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Pendant longtemps, les politiques d’éducation, notamment en matière d’enseignement supérieur, étaient en Algérie du domaine exclusif de l’État. Maître d’ouvrage et maître d’oeuvre à la fois, celui-ci promulgue « ses » réformes sans trop se référer aux groupes sociaux chargés de les mettre en application. Il en est ainsi des réformes et aménagements entrepris en marge ou au sein de l’université pour amener l’enseignement supérieur à répondre aux « impératifs économiques ». Ces réformes laissent voir un face-à-face entre, d’une part, une politique volontariste ou autoritaire fondée sur le primat des logiques institutionnelles et, d’autre part, des agents sociaux dont l’action est guidée par des prédispositions et des dispositions sociales qui ne paraissent pas réductibles à la stricte fonction économique. Développant des logiques propres, ces derniers amènent l’enseignement professionnel à se conformer tant aux formes de savoir socialement dominantes qu’aux stratégies de reclassement qui leur correspondent. Si bien que dans les faits, la diversité des institutions se trouve neutralisée par l’homogénéité des pratiques d’enseignement ; les programmes standards, généralement importés ou inspirés d’expériences étrangères, semblent phagocytés par des pratiques pédagogiques soumises aux conditions locales de production et de diffusion des savoirs ; l’orientation consistant à soumettre l’enseignement à l’emprise des entreprises est contrecarrée par la tendance de l’acte éducatif à élaborer son propre système de valeurs.

Cette tendance, on le sait, est loin d’être spécifique à l’Algérie. Elle a été identifiée dans des aires socioculturelles et des contextes politiques et économiques des plus diversifiés. Connue sous l’appellation de « dérive académique » (academic drift) dans les pays anglo-saxons, qualifiée en France de « glissement vers le haut », elle semble revêtir un caractère quasi universel, en dépit des moyens exceptionnels dont les établissements dédiés aux cursus professionnalisés ont parfois bénéficié. Dans les pays du « centre », elle est signalée notamment en France (par des auteurs aussi différents que Papon, 1979 ; Shinn, 1990 ; Grelon, 1993), en Angleterre (Pratt et Burgess, 1974), en Australie (Grant, 1977), au Canada en Colombie-Britannique (Fisher et al., 2003), en Allemagne (Gispen, 1989), pays dont l’enseignement est pourtant réputé pour la symbiose de ses dimensions théorique et pratique. Dans les pays « périphériques », elle est signalée sous diverses formes en Égypte et en Syrie (Moore, 1980 ; Longuenesse, 2007), en Afrique du Sud (Kraak, 2006), etc. Ayant pris conscience des risques de dérive, certains pays ont tenté de les « contrôler », comme en Belgique où on a donné « au secteur non universitaire le label de “hautes écoles” », comme en Angleterre où on a décidé « d’élargir l’appellation d’université aux polytechnics » (de Meulemeester et Debande, 2002 : 282). En Algérie, pour les mêmes raisons, on a donné au cycle court professionnalisé l’appellation d’« études universitaires approfondies » alors que sa durée est de trois ans seulement, contre cinq pour le cycle académique qui n’est pourtant qualifié ni d’« approfondi », ni d’« universitaire ».

Ces « dérives » ou « glissements » de l’enseignement professionnel vers l’enseignement académique ont fait l’objet de diverses explications, reliées tour à tour au statut institutionnel, à la compétitivité entre établissements, aux stratégies de reclassement parmi les paliers de l’échelle éducative... Notre article tente d’explorer cet objet sous l’angle des rapports sociaux au savoir et de l’ambiguïté qui caractérise cet enseignement, à cheval entre économie et éducation, « profit » et « sens », « intérêt » et « valeurs », deux facettes que nous pensons être trop peu analysées. Il met à contribution plusieurs enquêtes et observations effectuées depuis 1986 dans les instituts professionnalisés, les universités et les entreprises les plus représentatives. L’article est structuré en trois parties. La première porte sur les modes d’insertion des filières professionnelles dans l’enseignement supérieur en contexte de diversification et de hiérarchisation ; la deuxième analyse l’ambivalence et les ambiguïtés qui marquent cet enseignement, tiraillé entre des systèmes de référence différents ; la troisième analyse le processus de codification formelle visant à surmonter ces ambiguïtés et les réponses formulées par les agents sociaux.

I. Contextualisation

Les données présentées dans ce travail renvoient à différentes réformes engagées depuis l’indépendance en faveur de la professionnalisation. Il est question de la réforme entraînant la création des instituts technologiques (IT) en 1969, mais aussi de celles touchant l’université en 1971, 1984 et 2004. On ne peut, bien sûr, comprendre ces réformes sans les mettre en relation avec le contexte politique et les enjeux sociaux de l’éducation. L’état d’analphabétisme généralisé dans lequel se trouve la société au lendemain de l’indépendance[1], le statut social élevé du savoir qui en résulte, le rôle de l’éducation dans les projets sociopolitiques, font de cette activité l’objet de fortes sollicitations. Pour l’ensemble de la société, nivelée économiquement et socialement à la base, l’éducation représente « l’ascenseur social » par excellence. Pour l’État, elle est un instrument indispensable à ses « projets de développement » et de « modernisation ». Ainsi les premières initiatives de l’État algérien indépendant sont d’ordre éducatif. Évoquons la création du Centre Africain des Hydrocarbures et de la Chimie (CAHT) et de l’École Polytechnique, tous deux inaugurés en 1964, à peine une année et demie après l’indépendance.

L’enseignement professionnel s’érige en forteresse

La première grande réforme est celle qui « institue » les IT, véritable « système de formation supérieure » propre aux ministères économiques. Cette réforme est la plus radicale sur la voie de la professionnalisation et de la proximité institutionnelle des programmes avec les entreprises. Elle est conçue pour couvrir les besoins du secteur industriel dans toutes les professions techniques (ingénieurs, techniciens) et managériales (finances, comptabilité, gestion...), le rendant pratiquement autonome par rapport à l’université. Fondées sur « l’impératif économique », les raisons de cette réforme renvoient aussi à la nature même de l’État, constitué de courants politiques divergeant fondamentalement sur la fonction économique et sociale de l’éducation et de l’enseignement supérieur en particulier. Ces courants se retrouvent au gouvernement avec, d’un côté, les ministères économiques (dont le plus engagé est de loin celui de l’Industrie et de l’Énergie[2]) qui défendent « l’impératif économique » et, de l’autre, le ministère de l’Éducation qui met en avant « les impératifs sociaux » et « l’unité du système éducatif », menacée par la création « sauvage » de multiples établissements professionnels dans tous les domaines des sciences appliquées. L’impossibilité de surmonter ces divergences, conjuguée à un contexte international favorable au développement de « l’éducation extrascolaire », conduit à la création des IT[3] et donne à l’enseignement supérieur la forme bicéphale qui le caractérise jusqu’en 1988.

En décembre 1969, date de la réforme portant sur l’« institutionnalisation » des IT, il existe déjà près d’une quinzaine d’instituts couvrant toutes les spécialités de génie et de sciences sociales appliquées. À l’instar des entreprises du secteur public, ces établissements ne bénéficient d’aucune autonomie de gestion : un écheveau complexe de textes légaux et réglementaires régit dans le détail le fonctionnement. Tout y est centralement défini : les règles et normes de gestion, le profil et les itinéraires professionnels, ainsi que les relations avec les entreprises. Sur le plan pédagogique, le contenu et les méthodes d’enseignement sont énoncés avec précision : le savoir est défini comme pratique et spécialisé, l’apprentissage, actif et collectif ; le tout est mis à l’épreuve des conditions réelles de travail, grâce à des stages en entreprise intercalés à la formation intra-muros. La responsabilité des instituts et des entreprises dans l’organisation et l’encadrement de ces stages est tout aussi minutieusement précisée. Le dispositif laisse peu de place à des initiatives ou à des rôles définis par d’autres agents que l’État. Sur le plan social, l’institution ainsi créée assure logement et emploi à ses membres — étudiants, enseignants et dirigeants —, afin de les rendre indépendants d’un environ-nement social jugé « inadapté », voire « impur »[4] au sens de Douglas. Tout semble être à l’image de « l’institution totale » décrite par Goffman : « Un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées » (1979 : 41).

