Corps de l’article

Dans son séminaire de doctorat de 1977-1978, intitulé « Deux interprétations de la foi biblique dans la philosophie contemporaine », en l’occurrence celles d’Éric Weil et d’Emmanuel Lévinas, Henri Bouillard (1908-1981) pose la question : « […] ce qui donne sens à notre vie est-il la présence de l’éternel dans le temps de l’histoire ? Ou est-ce l’énigmatique illéité dont le visage d’autrui est la trace ? Que devient alors le Dieu de Jésus-Christ[1] ? » Déjà dans son séminaire de doctorat de 1974-1975, intitulé « Dieu dans le discours de la philosophie et dans la parole de foi », notre théologien prévoit de confronter la pensée weilienne « à celle de Lévinas, dont le dernier ouvrage Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, cherchant un sens à la transcendance biblique, critique expressément la position d’Éric Weil[2]. » Il amorce cette confrontation dans son étude de 1977, intitulée « Philosophie et religion dans l’oeuvre d’Éric Weil » : il évoque les critiques lévinasiennes sur Weil, et il renvoie à deux ouvrages de Lévinas : En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, et Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Il poursuit cette confrontation dans son séminaire sur Weil et Lévinas. En 1979-1980, il dirige un séminaire de doctorat sur « La trace de la transcendance et la figure du Christ », consacré à l’étude de la pensée lévinasienne. Enfin, dans son article de 1981, intitulé « Transcendance et Dieu de la Foi », il évoque la philosophie de Lévinas.

Dans cet article, nous voudrions examiner la confrontation qu’il établit entre les conceptions weilienne et lévinasienne de Dieu. Après avoir évoqué le contexte de cette réflexion, le théisme philosophique et théologique et sa critique, nous rappellerons que pour Weil, Dieu est sens, nous montrerons que pour Lévinas, il est illéité, et que pour Bouillard, il s’incarne en Jésus. En conclusion, nous indiquerons pourquoi notre théologien confronte les conceptions weilienne et lévinasienne de Dieu, pourquoi la critique lévinasienne de la pensée weilienne ne nous paraît pas pertinente, pourquoi la position lévinasienne pose, elle aussi, question, et pourquoi l’incarnation de Dieu en Jésus nous semble marquer la différence entre le Dieu de la philosophie et celui de la religion.

I. Le théisme philosophique et théologique et sa critique

Dans son séminaire sur Weil et Lévinas, Bouillard déclare : « […] depuis une quinzaine d’années, nous avons souvent entendu proclamer la crise du théisme, la fin de l’onto-théologie, la nécessité de réviser notre image de Dieu[3]. » Et dans son séminaire sur Lévinas, il parle aussi de la « nécessité de saisir la nouvelle idée de Dieu introduite dans le monde par le Christ[4]. » À cette époque, on assiste, en effet, à une critique du théisme philosophique et théologique qui fait de Dieu le garant de l’ordre politique, moral, et cosmologique. Cette critique procède de notre nouvelle image d’un monde autonome et d’un homme libre, incompatible avec celle d’un Dieu interventionniste ; elle provient aussi de la crise des fondements métaphysiques de la théologie, en particulier de la critique heideggérienne de la métaphysique comme onto-théologie, c’est-à-dire comme explication de la totalité du réel à partir d’un fondement transcendant ; elle résulte encore de causes sociales et politiques, en particulier de la critique marxiste des idéologies, qui manifeste que le théisme a pour fonction capitale de justifier les inégalités de la société ; elle dérive enfin de la philosophie du langage, en particulier de sa distinction entre fonction désignative ou « constative » et fonction productive ou « performative » de celui-ci[5].

