 1947, a opposé Charles De Koninck, alors doyen, au philosophe catholique Jacques Maritain dont le personnalisme, en cette fin de la Deuxième Guerre mondiale, envahissait l’Amérique « de façon tellement violente », confia Charles De Koninck à Jacques de Monléon, « qu’il fallait une protestation » (Lettre datée du 3 janvier 1945). Pour freiner l’expansion rapide de ce mouvement très discutable, rien ne lui parut plus indiqué que d’insister sur la parenté indéniable du personnalisme et du communisme totalitaire au sujet entre autres du traitement théorique de la personne et du bien commun politique. Tel était le but du célèbre essai De la primauté du bien commun contre les personnalistes qu’il avait publié en 1943 aux Presses de l’Université Laval à Québec et aux Éditions Fides à Montréal. Un incident survenu trois ans plus tôt, en 1942, passe à juste titre pour préparatoire et anticipatoire. Parce qu’il en réprouvait le contenu personnaliste, Charles De Koninck avait refusé de signer le manifeste Devant la crise mondiale préparé par des intellectuels catholiques séjournant en Amérique : « Je leur ai dit, écrit-il au professeur W.R. Thompson, le 15 mai 1946, que je préparais un essai sur le personnalisme ». Jacques Maritain avait participé de très près à la rédaction de ce manifeste qui a été incorporé à ses oeuvres complètes (OC VII).

Pour magnifier le personnalisme maritainien, auquel il souscrit sans restriction, Florian Michel a concentré ses recherches doctorales sur les grands succès que sa diffusion a connus en Amérique du Nord, de Toronto à Princeton en passant par Chicago et Notre-Dame, malgré une inévitable américanisation. Toutefois, lorsqu’il y traite du thomisme à Québec, son récit devient chaotique et accusateur, car le personnalisme maritainien y a été l’objet d’une contestation rigoureuse et très importante par son rayonnement, mais, selon l’auteur, désastreuse pour la Faculté de philosophie de l’Université Laval, malgré le renom qu’elle lui avait acquis, parce qu’elle l’aurait isolée par la suite du réseau universitaire nord-américain et de la communauté maritainienne. En déployant beaucoup d’effort, Florian Michel entreprend de « démontrer » l’inutilité théorique de cette contestation dont la motivation profonde aurait été affective ou passionnelle. Deux arguments sont décisifs à ses yeux pour l’établissement de cette conclusion. Le premier prend appui sur le fait que Charles De Koninck, dans son essai sur la primauté du bien commun, n’a pas nommé Jacques Maritain alors que, très tôt après sa parution, la rumeur désignait le représentant du personnalisme thomiste comme la cible principale des critiques qui y étaient formulées. Charles De Koninck nia avoir eu l’intention de s’attaquer à Jacques Maritain, ou à ses écrits théoriques, car sa contestation portait sur des thèmes apparentés au marxisme que la rhétorique personnaliste s’efforçait sans relâche de faire valoir. Le second argument n’est que la reprise d’une déclaration d’Yves Simon, professeur à l’Université Notre-Dame, selon laquelle la contestation venue de Québec n’avait aucune portée philosophique, tous ceux qui y avaient été mêlés ayant conclu, par son intermédiaire, un accord qui annulait leurs divergences. Le contenu théorique étant écarté, il ne restait plus, pour expliquer la controverse, que le recours à une motivation affective difficile à définir ou à un mystérieux complot politique d’origine sud-américaine évoqué par Jacques Maritain, jugé vraisemblable et même probable par Florian Michel, mais ne reposant sur aucun document archivistique.

Par souci d’objectivité, il est nécessaire d’évaluer les deux arguments auxquels le nouveau docteur attribue le caractère, selon lui, inébranlable de sa thèse doctorale. Dans sa conclusion, il affirme en effet : « Nous ne renions pas une ligne de ce que nous venons d’écrire et qui nous semble défendable more geometrico » (p. 313).

