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Les modes de régulation institutionnels d’un système éducatif peuvent être considérés comme l’ensemble des mécanismes d’orientation, de coordination, de contrôle des actions des établissements, des professionnels ou des familles au sein du système éducatif, modes de régulation mis en place par les autorités éducatives. Il s’agit donc d’une des activités de « gouvernance » d’un système à côté de celles relatives au financement de l’éducation ou à la « production » proprement dite du service éducatif (Dale, 1997). Notre propos est de voir comment évoluent les modes de régulation institutionnels du système d’enseignement secondaire dans cinq pays européens — Angleterre, Belgique (Communauté française), France, Hongrie, Portugal. Plus précisément, nous nous demanderons si les politiques éducatives des vingt dernières années contribuent à établir une certaine convergence de ce point de vue. Simultanément, nous verrons quelles divergences importantes demeurent.

Cette analyse est dérivée de la recherche européenne Reguleduc[1] dont l’objectif était de montrer comment l’évolution des modes de régulation à l’échelle nationale interagit avec des processus locaux de régulation (régulation de « marché », régulation interne des établissements, mais aussi régulation des autorités éducatives locales) et influe sur la production d’inégalités, de hiérarchies et de ségrégations entre écoles à l’échelle locale. La recherche a été conduite à différents niveaux d’analyse (national, méso, micro) avec des méthodes qualitatives et quantitatives, tout en se centrant sur six espaces scolaires locaux (Budapest, Charleroi, Créteil, Lille, Lisbonne, Londres). Elle combine l’analyse des régulations institutionnelles intermédiaires et locales, l’étude des interdépendances compétitives entre établissements et leurs logiques d’action (voir Maroy, 2006 et encadré de présentation). Nous présentons ici les résultats de la recherche au niveau « macro » des évolutions des politiques éducatives et de leurs incidences sur les modes de régulation institutionnels nationaux, ce qui n’épuise en aucune façon l’analyse des sources de régulation, si l’on veut bien accepter une des prémisses de cette recherche selon laquelle la régulation est produite à plusieurs niveaux, tant dans le « haut » que dans le « bas » des systèmes. Par ailleurs, nous n’aborderons pas dans cet article les effets des régulations sur les inégalités, le fonctionnement effectif des établissements ou les groupes professionnels au sein des systèmes éducatifs[2].

Sur le plan méthodologique, nous avons procédé en deux temps concernant le volet macro. Dans un premier temps, chaque équipe a établi une analyse de la régulation institutionnelle du pays considéré, relative à plusieurs domaines (curriculum, offre des établissements et mouvements d’élèves, enseignants, financement et gestion scolaire, partenariats), avec une attention particulière aux évolutions et à l’émergence de nouveaux modes de régulation. Dans un second temps, une comparaison de ces rapports a été opérée, des tendances transversales ont été établies et interprétées (Bajomi et Barroso, 2002 ; Maroy, 2004). Nous ne présenterons pas dans cet article l’ensemble des observations empiriques tirées à l’échelle nationale, ni même la synthèse de la comparaison internationale faite terme à terme pour ce qui concerne chacun des domaines répertoriés[3]. Notre but est de proposer un cadre analytique d’ensemble permettant de donner sens aux évolutions constatées et de souligner les sources de convergences et les spécificités empiriques observées. Il s’agit donc bien d’une synthèse interprétative et les illustrations empiriques présentées ont surtout pour vocation d’en attester la pertinence, sans prétendre constituer la synthèse d’une comparaison empirique systématique[4].

Résumons d’emblée l’interprétation centrale qui s’en dégage. Les pays étudiés, comme nombre d’autres en Europe ou en Amérique du Nord (Whitty et al., 1998 ; Green et al., 1999), connaissent depuis une vingtaine d’années des réformes importantes des modes de régulation institutionnelle de leurs systèmes éducatifs. La variété et le nombre de pays touchés par ces réformes suggèrent que ces modifications ne sont pas seulement conjoncturelles, apparaissant comme les signes d’un changement de régime de régulation institutionnelle (Whitty et al., 1998). Le régime « bureaucratico-professionnel » de régulation des systèmes éducatifs avait accompagné, avec d’importantes variantes nationales, la construction et le développement de systèmes éducatifs nationaux « de masse » dès les années 1950/1960. Ce régime de régulation est désormais travaillé par des politiques éducatives dont l’orientation peut être diverse mais qui, à différents degrés, tendent à substituer ou superposer à ces anciens modes de régulation de nouveaux arrangements institutionnels, tels que la promotion de l’évaluation (des résultats, des fonctionnements, des personnels), la définition d’objectifs curriculaires standard, la promotion du libre choix des parents, l’autonomie de gestion et l’autonomie pédagogique des établissements scolaires, le développement de la formation continue et de l’accompagnement de « proximité » des professionnels, la décentralisation des compétences éducatives de l’État à des échelons intermédiaires ou locaux. Pour donner sens à ces transformations, il nous paraît utile de mobiliser les modèles de l’État évaluateur et du quasi-marché, semblant marquer les orientations suivies, même si c’est à des degrés très variés. Une forme de convergence partielle autour d’un nouveau régime de régulation « post-bureaucratique » paraît se dessiner dans les cinq contextes concernés. Corrélativement, les politiques nationales présentent des divergences, qui tiennent à plusieurs processus : sélection et « dosage » des modèles, dépendances de sentier, processus de traduction et d’hybridation des modèles internationaux avec les réalités symboliques ou institutionnelles des systèmes scolaires et sociaux considérés. Au final, les systèmes et leurs modes de régulation institutionnels restent dès lors encore largement différenciés.

Nous commencerons d’abord par clarifier les principales notions théoriques (régulation, modes et régime de régulation, modèle de gouvernance) mobilisées dans cet article. Nous préciserons ensuite les caractéristiques du mode de régulation bureaucratico-professionnel et sa prégnance variable dans les différents pays au cours des années 1960/1970. Nous examinerons alors les convergences des politiques éducatives récentes qui peuvent être rendues intelligibles à partir des modèles de l’État évaluateur et du quasi-marché. Nous examinerons enfin les processus qui rendent compte simultanément des divergences de politiques.

Régulation, régimes et modes de régulations, modèles de gouvernance

De façon générale, la régulation sociale désigne en sociologie les processus multiples, contradictoires, conflictuels parfois, d’orientation des conduites des acteurs et de définition des « règles du jeu » dans un système social (Reynaud, 1993 ; Maroy et Dupriez, 2000 ; Maroy, 2006). La régulation dans le système éducatif, comme dans d’autres champs sociaux, procède de ce fait de plusieurs sources entrecroisées. La régulation est d’abord institutionnelle et politique. Divers arrangements institutionnels définis, promus ou autorisés par l’État (les règles et lois édictées par différents niveaux d’autorité publique, le pouvoir discrétionnaire dévolu à des autorités locales ou aux hiérarchies des établissements scolaires, les dispositifs de concertation, de coordination ou de contrôle comme le quasi-marché, l’évaluation, etc.) sont autant de modes de régulation qui contribuent à coordonner et à orienter l’action des établissements, des professionnels, des familles dans le système éducatif par la distribution des ressources et contraintes. La régulation institutionnelle renvoie donc aux modes d’orientation, de coordination et de contrôle des acteurs qui sont objectivés et institutionnalisés dans des dispositifs matériels, légaux, techniques dérivant d’une action publique et étatique (en ce compris les dispositifs de « marché »). Les modes de régulation institutionnels mobilisés par les autorités se complexifient d’ailleurs d’autant plus que l’action publique se resitue dans un contexte de « gouvernance », où on ne peut plus assimiler la régulation institutionnelle à la règlementation (Le Galès, 1998).