II. Dieu-sens selon Éric Weil

Dans son article intitulé « Transcendance et Dieu de la Foi[6] », Bouillard retient de la pensée weilienne « une philosophie du sens, qui trouve, au fond et au point d’aboutissement de tout discours humain, une éternité de la présence, laquelle n’existe que dans le temps de l’histoire, un inconditionnel, mais qui ne se montre qu’à celui qui se sait conditionné : une présence où revit, après dépassement de la notion biblique et de la notion théiste de Dieu, le sur-être indicible de la tradition philosophique[7]. » Telle est la transcendance philosophique.

La science objective, en effet, maîtrise la nature, mais sans permettre à l’homme de comprendre son monde et lui-même, ni de donner un sens à sa vie. L’action morale et l’action politique préparent une satisfaction, un bonheur raisonnable, qui se situe au-delà de l’action : « […] la satisfaction même, écrit le philosophe, ne se rencontrera qu’en ce qui n’est plus action : elle consiste dans la theoria, dans la vue de ce sens dont la réalité est présupposée par la recherche et par l’action, par toute question et par tout discours, encore par le discours qui le nie[8]. » Le monde de l’homme, de l’histoire et de l’action est sensé ; aussi celui-ci peut-il y chercher le sens de son existence, le trouver dans la visée de la liberté raisonnable, qui découvre son contenu en se comprenant comme vue du tout, vue qui saisit le tout, et accéder ainsi à la présence, à la vie dans le sens présent. Il peut y arriver, écrit Weil, « dans la religion vécue comme union, dans l’art, dans la poésie, dans la simple vue du beau[9]. » Mais seule la philosophie peut justifier ces diverses formes de présence.

La Logique de la philosophie développe le discours humain concret, celui de l’homme qui se comprend dans ses réalisations, qui se sait fini et veut comprendre le fini à partir de l’infini. Elle enchaîne des catégories, c’est-à-dire les centres organisateurs des discours produits dans l’histoire par des attitudes, à savoir les manières dont l’homme se tient dans son monde. La catégorie-attitude de l’action est la plus haute à laquelle puisse parvenir l’homme ; du fait que l’action consciente et raisonnable vise la liberté, un avenir qui soit présence dans la liberté du sentiment, elle appelle au-delà d’elle-même une autre catégorie, la présence, qui marquera l’aboutissement de la philosophie comme elle indiquera sa source. « Elle ne transcendera pas le monde, écrit Weil, elle sera la transcendance dans le monde[10]. » Ainsi « la philosophie, science formelle du sens, s’achève, au-delà d’elle-même, dans la sagesse, qui est vie dans le sens présent […]. La satisfaction de l’homme réside dans la vue du sens et une vie remplie de sens dans la vue du Tout[11]. »

L’éternité de la présence, soutient le philosophe, « est au fond et au point d’aboutissement de tout discours humain. Pourtant, elle n’existe que dans le temps de l’histoire, et l’inconditionnel (la présence dans laquelle l’homme ne se sentira plus conditionné) ne se montre qu’à celui qui se sait et se sent conditionné[12]. » Cette éternité de la présence dans le temps de l’histoire ne porte plus le nom de Dieu ou d’Absolu, elle recueille anonymement le sur-être indicible de la tradition philosophique et de ses intussusceptions bibliques, elle n’est plus un Dieu transcendant et personnel. Toute l’oeuvre de Weil valorise la transcendance dans le monde, l’éternité de la présence dans le temps, et rappelle, comme l’écrit le philosophe, que « l’homme fini est immédiat à l’infini[13]. »

Bref, chez Weil, on peut parler de Dieu-sens[14].

III. Dieu-illéité selon Emmanuel Lévinas

Pour étudier l’idée lévinasienne de Dieu, Bouillard propose de se référer à trois textes : d’abord à l’article sur « La philosophie et l’idée de l’Infini[15] » ; ensuite à l’article sur « La trace de l’autre[16] » ; enfin à la conférence sur « La révélation dans la tradition juive ». Ces textes font d’ailleurs partie de ceux que notre théologien recommande, dans ses séminaires, pour s’initier à la pensée du philosophe[17].