I. Le premier argument. On ne peut nier que la contestation mise en oeuvre par Charles De Koninck ait eu pour objet, nous le savons par la lettre qu’il adressa à Jacques de Monléon en 1945, de freiner l’expansion inquiétante du personnalisme dans les institutions d’enseignement catholique et dans les groupes sociaux de divers ordres au Canada et aux États-Unis. Pour des raisons philosophiques fondamentales dont personne apparemment ne semblait se soucier, Charles De Koninck estima que le personnalisme devait sans tarder être dénoncé. À cette fin, il décida de publier, plus tôt que prévu et en l’absence de Jacques de Monléon retenu par son service militaire, l’essai sur la primauté du bien commun contre les personnalistes. Quelques thèmes contestés appartenaient à la panoplie de Jacques Maritain, mais ils étaient assez connus pour qu’on puisse les aborder sans références textuelles. Le nom de Jacques Maritain n’apparut pas dans l’essai. C’est le Père Baisnée, s.s., qui dans la recension qu’il en fit, en janvier 1945, dans The Modern Schoolman, rattacha certains thèmes qui y étaient mentionnés, le bien commun, la personne comme tout, etc., à Jacques Maritain. Indigné d’apprendre par cette recension que Charles De Koninck s’attaquait à Jacques Maritain, le Père Eschmann, o.p., de l’Institut d’Études médiévales de Toronto, rédigea aussitôt, en réponse à Charles De Koninck, un article virulent qui fut publié dans The Modern Schoolman, en mai 1945, « In Defense of Jacques Maritain ». Le Père Eschmann reprochait vivement à Charles De Koninck de ne pas avoir nommé Jacques Maritain dans son essai alors que celui-ci était bel et bien mis en accusation. Le savant médiéviste vit dans ce silence délibéré le moyen de multiplier les attaques sans annuler la possibilité de battre en retraite au moment opportun. Le Père Eschmann excluait toute autre motivation : l’intention malicieuse était pour lui la seule explication de ce silence bien planifié. Le Père Eschmann, dans le même article, critiquait pourtant le cardinal Villeneuve sans le nommer. De plus, pour lui, c’était l’enseignement de saint Thomas repris par Jacques Maritain que Charles De Koninck rejetait. Il fallait mener le combat sur ce terrain, c’est-à-dire en théologie où la preuve d’infidélité était à la portée de la main. Pour cette raison, il relégua les thèses spécifiquement maritainiennes à incidence politique à la fin de son argumentaire. Mais dans les deux cas, Charles De Koninck s’était attaqué à Jacques Maritain. Le fait était incontestable. Pour Yves Simon, le Père Eschmann, en publiant sa diatribe « In Defense of Jacques Maritain », avait envenimé le débat, car il avait invité directement les lecteurs de l’essai à attribuer les propositions qui y étaient dénoncées, des « stupidités vicieuses » et des « monstruosités », à Jacques Maritain, ce qu’il fallait absolument éviter. À la demande expresse de son maître et grand ami, il supplia donc Charles De Koninck de dissiper tous les doutes à ce sujet et de publier un article ou une note de clarification : « Vous comprenez que je refusai », déclara Charles De Koninck à Jacques de Monléon dans la lettre qu’il lui adressa le 3 janvier 1945. Pour briser son silence et l’amener à rédiger une mise au point qui « mettrait fin aux graves calomnies dont Jacques Maritain était la victime », il alla jusqu’à préparer une rencontre peu courtoise et même agressive à Notre-Dame entre les tenants de la bonne entente et Charles De Koninck réduit à la défensive… Apparemment, personne ne trouvait outrancier de « forcer », pour ainsi dire, le philosophe de Québec à expliquer la décision qu’il avait prise au for de sa conscience, pour des raisons multiples qu’il ne pouvait rendre publiques, de ne pas mentionner le nom de Jacques Maritain dans son essai contre les personnalistes lors de cette rencontre. Charles De Koninck répéta qu’il avait été guidé par un jugement prudentiel et qu’il assumait l’entière responsabilité de sa décision. La diplomatie, même rude, ne parvint donc pas à faire reculer l’éthique. Yves Simon vivement contrarié se chargea lui-même de déclarer, dans The Review of Politics, Oct. 1944, que Jacques Maritain était hors de cause (Lettre à Charles De Koninck, 19 novembre 1944). Mais Jacques Maritain jugea opportun dans La personne et le bien commun de reformuler certaines propositions que le Père Eschmann lui avait attribuées. Il précisa que lui-même n’avait pas fait usage de ces formules excessives.

