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Selon l’aveu de Pierre Nepveu, deux livres de sa bibliothèque familiale, cet espace de l’invention de soi et du monde, vont nourrir son imaginaire de futur écrivain : Michel Strogoff de Jules Verne, reçu de son père, et Poésies complètes de Saint-Denys Garneau, découvert plus tard, à l’âge de onze ou douze ans, sur les rayons de la bibliothèque de son grand-père paternel. Les « émotions russes », infusées par Verne et peu après par la lecture de Dostoïevski, Tolstoï et Gogol ainsi que par la célèbre version hollywoodienne de Docteur Jivago, furent les premières, avant les images de l’altérité à soi de Regards et jeux dans l’espace [2]. Très jeune donc, Nepveu est déporté vers l’ailleurs, habité par de nouveaux horizons :

Ainsi la Russie fut mon premier exotisme […]. Mais le terme d’exotisme est loin de me satisfaire, car il ne s’agit pas seulement de voyages, réels ou imaginaires. Je préfère parler de dépaysement et d’étrangeté, parce qu’il y a dans ces termes une référence au pays et à l’identité. Peut-être d’ailleurs ai-je découvert les poètes québécois eux-mêmes, par la suite, avec des yeux un peu russes, avec un regard quelque peu égaré et dépaysé. Peut-être ma Russie imaginaire n’a-t-elle été que le premier d’une série de longs détours vers ma condition de Québécois et d’écrivain québécois […]. En fait, je n’ai jamais pu me dire Québécois, sans détours, sans revendiquer intérieurement une part d’incertitude et d’éloignement.

LL, 44-45

Cette revendication de l’extériorité, loin d’être radicale, signale l’idée d’une mise à distance nécessaire où la découverte de l’autre va de pair avec la découverte de soi. En littérature, cette position où l’acte même d’écrire procède d’une situation de dépaysement détermine ce que Bakhtine appelle « exotopie », en désignant par là un certain type d’extériorité qui favorise une « compréhension active » des cultures en présence, là où « [l]a rencontre dialogique de deux cultures n’entraîne pas leur fusion, leur confusion — chacune d’elle [sic] garde sa propre unité et sa totalité ouverte, mais elles s’enrichissent mutuellement [3] ».

Fouilleur de traces

De sa première expérience « russe », il reste sans doute des traces, des réminiscences dans la sensibilité littéraire de Nepveu : l’angoisse existentielle, les images de la souffrance physique et psychique, l’évocation des paysages et, surtout, le questionnement de l’espace et des lieux, la possibilité de leur habitation, qui traverse toute son oeuvre. À cet égard, il est possible d’observer que la poésie de Nepveu est portée par une dynamique de l’imaginaire spatial où s’effectue une réévaluation critique, une réécriture de la relation au monde et au réel. À rapprocher le premier recueil, Voies rapides (1971), du dernier, Lignes aériennes (2002), on peut mesurer un itinéraire poétique où, à trente ans de distance, les « récits d’espace [4] » du poète changent de trame et proposent un transfert de sens. Les premiers poèmes, captifs de leur contemporanéité, apparaissent comme volontairement « catastrophistes » ; ils s’inscrivent dans la doxa écologiste de l’époque en faisant contraster la tranquillité du paysage naturel et le tumulte urbain (klaxons, tunnels, avions, autobus, voitures [5]). Le poème « Voie rapide », emblématique du recueil, exprime bien ce clivage :

l’odeur du fleuve arpente les visages brûlés

le discours des Iroquois

dans les grandes forêts mauves et grises

parmi les réseaux à haute fréquence

et les images volantes

l’émergence des pylônes

où s’électrocutent les archipels d’oiseaux

et les cadences de voix perdues

[…]

derrière la cloison des ormes

la raie brûlante de la route

les camions pleins de gibiers

le roulement des tentes portatives

et les Cadillac décapotables

les éclats de chansons western

les rythm’n’blues à battement nerveux

vers les lots down south

à eau propre et prise de courant.