Cette vie recluse est destinée à protéger et à distinguer l’institution de l’environnement, pour enfin, dans un deuxième temps, aller à sa conquête, le transformer et le soumettre. La volonté de distinction se retrouve même dans le langage. Cherchant à rompre avec « le système existant », la réforme tente d’inventer un vocabulaire nouveau, destiné à doter les instituts d’une identité propre. Le qualificatif « technologique » en est le maître mot. Accolé aux établissements, quel que soit leur champ de spécialisation, il est omniprésent dans le discours qui accompagne la réforme. Ses significations sont multiples : sortir de l’enseignement « général » (honni dans le discours populiste), combattre l’« élitisme » du système éducatif (confondu avec l’académisme), rompre avec l’héritage colonial (dénué de savoir technologique), moderniser le pays (pas de modernisation sans accès à la technologie)... Le vocable « formation », appartenant au répertoire sémantique de l’entreprise, exprimant le dynamisme et la professionnalisation des cursus, est préféré au terme « enseignement ». L’appellation « institut » remplace celle de « faculté » qui rappelle trop l’enseignement académique... Avec ces mots nouveaux, on veut dénoncer « l’ancien système » et en créer un nouveau, « série intégrée d’arrangements asservis à la satisfaction des besoins de la société » (Castoriadis, 1975 : 190), ici de l’entreprise, surtout.

Le dispositif mis en place se présente comme un « système alternatif » à celui de l’éducation nationale, sous-tendu par l’arrière-pensée politique de pénétrer la société, de la façonner de l’intérieur pour l’« émanciper » de l’emprise des valeurs éducatives traditionnelles. C’est pourquoi la réforme se drape d’un argumentaire politique qui promeut une sorte de « démocratisation qualitative » (Garcia et Poupeau, 2003) prétendant réduire l’écart entre réussite scolaire et origine sociale. Dans leur remise en cause radicale du « système classique », les porte-parole du secteur économique vont d’ailleurs au-delà de la question de professionnalisation pour évoquer celle de démocratisation et d’accessibilité. L’enseignement, plaident-ils, « doit avoir pour but, non pas de former des universitaires et de rejeter comme déchets tous ceux qui n’accèdent pas aux derniers échelons de l’université, mais essentiellement de produire à des niveaux et dans des spécialités divers, des hommes adaptés à la vie sociale et professionnelle » (MFP, 1970 : 375).

Ainsi que plusieurs auteurs l’ont noté (Javeau, 1998 ; Fisher et al., 2003), un lien apparaît ici aussi entre « poussée utilitariste », « revendication égalitariste » et « acces- sibilité ». Le faire-valoir économique se drape souvent, pour accroître sa crédibilité et ses chances de succès, de considérations politiques et sociales. Le système éducatif est alors accusé d’être un frein à l’émancipation du pays non seulement sur le plan économique, mais aussi sur le plan social et politique : « Le système d’éducation et de formation actuel n’est plus le produit de la société dans laquelle il fonctionne puisqu’il est en définitive une copie des structures léguées par l’ancienne puissance coloniale » (MFP, 1975 : 375).

Agissant comme courant politique à l’intérieur de l’État, le secteur économique a pour ambition de donner à cette réforme une dimension nationale, comme le montre sa proposition de doctrine globale d’« enseignement-formation ». Celle-ci se fixe un double objectif : dans un premier temps, « introduire des modifications partielles dans le système actuel » et, dans un deuxième temps, « lui substituer un appareil nouveau répondant aux différents impératifs économiques, sociaux et politiques de la nation » (MFP, 1975 : 376). Mais le pouvoir césariste de cette époque, qui veille au maintien de « l’ambivalence fondamentale » du système sociopolitique, dont celle du système éducatif n’est que la reproduction, ne lui permet d’obtenir qu’une loi légalisant des établissements déjà en place depuis plusieurs années.

À cause du poids surdéterminant du politique, la demande de professionnalisation émane davantage de la bureaucratie d’État (implantée dans les ministères et les directions centrales des grandes entreprises publiques) que des structures opérationnelles des entreprises. Des travaux antérieurs ont montré que du côté des entreprises comme des instituts, « la relation formation-industrie » est de fait monopolisée par les gestionnaires, empêchant toute rencontre entre ingénieurs et professeurs (Khelfaoui, 1997b). Les contacts, quand ils ont lieu, se font plus souvent entre administratifs, au mieux entre responsables des services de stage, intégrés aux organigrammes des instituts et des entreprises, plutôt qu’entre enseignants et ingénieurs. Soumise à un haut degré de régulation de contrôle, cette relation est comme médiatisée par la bureaucratie. De ce fait, il convient de faire une distinction entre la position des entreprises, elles-mêmes soumises à des codes prédéterminés et aux rigidités concomitantes, et le rôle du pouvoir central. Conçu par l’État, ce modèle d’articulation de la formation à l’industrie participe davantage du contrôle politico-administratif (Khelfaoui, 2006) des agents sociaux que de la performance technique.

En fait, la position des entreprises, vue à travers ses gestionnaires, évolue en deux phases : la première correspond au modèle de gestion centralement prescrit par l’État. Laissant peu de place à l’initiative des dirigeants d’entreprise (Boussoumah, 1982), ce modèle prévaut de façon totalitaire entre 1966, date de l’étatisation de la gestion (suppression des comités de gestion instaurés en 1962 au lendemain de l’indépendance) et 1988. L’action du gestionnaire se limite à l’application des lois, règlements et décisions du gouvernement agissant essentiellement à travers le ministère de l’Industrie et le ministère des Finances et du Plan. Les profils de formation défendus sont donc théoriquement ceux que la doctrine centrale a retenus : « pratiques », « spécialisés » et « opérationnels ». La position des entreprises change toutefois à la faveur des transformations politiques et sociales qui accompagnent les révoltes populaires de la fin des années 1980 et l’affaiblissement du pouvoir politique. Cherchant à dégager sa responsabilité du marasme économique, ce dernier concède une relative « autonomie de gestion » dont les dirigeants d’entreprise s’emparent pour reposer le problème de « l’articulation entreprise-université », qu‘ils formulent désormais en termes de « partenariat ». Durant les années 1990, alors que les attentats ciblant spécialement les universitaires et les gestionnaires se multiplient, de nombreuses rencontres de grande envergure sont organisées pour discuter de ce partenariat. Le discours des gestionnaires et des ingénieurs, comme celui des universitaires, valorise la polyvalence, synonyme d’adaptation et de mobilité, au détriment de la spécialisation, jugée efficace un moment, mais rigide et vite obsolète. C’est dire que dans cette politique, il y a lieu de distinguer plusieurs niveaux : l’État (stratège entretenant les ambivalences), sa fraction saint-simonienne (militant pour une industrialisation dans l’ignorance de ses enjeux sociaux) et les entreprises qui tentent, pour autant qu’elles échappent à l’emprise du politique, de formuler leurs problèmes à partir du réel économique et social.

L’enseignement universitaire s’ouvre sur « les réalités nationales »

Pendant que les initiatives « extrascolaires » foisonnent, le « système universitaire » travaille à sa propre réforme. Nommée « réforme de l’enseignement supérieur » (RES), elle est engagée en 1971 dans le but affirmé de sortir l’université du modèle colonial et de l’orienter vers « l’option scientifique et technique ». Elle apparaît certes comme une réponse aux critiques acerbes qui proviennent de toutes parts ; cependant, malgré un état d’esprit ambiant favorable à la professionnalisation (en raison notamment de la forte médiatisation qui accompagne les IT), elle se donne des objectifs plutôt généraux. Il est vrai que les ministères économiques se sont détournés de l’université ; ayant leurs propres établissements, ils tiennent à les préserver et, pour cela, ils doivent rester « spécifiques », ne pas ressembler au système universitaire sous peine de paraître inutiles (ce qui arrivera vingt ans plus tard, à la fin des années 1980). La RES promeut donc le désenclavement de l’université et l’enseignement scientifique et technique[5], mais, contrairement aux IT, elle ne privilégie pas la professionnalisation des programmes. Même si elle emprunte plusieurs formules et vocables aux IT, on ne retrouve dans sa rhétorique aucune référence directe aux entreprises, préférant évoquer les besoins du « marché de l’emploi », de la « société »...