Que le Père Eschmann se soit offusqué de l’absence du nom de Jacques Maritain, Charles De Koninck dans l’excellent article du Laval théologique et philosophique « In Defence of Saint Thomas », s’en déclara extrêmement surpris. Il y a certainement des circonstances parmi les multiples contingences de la vie humaine où il est acceptable et justifié — même lorsqu’il s’agit d’une intervention publique — de ne pas identifier l’adversaire qu’on combat et même de le combattre anonymement. En certains cas, il faut faire appel au jugement prudentiel propre à chacun, qu’un jugement étranger ne peut remplacer. À n’en pas douter, Charles De Koninck était partagé entre le devoir de combattre une erreur pernicieuse et celui de dire hautement qui en était l’auteur. Tout bien pesé, il lui parut préférable de concentrer ses critiques sur les concepts mal définis — ceux de personne et de bien commun en particulier — plutôt que de pointer du doigt le philosophe lui-même et d’engager contre lui une polémique.

Tout à fait remarquable est la réponse que fit Charles De Koninck au professeur W.R. Thompson, un de ses amis, qui l’avait supplié, par écrit, de défendre et protéger Jacques Maritain, malgré ses erreurs, étant donné la place importante qu’il occupait dans le monde catholique et dans les discussions politiques, au Canada et aux États-Unis. Charles De Koninck rappela à son correspondant le grave problème de conscience qu’il avait vécu et qui ne lui avait pas laissé d’autre voie que celle qu’il avait empruntée : « Vous dites que la cause catholique en général et la cause de la philosophie politique souffrent des attaques contre Maritain et que, même s’il a commis des erreurs, il est nécessaire de le protéger et de le défendre. De fait, si tel est le cas, vous ne me laissez guère de choix : si d’un côté je me sens obligé en conscience d’attaquer le personnalisme comme une erreur pernicieuse, et si par ailleurs Maritain doit être défendu et protégé, il s’ensuit qu’en lançant mon attaque je ne pouvais pas le nommer. Ainsi votre avis va dans le sens de ce que j’ai fait » (Lettre à W.R. Thompson, 15 mai 1946). Ajoutons que pour bien inculquer à ses étudiants la priorité qu’il fallait accorder à la discussion philosophique plutôt qu’aux conflits personnels, il refusait de nommer en classe ceux qu’il appelait en souriant ses « adversaires ». Il va de soi, si aucun facteur ne s’y opposait, qu’il nommait les auteurs dont il discutait les théories ou les opinions.

J’ai souligné dans l’« Histoire et bilan. Laval théologique et philosophique (1945-2005) », en juin 2006, l’hypothèse que Charles De Koninck aurait omis de mentionner Jacques Maritain afin de protéger Jacques de Monléon qui partageait son idéal philosophique et qui, après son service militaire, devait le rejoindre à Québec. Jacques de Monléon avait fréquenté assidûment les séminaires de Jacques Maritain à Meudon et avait été son suppléant à l’Institut Catholique de Paris. Il était souhaitable que Jacques Maritain n’apprît jamais que son ancien disciple avait collaboré à la préparation d’un essai dans lequel il était pris à partie et nommé. Charles De Koninck aurait décidé dans ce but de taire le nom de Jacques Maritain. Cette précaution n’a pas suffi à éloigner la tempête. Informé par Yves Simon que Jacques de Monléon aurait pu jouer un rôle dans la conception de l’essai, Jacques Maritain rédigea, à l’intention d’Yves Simon, une lettre horrible dans laquelle il accusa son ancien disciple de trahison, en des termes trop virulents pour être cités (Lettre à Yves Simon, 30 décembre 1945). Sans doute, la colère sourde qui a conduit Jacques Maritain au dénigrement et, dans une certaine mesure, à la diffamation, aurait été encore plus terrible s’il avait été nommé dans un essai qui, selon la certitude qu’il possédait, aurait été en partie inspiré par son ancien disciple et suppléant. L’information qu’Yves Simon avait transmise à Jacques Maritain était fausse. Malgré son désir de bien faire, Yves Simon s’était laissé conduire par son imagination et avait attribué la paternité de l’essai aux deux collègues de l’Université Laval. En ne nommant pas Jacques Maritain dans son essai, Charles De Koninck exprimait donc sa volonté de protester contre l’envahissement du personnalisme tout en évitant toute déviation vers un conflit interpersonnel qui aurait nui aux membres des deux camps en présence.