Dans l’article sur « La philosophie et l’idée de l’Infini », Lévinas se demande quel est le rapport entre la philosophie et l’idée de l’Infini : il montre que la philosophie occidentale privilégie généralement l’Autonomie plutôt que l’Hétéronomie, qu’elle consacre le primat du Même au détriment de l’Autre, mais que la tradition philosophique véhicule aussi l’idée de l’Infini, que celle-ci nous est révélée dans le visage d’Autrui, qu’elle est désir et non amour ou besoin, et qu’elle nous est révélée dans la conscience morale.

La philosophie occidentale, écrit-il, assimile généralement tout ce qui lui est autre, plutôt que de considérer l’absolument autre, excluant ainsi le transcendant. Elle estime que la vérité consiste, non pas à être en relation avec un Dieu inconnu qui se révèle, qui met des vérités en nous, mais à ramener l’inconnu à du déjà-connu, et que la connaissance des choses extérieures consiste, non pas à en considérer l’altérité, mais à en abstraire l’idée, à les saisir, non pas dans leur singularité, mais dans leur généralité. En fait, nous sommes en relation avec l’Infini qui nous dépasse, nous avons l’idée de l’Infini ; or celle-ci, à la différence des autres idées, ne maîtrise pas son objet ; elle n’est donc pas le fruit d’une abstraction, mais elle est mise en nous. Elle est révélée dans la résistance éthique du visage d’autrui qui me fait connaître mon injustice. « La résistance éthique est la présence de l’infini. […] Mais, dès lors, Autrui n’est pas simplement une liberté autre ; pour me donner le savoir de l’injustice, il faut que son regard me vienne d’une dimension de l’idéal. Il faut qu’Autrui soit plus près de Dieu que moi[18]. » Ne maîtrisant pas son objet, l’idée de l’Infini est désir : celui-ci, à la différence du besoin qu’on satisfait, reconnaît l’altérité de son objet qui ne le comble pas, mais le creuse ; il n’est pas nostalgie d’un paradis perdu, mais indice d’un manque en celui qui se suffit à lui-même. Pour que le visage d’autrui puisse me faire connaître mon injustice et, par là, mon imperfection, il faut que j’aie en moi l’idée de l’Infini et de sa perfection : la conscience éthique est la figure concrète de ma relation avec l’Infini.

Dans l’article sur « La trace de l’autre », le philosophe montre que le visage d’autrui porte la trace de Dieu, plus précisément que la philosophie occidentale privilégie la connaissance de l’Être et du Même, au détriment de la relation éthique avec l’au-delà de l’Être et l’Autre, que l’éthique ne procède pas du besoin mais du désir, que le visage d’autrui me rend responsable de celui-ci, qu’il porte la trace de la transcendance, et qu’il porte la trace du passage de Dieu.

La philosophie occidentale, écrit-il, réduit l’Autre, y compris Dieu, à un être à comprendre, sacrifiant ainsi son altérité ; elle réduit les attitudes humaines à une compréhension de soi : ainsi la Logique de la philosophie de Weil réduit chaque attitude, de même que l’ensemble de celles-ci, à une catégorie, c’est-à-dire à une nouvelle attitude. Or, une expérience de l’absolument extérieur est possible : elle consiste, non pas en une théologie rationnelle élaborée à partir des religions — pour Lévinas comme pour Weil, la théologie rationnelle dépend partiellement de la religion —, mais en une expérience irréductible à une catégorie, une expérience de l’Autre qui le maintient dans son altérité ; elle est donnée dans l’oeuvre bonne qui n’attend rien en retour, c’est-à-dire dans l’éthique. Celle-ci ne naît pas du besoin qui assimile l’autre pour se satisfaire, mais du désir qui le maintient dans son altérité ; et Autrui se manifeste à nous, non seulement par son contexte culturel qui l’éclaire, mais par son visage. Celui-ci me met en question, non seulement en bouleversant mon égoïsme, mais en me faisant accueillir l’absolument autre dans la nécessité de répondre à autrui : c’est ma mise en question par l’Autre qui me rend solidaire d’autrui ; ma relation avec autrui me fait entrer en relation avec l’insaisissable, sans chercher à le saisir : cette relation avec l’insaisissable est une attitude irréductible à une catégorie. Le visage d’autrui ne révèle pas l’absolument Absent, mais il porte la trace du Transcendant, il ne le rend pas immanent à notre monde, mais il le maintient dans sa transcendance ; la trace renvoie, non pas à un être, à un tu, mais au-delà de l’être, à il. À la différence des choses, le visage porte la trace de l’illéité : « […] c’est dans la trace de l’Autre que luit le visage : ce qui s’y présente est en train de s’absoudre de ma vie et me visite comme déjà ab-solu. Quelqu’un a déjà passé[19]. » Le visage n’est pas l’image de Dieu, mais sa trace : Dieu ne se montre que par sa trace.