SP, 17-18

La caractéristique américaine du poème ne fait pas de doute. Nous sommes bien en cette Amérique (québécoise, états-unienne) d’immenses bagnoles et d’Amérindiens disparus auxquels on joue dans les campings. Mais l’ironie qui transparaît dans ces images de la dégradation, du luxe et du gaspillage a ici pour objet l’espace occidental global, configuré par une société conformiste et « satisfaite ». Ce qui n’empêche pas de dire une vérité sur l’espace social ambiant. Seulement, pour la percevoir, il nous faut passer par une plus grande latitude. Et l’on verra dans les poèmes qui suivent que les références américaines (« Manhattan aux vies superposées/machine à flammes et fumée jaune/viande pourrie sur les trottoirs […] » [SP, 28]) font écho à un ravage planétaire, évoqué sur le mode du travelling (« le rugissement des avions se perpétue/dans la jungle urbaine […] longue faim sur tous les continents » [SP, 37]) ou sur fond d’images médiatisées qui creusent et rendent tangible en même temps la fracture entre l’ici et l’ailleurs : « les hurlements des enfants-squelettes/“quelque part en Afrique”/la violence à bout des pancartes/le long spasme des cocktails/illuminant les fabriques de dollars » (SP, 43). Dans la majorité des poèmes composant Voies rapides, la totalisation de l’espace domine ainsi la perspective, et la topique du dépaysement, perceptible à travers l’opposition entre l’ordre naturel et l’insidieuse destruction du paysage qu’apporte le progrès technologique, reste assumée par l’unité d’une voix, d’un regard qui obéit à une vision universelle — et quelque peu donquichottesque [6] — d’un monde en désarroi.

Trente ans plus tard, dans Lignes aériennes, Pierre Nepveu reprend et « corrige » sur un mode rétrospectif et contrapuntique la vision crépusculaire de ses premiers poèmes qui constituent dès lors un intertexte implicite [7]. Le regard en surplomb sur le désastre à l’échelle planétaire cède la place à un drame écologique vécu : l’immense mutilation territoriale et humaine que fut la construction de l’aéroport de Mirabel en milieu agricole de la plaine nord de Montréal, et qui a entraîné l’expropriation et le déplacement de toute une population rurale. Cette monumentale erreur technocratique et gouvernementale sert de toile de fond aux poèmes, mais elle ouvre aussi un champ de réflexion critique qui donne tout son poids à la dimension sociohistorique du recueil.

En effet, pour retracer poétiquement l’histoire de cette dévastation, Nepveu propose un voyage dans le temps qui est à la fois la quête rétrospective d’une présence humaine abolie et une enquête à partir de documents (fragments d’une étude écologique) ou de témoignages imaginés (« cahier », « notes de terrain », « journal »). Le territoire de Mirabel et ses lieux limitrophes (fermes, bois et villages) constituent ici avant tout un espace mental. Or, nous ne sommes plus ici à l’écoute du grand soliloque de Voies rapides. L’hybridité de tons (constat, mélancolie, colère, stupeur) et la narration assumée par plusieurs « je » relèvent d’une perspective polyphonique, d’une subjectivité diffractée dont l’aventure psychologique et spirituelle devient le sujet même de cette poésie. Au fil des suites poétiques qui repèrent étape par étape l’absurdité des dégâts perpétrés par « la grande main blanche des bureaucraties » (SP, 376), on assiste ainsi à un télescopage de voix, de sensibilités, de visions. Tout d’abord celle, prémonitoire, du poète qui quitte la ville et retourne brièvement au pays de ses proches : « J’avançais à voix basse, je foulais/le sol métallique de l’érablière/et soudain, au détour d’un sentier/je vis l’aérogare, miroir céleste/où entraient des corneilles en peine/et des volées d’oies blanches […] » (SP, 350), puis celle de l’arpenteur fédéral qui, à son corps défendant, se fait le porte-parole de l’idéologie techniciste et de sa folie des grandeurs : « Je pressens cette terre sans arbres/et pure de ne dresser aucun obstacle […]/j’envisage tout cela et même l’aérogare/ne sera qu’une immense cage claire/dont la structure aérienne allégera l’esprit » (SP, 364).