Mais, dans un ensemble social, les règles du jeu et la régulation effective sont construites simultanément par le « bas ». Les règles du jeu sont construites en situation par les acteurs pour résoudre les problèmes de coordination et d’orientation dans les systèmes d’action organisés. Elles dérivent donc de régulations autonomes qui interagissent avec la régulation de contrôle (institutionnelle) promue par les autorités politiques ou organisationnelles (Reynaud, 1988). La régulation est enfin cognitive et normative. Quelle que soit la scène d’action, les acteurs sont aussi orientés par des modèles ou des scripts cognitifs et normatifs, historiquement construits et situés, qui contribuent à accorder leurs conduites et la régulation de leurs échanges.

La régulation dans un ensemble social est donc un processus multiple par ses sources, ses mécanismes, ses objets, mais aussi par la pluralité des acteurs qui la construisent (au niveau transnational, national, local). Dans les faits, la régulation est toujours une multirégulation (Barroso, 2004) complexe, parfois conflictuelle et potentiellement contradictoire. Notre approche de la régulation n’est donc pas fonctionnaliste. Les régulations ne produisent pas nécessairement de l’ordre et de l’ajustement face aux problèmes et aux dysfonctionnements d’un système. La multirégulation peut aussi être génératrice de désordre et de contradictions (pour un développement, voir Maroy, 2006).

Précisons enfin que les régimes de régulation institutionnels renvoient à la configuration spécifique des arrangements et des modes de régulation institutionnels effectivement prégnants dans un système éducatif pendant une période historique donnée, régimes de régulation qui dérivent de l’histoire et des politiques passées dans ce système. Un régime de régulation compose divers modes de régulation institutionnels, dont l’articulation et l’importance relative peuvent varier d’un pays à l’autre. Ainsi le régime bureaucratico-professionnel compose une régulation par l’organisation bureaucratique et le professionnalisme enseignant comme modes de régulation dominants, mais des arrangements institutionnels plus périphériques peuvent s’y conjuguer. L’idée de régime permet donc de penser la présence de dynamiques, de variations possibles au sein de structures qui assurent simultanément des régularités[5].

À partir d’une perspective d’analyse cognitive des politiques publiques (Muller, 2000), on peut aussi considérer que les politiques éducatives sont influencées par des référentiels ou des modèles de régulation ou de gouvernance (par exemple, le modèle du quasi-marché ; voir infra). Nous entendons par là les modèles théoriques et normatifs qui servent de référence cognitive et normative, notamment pour les décideurs, dans la définition de la « bonne manière de piloter ou de gouverner » le système d’enseignement. Ces modèles comprennent des valeurs, des normes de référence et sont simultanément des instruments de lecture du réel et des guides pour l’action[6]. Lorsqu’ils sont repris dans les politiques éducatives, ils tendent aussi à faire évoluer les modes de régulation institutionnels prégnants dans le système, toujours plus complexes et composites que les modèles de gouvernance plus épurés qui fonctionnent comme des types-idéaux et des modèles d’action.

La prégnance de départ du régime bureaucratico-professionnel

Malgré des différences importantes de systèmes, les cinq pays étudiés, à divers degrés, ont tous pu développer une régulation institutionnelle de leur système à partir du régime bureaucratico-professionnel, qui combine une régulation bureaucratique et une régulation conjointe État/enseignants.

Les systèmes scolaires nationaux ont été contruits au xixe et xxe siècles sur un modèle institutionnel et organisationnel combinant une composante bureaucratique adossée à un État-nation responsable de l’éducation du peuple et une composante professionnelle. Bidwell (1965) est un des premiers à avoir qualifié l’école ou le système scolaire de « bureaucratie professionnelle », laquelle s’est concrétisée plus ou moins fortement dans les différents systèmes scolaires analysés.

Dans ce régime, pour mener à bien une mission de socialisation des jeunes générations de plus en plus longue, complexe et diffusée progressivement dans toutes les classes sociales, l’État est devenu d’abord un État éducateur qui prend lui-même en charge, à divers degrés, la mise en oeuvre du service éducatif[7]. Cette offre éducative peut être organisée de façon plus ou moins centralisée et différenciée, mais elle est sous-tendue par des normes de plus en plus standardisées et identiques pour toutes les composantes du système. Elle va de pair avec une division du travail éducatif (verticale et horizontale entre niveaux et matières) et engendre une définition précise des fonctions, rôles et compétences spécifiques à chacun, en fonction de règles écrites et précises. Par ailleurs, l’État met en place une hiérarchie et un contrôle de conformité de tous les agents du système aux règles et procédures à suivre. Cette forme organisationnelle basée sur la standardisation des règles et la conformité est alors justifiée au nom de la rationalité et de la nécessité d’une universalité maximale des règles à l’échelle de l’État-nation, fondant une égalité de traitement et une égalité d’accès de tous à l’éducation. Ainsi la dimension bureaucratique du système scolaire recouvre non seulement une forme d’organisation et de coordination, mais revêt aussi une signification institutionnelle. Par sa forme bureaucratique, l’école socialise les futurs citoyens à une forme d’universalité érigée en principe de légitimité fondamentale de l’institution scolaire, même plus largement de l’État-nation. La domination rationnelle-légale s’incarne alors de façon prioritaire dans la forme organisationnelle bureaucratique de l’école, faisant de celle-ci une organisation et une institution. On sait en effet que Weber associe non seulement des formes administratives (hiérarchie, importante division horizontale du travail, fondée sur des règles formelles et générales) à son idéal type bureaucratique, mais aussi des principes de légitimité : selon lui le modèle bureaucratique engage, d’une part, une référence positive au respect de la loi et de la règle, d’autre part, une valorisation de la rationalité au sens large (Weber, 1922).

Toutefois, compte tenu de la complexité des tâches éducatives à accomplir, ces caractéristiques bureaucratiques ont toujours été associées à une large autonomie individuelle et collective des enseignants, autonomie fondée sur leur expertise et leurs savoirs professionnels. Les enseignants se sont ainsi vus octroyer une marge de manoeuvre importante dans la conduite individuelle de l’activité d’enseignement, notamment pour faire face aux « incertitudes » de leur travail. Ils ont aussi été fortement associés à la gestion de leur carrière, par les représentants professionnels ou syndicaux, comme à la définition des programmes ou de la pédagogie par l’intermédiaire d’une élite professionnelle chargée de les définir (corps d’inspections).