Dans la conférence sur « La Révélation dans la tradition juive », le philosophe se demande comment la tradition juive pense la Révélation : il commence par exposer sa structure et son contenu, avant de s’interroger sur son rapport avec l’entendement humain.

Dans la Révélation, dit-il, les vérités et les signes révélés qui viennent d’en dehors du monde frappent l’esprit humain qui est dans le monde. La Révélation dans le judaïsme, en effet, est à la fois parole venant du dehors et habitant en celui qui l’accueille. Elle est obéissance au plus Haut, et responsabilité pour l’autre homme. Elle est élection de l’homme comme lieu où l’être s’ouvre à Dieu, et où la domination fait place au don. Elle est prise de distance à l’égard de la nature, et déférence à l’égard du Plus Haut. Pour qu’elle soit pensable, il ne suffit pas de justifier apologétiquement les religions révélées, il faut encore justifier l’insuffisance de la raison : cette insuffisance ne se manifeste ni dans ce qui dépasse la raison, ni dans un impératif de la conscience, mais dans la responsabilité pour autrui. Celle-ci, en effet, ouvre sur la transcendance : elle est obéissance à Dieu qui l’inspire. « L’inspiration n’a pas son mode originel dans l’écoute d’une muse qui dicte des chants, mais dans l’obéissance au plus Haut comme relation éthique avec autrui[20]. » À la différence du savoir qui est une relation de l’homme avec une extériorité qu’il maîtrise, la Révélation est une relation de l’homme avec une extériorité qui le dépasse ; elle se manifeste dans la responsabilité pour autrui. Contrairement à la théologie rationnelle qui cherche à assimiler Dieu, et qui, en comprenant Dieu et l’homme à partir du monde, aboutit à leur mort, la Révélation maintient Dieu dans son altérité.

Lévinas estime que la philosophie occidentale réduit Dieu à l’idée que nous nous en faisons, alors qu’il est l’absolument autre qui se révèle à nous dans la résistance éthique du visage d’autrui, dans la conscience morale. La philosophie occidentale réduit Dieu à une compréhension, et la relation à Dieu à une compréhension de soi, alors qu’une expérience de l’absolument autre est donnée, non pas dans la théologie rationnelle, mais dans l’éthique : le visage d’autrui met en relation avec l’absolument autre qu’il ne révèle pas, mais dont il porte la trace, qu’il ne rend pas immanent au monde, mais dont il préserve la transcendance, la trace ne renvoyant pas à un être, mais au-delà de l’être. Dieu ne se révèle à l’homme ni dans ce qui dépasse sa raison ni dans sa conscience, mais dans sa responsabilité pour autrui qu’il inspire : alors que la théologie rationnelle cherche à assimiler Dieu, la Révélation préserve son altérité. Dieu, en effet, est l’absolument autre : en affirmant qu’il ne se réduit pas à l’idée que nous nous en faisons, le philosophe signifie son congé à la théologie rationnelle de la philosophie occidentale ; en affirmant que Dieu se révèle dans la relation éthique avec autrui, Lévinas jette un pont entre l’homme et Dieu ; en affirmant que celui-ci ne devient pas immanent au monde, mais qu’il lui demeure transcendant, le philosophe souligne la spécificité du Dieu juif.