Néanmoins, cette réforme transforme notablement l’enseignement universitaire, qualitativement et quantitativement. Pour le rendre plus « proche des réalités nationales » (une expression qui revient souvent), elle introduit de nouvelles méthodes d’apprentissage comme les visites de site, les enquêtes de terrain, les stages en entreprise pour les filières de génie, et l’intervention de professionnels dans les classes, à titre de conférenciers ou d’encadreurs. L’organisation de l’université subit des transformations avec l’abandon du système facultaire au profit d’une structuration en instituts, le régime d’études annuel devient semestriel, les parcours scolaires sont assouplis par l’adoption d’un système de crédits[6]... De même, elle bouleverse le paysage universitaire avec la création de quatre des plus grandes universités scientifiques et techniques du pays (Alger, Oran, Constantine et Annaba). Le succès attribué à cette réforme, qui bénéficie d’importants appuis politiques, syndicaux et estudiantins[7], a un effet paradoxal d’apaisement puis d’assoupissement qui détourne l’attention de l’enseignement universitaire. Sur près de dix-huit ans, aucune action d’envergure n’étant venue la relancer, la dynamique enclenchée par la réforme s’éteint progressivement.

Vers la fin des années 1980, sous la poussée des flux grandissants d’étudiants, les stages et les visites en milieu professionnel se raréfient avant de disparaître des programmes, tandis que les travaux pratiques et dirigés perdent de leur qualité. L’enseignement tend à se réduire à une « rhétorique » livresque et se coupe à nouveau « des réalités nationales », suscitant des interrogations sur l’existence même de l’université (Maïri, 1992). Pour faire face à cette situation, deux mesures sont prises en 1984 : l’abandon du régime d’études semestriel et du système des crédits introduits par la réforme de 1971 et l’ouverture d’un cycle court de trois ans menant à un « Diplôme d’Études Universitaires Approfondies » (DEUA) à orientation professionnalisée. Ces deux aménagements, qui constituent une remise en cause de la réforme de 1971, visent surtout à donner aux gestionnaires les moyens de faire face à la massification des effectifs estudiantins[8]. Ils répondent à des préoccupations davantage administratives que pédagogiques. La gestion du régime semestriel et des crédits est grevée par la bureaucratisation de l’université dont les fonctions administratives prennent le dessus, avec la montée de l’autoritarisme, sur les fonctions scientifiques et pédagogiques. Quant au cycle court, on s’attend à ce qu’il contribue à réduire la pression du nombre et l’écart entre formation et marché du travail. Le DEUA s’inspire fortement, dans sa durée, son contenu et sa finalité, du cycle court existant depuis 1964 dans les IT. Ce qui montre que les barrières institutionnelles mises en place n’ont pas empêché que s’établisse une communication sociale entre IT et universités.

À partir de la fin des années 1980, l’université entre dans une nouvelle phase de turbulences et de dégradation. Les aménagements qui viennent d’être évoqués ne peuvent venir à bout des problèmes, devenus structurels : sureffectif d’étudiants, déqualification des enseignants[9], contraction du marché de l’emploi en raison de la politique de désindustrialisation, émigration massive de l’élite universitaire et industrielle, principalement les fractions formées au cours des années 1970 et 1980. En 2004, l’État, réduit à une forme de pouvoir extérieur à la société, invoquant les « nouveaux impératifs de la mondialisation » plutôt que ces dysfonctionnements, décide d’appliquer la réforme européenne appelée « Processus de Bologne »[10], sans se référer ni aux étudiants, ni aux enseignants, ni même, au vu du scepticisme qui transparaît dans leurs déclarations, aux recteurs d’université[11]. Même le parlement n’a pas été consulté puisque la loi portant adoption de cette réforme n’a été votée qu’en janvier 2008, soit quatre ans après son application.

Telle qu’elle est « expérimentée » en Algérie, cette réforme insiste particulièrement sur la professionnalisation des cursus de niveau « licence ». Elle reprend à son compte le vieux thème de « l’adéquation formation-emploi », en l’enveloppant de nouveaux vocables comme « professionnalité » ou « employabilité », empruntés, pour faire scientifique, non plus aux entreprises mais aux sciences sociales appliquées[12]... La réforme commence par l’ouverture de filières professionnelles courtes qui ne sont pas sans rappeler la filière des techniciens supérieurs des IT ou le DEUA des universités : même durée (parfois même plus courte : il existe des licences de deux ans), même contenu (pratique et spécialisé), même finalité (immédiatement opérationnelle). Aussi, le « master professionnel » s’avère être la réplique du « Diplôme de Post-Graduation Spécialisée » (DPGS), introduit dans les universités algériennes en 1998[13]. Assez curieusement, la plupart des changements organisationnels et pédagogiques induits par le Processus de Bologne apparaissent comme une redite des dispositions de la RES[14]. La « semestrialisation » des programmes, le découpage des enseignements en modules indépendants, le système des dettes et des prérequis, l’ouverture sur le marché de l’emploi, faisaient partie du mode de fonctionnement et des objectifs de la réforme de 1971, comme le souligne un représentant de l’Algérie à la Conférence euro-maghrébine de Marseille sur le LMD[15].

Comme lors des expériences passées, l’introduction des cycles professionnalisés se heurte à l’opposition des étudiants, des enseignants et, dans une certaine mesure, des cadres et présidents d’université. Dans plusieurs universités, le nombre infime d’étudiants ayant accepté de s’inscrire à une licence professionnelle requiert l’accès automatique au master. Cette condition, qui rappelle l’usage déjà signalé des cycles courts comme tremplin vers le cycle long, rend vide de sens la durée supposée courte de cette licence et sa prétention professionnelle puisqu’elle se poursuit par un master général. Le plan d’études de la licence professionnelle n’a, il est vrai, pas grand-chose à voir avec un enseignement universitaire : débarrassé de tout contenu théorique et critique, il s’oriente entièrement vers une technologie ou un emploi, offrant ainsi peu de chances de mobilité professionnelle et limitant les capacités d’adaptation au changement ; d’autant que cette licence cible des emplois conjoncturels, les plus demandés du moment, qu’on essaie de valoriser par leur appartenance au domaine auréolé de prestige des technologies de l’information et de la communication (conception de sites web, programmation...). La même opposition se manifeste chez les enseignants qui voient dans ce type de formation une simple « dévalorisation de l’université tout entière »[16]. Même les dirigeants d’université, se référant aux expériences passées, manifestent des craintes au sujet des cycles et des contenus qui ne se conforment pas aux normes universitaires[17].

Diversification et hiérarchisation

Une vue d’ensemble de ces réformes laisse voir une transformation de l’enseignement supérieur en trois mouvements. Tant pour répondre à des besoins économiques (relatifs aux projets d’industrialisation en particulier) qu’à des besoins sociaux comme la création de groupes professionnels (notamment dans le domaine des professions techniques et d’encadrement, pratiquement inexistantes au lendemain de l’indépendance), l’enseignement supérieur connaît d’abord une grande diversification. Vient ensuite un mouvement de recomposition dans un sens d’homogénéisation sous la double poussée des transformations advenues dans le champ politique et de l’action de nivellement qui se manifeste dans les pratiques pédagogiques. Enfin, s’amorce de nouveau un processus de diversification, d’origine institutionnel, qui instaure un ensemble de mesures abordant la massification des effectifs estudiantins et l’adhésion de l’Algérie au Processus de Bologne.

Formellement, ces réformes produisent une diversification horizontale de l’enseignement supérieur par la multiplication des établissements et des filières. Différents ministères créent leurs propres structures, ce qui donne lieu à une grande hétérogénéité des profils, des spécialités et des conditions d’accès. La durée même des cursus est modifiée : dans les cycles longs, elle varie par exemple de quatre (ingénieurs d’application) à cinq années (ingénieurs d’État) et atteint dans certains cas six années[18].

Cependant, si ces diplômes sont équivalents (pour une même durée) en termes de reconnaissance officielle quels que soient l’établissement, la filière (professionnalisée ou non) ou la tutelle, ils font l’objet d’un processus de hiérarchisation sociale qui place les titres académiques en haut de la hiérarchie. Les équivalences reconnues par l’État paraissent, comme le note Lebeau, comme « une diversification institutionnelle qui masque en fait une différenciation des établissements et des personnels » (2006 : 10). Ainsi, le microcosme social que constitue le champ de l’enseignement professionnalisé est finalement loin d’être autonome par rapport au champ éducatif (et donc distinct), auquel il se voit fortement relié. Même s’il est institutionnellement autonome — par exemple, les IT sont à cet égard totalement séparés du système universitaire —, il s’y rattache socialement par la référence de ses agents au même habitus éducatif. Le statut social de ces établissements, la réputation de leurs diplômes et surtout la nature des savoirs qui leur sont associés font qu’ils occupent des positions différentes, mais dans un même champ éducatif.