Ces visions d’avant la construction de Mirabel sont suivies par d’autres, attentives à ses conséquences funestes, alors qu’après deux décennies d’activités la gigantesque installation est abandonnée et que l’ensemble des vols retourne peu à peu à l’ancien aéroport à proximité de la ville. Dès lors, on assiste à une compénétration de plans spatiaux où l’aéroport, vu de l’extérieur comme surface vide, se projette sur ses intérieurs (cafétérias, portes d’embarquement, passerelles des arrivées) qui forment un paysage surréel où toute présence humaine (paroles et gestes) ne peut qu’être spectrale :

Des trains presque sans fin de chariots vides de tout bagage, poussés par des ombres. Des convoyeurs inertes. Des fantômes de valises tournant en rond dans l’éternité de non-arrivées. Quelque chose est resté suspendu en l’air, un souffle tropical, un bruit des voix slaves, une exclamation d’enfant revoyant son père, un sanglot italien, le corps imprévu et suave d’une femme de beauté devant la porte quatre-vingt-trois, faisant ses adieux à un grand amour.

SP, 385

Dans cet état de lieux où les frontières entre le visible et l’invisible sont brouillées se fait jour la volonté de reconnaître l’autre, de déchiffrer tout un univers sensible à partir des traces, des marques concrètes inscrites sur les choses et sur les corps muets. C’est là aussi que la diction poétique rejoint l’activité politique de l’écriture [8]. On le perçoit peut-être le plus intensément dans les notes du journal d’une femme de ménage, originaire de la région, qui erre, perplexe, parmi les installations aéroportuaires :

Où suis-je ? […] Avec les réfugiés envoyés renvoyés par le prochain vol à la case départ, un enfant sous l’aisselle et portant d’un bras fatigué une valise à demi éventrée qui laisse voir les haillons d’un autre monde. En uniforme bleu nuit, les employés défilèrent un soir en exigeant que les cris et les sanglots des refusés soient tenus secrets, derrière les vitres sonorisées.

SP, 409

Ces échanges et cette empathie ne sauraient toutefois faire oublier un déracinement existentiel premier, le lieu primordial, Mirabel, terre de l’exode des familles et des paroisses québécoises. On peut observer que l’imagination exotopique de Nepveu, la négociation entre soi et l’autre, le rapport activement dialogique entre le littéraire et l’identitaire, transparaissent au fil de ces suites poétiques avant tout comme objet d’une expérience concrète, sensible, existentielle. Le poème « Dernière visite » donne tout son sens à cette médiation où la quête rétrospective devient l’archéologie d’une mémoire et d’une culture. Dans sa marche hagarde à travers le paysage déréalisé, le poète affirme son dépaysement profond et rappelle à la vie un monde familier plein de vies antérieures :

Maintenant j’avance sur un terrain miné,

l’espace m’a tout enlevé et je reprends

là où chaque pierre pourrait exploser

sous ma semelle et les fleurs s’embraser

derrière mon corps au souffle court,

je n’ai pourtant connu en ce monde

ni flammes de dragons ni fureur de guerre,

le ciel fut toujours calme en ces contrées

sur les fermes et les vieilles écoles,

et l’institutrice de la côte des Anges

a depuis longtemps fait ses valises

où sous les jupons froissés et les blouses

dormaient quelques cahiers remplis d’étoiles,

pourquoi donc y a-t-il d’un coup

cette violence dans les feuillages,

cet air d’incendie le long du bois

en face duquel une clôture électrifiée

trace la limite des terres arables

tandis que plus loin les outardes égarées

se posent en douceur sur la piste vide ?

SP, 427

Comment interpréter ce resurgissement de l’ancien ? Il semble que l’insertion des Lignes aériennes dans l’historicité, l’engagement social et moral de cette poésie ne puissent être réduits à la nostalgie du terroir ou à la volonté d’un retour à une pureté originelle. André Brochu remarque avec raison à ce propos que le recueil « renoue, mine de rien, avec la tradition poétique au Québec, voire celle du terroir, tout en la transformant radicalement et en la projetant au coeur du présent le plus sensible [9] ». En effet, la conscience historique de Nepveu ne ressuscite pas une imagerie repliée sur une région ou des « lieux de mémoire » qui connotent selon Pierre Nora une différence, mais elle projette à distance un espace de vie ancré dans une réalité historique. À ce titre, elle procède de la conscience de la régression des valeurs de la culture dans le déchaînement insensé d’une modernité radicale. Ou, pour le dire autrement, de la rupture instaurée par le pouvoir entre les « lieux anthropologiques » (identitaires, relationnels, historiques) et les « non-lieux » de la surmodernité dont parle Marc Augé du point de vue de l’anthropologie du quotidien [10]. En ce sens, par son travail du deuil, le poète révèle la condition qui est la nôtre. En même temps, il trouve les termes permettant de penser Mirabel comme non-lieu sur le mode de la perte et des retrouvailles, de la confusion entre l’ici et l’ailleurs, ce qui est une façon de l’habiter au plus intime de l’expérience poétique.