Ce régime bureaucratique et professionnel va alors de pair avec des modes de régulation basés à la fois sur le contrôle de conformité des agents aux lois et règles générales, sur la socialisation et la diffusion de normes, de valeurs, de savoirs auprès des enseignants et, enfin, sur la concertation et la régulation jointe du système par l’État et les représentants des enseignants. Ce régime fait cohabiter une régulation « étatique, bureaucratique, administrative » et une régulation « professionnelle, corporative, pédagogique » (Barroso, 2000 : 64) qui peuvent être en tension.

Dans ce système, les parents et usagers n’ont pratiquement pas voix au chapitre sinon par des arrangements qui, dans les faits, permettent d’adapter le fonction- nement bureaucratique aux situations particulières, tout en conférant dès lors à divers agents un pouvoir officieux important (Crozier, 1963).

Tous les pays étudiés partagent certains traits de ce régime, mais ce sont sans doute la France et le Portugal qui s’en rapprochent le plus encore aujourd’hui (van Zanten, 2002 ; Barroso, 2000), de même que la Hongrie (notamment à la faveur du régime communiste après 1948).

Par contre, la Communauté française de Belgique — CFB — (Draelants, Dupriez, Maroy, 2003) ou l’Angleterre (Green, 1990 ; Tomlinson, 2001) s’en éloignaient davantage au cours des années 1980, notamment par la moindre standardisation des normes étatiques, liée à la place beaucoup plus importante accordée aux initiatives locales et aux conceptions politiques et éducatives qui les justifiaient (tradition d’initiatives volontaires de nature libérale en Angleterre ; valorisation de la « liberté d‘enseignement » et des initiatives scolaires d’origine religieuse en Belgique). Dans ces deux pays, le régime bureaucratico-professionnel a été combiné à un mode de régulation « communautaire » (Barroso, 2000), accordant une légitimité importante à l’initiative scolaire de communautés sociologiques, de nature locale ou religieuse. De ce fait, ces pays se caractérisent au départ par une plus grande décentralisation, une plus grande diversification du curriculum, une grande diversité de pouvoirs organisateurs, de types d’école et de forts dispositifs de libre choix pour ce qui concerne la Belgique.

En dépit de spécificités nationales observées quant aux rapports entre État, école et société civile, le régime bureaucratico-professionnel est bien ancré dans l’ensemble des pays étudiés comme ailleurs ; il a pu se répandre en raison non seulement de la généralisation de « l’éducation de masse », mais aussi d’un processus de « mimétisme institutionnel » (Meyer et al., 1992), le développement d’un État éducateur et de normes standards ayant généralement été associé au « progrès », tant sur le plan économique (croissance) que social (mobilité sociale).

Des convergences partielles de politiques autour d’un certain nombre de tendances communes

Depuis une vingtaine d’années, on peut constater dans les pays étudiés plusieurs évolutions significatives des modes de régulation institutionnels, le plus souvent favorisées par des textes législatifs importants dans la politique éducative (comme l’Education Reform Act de 1988 en Angleterre et au pays de Galles, le « décret missions » de 1997 en CFB, les lois sur la décentralisation, la déconcentration, mais aussi la loi d’orientation de 1989 en France). Ces évolutions ont aussi pu être favorisées par un tournant politique majeur comme la fin du régime communiste en Hongrie (1989). Le pays où les évolutions sont sans doute encore les plus modestes est le Portugal.

Ces évolutions convergent partiellement autour de six tendances :

  • Une autonomie accrue des établissements

    La promotion (ou le maintien) d’une forme de « dévolution » accrue des responsabilités aux établissements scolaires s’observe partout : politiques relatives aux self governing schools en Angleterre, à l’« autonomie des établissements » en France, au Portugal, en Hongrie ou en CFB.

  • La recherche d’un équilibre entre centralisation et décentralisation

    Si l’on entend la décentralisation au sens large comme la tendance à déléguer certains aspects du pouvoir de décision ou de mise en oeuvre à des niveaux de pouvoir inférieurs (Green et al., 2000), on observe dans les États traditionnellement centralisés une tendance à décentraliser les décisions vers des instances intermédiaires ou locales (France, Portugal, Hongrie) et une tendance au renforcement de la centralisation dans les États fortement décentralisés au départ, notamment en ce qui concerne les grands objectifs curriculaires en termes de compétences à atteindre (CFB, Angleterre). Ces processus diffèrent toutefois considérablement dans leurs modalités, leur intensité et leur temporalité. Ainsi, la décentralisation en France comme au Portugal se décline d’une part comme une « déconcentration » (une délégation de pouvoir à des entités étatiques régionales au sein de l’appareil d’État, comme les Académies en France ou les Directions régionales de l’éducation au Portugal), d’autre part comme une « décentralisation » synonyme d’un transfert de pouvoir à des entités politiques régionales ou locales élues (conseils régionaux et départementaux en France, municipalités dans les deux pays). L’ampleur de la décentralisation sous ces deux formes apparaît plus forte en France qu’au Portugal. En Angleterre, la centralisation au profit des autorités éducatives porte sur le curriculum et les procédures de certification ou d’évaluation. Le niveau intermédiaire (Local Education Authority, LEA) est vidé de son pouvoir, soit au profit de l’État central et de ses agences indépendantes d’évaluation (OfSTED), soit au profit des établis-sements dont l’autonomie gestionnaire et pédagogique est fortement accrue. En CFB, on assiste aussi au renforcement des autorités éducatives (définition centrale des objectifs du système, cadrage de l’approche pédagogique, renforcement d’organes centraux de formation ou d’inspection), mais le système reste fragmenté entre divers « réseaux d’enseignement » et « pouvoirs organisateurs » qui gardent des prérogatives importantes en matière d’offre éducative, de gestion du personnel, d’admission des élèves ou encore de gestion pédagogique et d’évaluation des élèves, à un niveau intermédiaire ou local dans le système.

  • La montée de l’évaluation externe des établissements et du système scolaire

    La montée de l’évaluation est portée surtout par les politiques de l’État central (de façon volontaire ou sous la pression des usagers), elle se démultiplie et se relaie parfois au niveau intermédiaire ou local. Le caractère plus ou moins élaboré de l’évaluation, sa sophistication technique, son instrumentation comme outil de « pilotage » et sa publicité sont toutefois très inégaux. Ainsi, c’est en Angleterre (et dans une mesure moindre en France) que ces dispositifs sont les plus élaborés, et qu’ils ont réellement pour fonction de piloter le système. En Angleterre, la création de l’OfSTED (organe d’évaluation formellement indépendant du gouvernement) et l’instauration de dispositifs d’inspection systématique des écoles ont impliqué l’évaluation détaillée de la performance des écoles, tout comme l’obligation de mettre en place des mécanismes d’amélioration en cas de défaillance des écoles. En France et dans une moindre mesure au Portugal, l’évaluation externe institutionnelle a été promue au niveau régional ou central (avec par exemple la place capitale du Département de l’Évaluation au sein du ministère de l’éducation français entre 1987 et 1997). L’incidence concrète de cette évaluation comme « mécanisme correctif » de régulation sur le système et les établissements reste cependant mineure et son impact surtout symbolique (van Zanten, 2002). L’évaluation externe se développe aussi en CFB et en Hongrie, mais sans beaucoup de publicité ni d’incidence concrète sur le quotidien des établissements scolaires.