Bref, chez Lévinas, on peut parler de Dieu-illéité.

IV. Dieu incarné en Jésus selon Henri Bouillard

Dans son étude intitulée « Philosophie et religion dans l’oeuvre d’Éric Weil », Bouillard écrit que Lévinas affirme la transcendance de Dieu, son illéité qui nous interpelle dans le visage d’autrui, qu’il critique la philosophie occidentale qui réduit tout, y compris Dieu, à l’idée que nous nous en faisons, faisant ainsi de l’homme la mesure de toute chose, au détriment de Dieu qui se révèle, et qu’il critique en particulier la pensée weilienne : la pensée lévinasienne « vise à penser la transcendance du Dieu de la Bible, cette énigmatique illéité qui nous sollicite dans le visage d’autrui. Elle reproche à la majeure partie de la philosophie occidentale d’avoir réduit l’Autre au Même, d’avoir choisi la liberté autonome contre la transcendance, de s’opposer ainsi foncièrement à un Dieu révélateur et se révélant. Les réserves formulées ici ou là à l’égard de la pensée d’Éric Weil sont englobées dans cette critique générale[21]. »

Notre théologien renvoie en particulier à une note d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, dans laquelle Lévinas déclare que pour Weil, l’homme est fondamentalement actif, capable de se donner librement des attitudes et de les réfléchir dans des catégories, alors que selon lui, il est fondamentalement passif, incapable de se dérober à la responsabilité pour autrui : « […] la passivité du Soi dans l’en soi, ne rentre pas dans le cadre de la discussion entre attitude et catégorie — la catégorie étant obtenue comme le veut Éric Weil par la réflexion sur l’attitude qui est une libération à l’égard de l’attitude et de sa particularité. Par rapport à la passivité ou à la patience du Soi, l’attitude est déjà liberté et position. La passivité du Soi précède l’acte volontaire s’aventurant vers le projet et même la certitude qui, dans la vérité est coïncidence avec soi. Le Soi-même est en deçà de la coïncidence avec soi[22]. »

Dans son séminaire sur Weil et Lévinas, Bouillard estime que le second affirme l’altérité et la transcendance de Dieu : celui-ci n’est pas un étant, mais l’absolument autre qui se révèle dans la relation éthique avec autrui.

Selon notre théologien, les deux philosophes pensent philosophiquement la foi biblique : « Éric Weil voit en elle le surgissement d’une catégorie fondamentale, dans laquelle pour la première fois l’homme s’est compris lui-même comme liberté. Emmanuel Lévinas y discerne l’énigmatique illéité dont le visage d’autrui est la trace ; il fait ainsi valoir l’altérité et la transcendance contre l’autonomie de la liberté[23]. »

Ils pensent philosophiquement le contenu de la Bible ; chez le premier, ce souci reste restreint, chez le second, il est central. Et de citer Lévinas : « […] la philosophie dérive pour moi de la religion. Elle est appelée par la religion en dérive et toujours probablement la religion est en dérive[24]. » Les deux philosophes « interprètent le contenu de la Bible à travers des traditions différentes : le premier selon le regard de la pensée occidentale formée à l’école de la Grèce, du christianisme et de la philosophie hégélienne ; le second, en réaction contre la pensée occidentale et l’hégélianisme, l’interprète à travers la tradition talmudique[25]. » Pour Weil, dans la catégorie de Dieu, produite par la foi biblique, pour la première fois l’homme se comprend lui-même comme liberté ; mais, en interprétant cette catégorie, la philosophie fait descendre la transcendance dans l’histoire, où elle subsiste comme présence de l’éternel dans le temps. Lévinas, au contraire, affirme la transcendance et l’altérité : pour lui, Dieu n’est pas un étant, mais l’énigmatique illéité dont le visage d’autrui est la trace.