L’imaginaire de la cohabitation

Tout comme dans la poésie, Pierre Nepveu fait de la vision subjective un élément à part entière de la représentation spatiale dans ses deux romans. Dans L’hiver de Mira Christophe se déploie une rêverie interurbaine entre deux grandes villes, Montréal et Vancouver, respectivement lieux de la rencontre et de la rupture entre Mira (une infirmière d’origine haïtienne) et son amant, Jean-René (un chercheur québécois en primatologie [11]). Par le biais de plusieurs récits spéculaires ainsi que de l’alternance des départs et des retours en voiture sur l’autoroute qui balisent les crises existentielles du couple, la ville lointaine et la ville proche s’enchevêtrent à travers l’imaginaire dans un tout syncrétique :

[…] l’écho de Montréal résonne autant que l’on veut dans le ciel de Vancouver, des scènes et les personnages se répondent et ces deux villes si peu soeurs et complices deviennent voisines (HM, p. 22) ; […] le temps ne lui paraît plus qu’un étirement incroyable de la même histoire […] Vancouver prolongeant Montréal sous les fausses représentations d’un décor splendide, et l’image de Mira se répercutant à perte de vue dans des scènes et des répliques identiques.

HM, 100

Mais tout au long du texte, en contrepoint des images de ces villes dédoublées, à la fois réelles et mises hors d’elles, se profile une critique voilée d’un nomadisme permanent, là où le désir de se libérer des autres ou de soi-même peut entraîner le mutisme, l’incommunicabilité et la perte de l’identité [12]. Il est significatif que pour Mira qui a fui la dictature dans son pays, l’impossibilité d’habiter un réel chez soi, de retrouver un lieu pour en faire un domicile et être contrainte à tourner entre Montréal et Vancouver, apparaissent fatalement comme un prolongement de l’exil :

Quitter Montréal ! Il y a des obsessions, qui même accomplies, ne guérissent pas. Port-au-Prince, New York, Montréal, Vancouver, et où ensuite ? Je me revois, à la dernière minute assise par terre dans un logement vide de la rue Chateaubriand et j’ai comme un pressentiment qui ne peut rien changer, je voudrais que les déménageurs remettent tout en place et que ce départ nous soit épargné, mais il est trop tard.

HM, 50

Dans le second roman de Nepveu, Des mondes peu habités, c’est précisément le rapport aux lieux qui expriment une identité, la possibilité de les habiter, de rassembler ce qui les sépare, qui sert de questionnement central au texte. À l’encontre du premier roman, la trame du récit s’inscrit dans une chaîne causale, mais non exempte d’effets de retardement. Elle met en scène Jérôme Roy, un photographe montréalais dont la vie s’est lentement enlisée dans une suite de frustrations et d’échecs : décrochage du cours classique en année de belles-lettres, tentative de suicide, rupture avec les parents, emploi monotone comme chasseur d’images dans un journal à sensation. En 1967, à l’âge de 25 ans, Jérôme fait la rencontre d’une jeune Française, Arlette Ségala, venue de Montpellier travailler comme hôtesse au pavillon de son pays lors de l’Exposition internationale. De leur amour fortuit naîtra un enfant, Léa, mais aussi « le commencement d’une nouvelle fin » (MPH, 24-25), car en 1970 la mère rentrera soudainement en France en ravissant à Jérôme sa fille âgée de deux ans. Après une recherche désespérée de celle-ci à Montpellier, victime d’une dépossession absolue, Jérôme va être renvoyé à l’existence la plus étriquée dans son appartement de Côte-des-Neiges, vivant d’expédients grâce à un petit studio de photographie, confiné au rituel maniaque de regarder le soir un des sept cent vingt-six instantanés « polaroïd » de son enfant, soit autant de photos que de jours vécus avec elle. Cette « époque de grande noirceur » (MPH, 54), étirée sur vingt années dépourvues d’espérance, prendra fin lorsque Jérôme recevra une lettre de Léa et qu’après une série de rapprochements (conversations au téléphone et échange de longues lettres) la jeune femme, devenue écrivaine, choisira de traverser l’océan pour retrouver les lieux montréalais de son enfance et habiter pendant quelque temps le monde de son père.