  • La promotion ou l’assouplissement du « choix » de l’école par les parents

    La possibilité de choisir l’école pour les parents s’est vue renforcée ou maintenue dans tous les pays étudiés. Cela peut procéder d’une politique volontaire, d’une volonté d’assouplissement des règles administratives ou encore d’une position de « laisser-faire » de la part des autorités publiques. En Angleterre et au pays de Galles, on peut constater une politique étatique volontariste qui tend à construire un « quasi-marché » scolaire : outre une plus grande liberté de choix de l’école par les parents et de sélection des élèves par les écoles, le gouvernement a souhaité voir les parents informés des « performances » des écoles (par les league tables). La concurrence entre écoles et leur autonomie de gestion accrue sont alors supposées conduire à une plus grande qualité, une meilleure réponse aux demandes et aux besoins divers des familles. Un tel quasi-marché existe de fait en CFB. En effet, la liberté de choix de l’école par les parents (garantie dans la constitution) s’accompagne d’un mécanisme de financement des écoles en fonction du nombre d’élèves. Ces arrangements institutionnels, construits dans l’histoire pour garantir un pluralisme philosophique et religieux, ont été maintenus malgré la reconnaissance d’effets pervers, tant la « liberté d’enseignement » est institutionnalisée et légitime socialement (Draelants et al., 2003).

    Par ailleurs, en France et au Portugal, c’est davantage la pression sociale des parents (notamment de classes moyennes) qui a conduit à une politique d’assouplissement de l’allocation administrée des enfants aux écoles (politique dite de « désectorisation » en France, qui donne la possibilité aux parents d’exprimer trois à cinq préférences pour les écoles secondaires). Cette politique a été appliquée de façon variable selon les académies et selon les périodes. Cet « assouplissement » pratique ou officiel s’opère toutefois en cherchant à préserver la nature égalitaire de l’offre scolaire (par un curriculum commun et large et une volonté de préserver la mixité sociale et scolaire des écoles).

    En Hongrie, un dispositif de carte scolaire coexiste depuis longtemps avec une tradition de libéralisation du choix des écoles par les parents. Il est ainsi aisé de sol- liciter et d’obtenir une autorisation pour inscrire les enfants en dehors de la zone de résidence des familles. Cette tendance à l’assouplissement du choix des parents est alimentée localement par des contextes de baisse démographique et d’excédent de « places » au sein des écoles et l’élaboration de stratégies actives de choix de la part des familles, notamment des classes moyennes (Delvaux et van Zanten, 2004 ; Maroy, 2004).

  • La diversification de l’offre scolaire

    On constate aussi une tendance à accentuer de façon plus ou moins importante la diversité de l’offre scolaire des établissements, afin de favoriser la « diversité des choix possibles » pour les élèves et leurs parents. C’est le cas dans les pays où le curriculum était défini de façon centrale et relativement standard (Portugal, France, Hongrie), mais aussi en Angleterre où la décentralisation allait de pair avec le modèle des comprehensive schools. En France, on a autorisé au collège diverses possibilités d’offre de cours plus spécialisés : « classes européennes », « classes à horaires aménagés » incorporant des disciplines optionnelles telles le sport ou les arts. En Angleterre, des écoles centrées sur un domaine (commerce, médias, etc.) peuvent postuler le statut de specialist schools et bénéficier de moyens accrus ; au Portugal, les écoles peuvent moduler le volume horaire des différentes composantes du programme dans des limites préétablies (aires curriculaires non disciplinaires, création de cours technologiques dans le tronc commun de l’enseignement secondaire, programmes pour élèves en situation d’échec). En Hongrie, certains établissements peuvent se spécialiser dans l’apprentissage de langues étrangères (filières bilingues), alors que d’autres écoles visent à assurer un traitement particulier à certaines catégories d’élèves (besoins spécifiques). L’accentuation de la diversification est moins significative en Belgique en raison d’une structure curriculaire déjà largement diversifiée au départ et structurée pratiquement en « filières » dès la troisième (voire la deuxième) année d’enseignement secondaire.

    La politique de diversification de l’offre scolaire peut être ou non combinée avec des politiques de définition de standards curriculaires communs, de plus en plus centrées sur quelques matières centrales (comme en Angleterre).

  • L’augmentation de la régulation de contrôle du travail enseignant

    Une sixième tendance commune à l’ensemble de nos pays consiste en l’érosion de l’autonomie professionnelle individuelle des enseignants, de plus en plus soumis à diverses formes d’encadrement de leurs pratiques, par la formation, la présence plus ou moins forte dans l’établissement de cadres de proximité (sauf en Hongrie), les codes de bonne pratique, l’obligation du travail en équipe. L’affaiblissement de l’autonomie professionnelle concerne également le groupe professionnel lui-même par l’affaiblissement, dans certains pays, de leurs organisations syndicales (en Angleterre et en Hongrie surtout).

Deux modèles de gouvernance « post-bureaucratiques »

On pourrait soutenir que chacune de ces politiques a été sous-tendue par des modèles et des débats spécifiques à chaque thématique ou à chaque pays (autonomie de gestion des établissements scolaires, question du « libre choix », promotion d’un curriculum plus ou moins intégré ou diversifié, centralisation ou décentralisation du système, etc.). Cependant, on peut aussi les référer à des modèles de gouvernance plus larges qui traversent ces diverses dimensions, comme le modèle « du quasi-marché » ou celui de « l’État évaluateur », qui tous deux partagent certains traits les opposant au régime bureaucratico-professionnel déjà évoqué. Nous présenterons d’abord ces modèles et leur caractère « post-bureaucratique » avant de préciser comment les tendances précitées peuvent y être référées.

La régulation par le quasi-marché

Dans le modèle du « quasi-marché », l’État ne disparaît pas. Il a même le rôle important de définir les objectifs du système et le contenu du curriculum d’enseignement. Cependant, il délègue aux établissements (ou à d’autres entités locales) une autonomie pour choisir les moyens adéquats d’atteindre ces objectifs. Par ailleurs, afin d’améliorer la qualité de l’enseignement et répondre aux demandes diverses des usagers, il instaure un système de quasi-marché. Ce dernier implique un libre choix de l’école par les usagers et un financement des écoles en rapport avec le public élève accueilli (financement à la demande) (Bartlett et Legrand, 1993 ;Vandenberghe, 1999). Autrement dit, les établissements se trouvent mis en concurrence pour réaliser un travail éducatif, en référence à des objectifs définis centralement. Les usagers ont une capacité de choix de leur « fournisseur scolaire » qui doit par ailleurs se soumettre à un grand nombre de règles établies dorénavant de façon centrale : définition des programmes ou certification, par exemple. Ces établissements peuvent alors avoir des statuts divers, publics ou privés. L’État central, par le biais d’une agence spécialisée (qui peut être privée et indépendante de l’État), tend à favoriser l’information des usagers/clients sur les performances, l’efficacité et l’efficience des différents établissements afin que la rationalité des choix des usagers fasse pression sur les équipes scolaires locales pour améliorer leur mode de fonctionnement.