Toutefois, jusqu’à quel point peut-on parler d’institutionnalisation de l’enseignement professionnel, tant l’imaginaire, les aspirations et les pratiques des agents restent marqués par le référentiel académique ? Dans le puzzle socialement recomposé, les filières académiques occupent les positions dominantes même si leurs diplômes débouchent moins souvent sur un emploi immédiat et si les programmes professionnalisés bénéficient d’avantages matériels plus importants — jusqu’en 1985 en effet, les IT étaient matériellement choyés et leurs diplômés quasiment assurés d’obtenir un emploi, pour des raisons de corporatisme et de filiation. Même l’incertitude associée à leur devenir professionnel renforce la valorisation des titres académiques, dans la mesure où elle évoque la liberté de choisir sa carrière et son employeur. Cette liberté de choix compense les aléas qui pèsent sur l’emploi ; elle libère de l’étroitesse induite par les « spécialisations industrielles », que les étudiants souhaitent éviter, à la manière de l’ouvrier spécialisé qui, pour ne pas rester « prisonnier de sa fonction » (Bouglé, 1925 : 79), se bat pour s’ouvrir sur la société. Même la profonde crise économique des années 1990 et 2000 et la dégradation des conditions de vie qui en a résulté n’ont pas revalorisé les filières professionnelles, comme le montre depuis 2004 le refus de la majorité des étudiants de s’inscrire en « licence professionnelle » du « système LMD ».

L’attrait de l’enseignement académique est peut-être dans son aptitude à faire le lien entre le passé et le présent, à ne pas rompre brutalement avec les prédispositions sociales existantes, à ne pas construire le présent sur la négation du passé. Mais son référentiel ne renvoie pas seulement au passé. Il correspond aussi à des conduites rationnelles dans la mesure où il offre davantage de possibilités d’accès aux positions sociales les plus élevées en termes de gains économiques et symboliques, en particulier dans ce contexte sociopolitique où l’éducation n’est toujours pas systématiquement associée au « travail », le savoir conservant une valeur en soi. En ce sens, le refus de l’enseignement professionnalisé est aussi un refus de renoncer aux chances d’accès au savoir dominant, savoir qui, parce que l’économie n’est pas érigée en champ autonome ayant une existence en soi et pour soi, notamment par rapport au champ politique, reste essentiel- lement de l’ordre de la rhétorique.

Dans les IT, l’enseignement académique apparaît ainsi comme un recours contre l’isolement social, un moyen de sortir de la forteresse que les fondateurs ont voulu faire de « l’institution », et un contrepoids au sentiment de dépendance à l’égard d’une spécialité, d’une entreprise[19], voire même une défiance à l’égard de cette espèce de filiation verticale qui va de l’institut à l’entreprise et qui, en se poursuivant jusqu’au ministère de tutelle, devient une dépendance politique. Ainsi peut s’expliquer le basculement des enseignants dans le syndicat national des enseignants universitaires (dès sa création en 1988) au détriment du syndicat maison, et leurs luttes incessantes pour l’intégration des instituts au système universitaire.

II. Ambivalence, ambiguïtés et recomposition

L’enseignement professionnel est doublement marqué : par le décalage entre les codes prescrits et l’habitus éducatif d’une part, par l’ambivalence et l’ambiguïté qui résulte de sa double apparence à l’éducation et à l’économie d’autre part. Il s’agit bien, comme le note Bourdieu, d’un décalage « entre les structures objectives et les structures incorporées, entre les institutions économiques importées et imposées par la colonisation (ou aujourd’hui par les contraintes du marché) et les dispositions économiques apportées par les agents... » (2003 : 229). Ces dispositions, ici éducatives, constituent un fond, un référentiel culturel, par rapport auquel les agents jugent de l’efficacité de leur formation, de son statut et de celui qu’elle est susceptible de leur donner. Ce référentiel produit, comme le fait la « culture » chez Douglas, un effet d’« autorité » du collectif sur ses membres. Il est d’ailleurs intéressant de noter la proximité de sens entre le concept d’habitus chez Bourdieu, « ensemble de dispositions durables et transposables » (1980 : 88), et celui de « culture » chez Douglas. « La culture, écrit-elle (si l’on entend par là les valeurs publiques, les valeurs standardisées d’une communauté), sert de médiatrice à l’expérience individuelle. Elle lui fournit d’avance certaines catégories de base, un schéma positif dans lequel s’insèrent, en bon ordre, idées et valeurs. Enfin, et surtout, la culture exerce une autorité certaine ; chacun s’y conforme parce que les autres le font. [...] Les catégories culturelles sont des affaires publiques, qu’on ne remet pas aisément en question. Cependant, elles ne sauraient ignorer les défis que leur jettent les formes aberrantes » (1981 : 58). Cette culture cherche à réduire l’ambiguïté, et celle-ci est bien dans la position, le contenu et les aspirations de l’enseignement professionnalisé.

Ambiguïtés

Ambiguïté de statut, entre université et industrie ; ambiguïté identitaire, entre légitimité scientifique et légitimité économique ; ambiguïté de discours, entre école de la deuxième chance et école de l’emploi ; ambiguïté des programmes, ni théoriques ni pratiques ; ambiguïté terminologique, puisqu’on parle à la fois de formation et d’enseignement, de science et de technologie. Comme pour limiter ces ambiguïtés, les relations et interactions entre les structures et les agents sociaux sont rigoureusement codifiées. L’enseignement est fondé sur une division technique du travail très poussée entre l’entreprise et l’institut. Cette division du travail fait certes intervenir chaque entité dans le champ d’activité de l’autre, mais ces interventions sont définies avec précision. Dans ce modèle, l’apprentissage des normes professionnelles est inclus dans la période scolaire, notamment par le biais des stages en milieu professionnel introduits en alternance avec l’enseignement intra-muros. Bien qu’il soit systématiquement évoqué pour justifier ce modèle, l’argument économique (rentabilité immédiate de la formation) ne semble pourtant pas prévaloir dans les faits. D’une part, les filières les plus professionnalisées n’évitent pas aux entreprises d’investir considérablement dans la formation initiale et permanente (El Kenz, 1989). Même dans le cas pourtant extrême des IT, il y a très vite distanciation des entreprises, lesquelles réagissent en formulant les mêmes griefs à leur égard qu’à l’égard de l’enseignement académique (formation trop générale, non opérationnelle, inadaptée...) (Henni, 1990 ; Djeflat, 1993). D’autre part, si l’organisation formelle correspond bien au modèle bureaucratique wébérien, dans la mesure où les compétences et les conditions d’accès sont clairement définies, la primauté des pratiques d’allégeance de toutes sortes, surtout politiques, en limite grandement la « rationalité ».

Dans un contexte où l’exigence de contrôle politique l’emporte sur la finalité professionnelle, il ne s’agit même plus d’une situation de « rationalité limitée », telle qu’elle a été présentée par Simon et March, puis par Crozier et Friedberg. La rationalité est en fait quasiment annihilée. Si l’institution se trouve « peuplée de fonctionnaires incompétents », ce n’est pas faute d’une « délimitation claire des compétences et des normes », comme l’écrit Rowell (2004 : 22) au sujet de l’ancienne République démocratique allemande, mais parce que les agents trouvent plus d’intérêt dans l’allégeance ou dans l’identification aux valeurs dominantes que dans le respect de la norme professionnelle. Parce que leurs transformations sont suscitées par l’État davantage que par une quelconque dynamique interne (Lourau, 1970), les institutions sont associées aux pouvoirs politiques en place plutôt qu’à des sphères sociales pérennes dans lesquelles l’investissement est possible avec un risque plus ou moins maîtrisable. C’est justement cette quête de pérennité qui explique les luttes acharnées menées par certaines composantes du corps professoral des IT pour intégrer le système universitaire.