Par rapport au premier roman, la perception spatiale de Nepveu change de perspective et d’échelle en s’appuyant davantage sur l’intériorisation des expériences. Certes, la description de la vie de Jérôme nous vaut quelques tableaux urbains : ceux du quartier Côte-des-Neiges habité par des êtres en rupture, où le contact avec l’autre n’est qu’un palliatif au silence et où l’on s’entend (au téléphone) sans se voir, et ceux, tout aussi anxiogènes, de Montpellier. Cependant, l’effort du romancier consiste à proposer au lecteur un patient travail de liaison entre le dehors, le lointain et le dedans, à faire de l’expérience d’une extériorité (la distance transatlantique qui sépare le père de sa fille) et d’une étrangeté quasi absolues (ils se sont à peine connus) un lieu de transferts où les sensibilités cherchent à cohabiter, à s’imprégner mutuellement selon l’imaginaire de l’entre-deux :

Ce fut elle qui suggéra qu’ils se rencontrent […], et il comprit qu’elle désirait se déplacer elle-même, traverser l’océan pour connaître le monde où habitait son père. […] Il ressortit sur le balcon, portant en lui Léa comme un sanglot dans la gorge qui ne voulait pas remonter […]. Tout était si proche, les lilas, les autres immeubles, presque à portée de main et pourtant si lointain, comme s’il avait eu à faire un voyage encore plus long que celui de Léa pour atteindre ce lieu qu’il habitait depuis si longtemps.

MPH, 80-81

À partir de ces trajets affectifs, on observe une sorte de chiasme existentiel, mais aussi une connivence, une parenté de destins : d’un côté, un Québécois reclus dans sa chambre de Montréal, pour qui la France, « l’“autre” monde, le vieux pays de sa fille qu’il avait cherché à rayer de sa mémoire » (MPH, 62), reste le seul espace émotionnel ; de l’autre, une jeune Française aux origines québécoises, hantée par un paysage qui tient lieu d’identité, celui qui est occupé par son père, ce « navigateur sans navire » (MPH, 106) parti « pour se perdre quelque part au nord de son pays qui se transformerait paraît-il en désert blanc la moitié de l’année et où il devait être si facile de s’égarer, par désir ou par accident » (MPH, 113-114).

Un des indices les plus révélateurs dans ce roman par lesquels l’exotopie s’affirme comme un relais essentiel de l’imagination est sans doute la représentation de la langue française, en particulier du vieux « français de France » parlé par Léa. On pourrait dire que celui-ci est l’espace même où le soi et l’autre peuvent se négocier et par lequel s’effectue l’appropriation finale « des mondes peu habités ». Il est significatif que pour Jérôme, la langue d’Arlette, future mère de sa fille, devient dès la première rencontre l’objet de fascination. La « manière très charmante de prononcer les “e”, de dire “mille neuf cent vingte-quatre ou vingte-cinq” » (MPH, 21), déclenche d’abord en lui un malaise identitaire ; posséder le corps d’Arlette, se perdre dans sa voix signifie une réappropriation violente de ses pulsions réprimées, « le désir secret d’effacer enfin tous les gestes qu’il n’avait pas faits, toute l’immobilité hébétée dont il avait fait son pain au cours des années » (MPH, 21-22), en même temps qu’un élan vers l’inconnu, « un paysage immense, impossible de circonscrire et à dominer » (MPH, 23). Or, dépossédé de sa fille, Jérôme va être confronté à une double altérité puisque la langue française renvoie à la fois à une France réelle, pays-cauchemar de la coupure et de la séparation, et à une France imaginaire, celle de sa fille, qui rend actif un fantasme de continuité et de fusion :