Ce modèle de marché s’est forgé et s’est vu largement promu dans les pays anglo-saxons par certains analystes néo-libéraux, critiques du modèle bureaucratique (Chubb et Moe, 1990). Selon eux, c’est le caractère bureaucratique du système qui le rend inefficace et il faut donc favoriser une pression concurrentielle venant des usagers pour qu’il s’améliore. Comme Whitty et al. l’avancent :

Advocates of quasi-market policies argue that they will lead to increased diversity of provision, more efficient management, enhanced professionalism, and more effective schools. Such proponents, such as Moe (1994) in the United States and Pollard (1995) in the United Kingdom have argued that such reforms will bring particular benefits for families from disadvantaged communities, who have been ill served by more conventional bureaucratic arrangments. However, critics suggest that even if these reforms do enhance efficiency, responsiveness, choice and diversity (and even that they regard as questionable), they will increase inequality between schools .

1998 : 4

Un tel modèle a fortement inspiré les politiques anglaises (mais aussi celles de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande ; Whitty et al., 1998) et a fait l’objet d’une littérature critique importante dans le monde anglo-saxon (voir par exemple Ball, 1993 ; Lauder et al., 1999).

L’État évaluateur ou la gouvernance par les résultats

Le modèle de l’État évaluateur[8] (Neave, 1988 ; Broadfoot, 2000), ou de la « gouvernance par les résultats », suppose également que les objectifs et les programmes du système d’enseignement soient définis de façon centrale et que les unités d’enseignement aient une importante autonomie de gestion pédagogique ou financière. Par ailleurs, ces dernières sont soumises à des contrats. L’État central négocie avec les entités locales (comme les établissements scolaires) des « objectifs à atteindre », déléguant pour ce faire des responsabilités et des moyens accrus, qui s’inscrivent dans les missions générales promues par les instances publiques de tutelle tout en tenant compte des publics ou du contexte local de l’école. En outre, un système d’évaluation externe des performances des établissements et un système d’incitants symboliques ou matériels, voire de sanction, sont mis en place pour favoriser l’amélioration des performances et le respect du « contrat » passé entre l’État et les établissements (ou des entités d’un niveau supérieur). On vise donc un processus d’apprentissage organisationnel et professionnel qui aboutisse à une amélioration de la qualité éducative dans les établissements locaux. Le modèle implique donc ipso facto une autonomie de gestion économique et pédagogique des écoles et une valorisation de leur capacité à répondre aux demandes, formulées soit par les autorités éducatives de contrôle soit par les usagers. Il induit en tout cas la diffusion et l’acceptation d’une « culture de l’évaluation » (Thélot, 1993) qui s’appuie tant sur l’évaluation externe que sur l’auto-évaluation institutionnelle d’équipes visant à améliorer leurs pratiques et leurs résultats.

Deux variantes d’un régime de régulation post-bureaucratique

Ces deux modèles peuvent être qualifiés de « post-bureaucratiques » pour deux raisons principales.

Du point de vue des normes et des valeurs de référence, ils ne sont plus fondés sur la légitimité de la raison, de la rationalité en valeur ou de la loi, typiques du modèle bureaucratique ; la valorisation des résultats (Duran, 1999), la recherche d’efficacité (pouvant aller jusqu’à l’obligation de résultats) est privilégiée par rapport au respect de la règle de droit. La rationalité reste valorisée mais elle est de plus en plus réduite à la rationalité instrumentale. Ainsi, le souci d’amélioration de la qualité, autrement dit la valorisation de l’efficacité, tend à être dissociée de ses finalités. La valorisation de l’efficacité instrumentale prime sur le respect de l’engagement civique et solidaire, sur les préoccupations proprement éducatives, bref, sur les rationalités en valeur qui dans le régime bureaucratico-professionnel fondaient tant la standardisation des normes que l’autonomie professionnelle de l’enseignant. Un tel souci de performance scindé de ses finalités conduit à parler de « performativité » (Ball, 2003).

Par ailleurs, les modes de coordination et de contrôle mis en place pour orienter les conduites ne se fondent plus seulement sur le contrôle de conformité des actes aux règles et procédures, typique du modèle bureaucratique. D’autres modes de coordination sont promus, fondés sur la diffusion de normes de référence (diffusion des « meilleures pratiques », session de formation ou d’accompagnement de projets), sur la contractualisation et l’évaluation (des processus, des résultats, des pratiques) ou encore sur l’ajustement individuel et la compétition, suivant le modèle du quasi-marché. Cependant, on reste dans la règle de droit : on produit encore énormément de lois, de décrets, de circulaires, de règlements, on en vérifie l’application, de plus en plus de conflits se règlent devant un tribunal, de plus en plus de précautions sont prises pour éviter la non-conformité administrative. De ce fait, le régime « post-bureaucratique » est à la fois en rupture et en filiation avec le régime bureaucratique.

Un autre point commun à ces deux modèles concerne le rôle important de l’État : il définit les objectifs et veille au maintien des cadres du système. Mais une relative autonomie est octroyée à l’établissement ou à des entités locales et, de plus, l’État ne se veut plus le seul dispensateur d’enseignement légitime.

Notons encore que la valorisation de l’efficacité et de la performativité dans ces deux modèles va de pair avec une défiance accrue à l’égard de l’autonomie professionnelle du corps enseignant, si elle n’est pas « encadrée » par de nouveaux systèmes d’évaluation de leurs pratiques et de leurs résultats. La confiance dans le professionnalisme enseignant se lézarde et l’autonomie professionnelle ne semble plus une garantie suffisante de la qualité du service éducatif rendu (Maroy, 2002).

Au-delà de ces points communs, il importe de souligner une différence majeure : dans le modèle du quasi-marché, c’est surtout la pression concurrentielle par l’intermédiaire d’un usager parent « averti » qui doit pousser l’établissement à améliorer le service éducatif, alors que dans l’autre modèle, la régulation s’effectue davantage par l’évaluation des processus et résultats et par l’octroi d’incitants ou l’application de sanctions aux établissements selon leur « progression » et leurs résultats. Cette obligation de résultats est supposée axer les établissements sur un processus d’apprentissage organisationnel ou professionnel. Les deux modèles s’opposent donc essentiellement quant au rôle accordé ou non à la compétition et au « marché » comme vecteur moteur de la qualité éducative. En fonction du modèle adopté, certaines politiques vont s’appuyer sur le marché tandis que d’autres s’y opposent et valorisent l’évaluation ou les résultats.

En pratique, les modèles de l’État évaluateur et du quasi-marché peuvent être combinés, comme le cas anglais le démontre. Cependant, ces deux modèles nous semblent bien intellectuellement distincts : la promotion de l’autonomie des établissements couplée à un État évaluateur peut très bien s’envisager sans « quasi-marché » ; par ailleurs, le quasi-marché n’implique pas forcément une contractualisation des établissements ni une évaluation incitative ou sanctionnante de leurs résultats au regard des objectifs posés, comme l’implique le modèle de l’État évaluateur. La compétition du marché et ses conséquences en termes d’attractivité de l’école, de nombre et de « qualité » des élèves ou des professeurs est postulée théoriquement comme un incitant fort et suffisant pour promouvoir l’amélioration des pratiques éducatives et l’ajustement à la diversité des besoins et demandes. Cependant, l’évaluation des performances des établis-sements dans le but de favoriser, par l’information, le choix rationnel des « usagers » relève bien du modèle du quasi-marché.