Bouillard conclut : « Lévinas est juif croyant et pratiquant, alors qu’Éric Weil était juif incroyant. Il a maintes fois exprimé, de façon expresse ou voilée, son opposition à Éric Weil. Alors que Weil fait descendre la transcendance dans le monde, dans le tout de la réalité sensée, Lévinas l’érige au-delà de l’être, au-delà de la totalité[26]. » Et de citer encore Lévinas :

[…] la philosophie occidentale coïncide avec le dévoilement de l’Autre où l’Autre, en se manifestant comme être, perd son altérité. La philosophie est atteinte, depuis son enfance, d’une horreur de l’Autre qui demeure Autre, d’une insurmontable allergie. C’est pour cela qu’elle est essentiellement une philosophie de l’être, que la compréhension de l’être est son dernier mot et la structure fondamentale de l’homme. C’est pour cela aussi qu’elle devient philosophie de l’immanence et de l’autonomie, ou athéisme. Le Dieu des philosophes, d’Aristote à Leibniz, à travers le Dieu des scolastiques — est un dieu adéquat à la raison, un dieu compris qui ne saurait troubler l’autonomie de la conscience, se retrouvant elle-même à travers toutes ses aventures, retournant chez soi comme Ulysse qui, à travers toutes ses pérégrinations, ne va que vers son île natale[27].

Dans son séminaire sur Lévinas, Bouillard estime que le philosophe critique la théologie rationnelle de la philosophie occidentale, qui, en réduisant Dieu à une idée humaine, enferme la transcendance dans l’immanence, et aboutit finalement à la mort de Dieu. Il considère que les religions qui n’ouvrent pas au divin à partir de l’humain sont inacceptables par l’homme moderne. Il réhabilite la transcendance : le visage humain qui réclame justice ouvre à Dieu, le visage du prochain porte la trace de la proximité de Dieu ; il entend ainsi exprimer la rationalité du judaïsme talmudique pour lequel le divin ne se manifeste qu’à travers le prochain. Il s’oppose à la foi chrétienne, et en particulier à l’incarnation de Dieu : en faisant de celui-ci une personne humaine, cette foi porte atteinte à sa transcendance.

Selon notre théologien, la pensée lévinasienne « veut offrir, à l’écart de la théologie naturelle et au sein de la modernité, une nouvelle manière de saisir un sens à la transcendance : la dimension du divin s’ouvre à partir du visage humain, dans la justice rendue aux hommes[28]. » Cette pensée qui prétend exprimer la rationalité du judaïsme talmudique écarte la figure de Jésus, l’interprétation chrétienne de l’Ancien Testament et l’idée du Dieu incarné.

En effet,

Lévinas estime que la philosophie occidentale dans son ensemble a enfermé la transcendance dans l’immanence, que sa théologie rationnelle a conduit ainsi à la mort de Dieu. Il estime d’autre part que la transcendance, telle qu’elle est traditionnellement comprise dans les religions (judaïsme, christianisme, etc.), n’est plus acceptable à l’homme qui participe à la modernité. Il propose donc une nouvelle voie pour découvrir un sens à la transcendance : la dimension du divin s’ouvre à partir du visage humain, dans la justice rendue aux hommes ; la proximité de Dieu dans le visage de mon prochain constitue la trace de la transcendance. En déployant cette idée, il estime mettre en oeuvre la rationalité du judaïsme talmudique, c’est-à-dire la pensée des prophètes d’Israël interprétée par les sages du Talmud[29].