Il en est de même du projet DEUA. Malgré les précautions prises par ses initiateurs pour en maximiser les chances de succès (vocabulaire soulignant la nature « universitaire » et le caractère « approfondi » de la formation, clause permettant aux meilleurs étudiants de poursuivre des études longues en allant directement en troisième année, etc.), il reste aux yeux des étudiants « une filière pour relégués ». Significatif est ce propos d’un cadre d’entreprise : « Une des valeurs les mieux partagées par les élèves et les parents est la croyance que tout enseignement supérieur qui n’est pas universitaire et long n’en est pas un », et n’est donc qu’« une formation professionnelle qu’il faut, pour rendre à César ce qui appartient à César, confier à un CFPA ou à une entreprise »[20]. La remarque de ce cadre, ingénieur issu d’un institut technologique (INHC), renvoie à une distinction nette entre le champ économique et le champ éducatif. Tout aussi significative, cette réplique d’un groupe d’étudiants auxquels on demande pourquoi ils ont choisi d’étudier à l’Institut National des Hydrocarbures et de la Chimie : « On nous a trahi avec le mot “chimie” », disent-ils de concert, se référant ainsi à la discipline académique plutôt qu’à la spécialité professionnelle, toutes deux évoquées dans l’appellation de leur établissement.

Ainsi, le DEUA s’articule mal au marché de l’emploi. D’une part, celui-ci est déjà bien pourvu pour ce type de formation par les IT et les nombreux centres interprofessionnels d’entreprises ; d’autre part, la culture professionnelle dominante n’associe pas les diplômes universitaires à ce type de profil : « Personne ne pense à l’université quand il a besoin d’un technicien », confie le cadre cité plus haut. N’étant associé ni aux formations d’entreprise, ni aux formations universitaires, le DEUA échoue à trouver place, comme le note Ferroukhi (2005), dans la nomenclature des titres et des qualifications reconnues. Avant de disparaître progressivement dans certaines universités et de perdre ailleurs un caractère professionnel, ce programme se voit limité à servir de tremplin aux étudiants pour accéder au cycle long[21], comme nous l’avons déjà observé dans les IT.

Ce processus, lié à l’ambiguïté de l’enseignement professionnel, est à l’origine du glissement de la formation vers la prédominance de l’enseignement général et théorique et des catégories sociales qui s’y identifient. Pour ce qui est du corps professoral, le glissement se manifeste par un processus de valorisation des catégories dont les titres et les aspirations convergent avec l’enseignement académique.

Recomposition du corps professoral

Telle qu’elle est définie institutionnellement, la structure du corps professoral est assez hétérogène. On trouve, de bas en haut, les enseignants ayant un diplôme de licence ou de DES (qui interviennent en sciences fondamentales) auxquels sont assimilés les ingénieurs d’application (qui effectuent les travaux pratiques) ; puis viennent les ingénieurs d’État (cours et travaux pratiques) et, enfin, les docteurs ingénieurs (cours magistraux). Les relations entre ces catégories portent la marque de l’origine scolaire des enseignants et de la stratégie que chaque catégorie élabore pour asseoir ou défendre sa position socioprofessionnelle. Selon qu’ils proviennent d’une université ou d’un institut technologique, les enseignants ont tendance à se constituer en deux groupes distincts. Ce clivage originel est accentué par une division du travail qui les sépare nettement. Chaque groupe intervient à un niveau précis du cursus de formation. Les enseignants issus de l’université interviennent en sciences fondamentales ; leurs collègues ingénieurs et docteurs ingénieurs, formés pour la plupart à l’institut même où ils enseignent, sont chargés de l’enseignement technique et spécialisé. Les premiers n’ont pratiquement pas d’expérience du monde de l’industrie, les seconds ont bénéficié de stages en milieu professionnel, d’abord comme étudiants, ensuite comme encadreurs ; certains ont même entamé une carrière dans le secteur industriel avant d’intégrer l’enseignement.

Dans un premier temps, les professeurs d’enseignement technique et spécialisé constituent un groupe relativement homogène et soudé, au-delà des différences de niveaux et de diplômes. Ils ont suivi le même parcours, ils adhèrent dans l’ensemble aux mêmes « schèmes » et font corps face aux catégories provenant de l’université. Cependant, au fur et à mesure que leur nombre croît (principalement par la formation à l’étranger), les docteurs ingénieurs s’accaparent la charge des cours magistraux, composante la plus prestigieuse de l’enseignement, et relèguent les travaux pratiques aux ingénieurs. Ce faisant, ils s’identifient au modèle académique et revendiquent ses critères de recrutement et de promotion, contrairement aux ingénieurs qui adhèrent seulement à son contenu et à ses formes d’enseignement. Le cas des ingénieurs révèle une situation d’anomie : pendant qu’ils valorisent des contenus scientifiques et des démarches pédagogiques propres à l’enseignement académique (comme on va le voir plus loin), ils s’attachent à l’identité institutionnelle de l’enseignement professionnel, le seul à leur garantir une reconnaissance professionnelle. Avec le groupe de direction, ils se trouvent dans la situation de « ceux qui, n’étant rien en dehors de l’appareil, sont prêts à tout donner à un appareil qui leur a tout donné » (Bourdieu, 1994 : 35).

Après plusieurs années de lutte contre les ingénieurs et le groupe de direction (lui-même constitué d’ingénieurs[22]), les docteurs ingénieurs finissent par s’ériger en catégorie dominante, s’emparant des départements scientifiques et pédagogiques, laissant les directions, dont les activités sont réduites à la gestion administrative, aux ingénieurs. En 1985, profitant du rejet par le ministère de l’Enseignement supérieur d’un projet de « statut de l’enseignant technologue », proposé par le groupe de direction et appuyé par les ingénieurs, ils exigent et obtiennent leur alignement sur le statut des universitaires. Quelques années plus tard, l’ensemble des IT bascule, à la faveur de l’élimination politique du courant industrialiste, dans le giron de l’éducation nationale. Du coup, toutes les catégories professionnelles dénuées d’équivalent statutaire dans le champ universitaire, inaptes à concrétiser les aspirations socioprofessionnelles des catégories dominantes, sont éliminées (Khelfaoui, 2000). Avec leur disparition, le corps professoral auparavant marqué d’hétérogénéité — définie institutionnellement et correspondant à une division technique formelle du travail pédagogique — se pare désormais d’une homogénéité relative, socialement construite.

La convergence de logiques à la fois cognitives, sociales et politiques finit par l’emporter sur les logiques institutionnelles, substituant au schéma prescrit de catégorisation et de hiérarchisation une construction sociale conforme à des aspirations fortement reliées au champ sociopolitique. Celui-ci valorise le savoir académique, certes souvent réduit à une sorte de « méta-discours sur les pratiques » (Bourdieu, 2001 : 82), mais qui a son pendant politique dans la valorisation du savoir-dire. En oeuvrant et en parvenant à intégrer les instituts dans « la famille universitaire », les docteurs ingénieurs jouent un rôle instituant, réussissant « ce passage de “l’hétéronomie” où la loi est détenue par des institutions fondées extérieurement au groupe concerné à “l’autonomie” où la loi est construite et acceptée par des sujets de droit » (Rousseau, 2006 : 25). Ils signent ce faisant la fin de « l’institution formelle », telle qu’elle a été codifiée par ses initiateurs. Pour ces derniers, c’est le prix à payer pour n’avoir pas pu intégrer le jeu des agents sociaux et n’avoir pas compris que l’autonomie, comme le note Castoriadis (1975 : 147), « ne peut se concevoir que comme entreprise collective ».

Ambivalence des programmes

Pour leur part, et par un mouvement synchrone, les programmes glissent vers l’enseignement théorique et général. On a vu que les plans d’études sont constitués de deux parties : les enseignements intra-muros et les stages en milieu industriel. Si les stages constituent au moment de la création des instituts une innovation, les enseignements intra-muros sont conçus selon la hiérarchie traditionnelle des trois paliers d’enseignement : fondamental, technique et spécialisé. L’enseignement fondamental (matières scientifiques de base, sciences sociales et langues étrangères) est dispensé lors des deux premières années d’études. L’enseignement technique et de spécialité, les ateliers et les stages industriels alternent tout au long des trois dernières années. Une vue d’ensemble des trois programmes appliqués depuis 1973 révèle un schéma assez semblable à celui de l’enseignement académique. On y observe un découpage par « discipline scolaire » contraire au discours fondateur et aux recommandations des concepteurs qui parlent de « formation par problème » plutôt que par discipline (Furter, 1976). L’importance de l’enseignement général confère au cursus un caractère ambivalent, visible dans la coexistence de matières générales et de matières techniques très spécialisées, isolées de leur contexte industriel parce que les enseignants préfèrent s’attarder sur les démonstrations théoriques. En nombre d’heures, les matières fondamentales tendent à l’emporter sur les matières techniques et spécialisées, l’enseignement abstrait (cours magistraux) sur l’enseignement pratique (travaux pratiques et dirigés, ateliers et stages).