Ajoutons encore que ces modèles s’élaborent et se diffusent à la faveur de conditions économiques, politiques et sociales particulières : montée du post-fordisme et demandes croissantes adressées à l’éducation par le monde économique (Brown et Lauder, 1992), contexte politique néo-libéral et crise de l’État-providence (Rosanvallon, 1995 ; Jobert, 1994), inquiétudes et demandes sociales des classes moyennes à l’égard de l’éducation (Ball, 1993 ; Ball et van Zanten, 1998). Au-delà de l’influence des organismes internationaux qui disséminent ces modèles (Whitty et Edwards, 1998 ; Meyer, Boli, Thomas et Ramirez, 1997 ; Levin, 1998), il importe de prendre en considération ces changements sociaux structurels pour comprendre ce qui en favorise la réception (Ball, 1998 ; Maroy, 2006).

Des politiques inspirées par les modèles post-bureaucratiques

Les politiques éducatives des cinq pays étudiés s’inspirent des modèles post-bureaucratiques évoqués, en particulier du modèle de l’État évaluateur : on y observe le renforcement de l’autonomie des établissements ainsi que la promotion de l’évaluation et, dans les pays décentralisés au départ, le renforcement des objectifs centraux ainsi qu’une standardisation curriculaire. Les politiques s’inspirent également du modèle du quasi-marché : la tolérance ou la promotion du libre choix, la relative diversification de l’offre scolaire de nature à rencontrer les demandes variées des usagers. Cependant, l’ampleur des politiques menées et le dosage entre ces modèles sont très variés. Le cas « exemplaire » de radicalisme dans les réformes est sans aucun doute l’Angleterre – pays de Galles qui promeuvent simultanément le quasi-marché et l’État évaluateur par une politique explicite et volontariste.

L’importance relative des trois instances de régulation de l’offre (gouvernement central, autorités locales et marché local) a beaucoup changé en Angleterre ces vingt dernières années[9]. Le contrôle central et marchand s’est renforcé au détriment de la capacité d’intervention des autorités locales. Jusqu’aux années 1980, le dispositif traditionnel de régulation de l’offre éducative était centré sur le contrôle des écoles par les autorités locales d’éducation (LEA). Ce contrôle se traduisait par la définition de normes, par un financement direct croissant et par une supervision à la charge d’inspecteurs locaux qui assumaient essentiellement une fonction de conseil et de soutien pédagogique. Le rôle du gouvernement central, principalement incitatif, consistait à assurer un encadrement politique global, dans la mesure où il influençait et définissait des lignes d’orientation pour les décisions prises par les LEA et par les écoles elles-mêmes. Les politiques nationales des années 1960 et 1970 visant à promouvoir l’enseignement secondaire unifié (comprehensivism) illustrent ce dispositif d’encadrement souple, dans la mesure où la définition effective de politiques concrètes d’unification était laissée au niveau local. Ceci a donné lieu à de multiples stratégies et dispositifs en réponse à la politique gouvernementale proposée, de l’enthousiasme militant à l’opposition radicale, entraînant de profondes transformations ou des changements purement formels. Dans ce contexte, les services d’inspection (HMI) complétaient l’intervention des LEA, dans une approche friendly vis-à-vis des écoles, des LEA et du monde professionnel de l’éducation. À partir du début des années 1980, sur l’initiative des gouvernements conservateurs, reprise par les gouvernements travaillistes qui les ont suivis, le pouvoir central a élaboré une politique substantielle d’interventionnisme en incitant la compétition entre les écoles et en favorisant le libre choix des parents, notamment par l’élargissement des dispositifs d’évaluation externe des écoles. Mais le développement de l’évaluation va bien au-delà des seules nécessités d’information des « consommateurs d’école ». Il prend sa source dans une logique de régulation des établissements scolaires et de leurs agents par les résultats. Mentionnons les mesures cruciales prises à cet égard : réorganisation du HMI, création d’une agence gouvernementale — formellement indépendante — centrée sur l’évaluation des écoles (OfSTED) et mise en place d’un dispositif très incisif d’inspection systématique des écoles. Ceci a engendré l’évaluation détaillée de la performance, l’obligation de définir des plans d’amélioration pour tous les points faibles identifiés, avec la possibilité de fermer les écoles considérées en situation d’« échec » (failing schools). Avec la publication des résultats scolaires aux épreuves d’évaluation externe réalisées au long du parcours scolaire des élèves (league tables), ce dispositif d’évaluation par l’inspection constitue la pierre angulaire de la politique éducative officielle.

Les autres pays connaissent des évolutions moins radicales, résultant moins directement de politiques volontaristes. Ainsi, l’évaluation institutionnelle externe est instaurée, mais de façon embryonnaire (Hongrie, CFB, Portugal) ou rhétorique (France). Par ailleurs, ces évolutions renvoient moins au modèle du quasi-marché. Le libre choix y est une pratique plus tolérée qu’encouragée ; il ne s’agit pas d’une mesure volontariste ni revendiquée (spécialement au Portugal et en France) même si la légitimité du choix des parents est davantage reconnue qu’auparavant au nom d’un nécessaire ajustement aux besoins divers des usagers. Mais simultanément, en France et au Portugal, la concurrence et le marché sont officiellement rejetés, s’opposant à l’idéal valorisé d’égalité de traitement pour tous[10]. En Hongrie, la pratique du libre choix est de plus en plus encouragée, dans un climat politique « anti-centralisateur » et plutôt libéral. En CFB, le libre choix existe de longue date et génère de fait un quasi-marché qui est souvent critiqué rhétoriquement pour ses effets pervers sans être pratiquement remis en cause.

En définitive, il nous semble que les politiques menées dans les cinq pays analysés peuvent trouver sens en référence à l’implantation des deux modèles de l’État évaluateur et du quasi-marché qui les inspirent à divers degrés. Ces modèles de gouvernance, bien plus que les notions de décentralisation ou de « marchandisation », nous semblent à même de fournir un cadre d’interprétation des évolutions en cours. Cependant, les voies de « modernisation » de la régulation des systèmes d’éducation sont tributaires de plusieurs processus qui introduisent des divergences dans les politiques nationales.