Il la connaissait surtout par sa voix, et à ce moment-là, même dans ce qu’elle lui écrivait, c’était encore cette intonation particulière qu’il croyait écouter. Dans une lettre, elle disait qu’elle suivait des cours de théâtre et que cela l’aidait, à écrire, à trouver le ton juste, sa voix propre. Il aurait tellement eu besoin de sa présence, tout de suite et pas le mois suivant, pas trois jours plus tard, pas le lendemain, et elle aurait chanté pour lui seul, dans la vieille langue perdue de son pays, des mélodies qui parlaient de peupliers et de fortune nous prenant au cou, et qui disaient que même la tristesse vaut la peine d’être vécue.

MPH, 128

Le français de la fille qui investit de cette façon exacerbée l’intérieur montréalais du père apparaît alors comme un moyen de sortie de ce clivage, permettant de retourner les effets « aliénants » en effets « dialogiques ». Les appels et les lettres de Léa portent de nombreux indices de la médiation qui s’effectue par l’apport d’une langue autre, à la fois proche et déterritorialisée, traînant ses archaïsmes et ses accents populaires. Imprégnés de la secrète résonance de la voix et des vocables qui laissent affleurer une différence française, refoulée, ils « révèlent », presque au sens photographique du terme, toute l’étendue sonore d’une culture, à la fois proche et lointaine, et, par là même, les strates profondes d’une identité en partage ou désirée comme telle. En laissant parler la France à travers ses personnages, l’écrivain n’interroge-t-il pas la prégnance de l’altérité française en lui ? Non pas comme « source » ou filiation généalogique remythifiant les racines, mais comme figure de son intérieur qui porte les traces de l’inquiétante étrangeté [13].

La mimesis de la ville

Cette attention aiguë au dépaysement, aux formes, figures et modalités du partage entre l’étrange et le familier, on la retrouve très présente dans nombre d’essais et d’études critiques que Pierre Nepveu a consacrés à la représentation littéraire de l’espace urbain, de Montréal surtout, mais aussi de celui d’autres villes au Québec, au Canada français et ailleurs dans les Amériques [14]. Si l’on cherchait à saisir ce qui oriente globalement le discours du critique et de l’essayiste — mais c’est aussi un poète qui parle à partir de sa subjectivité de l’être au monde —, ce serait probablement la volonté de traquer l’imaginaire urbain à partir d’un rapport dialectique entre la ville comme objet de discours et comme lieu d’énonciation, là où le discours sur la ville entre dans une tension avec le discours de la ville en tant qu’espace énonciatif.

On perçoit bien cette mise en relation dans l’étude fondamentale de Nepveu sur la figuration poétique de Montréal intitulée « Une ville en poésie. Montréal dans la poésie québécoise contemporaine [15] ». La ville y est captée à travers une multiplicité de perspectives, de discours et de thèmes historiquement changeants qui traduisent une quête toujours recommencée de la cité comme mythe. Ce qui retient l’attention du critique, c’est la lente transition entre l’extériorité du paysage urbain et l’épreuve de l’intériorité, apte à donner à Montréal une singularité poétique. Cette transition est observée par une série de déplacements entre les images panoramiques dans les années 1930 et 1940 (chez Olivier Marchand et les premiers poèmes de Louis Dudek), qui expriment une vision globalisante d’« une vie dans la ville », et les images de « la vie de la ville [16] », qui imprègnent la poésie dans les années 1950 et 1960. C’est à cette dernière période que l’expérience urbaine du sujet lyrique, à travers les motifs de la marche et de l’errance projetés dans les lieux concrets, fera émerger une mythologie proprement montréalaise. Or, par la manière de se l’approprier, de nouvelles discontinuités s’installent : elles opposent les poètes francophones comme Gauvreau ou ceux de l’Hexagone et de Parti pris, qui éprouvent l’espace urbain sur un mode négatif (usant des métaphores du corps de la ville comme souffrance et comme mal d’être québécois), les poètes anglophones (Earle Birney, Miriam Waddington, John Glassco, Frank Scott), qui recherchent une « âme » de la ville dans ses fragments (historiques et architectoniques) sur un mode plus réaliste et personnel, et les poètes juifs (Abraham Moses Klein, Jacob Segal, Sholem Stern), qui effectuent une « poétisation » de Montréal sur un mode utopique et ludique, donnant lieu à un imaginaire vibrant d’une ville-village, réceptacle spirituel d’un « babélisme » et d’un « oecuménisme », métissage de sonorités, de langues et de cultures qui résorbe les différences [17].