II. Le second argument. Le second argument qu’invoque Florian Michel en faveur de sa thèse n’emporte pas non plus l’adhésion. Cette fois encore il subit l’influence d’Yves Simon qui, dans l’espoir de mettre fin à la controverse, prétendait avoir communiqué avec chacun des protagonistes et obtenu leur accord sur les cinq propositions minimales qu’il leur avait soumises au sujet du bien commun. Cet accord supprimait toutes les divergences entre eux et enlevait à la controverse son contenu philosophique. L’accord formel, disait-il à tout venant, impliquait Jacques de Monléon, le Père Eschmann, Jacques Maritain, Charles De Koninck et lui-même. En réalité, cette prétendue unanimité obtenue sans discussion et sans la présence de tous les participants à une table commune, tenait plus de la fiction et du souhait que d’un engagement public. Rappelons les démarches d’Yves Simon : 1) « J’ai résumé la théorie du bien commun en cinq propositions claires, et Jacques n’a plus rien dit » (Lettre à J. Maritain, 11 décembre 1945). 2) Je lui ai présenté (au Père Eschmann) quelques thèses qui résument à mon avis la théorie du bien commun : il a donné son adhésion à toutes ces thèses, y compris celle de la primauté absolue du bien commun à l’intérieur de tout ordre défini » (Lettre à Charles De Koninck, 23 février 1946). De fait, Jacques Maritain continua de vilipender ses contradicteurs, après 1947, sans les nommer, notamment dans La Philosophie morale, publiée en 1960, dix-sept ans après l’essai de Charles De Koninck. Il déplora de nouveau leur connaissance insuffisante de la métaphysique et, en les qualifiant d’esprits « que les “subtilités” de la métaphysique incommodent », il leur reprocha de ne pas avoir compris la distinction entre individualité et personnalité qu’il considérait « comme une des clefs de la philosophie de saint Thomas » (La Philosophie morale, p. 66-67). Jacques Maritain était loin de sous-estimer les implications théoriques de la controverse qui mettaient en question plusieurs notions fondamentales de sa philosophie, comme la distinction entre l’individualité et la personnalité, ou la nature du bien commun politique dans un contexte de chrétienté. Au lieu d’étudier l’accord présumé à fond, Florian Michel a préféré s’en remettre à la version optimiste d’Yves Simon de sorte que ce second argument mérite le même sort que le premier. La controverse reste encore aujourd’hui très actuelle et aussi sujette à entraîner la division qu’en 1943.

On aura compris que Florian Michel, tout au long des cent pages consacrées à la Faculté de philosophie de l’Université Laval, ne fait que déplorer le rejet par cette Faculté du personnalisme maritainien, c’est-à-dire de la morale adéquatement prise, du déterminisme en physique, de la philosophie chrétienne, du « tout » qu’est la personne humaine difficile à concilier avec la ratio de partie, etc., sans considérer la vocation permanente de cette Faculté tournée vers l’approfondissement des oeuvres des grands maîtres et une ouverture aux sciences contemporaines. Cette Faculté ne s’est pas construite contre Jacques Maritain, mais sans lui. Voilà ce que Florian Michel aurait dû voir et rapporter à ses compatriotes parmi lesquels l’Université Laval compte des collaborateurs dévoués et de nombreux amis.