Bouillard cite alors le philosophe : le coeur de la pensée judaïque

consiste à ramener le sens de toute expérience à la relation éthique entre les hommes — à faire appel à la responsabilité personnelle de l’homme, dans laquelle il se sent élu et irremplaçable, pour réaliser une société humaine où les hommes se traitent en hommes. Cette réalisation de la société juste est ipso facto élévation de l’homme à la société avec Dieu. Cette société est la béatitude humaine elle-même et le sens de la vie. De sorte que dire que le sens du réel se comprend en fonction de l’éthique, c’est dire que l’univers est sacré. Mais c’est dans un sens éthique qu’il est sacré. L’éthique est une optique du divin. Aucune relation avec Dieu n’est droite davantage, ni davantage immédiate. Le Divin ne peut se manifester qu’à travers le prochain. L’incarnation, pour le juif, n’est ni possible ni nécessaire. La formule est après tout de Jérémie : « Juger la cause du pauvre et du malheureux n’est-ce pas cela me connaître ? dit l’Éternel » (22,16)[30].

Lévinas établit rationnellement ce coeur de la pensée judaïque, et il en déploie les conséquences dans une vision du monde, de caractère philosophique. Il s’oppose à la foi chrétienne, refusant en particulier l’Incarnation et manquant de sympathie pour Jésus[31].

Et notre théologien de rappeler

ce que veut faire Lévinas. Retrouver un sens à la transcendance dans le monde contemporain où l’on dit que Dieu est mort et il est vrai qu’un certain Dieu est mort. Découvrir une transcendance qui ne se laisse pas enfermer dans l’immanence, comme il est arrivé dans la théologie rationnelle. Comprendre philosophiquement le Dieu de la Bible ; énoncer ce Dieu dans un discours raisonnable qui ne serait ni ontologie ni foi (et qui refuse l’alternative entre le Dieu d’Abraham et celui des philosophes)[32].

Dans son article intitulé « Transcendance et Dieu de la Foi », Bouillard écrit que le philosophe réhabilite la transcendance — la justice humaine ouvre au divin, la relation éthique avec autrui fait soupçonner l’au-delà de l’être —, qu’il critique la théologie rationnelle de la philosophie occidentale, et qu’il s’oppose à l’Incarnation de Dieu : la philosophie lévinasienne « veut offrir une nouvelle manière de saisir un sens à la transcendance, en découvrant que la dimension du divin s’ouvre à partir du visage humain, dans la justice rendue aux hommes, et que notre être-l’un-pour-l’autre nous fait pressentir ce qui est “autrement qu’être ou au-delà de l’essence”[33]. » S’appuyant sur la rationalité du judaïsme talmudique, Lévinas écarte le Dieu des philosophes, la théologie rationnelle du monde grec et occidental. Il entend énoncer le Dieu de la Bible dans un discours raisonnable qui n’est ni ontologie ni foi, un Dieu tel que l’Incarnation est impensable.

En soulignant que le philosophe réhabilite la transcendance de Dieu, son altérité, son illéité, notre théologien laisse entendre que pour lui aussi, Dieu est transcendant, absolument autre ; en soulignant que Lévinas critique la théologie naturelle de la philosophie occidentale, Bouillard laisse entendre que pour lui aussi, Dieu n’est pas un étant ; mais en soulignant que le philosophe s’oppose à l’Incarnation de Dieu, notre théologien laisse entendre que pour lui, Dieu est le transcendant qui se fait immanent, l’absolument autre qui devient proche.

Bref, chez Bouillard, on peut parler de Dieu incarné en Jésus[34].

Pour Weil, Dieu est sens ; pour Lévinas, Dieu est illéité ; pour Bouillard, il s’incarne en Jésus. Notre théologien confronte les conceptions weilienne et lévinasienne de Dieu, parce qu’il ne partage pas totalement la première : pour lui comme pour Weil, Dieu n’est pas un étant ; mais pour lui contrairement à Weil, Dieu n’est pas une idée de l’homme, il ne s’identifie pas au sens que l’homme donne au monde et à lui-même, il n’est pas immanent au monde, il lui est transcendant. Cependant, Bouillard ne partage pas totalement la conception lévinasienne : pour lui comme pour Lévinas, Dieu n’est pas un étant ; mais pour lui contrairement à Lévinas, Dieu n’est pas l’absolument autre qui reste transcendant, il est l’absolument autre qui devient immanent au monde en s’incarnant en Jésus.