Toutefois, pour donner toute l’ampleur à la polysémie poétique de Montréal, Nepveu ne cesse de brouiller ces grandes répartitions mythologiques et collectives par l’attention qu’il accorde à l’individuation de l’expérience, au « je » de la conscience comme vérité existentielle : « La ville n’est pas seulement le lieu, le territoire d’une expérience quelconque, elle est tout autant ce qui a lieu dans l’expérience [18]. » Aussi le critique s’attache-t-il, par-delà l’aliénation et la totalisation négative de Montréal, à dépister des motifs euphoriques chez Claude Gauvreau, Paul-Marie Lapointe et Gaston Miron où s’expriment des moments de vérité, celle de « ma ville [19] », et par lesquels le mythe de Montréal se trouve à la fois assumé et dépassé. Poursuivant cette lecture de la « disponibilité urbaine [20] » où l’étrangeté et la familiarité peuvent cohabiter, Nepveu finit par observer une certaine continuité entre la vision « métisse » des poètes juifs montréalais et celle qu’a adoptée la génération des poètes québécois des années 1970 et 1980. Il repère ce prolongement autant dans la poésie d’inspiration féministe (Louky Bersianik, Yolande Villemaire, Nicole Brossard), où l’aliénation se trouve subvertie par les rythmes et la vitesse urbains éprouvés comme générateurs des forces, que chez les poètes qui travaillent violemment le thème de la ville (Claude Beausoleil, Jean-Paul Daoust, Lucien Francoeur, Philippe Haeck, André Roy), qui retournent les anciennes figures de la démence à Montréal en extase, arrimant le sujet à l’instant, au spectaculaire, à la « Ville chaude, électrique, à mille images par seconde [21] ».

Lire Montréal à partir de la « deuxième solitude » (celle des anglophones) et de la « troisième » (de l’intérieur même de la culture juive), comprendre la diversité des manières de l’habiter « en poésie », n’éloigne donc pas d’un chez soi, mais lui confère un nouveau régime de signification où il se trouve à la fois débordé et replacé dans un dispositif interculturel plus vaste. Cette attention au pouvoir de l’exotopie que l’on voit ici à l’oeuvre rejoint la question de la relecture de la littérature québécoise dont un des enjeux réside probablement dans ce qu’Anne-Marie Clément, Robert Dion et Frances Fortier appellent l’« interlisibilité » pour désigner la présence explicite du discours citationnel et de nombreux intertextes dans la démarche de Nepveu [22]. Encore que cette hétérogénéité discursive ne saurait se réduire à « […] un effet d’érudition qui fait du locuteur une autorité dans la matière (à titre de propriétaire d’un savoir) et un locuteur “autorisé”, puisqu’il connaît et manie un discours d’autrui [23] ». Au lieu d’une quête de légitimité ou d’une volonté d’originalité chez Nepveu, il faudrait plutôt parler d’une relation critique, au sens proposé par Jean Starobinski [24], c’est-à-dire celle qui se fonde sur une véritable herméneutique et qui cherche à mettre au jour à travers divers intertextes, parfois les plus éloignés, une proximité de perspectives.

Dans Les mots à l’écoute déjà, ces ressources interprétatives jouent un rôle capital. Alors que la référence au Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, au cri et à la folie du colonisé, y nourrit l’analyse de la « poésie de l’habitation » de Paul Chamberland où la fondation d’un territoire, d’un pays, passe par une dépoétisation du langage et le retour à l’élémentaire, le recours aux idées d’Octavio Paz (L’arc et la lyre [25]) sur le silence et la voix de l’altérité dans la poésie moderne permet de mieux y « dépayser » Miron, de le soustraire à un horizon strictement national :

Territoire ? Oui, mais celui de la poésie […] : un espace de mots où l’homme lui-même s’imagine, voyage dans le pays illimité des métaphores. […] En ce sens, le pays n’est pas autre chose que la métaphore de l’homme, de son corps, de sa douleur et de son désir.