Effets d’hybridation et recontextualisation des modèles

Bien qu’elles relèvent des modèles de gouvernance « post-bureaucratique », les politiques éducatives observées ne sont pas identiques, non seulement parce qu’elles s’inspirent plus ou moins des différents modèles, mais aussi parce que des situations de départ différentes conduisent à des politiques différentes, même lorsque le modèle de référence est proche. Ainsi, on l’a vu, certains pays très décentralisés au départ comme l’Angleterre et la CFB tendent à recentraliser, alors que d’autres décentralisent. Ce mouvement contradictoire en apparence s’explique si on fait l’hypothèse d’un État évaluateur plus fort dans l’ensemble des pays concernés. Pour qu’un tel modèle émerge, il faut pour les États décentralisés au départ définir des objectifs curriculaires de référence à l’échelle nationale et instaurer l’évaluation, tout en accentuant ou en préservant l’autonomie encadrée des établissements. À l’inverse, les États centralisés, qui ont déjà fortement standardisé le curriculum et établi des épreuves nationales de certification, doivent surtout favoriser l’autonomie des établissements et mettre en place des outils et des acteurs à même d’effectuer un suivi plus rapproché des établissements, une fois ces derniers soumis à une évaluation externe. Les politiques d’autonomisation des établissements, parallèlement à la décentralisation/déconcentration des responsabilités au profit des collectivités territoriales ou des entités et acteurs délégués par l’État sont dès lors tout à fait stratégiques dans les États centralisés comme le Portugal ou la France. En CFB, l’autonomie des établissements, déjà relativement grande dans certains réseaux, a surtout été accentuée dans le réseau de l’État mais pas dans le réseau « libre » des écoles catholiques. L’enjeu de fait pour le pouvoir central, en Angleterre comme en Belgique, est plutôt de minimiser l’importance d’acteurs collectifs de niveau intermédiaire, ou de s’allier à eux de façon instrumentale (les « réseaux » et « pouvoirs organisateurs » en CFB et les LEA en Angleterre).

Par ailleurs, l’évolution des modes de régulation institutionnels n’est pas qu’un effet de contamination de modèles de gouvernance promus à l’international par divers réseaux d’acteurs (organisations internationales, académiques, experts en politiques éducatives ; voir infra et Whitty et Edwards, 1998 ; Ball, 1998). Les conditions de « réception » de ces modèles doivent être prises en compte : les modèles de gouvernance promus ne se diffusent donc pas d’un pays à l’autre comme une épidémie (Levin, 1998), sans processus de traduction ou de bricolage institutionnel. Il y a un effet d’hybridation de ces modèles avec les contextes institutionnels et idéologiques propres à chaque pays. Les cadres dans lesquels se construisent les politiques sont très largement tributaires des structures institutionnelles, des rapports sociaux et des acteurs, qui constituent un système d’enseignement produit par une histoire antérieure. Il y a un effet d’hybridation des modèles, défini par la « superposition, le métissage de différentes logiques, discours et pratiques dans la définition et l’action politique, ce qui renforce leur caractère ambigu et composite » (Barroso et Bajomi, 2002 : 21). Cet effet peut se produire au stade de l’énoncé des politiques mais aussi dans leur mise en oeuvre.

Les politiques ne sont donc pas une transposition mécanique des modèles de gouvernance sans recontextualisation en fonction des contraintes matérielles, politiques ou symboliques des systèmes dans lesquels ils sont appliqués. Or, comme on l’a déjà signalé, les systèmes sont profondément différents au départ, et tous sont traversés de multiples tensions et contradictions. Il en résulte que les politiques ne sont jamais le pur reflet des modèles évoqués, car elles héritent de certaines tensions et de certaines contradictions entre acteurs ou orientations politiques. Autrement dit, du fait que les systèmes éducatifs sont au départ relativement « hybrides » et « composites », du fait même des processus de formation des politiques, des effets d’hybridation des politiques se produisent.

En Angleterre, l’hybridation tient d’abord à la synthèse réalisée par les politiques successives au fil du temps des deux modèles de l’État évaluateur et du quasi-marché. Cette hybridation est partiellement le fait des alternances politiques. Ainsi en 1988 le gouvernement conservateur fait voter l’Education Reform Act. Les analystes anglais y voient le résultat de l’alliance entre la New Right, plus sensible à la nécessité de libéraliser et de moderniser le système (abandon des secteurs scolaires, promotion du choix, nécessité de relever les niveaux de compétences) et la Old Right, davantage préoccupée de renforcer des valeurs plus traditionnelles (consolidation du curriculum national), les deux pôles s’entendant pour diminuer le pouvoir des syndicats et des LEA (Moore et Hicockx, 1994). Si certains traits de l’État évaluateur sont déjà présents (par exemple, la possibilité d’imposer des changements de gestion ou d’équipes aux failing schools), ils se voient renforcés par l’arrivée des travaillistes au gouvernement en 1997. Ceux-ci n’ont pas remis en cause les réformes de structure menées par les conservateurs (division du système entre différents types d’écoles, possibilité de choix des écoles par les parents, possibilité de sélectionner les élèves pour certaines écoles spécialisées, dispositifs d’évaluation externe, etc.), mais ils ont davantage insisté sur de nouveaux « objectifs » de résultats. Il s’agissait surtout de promouvoir et d’élever les school standards pour contrer les faibles résultats du système anglais (au travers du School Standard and Reform Act, 1998) ; tout en élaborant ou en renforçant certains dispositifs, comme la guidance et le suivi des enseignants afin d’améliorer leurs pratiques (Teaching and Higher Education Act). En bref, les nouveaux travaillistes ont accentué le « dirigisme » de l’administration centrale (Breuillard et Cole, 2003) et certains traits clés du modèle de l’État évaluateur, sans remettre en question divers héritages des périodes antérieures — sauf les mesures fortement marquées par l’idéologie conservatrice, comme le soutien financier aux élèves « méritants » pour intégrer une école privée (Thrupp et al., 2004).

En CFB, les politiques éducatives résultent toujours de compromis entre les dif-férents modèles et la nature complexe, hybride voire contradictoire des modes de régulation institutionnels du système lui-même[11]. Une volonté politique de renforcer l’évaluation externe, pour une meilleure qualité du système, se voit fortement soumise aux contraintes imposées par les institutions existantes et les compromis politiques clés fondateurs du système (la liberté d’enseignement notamment). Le gouvernement de la CFB met en place des dispositifs d’évaluation externe, mais les résultats ne sont rendus publics qu’au niveau du « système », sans être transmis au niveau des réseaux ou des établissements, de peur d’alimenter la concurrence entre eux et ainsi de favoriser la logique de marché que les différents partis et acteurs clés s’accordent à dénoncer rhétoriquement. De fait, les acteurs politiques sont conduits à tempérer le « modèle » de l’État évaluateur, à tenir compte du caractère composite voire contradictoire des institutions et des modes de régulation en place, pour atteindre un consensus politique ou respecter le prescrit constitutionnel (« la liberté d’enseignement » est dans la constitution) (voir Maroy et Dupriez, 2000). Clairement, les politiques belges sont limitées par ce que les néo-institutionnalistes appellent des « dépendances de sentier », obligeant les acteurs politiques à d’importants efforts de traduction et de « bricolage » des modèles transnationaux (Campbell, 2004).

En France, l’hybridation a pu se voir dans l’insistance à forger une « culture de l’évaluation ». En effet, la mise en place d’une évaluation externe, ou semi-externe, n’a pas induit l’application de réelles « sanctions » institutionnelles ou économiques à l’égard des établissements. Le souci affiché était que les acteurs « intériorisent » l’évaluation comme une norme et une culture. Cette absence de sanctions peut être interprétée comme une prise en compte anticipée des oppositions et résistances que les syndicats enseignants ou les enseignants eux-mêmes pouvaient afficher à l’égard d’un tel système, compte tenu de leur force dans le contexte français. Le modèle de l’État évaluateur a donc été assoupli pour limiter de telles oppositions, présenté surtout comme une culture à adopter.