Par ailleurs, la critique lévinasienne de la pensée weilienne ne nous paraît pas pertinente. Selon Lévinas, la philosophie occidentale réduit tout à un être à comprendre : elle est ontologie ; la Logique de la philosophie de Weil, en particulier, réduit chaque attitude humaine et l’ensemble de celles-ci à une catégorie, c’est-à-dire à une nouvelle attitude, Weil estimant l’homme capable de se donner librement une attitude et de la réfléchir dans une catégorie. Or, l’expérience de l’absolument autre, la relation avec lui, est une attitude irréductible à une catégorie, l’homme étant incapable de se dérober à sa responsabilité pour autrui. En fait, pour Weil, la Logique de la philosophie est un discours, non pas sur l’être du monde et de l’homme, mais sur le sens que le philosophe leur assigne à un moment de l’histoire ; une catégorie n’est pas une nouvelle attitude, mais simplement une manière de comprendre une attitude, et l’homme ne choisit pas une attitude, mais celle-ci apparaît inopinément : dans cette perspective, l’attitude de foi est réductible à la catégorie de Dieu. Lévinas nous semble promouvoir une lecture ontologique de la pensée weilienne, alors que celle-ci se veut une herméneutique du monde et de l’homme.

La position lévinasienne, quant à elle, suscite, elle aussi, des questions. Avec Marcel Neusch, nous en relevons trois. La première concerne sa manière de penser la relation à autrui : n’y a-t-il pas dans la fondation de l’éthique sur la seule épiphanie du visage « une trop grande méconnaissance du soi dans la structure de l’éthique[35] ? » Comme le dit Paul Ricoeur, « il faut être l’ami de soi-même pour être l’ami de l’autre[36]. » La seconde se rapporte à l’articulation du religieux et de l’éthique : envisager celle-ci comme le passage obligé de celui-là ne néglige-t-il pas la relation à Dieu ? La dernière se rattache à l’incarnation : si, comme le dit Lévinas, en créant, Dieu se contracte pour faire place à l’homme, « ne pourrait-il pas se contracter jusqu’à “s’anéantir lui-même” en prenant la condition humaine[37] ? »

C’est dire que l’incarnation de Dieu en Jésus nous semble marquer la différence entre le Dieu de la philosophie et celui de la religion : la foi en l’Incarnation du Verbe, écrit par exemple Joseph Doré, implique une conception tout à fait particulière de Dieu. Si Dieu s’est engagé dans l’existence et le destin humain de Jésus, il n’est plus d’autant plus Dieu qu’il est et reste plus étranger à ce qui n’est pas lui : « […] on n’a pas tout dit de Dieu quand on a dit qu’il est transcendant, tout-puissant, omniscient, etc.[38] » Au contraire, c’est dans l’extrême proximité et non dans l’extrême distance par rapport à l’homme et son monde que Dieu se manifeste comme Dieu : « […] c’est dans le partage de la corporalité de l’homme qu’il fait preuve de sa spiritualité, dans la soumission aux faiblesses humaines qu’il fait éclater sa puissance, dans l’assomption du péché du monde qu’il fait montre de sa sainteté et témoigne de son amour, dans le passage par la mort qu’il s’avère puissance de vie, etc.[39] » Le Dieu de la philosophie est loin de l’homme : lui conviennent les attributs qui l’opposent à celui-ci, et dont la théologie naturelle n’a pas manqué de le revêtir ; le Dieu incarné en Jésus, par contre, est près de l’homme : lui agréent les propriétés qui le solidarisent de celui-ci ; autrement dit, le Dieu incarné en Jésus signifie son congé au Dieu de la théologie naturelle.