, 175

Une telle relecture où l’aventure intérieure du sujet devient le principal fil conducteur prend aussi en charge Montréal en tant qu’espace « américain ». Dans la troisième partie d’Intérieurs du Nouveau Monde, intitulée « Villes », la métropole québécoise apparaît comme un prisme à travers lequel l’essayiste peut lire sous la coupe d’un regard syncrétique — l’essai créant un libre déplacement — le roman diasporique juif et haïtien. Donnant valeur symbolique à la tension entre l’intérieur et l’extérieur, Nepveu montre comment New York chez Paul Auster (L’invention de la solitude, Cité de verre), Chicago chez Saul Bellow (Herzog, Humboldt’s Gift) et Montréal chez Abraham Moses Klein (Le Second Rouleau) et chez Régine Robin (La Québécoite) se structurent autour de deux régimes de l’imaginaire urbain : le premier horizontal et, pour ainsi dire, « diurne », où la ville nord-américaine, cacophonique, confuse et hétéroclite, se donne pour un lieu-refuge figurant un « chez-soi » habitable ; le second « nocturne » et vertical, où la ville constitue un espace psychique, un « nulle part » (IN, 312) ou une « cité intérieure » (IN, 315) vécue dans le déracinement et la solitude. Cette lecture fait aussi ressortir comment ces romans urbains, si différents par leur facture, transcrivent une tradition herméneutique juive de la lecture et de l’écriture qui invalide tout savoir au premier degré par interrogation, traduction et déplacement de sens. Chez les romanciers haïtiens immigrés au Québec, Montréal participe aussi à l’aventure américaine, mais cette fois par le biais du sud :

L’immigration juive est venue d’Europe (ou, plus récemment, d’Afrique du nord) et le destin américain qu’elle dessine au coeur de Montréal, ou à partir de lui, demeure exemplaire. Mais par Haïti, c’est pour la première fois une immigration américaine, d’ascendance africaine et de culture fortement syncrétique, qui investit notre nord-est et travaille le dedans du lieu montréalais, le dissémine, le tropicalise, le bariole de signes foisonnants et contradictoires.

IN, 330

En fait, Nepveu montre que chez les romanciers haïtiens du Québec, cette contamination ne se fait pas sur un mode purement ludique et que les situations les plus outrées dissimulent les situations de grand dénuement. Ainsi, sous la pluralité qui parle en elle, Montréal renaît comme ville érotique et aphrodisiaque (chez Dany Laferrière), « vaudouisée » (chez Gérard Étienne), emportée dans un chaos de réminiscences et de passages qu’autorise le travail du deuil (chez Émile Ollivier), mais en ces lieux de débordement, le héros haïtien se dessine comme un continuel naufragé cherchant sa vérité dans son égarement intérieur, dans une pensée angoissée qui l’arrache à la plénitude euphorisante de la ville.

Partout dans l’oeuvre de Pierre Nepveu se lisent et se voient, quand on apprend à les déchiffrer, ces lignes de liaison et de tension où se joue l’interpellation constante du moi par l’autre, où l’exotopie, sans récuser l’acte d’habiter son lieu, permet de découvrir la part d’ombre que l’on recèle en soi et dans sa propre culture. « Toute littérature, si liée soit-elle à une culture particulière, n’a pour moi de sens que si on en sort, pour y revenir, autrement, changé, un peu égaré, lesté d’images et d’idées nouvelles », écrit Pierre Nepveu dans l’« Avant-propos » d’Intérieurs du Nouveau Monde (IN, 9). S’agissant d’écriture, d’imagination et de lecture, cela dit quelque chose d’essentiel de la « poétique du lieu » qu’il pratique et que nous avons voulu cerner : une poétique fondée sur une subjectivité qui n’est pas souveraine, mais où chaque lieu suppose des liens, devient relationnel, en appelle à d’autres regards, traditions et éthiques.