L’enseignement fondamental occupe près de 40 % des programmes (tableau 1). Si l’on exclut les stages en entreprise, ce volet équivaut à plus de 45 % de tout l’enseignement intra-muros. L’étude détaillée des programmes montre que les mathématiques et la physique représentent à elles seules 30 % du temps alloué à l’ensemble de l’« enseignement technique et spécialisé ». Cette tendance à valoriser l’enseignement fondamental est pourtant une des caractéristiques attribuées à l’enseignement « traditionnel » dont la dénonciation a entraîné la création de l’enseignement professionnel[23].

Tableau 1

Volume horaire par type d’enseignement en filière ingénieurs : cas de l’IHC

Volume horaire par type d’enseignement en filière ingénieurs : cas de l’IHC

* Y compris « ateliers » et « études techniques »

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À l’hégémonie de l’enseignement fondamental s’ajoute celle de l’enseignement magistral. Les cours magistraux représentent en effet 65 à 70 % de l’enseignement intra-muros (tableau 2), confirmant la tendance bien connue des établissements techniques « à perdre peu à peu leur caractère professionnel et à dispenser un enseignement de plus en plus théorique et général, c’est-à-dire de plus en plus conforme aux normes scolaires traditionnelles » (Grignon, 1971 : 30).

Tableau 2

Répartition de l’enseignement (en %) entre « cours » et « travaux pratiques + travaux dirigés » (filière ingénieurs)

Répartition de l’enseignement (en %) entre « cours » et « travaux pratiques + travaux dirigés » (filière ingénieurs)

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Le glissement de l’enseignement vers l’enseignement académique se révèle aux étudiants lors des stages en milieu industriel, en particulier celui dit de « mise en situation professionnelle », qui représente surtout une « mise à l’épreuve de l’entreprise ». Lorsqu’ils optent pour un programme d’études, et tout au long de leur formation, les étudiants manifestent massivement une préférence pour l’enseignement académique. Ainsi, ne choisissent les filières professionnalisées que ceux dont les résultats sont insuffisants pour intégrer les filières académiques (Khelfaoui, 1991). Cependant, au contact des réalités du travail industriel, les étudiants constatent la distance qui sépare la formation reçue de sa finalité professionnelle. Durant les stages, ils se forgent une nouvelle conscience de leur formation et basculent pour la première fois du côté des valeurs de l’industrie. Le stage devient le lieu de confrontation de l’enseignement avec les situations de travail réel et le catalyseur d’une nouvelle attitude à l’égard de la formation, comme le montrent les critiques acerbes que les étudiants adressent aussi bien à l’institut qu’à l’entreprise. Au choc du premier contact avec le monde de l’industrie viennent s’ajouter d’autres interrogations portant sur le bien-fondé et la finalité de la formation, reçue jusqu’alors passivement. Alors que par son contenu et ses méthodes, l’enseignement intra-muros incite les étudiants à adopter un comportement passif[24], le stage apparaît au contraire comme révélateur « de la conscience d’un manque, le point de départ d’un enrichissement personnel » (Léon, 1965 : 316).

« J’avais des connaissances théoriques, mais comment les appliquer ? Cela me paraissait deux mondes différents et je me demandais à quelles fins étaient destinées les cinq années d’études que j’avais suivies. Il n’y a pas moyen d’établir la moindre relation entre mes connaissances et la pratique en entreprise. »

« Les stages, c’est le grand problème parce qu’à l’institut, il n’y a pas, à proprement parler, de pratique qui permette d’amortir le changement induit par le passage à l’industrie. Il y a un assemblage épars de matières générales et techniques qui ne mène nulle part. Les travaux pratiques sont négligés et se réduisent souvent à des cours théoriques. Même pour les études techniques, il suffit de noircir deux pages pour avoir un 12 » (Propos d’étudiants de l’INHC en fin de cycle).Les stages génèrent des tensions entre étudiants et enseignants, lesquelles s’expriment entre autres par le choix du sujet de mémoire de fin d’études, dont une partie traite de l’entreprise. Alors que les professeurs suggèrent « des sujets théoriques » ou, à tout le moins, insistent sur les aspects théoriques de leur traitement, les étudiants préfèrent souvent traiter de cas concrets identifiés sur le terrain. Parce qu’ils suscitent l’adhésion des plus redoutables membres du jury, les représentants des entreprises[25], et parce qu’ils échappent en partie au contrôle des enseignants, ces sujets traitant de « cas concrets » peuvent être refusés par les professeurs :

« L’étudiant passe 40 jours au sud [il s’agit des chantiers pétroliers] au bout desquels il doit revenir théoriquement avec un sujet de mémoire. S’il a la chance d’en trouver un, car le temps et les conditions de travail ne lui en donnent pas toujours l’occasion, le professeur le dissuade de le traiter. Il lui suggère un sujet qu’il a en poche et qu’il connaît par coeur... » (Propos d’un ancien élève de l’INHC).

Pendant le stage, les étudiants se trouvent « entre deux mondes différents » (expression qui revient souvent), dont l’irréductibilité les oblige à opérer un choix : faut-il rester à l’intérieur des grilles posées par l’institut (parties prédéterminées du mémoire, rubriques, canevas d’avancement...) ou tenter de se rapprocher du milieu professionnel et rompre ainsi avec les schémas inculqués par l’enseignement ? Quel que soit le choix (qui se révèle à travers le traitement du mémoire), les étudiants s’aliènent une des deux parties.

III. Codification étatique et appropriation sociale

Les réformes ont en commun une volonté de codifier dans le détail les pratiques sociales. De manière générale, la société algérienne a été soumise, dès le lendemain de l’indépendance, à un travail intense de codification, cherchant à substituer aux rapports socialement construits des rapports prescrits. Avec pour but entre autres de « moderniser » et d’« émanciper » la société de ses structures « traditionnelles » ou, quelques années plus tard, de l’« organiser » et de la « rationaliser », ce travail de codification s’insère ouvertement dans les deux premières réformes et se retrouve implicitement dans la troisième, sous forme de codes importés. Cependant, cette codification s’effectue dans un contexte marqué d’une part par l’hétérogénéité de l’État, notamment durant les deux premières réformes et d’autre part par le décalage déjà signalé entre les structures mises en place et les dispositions sociales existantes.

Codification

Derrière l’apparente uniformité du discours politique se cachent différents courants politiques qui se distinguent par des stratégies de positionnement très diversifiées. Dans les deux premières réformes, ces actions relèvent, comme le notent Lascoumes et Le Gal (2007 : 14), d’« une vision très rationnelle et hiérarchique », partagée à cette époque par la plupart des États, indépendamment de leur orientation politique. Les réformes s’accompagnent d’une prescription détaillant avec précision le rôle et la place de chaque agent. Toutes les fractions de l’État adhèrent à cette démarche de codification des pratiques sociales, jusqu’alors pour l’essentiel socialement régulées (Reynaud, 2003), et l’appliquent aux secteurs dont elles ont le contrôle. Le courant saint-simonien, largement dépourvu de prolongement dans le corps social et adossant ses politiques à l’État, s’appuyant même sur ce dernier, en est le plus fervent partisan. Dans sa démarche, la « modernisation » est l’affaire de l’État, lequel doit s’attaquer de front aussi bien aux institutions héritées de la colonisation (comme l’université) qu’aux structures sociales traditionnelles, jugées archaïques et contre-productives. Ainsi, les réformes apparaissent comme autant d’actions de cadrage de la société par l’État, agissant différemment d’une fraction à l’autre. En l’absence de référents locaux, cette modernisation est recherchée à divers degrés dans l’imitation ou l’importation de modèles des pays dits développés. En somme, pour réussir dans « la voie du développement », il s’agit d’imiter ces pays (en vitesse accélérée), en reprenant leur démarche et leur modèle et en faisant appel à leurs experts[26].