L’hybridation de nouvelles politiques avec les pratiques et institutions existantes peut aussi produire des effets contraires aux objectifs poursuivis. En France, l’évaluation, supposée être un outil clé pour corriger les erreurs et réguler les dysfonction-nements des pratiques (des établissements notamment), devient aux yeux des enseignants un contrôle bureaucratique supplémentaire, car dans sa mise en oeuvre elle tend à se dissocier de l’activité d’enseignement. Les logiques supposées « post-bureaucratiques » de l’évaluation peuvent ainsi renforcer les logiques bureaucratiques dominantes (van Zanten, 2002 ; Demailly, 2001). Au Portugal, la politique de promotion de l’autonomie de gestion des établissements trouve un de relais privilégié dans les Directions régionales d’éducation qui sont le vecteur déconcentré des réformes promues par l’État central ; il y a donc une autonomie paradoxalement promue par l’État central, ce qui tend à relancer la dynamique centralisatrice déjà forte.

Des logiques politiques additives

Enfin, les politiques évoquées cohabitent avec d’autres ou se superposent à des réalités existantes dont les principes et les orientations normatives peuvent être différents ou opposés. Joue ainsi un effet mosaïque des politiques éducatives : ce que l’État construit d’une main tend à être déconstruit ou contrebalancé par ce qu’il fait de l’autre. Les politiques présentent un caractère « additif » dont la cohérence peut être très faible, voire absente.

Par exemple, en Angleterre, comme nous l’avons déjà signalé, les travaillistes n’ont pas remis en cause l’essentiel des réformes de structure portées par le gouvernement « néo-libéral » et « néo-conservateur » de Margaret Thatcher (Thrupp et al., 2004). Néanmoins, outre l’accentuation dirigiste évoquée, ils ont mis en place une politique de discrimination positive dans le cadre des Education Action Zones, visant à promouvoir la cohésion sociale, sans pour autant revenir sur certaines réformes ou considérer certaines réalités qui contribuent pour leur part à perpétuer l’inégalité dans le système : ainsi, parallèlement aux comprehensive schools subsistent les anciennes grammar schools plus élitistes, qui n’ont pas été remises en question ; une politique valorisant la « diversité » scolaire (par les specialist schools) a été promue selon une vision contraire à l’esprit du comprehensivism ; de même, la logique de quasi-marché (par l’open enrolment, l’autonomie de gestion des écoles, la publication des performances des écoles) n’a pas été remise en cause.

En Hongrie, on assiste à la création dans les lycées (14-18 ans) de nouvelles filières scolarisant des jeunes dès 10 ou 12 ans, filières longues et sélectives qui concurrencent les écoles primaires (6-14 ans). En même temps, dans certains espaces locaux de régulation ou au niveau national, des mesures opposées ont été prises pour consolider la position des écoles fondamentales censées assurer une scolarisation égale pour tous les enfants âgés de 6 à 14 ans.

En Belgique, on peut simultanément viser à renforcer la capacité d’action régulatrice de l’État (par la définition de missions, d’objectifs curriculaires, de modèles d’évaluation de référence) et reconnaître ou institutionnaliser davantage les régulations intermédiaires relativement autonomes (les réseaux).

Conclusion

Notre étude de l’évolution des modes de régulation institutionnels s’est fondée sur l’analyse des politiques éducatives conduites ces vingt dernières années dans les cinq réalités nationales considérées, notamment celles qui touchaient les modes de régulation au sein de l’enseignement secondaire. Que peut-on retenir comme résultats clés ?

Tout d’abord, on constate dans l’énoncé des politiques éducatives l’apparition de certaines convergences. Tout se passe comme si les politiques éducatives, à des degrés et avec des temporalités variables, tendaient à converger partiellement du point de vue des modèles de gouvernance et de régulation qu’elles cherchent à installer. D’une part, certains traits d’un État évaluateur se mettent en place et on assiste à un renforcement de la volonté d’évaluation, de contrôle, de suivi des États sur les « producteurs » (notamment les établissements et leurs agents) et les « produits » de leurs systèmes éducatifs (les acquisitions des élèves), notamment par le biais d’outils d’évaluation. D’autre part, de façon beaucoup plus variable, des ingrédients d’un modèle de marché sont introduits par la promotion de dispositifs favorisant le libre choix des usagers, plus rarement par la valorisation des vertus de la concurrence entre établissements scolaires. Enfin, par le renforcement de leur autonomie de gestion, les établissements sont appelés à se mobiliser pour améliorer leur fonctionnement ou leurs résultats, en réponse aux besoins divers des usagers ou aux objectifs assignés par des autorités locales ou centrales de tutelle. Dans les pays étudiés, les politiques des vingt dernières années ont donc certains points communs : autonomie accrue des établissements, recherche d’un point d’équilibre entre centralisation et décentralisation des décisions, introduction plus ou moins importante du libre choix des parents, voire de mécanismes de quasi-marché, diversification de plus en plus poussée de l’offre éducative, introduction de mécanismes d’évaluation voire de régulation par les résultats.

Les changements que les politiques s’efforcent d’impulser dans ces différents domaines ne doivent pas être considérés de façon isolée. Ils présentent des liens entre eux que les modèles de régulation et de gouvernance présentés font bien ressortir. Autrement dit, nous pouvons émettre l’hypothèse que ces transformations forment système et que nous sommes sans doute témoins d’un changement de « régime de régulation ». Le modèle « bureaucratico-professionnel » de régulation des systèmes éducatifs avait accompagné, avec d’importantes variantes nationales, la construction et le développement de systèmes éducatifs nationaux « de masse » dès les années 1950/1960. La régulation institutionnelle était basée sur des arrangements tels que le contrôle de conformité des règles, la socialisation et l’autonomie de professionnels de l’éducation ou la régulation conjointe (État/syndicats enseignants) de questions reliées à l’emploi ou au curriculum. Ce régime de régulation est désormais travaillé par des politiques éducatives qui cherchent à substituer ou à superposer à ces anciens modes de régulation de nouveaux arrangements institutionnels, fondés sur le modèle du quasi-marché (surtout en Angleterre) ou sur le modèle de l’État évaluateur.

Cependant, ces transformations s’effectuent à des degrés, à des rythmes, à des intensités diverses, avec plus ou moins de contradiction et de cohérence. Plusieurs facteurs expliquent en effet de fortes divergences dans les politiques menées : contexte historique national (idéologique, institutionnel, politique) et dépendances de sentier, jeux et transactions politiques tant dans la conception que dans la mise en oeuvre des politiques. Ainsi, des différences essentielles entre politiques éducatives relèvent du dosage dans l’application des modèles de référence : le modèle du marché est moins mobilisé officiellement que celui de l’État évaluateur dans la plupart des pays, sauf en Angleterre. Elles découlent aussi de l’intensité plus ou moins forte avec laquelle les mesures sont engagées pour rompre avec le régime bureaucratico-professionnel. Enfin, elles peuvent parfois s’expliquer par la nature antérieure des systèmes (politiques de décentralisation dans les contextes centralisés, ou vice versa), par un effet d’hybridation des modèles avec les réalités pratiques ou symboliques des systèmes ou sociétés considérés.