Les réformes laissent voir des institutions qui hiérarchisent et catégorisent formellement, selon des stratégies politiques ou économiques, et révèlent des conduites obéissant à des enjeux sociaux qui ne vont pas toujours dans le sens voulu par les réformateurs. Tout se passe comme si les hiérarchisations ou les catégorisations projetées et mises en oeuvre ne coïncidaient pas avec les projets poursuivis par les agents sociaux. Ainsi, bien que les réformes précisent dans le détail leur mode de fonctionnement, les dispositifs mis en place n’accèdent pas à une reconnaissance ou à une identité sociale et donc à une existence propre. Les pratiques individuelles et collectives ne s’y conforment que rarement ; en fait, elles ne le font que lorsqu’elles répondent à des enjeux sociaux dans lesquels individus et groupes se reconnaissent.

L’usage de la contrainte légale n’est pas suffisant pour garantir la pérennité de l’institution (Douglas, 1999), tant que les valeurs promues vont à l’encontre des valeurs éducatives socialement dominantes et des intérêts des agents engagés. Les luttes de classification dans les champs du savoir et du pouvoir qui ont suivi les trois réformes (promotion des savoirs académiques, quête du statut d’universitaire, glissement des cycles courts vers le haut...) renvoient aux normes et aux valeurs sociales dominantes, celles du champ académique, bien plus qu’aux règles édictées par l’État. Malgré le dispositif juridique qui le régule et le protège et les moyens matériels dont on l’a doté, l’enseignement professionnalisé ne s’avère pas « assez autonome (donc doté de barrières à l’entrée assez élevées) pour exclure l’importation d’armes non spécifiques » (Bourdieu, 1997 : 161), ici éducatives, sociales et politiques, dans les luttes qui le traversent. Plus encore, ces valeurs réussissent chaque fois à restaurer l’ordre social préexistant en phagocytant l’institution mise en place, parfois créée comme modèle à suivre pour l’enseignement académique.

Aux modalités codifiées d’assignation des rôles fait face le modèle préexistant qui se caractérise par une plus large autonomie des agents sociaux, un plus grand contrôle des individus sur leurs propres itinéraires professionnels et une plus grande ouverture des rôles. Car si les individus adhèrent aux « cases » (Douglas, 1999) que l’institution leur assigne, le contenu qu’ils leurs donnent n’est pas nécessairement celui escompté. Les enjeux sociaux réels échappent largement à l’emprise des structures mises en place, dont le rôle se limite au contrôle du court terme et à la gestion administrative, donc à l’appartenance juridique aux cases. À la fin, elles tiennent de l’équilibre entre deux contraintes distinctes, maintenues tacitement en état de non-opposition afin de préserver le « système » : la contrainte administrative, d’ordre légal, et la contrainte pédagogique, socialement construite.

Les dispositifs réglementaires visent une certaine standardisation, perçue comme symbole de rationalité, de modernité et d’efficacité, des relations socioprofessionnelles. Ils préconisent une sorte d’acculturation et de dépersonnalisation des rapports sociaux au bénéfice de rapports institutionnalisés, devant à leur tour conduire à une « nouvelle culture », de laquelle serait « bannie, selon les voeux d’un des animateurs des IT, la dichotomie enseignement général-enseignement technologique » (Remili, 1974 : 12). Venue en appui aux spécialisations introduites par l’industrialisation, la profession-nalisation tend à rendre les agents plus dépendants de l’employeur (et éventuellement de ses soutiens politiques déclarés ou non) que des autres sphères d’appartenance sociale ou culturelle. Mais ce faisant, elle perd sa capacité d’instituer, de créer un champ social légitime, donc de créer de la société au sens de Castoriadis. La tâche s’avère d’autant plus ardue qu’il s’agit ici d’un contexte où l’industrie n’est pas une activité sociale dominante, et qu’à l’intérieur même de cette industrie, les professions techniques n’occupent pas le haut de la hiérarchie (El Kenz, 1988).

En ignorant les enjeux sociaux du système éducatif, les réformateurs attendent des agents qu’ils fonctionnent comme « une simple collection d’individus et de groupes » (Touraine, 1965 : 186), hors du contexte social. Or, ces agents se réfèrent à un même habitus éducatif, participent avec la communauté universitaire dans son ensemble aux mêmes mouvements politiques et syndicaux et prennent conscience de la position que leur assigne leur formation dans le champ sociopolitique. À la manière de l’entreprise analysée par Friedman et Reynaud (1967 : 479), les programmes professionnalisés, même isolés des institutions éducatives, sont traversés par des courants, des interactions, des ambitions, lesquels émergent hors des dispositifs légaux qui ne les contrôlent pas. Centrés sur les indicateurs de performance rationnelle, les réformateurs ont omis de prendre en compte ces interactions avec le macrosocial, et les ambitions qu’elles génèrent, qui constituent pour toute activité les conditions sociales de sa pérennité. Ce qu’on observe dans les faits, c’est au contraire une invasion de l’enseignement professionnalisé par l’imaginaire éducatif, s’exprimant concrètement par des pratiques d’enseignement, comme le maintien d’une structuration des programmes en disciplines ou encore la primauté de l’enseignement théorique sur l’enseignement pratique.

Les agents engagés dans ces filières (concepteurs de programmes, enseignants et étudiants) restent imprégnés de ces mêmes valeurs, qui représentent dans leur imaginaire une sorte d’« habitus inscrit dans les corps par les expériences passées » (Bourdieu, 1997 : 200), valeurs auxquelles ils adhèrent à des degrés divers, consciemment ou inconsciemment. Parce qu’il garde le contrôle des positions les plus hautes dans la hiérarchie de l’État et des organisations publiques (fonctions socialement prestigieuses), le champ académique ferme l’accès aux postes les mieux dotés en capital tant économique que symbolique. Peuplé d’agents habités par le sentiment d’échec scolaire, sans valeurs propres, sans identité définie car à cheval entre deux mondes aux identités irréductibles, l’enseignement professionnel, quels qu’en soient la forme ou le statut administratif, n’a pu remplir les conditions qui selon Douglas définissent l’institution pérenne : « Toute institution se met ensuite à organiser la mémoire de ses membres ; elle les force à oublier des expériences incompatibles avec l’image vertueuse qu’elle donne d’elle-même, et leur rappelle des événements qui soutiennent une vision du monde complémentaire à la sienne. Elle leur fournit aussi leurs catégories de pensée, établit leur conscience de soi et fixe leur identité. Mais tout ceci ne suffit pas. Elle doit aussi consolider l’édifice social en sacralisant ses principes de justice » (Douglas, 2004 : 157).

Appropriation

Cependant, malgré l’emprise des dispositifs formels et les tentatives visant à substituer des relations bureaucratiques ou légales aux relations sociales, on observe, d’un établissement à un autre, d’un secteur à un autre, une grande diversité de rapports hiérarchiques, de styles de commandement et de relations de travail, qui témoignent des tentatives d’appropriation/transformation par les agents sociaux. Les dispositifs légaux n’ont pas produit le même effet dans toutes les situations, et n’ont pu créer un milieu homogène, même là où ils ont été les plus rigoureux et les plus précis comme dans les IT. Selon l’état des politiques sectorielles, le mode de gestion, les relations interpersonnelles et intergroupes, les résultats diffèrent d’un établissement à un autre. L’étude menée sur le pôle technologique de Boumerdès (Khelfaoui, 1997) montre comment les instituts qui le constituent se différencient selon que les rôles et les fonctions des différents agents y sont plus ou moins prescrits. Quand l’encadrement des dispositifs légaux permet une certaine négociation, et que les rôles sont en construction (ou que les agents ont l’impression qu’ils participent à leur construction), l’identification à l’institution et à sa reconnaissance sociale s’en trouve accrue tandis que la volonté d’intégrer l’université s’atténue.

Ainsi, en veillant à la stabilité des équipes de direction et en laissant place à plus d’initiative locale, certaines tutelles contribuent au développement d’une culture scientifique et technologique autonome. On trouve cette situation dans le secteur des industries lourdes (sidérurgiques, mécaniques et électrotechniques), en grande partie contrôlé par des ingénieurs, sortis pour beaucoup des grandes écoles françaises, ne faisant pas systématiquement passer l’allégeance avant la compétence[27]. Elle se distingue nettement de l’interventionnisme qui a cours dans le secteur des industries légères (textiles, bois, industries alimentaires...) ou de l’énergie (hydrocarbures, raffinage et pétrochimie), contrôlés par des individus qui doivent leur position à une proximité avec le pouvoir politique. Ces différences de gestion ont des incidences considérables sur l’itinéraire, le style de formation, le profil du corps professoral et la culture professionnelle des instituts qui en dépendent, donnant lieu à une sorte d’« effet d’établissement » (Cousin, 1999). Ainsi, l’INHC, l’Institut Algérien du Pétrole, rattaché au secteur de l’énergie, l’Institut National des Industries Légères et l’Institut National de la Productivité et du Développement, rattachés au secteur des industries légères, connaissent une grande instabilité des équipes de direction et des structures organisationnelles, néfaste pour leur mémoire et leur identité. Au contraire, l’Institut National d’Électronique et Électromécanique et l’Institut du Génie Mécanique, rattachés au secteur des industries lourdes, font preuve d’une grande stabilité, développent un style original de formation, tissent des relations localement négociées avec l’industrie et rehaussent considérablement le statut social de leurs établissements. Le tableau suivant tente de formuler quelques-unes de ces différences.

Cette différence de profil et d’identité montre à quel point l’« effet d’établissement », qui est aussi un effet de politiques sectorielles différenciées, peut être important. La dynamique interne associée aux rôles construits perpétue et renouvelle en l’adaptant aux circonstances l’esprit instituant, qui disparaît pratiquement lorsque les rôles se limitent au prescrit. Réduits à « une collection d’individus et de groupes », sans reconnaissance sociale ou industrielle, les agents sociaux se cherchent alors une identité et regardent vers la seule institution capable à leurs yeux de les en doter, l’université et son enseignement académique. Ce sont les instituts qui se cantonnent aux rôles prescrits, les plus nombreux et les plus peuplés d’étudiants et d’enseignants, qui reproduisent les caractéristiques scientifiques ou pédagogiques de l’enseignement académique et qui luttent avec le plus d’acharnement pour basculer sous la tutelle de l’éducation nationale. Le modèle hiérarchique centralisé qui définit des rôles fortement prescrits empêche la constitution de liens sociaux autonomes, et incite davantage à la prudence qu’à l’initiative dans les conduites socioprofessionnelles. Ses agents cherchent à intégrer le modèle universitaire qui présente selon eux un moindre risque pour leur carrière professionnelle.

Tableau 3

Profil des instituts selon le degré de prescription des rôles

Profil des instituts selon le degré de prescription des rôles

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Conclusion

L’attrait de l’enseignement académique s’exerce sur tout l’espace social dans la mesure où le secteur économique lui-même en est imprégné. Parce que la hiérarchie des valeurs privilégie les référents académiques, les agents sociaux adoptent des conduites de contournement qui finissent par traduire les pratiques pédagogiques et les objectifs qu’elles s’assignent en termes « éducatifs » plutôt que « formatifs », « académiques » plutôt qu’« industriels ». Le réajustement subséquent ne représente pas une simple imitation du modèle universitaire : l’université elle-même, confrontée à ce type d’orientation, réagit de façon similaire[28], ce qui tend à indiquer que le facteur de dérive déborde du champ éducatif pour s’ancrer dans l’espace social.

Ainsi, si les réformateurs réussissent presque toujours à façonner le paysage institutionnel, que ce soit en réagissant à des forces sociopolitiques internes (réformes de 1969 et 1971) ou en répondant à des offres externes (réforme de 2004), les agents sociaux finissent quasi systématiquement par en détourner les objectifs et les significations. Les jeux et les recompositions internes au sein de l’enseignement professionnel apparaissent à la fois comme le résultat du dispositif de codification mis en place et de facteurs sociaux qui lui préexistent et interagissent avec lui. Ces derniers interviennent largement sur le mode d’insertion de l’institution dans le corps social et peuvent contrecarrer les objectifs de la réforme s’ils ne s’inscrivent pas dans une perspective favorable de promotion sociale et ne correspondent pas à l’idée que les agents sociaux se font de l’acte éducatif.

La prégnance sociale des valeurs éducatives tient aussi à leur enracinement plus profond dans la société, par comparaison avec les valeurs véhiculées par l’industrie, plus récentes et dont les porte-parole sont souvent associés à des cultures étrangères. Malgré l’engagement militant d’une partie de la classe politique, l’industrie n’a pu imposer sa « logique productive » au champ éducatif, pas plus d’ailleurs qu’à ses propres ouvriers et employés (Guerid, 2007). Toutes les tentatives en ce sens ont buté contre l’autonomie du champ éducatif, alimentée par des prédispositions et des attentes sociales dépassant les simples enjeux professionnels. Dès lors, les établissements ou filières voués à des « formations professionnalisées » apparaissent comme des isolats, tant du point de vue social qu’institutionnel (tout au moins en ce qui concerne les IT qui sont de ce point de vue tout à fait séparés de l’enseignement académique).

Sans cesse remis en cause de l’extérieur comme de l’intérieur, l’enseignement professionnel n’a pu gagner l’adhésion de ses propres agents aux valeurs qu’il promeut, en particulier celles portant sur le contenu des savoirs, les modes d’apprentissage et le rapport à l’industrie. Le processus d’autonomisation de l’acte éducatif, défendu notamment par les catégories dominantes du corps professoral, va à l’encontre des relations que la réforme tend à établir entre instituts et entreprises, ces dernières ne parvenant pas à s’imposer comme cadre de référence exclusif. On pourrait dire qu’il n’y a pas de continuum entre les valeurs que l’enseignement professionnel se propose de promouvoir et celles que le système social valorise. Pris entre les deux, les agents décisionnels ont développé des comportements qui semblent à première vue anomiques, au sens d’autodestructeurs, mais qui visent à les émanciper du projet initial des réformateurs. Dès l’origine, l’enseignement professionnel n’a pu assumer son identité spécifique. S’étant enfermé dans les schémas structurels, pédagogiques et relationnels de l’enseignement académique, il montre qu’il n’a pas exorcisé ce qui est dénoncé précisément dans le modèle académique, ce dernier réapparaissant dans tous les volets des programmes et des méthodes d’enseignement.

L’échec de l’enseignement professionnel, particulièrement dans la configuration qui lui est donnée au sein des IT, s’explique aussi par la volonté d’établir non pas des rapports de complémentarité entre la formation et l’industrie, dans le respect des identités sectorielles, mais des rapports de subordination de la première à la seconde. La quête d’autonomie des enseignants apparaît ainsi comme un refus de soumission aux strictes valeurs de l’entreprise, qu’ils perçoivent comme une négation de leur propre identité socioprofessionnelle. Au départ, on pouvait penser que leur comportement exprimait également un refus de collaborer avec elle. Les évolutions récentes montrent qu’il résulte de l’opposition entre deux systèmes de valeurs, deux systèmes d’autonomie non réductibles l’un à l’autre. Ayant obtenu leur intégration au système universitaire et donc leur autonomie professionnelle, les enseignants des IT entendent établir avec l’entreprise un nouveau type de rapports fondé non sur la soumission, mais sur la complémentarité et la reconnaissance mutuelle. Cette évolution peut bien correspondre à la vraie demande de l’entreprise, et non celle formulée par des « réformateurs » aux démarches volontaristes ou autoritaires qui, appartenant plus au champ politique qu’au champ industriel, compensent leur ignorance du réel local par l’importation de schémas conçus pour d’autres contextes et d’autres réalités. D’ailleurs, les initiatives de « professionnalisation » de l’enseignement sont plus souvent une réponse à la crise du système éducatif qu’à celle de l’économie. Il en est ainsi, en tout cas, des réformes et aménagements examinés ici : la professionnalisation y apparaît toujours comme une issue, plutôt une diversion, aux crises que l’enseignement supérieur a connues à différents moments. Même si les besoins économiques sont réels (ils le sont toujours), ces réformes apparaissent comme le résultat tour à tour d’une divergence entre factions politiques, d’une volonté de l’une ou l’autre de ces factions d’étendre son contrôle sur tout ou partie d’un secteur qui a toujours été considéré hautement « stratégique » d’un point de vue politique, ou d’une tentative, avec le cycle court, de trouver une solution à l’engorgement des universités.