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Dans son discours de réception à l’Académie des lettres du Québec, prononcé en 1999, Pierre Nepveu affirme être arrivé à la littérature par la lecture de Michel Strogoff de Jules Verne, puis par celle de quelques classiques russes : Crime et châtiment, Anna Karénine, Le nez. On oublie parfois à quel point la littérature québécoise, même au plus fort de la poussée identitaire, s’est nourrie ailleurs que dans les seuls répertoires auxquels on l’associe naturellement, que ce soit le répertoire national ou les classiques français. Le penchant pour les littératures étrangères se retrouve également chez des auteurs comme André Major, admirateur inconditionnel de Tchekhov, ou Yvon Rivard, qui arrive à Gabrielle Roy et Saint-Denys Garneau après être passé par Rilke et Virginia Woolf. Depuis la fameuse querelle entre « la France et nous », nombreux sont les écrivains québécois qui, à l’instar de Robert Charbonneau, trouvent leur bien en dehors de la littérature de langue française. La lecture d’oeuvres étrangères aide à s’éloigner de chez soi, à sortir du carcan national, à entrer dans la littérature l’esprit dégagé des trop pesantes questions identitaires.

Mais le choc que provoque la rencontre avec un autre imaginaire entraîne aussi parfois un profond sentiment d’identification, de familiarité, de projection de soi. Chez un Jacques Ferron, par exemple, l’Irlande catholique joue ce rôle. Chez Pierre Nepveu, la Russie de Dostoïevski, de Tolstoï, de Gogol, si lointaine soit-elle, a une parenté géographique immédiate avec le Québec. C’est le nord immense qui s’ouvre de l’autre côté de l’Europe, avec ses steppes glacées, ses ciels infinis, ses héros romanesques dont le destin tragique est à la hauteur de cette nature pathétique. Cette Russie fantasmatique tient en partie du cliché, comme l’avoue Nepveu en parlant de l’adaptation cinématographique de Docteur Jivago :

Alors, oui, j’aimai la Russie jusqu’aux larmes, jusqu’au kitsch sentimental et sans la moindre distance critique, et rien n’a jamais surpassé pour moi l’image de cette maison aux fenêtres givrées perdue au milieu de l’hiver, de cette datcha isolée croulant sous la neige, dans laquelle Omar Sharif, qui jouait Jivago, se levait au petit matin pour griffonner un poème assurément inspiré, tandis que derrière lui s’avançait la bouleversante Lara, alias Julie Christie, au regard infiniment et douloureusement bleu, merveilleuse coïncidence de la poésie, de la beauté, de l’amour et du drame en une saison glacée qui ressemblait beaucoup à la nôtre et qui invitait à l’habitation intense des maisons et des chambres.

LL, 44

Dans un décor hivernal semblable au nôtre, il était donc possible de vivre avec intensité et d’accéder au territoire de la beauté, de la poésie. Ainsi l’initiation à la littérature se fait par une sorte de double mouvement de distanciation et d’identification, de dépaysement et de reconnaissance. Toute l’oeuvre de Pierre Nepveu, autant sa poésie que ses essais et ses romans, est marquée par ce double mouvement qui le conduit à regarder le Québec à partir d’un point de vue extérieur et à observer le monde extérieur à partir du Québec. La vieille opposition entre l’ici et l’ailleurs, entre l’exotisme et le nationalisme devient caduque. Les deux termes sont également intériorisés, assumés en même temps, relayés et relancés l’un par l’autre dans un dialogue qui, on le verra plus loin, sous-tend l’écriture de Nepveu.

La piqûre de ce dernier pour la littérature russe pourrait s’expliquer tout simplement par le principe général suivant lequel toute vocation littéraire commence, ne peut commencer que par le dépaysement suscité par la lecture d’une oeuvre étrangère, voie royale pour accéder à ce qu’on appelle, pour aller vite, l’universel. Mais il faudrait insister tout autant, et peut-être même davantage, sur le mouvement inverse, de l’universel vers le particulier : lire Dostoïevski, voir Docteur Jivago à l’écran, c’est aussi découvrir une façon d’habiter sa propre maison, son propre temps. Non pas donc sortir de l’Histoire au nom de quelque idéalisme universel, mais plutôt rompre les attaches avec une Histoire qui ne serait qu’un vague contexte extérieur ou un réservoir d’idées toutes faites au profit d’une expérience subjective du monde qui constitue la pierre de touche, selon la perspective de Pierre Nepveu, de toute inscription véritable dans l’Histoire. Telle est l’intuition centrale qui structure l’ensemble de son oeuvre et lui donne sa cohérence profonde : il n’est de rapport authentique à autrui et à l’Histoire qu’au prix d’une plongée en soi-même. Sans celle-ci, le sujet est condamné à errer à la surface de lui-même et des autres, à se perdre dans un « nous » qui ne lui renvoie qu’une image appauvrie de ce qu’il est. Autrement dit, l’aventure de la subjectivité, loin de s’opposer à l’aventure historique de la collectivité, en constitue la base même.

Par-delà la vulgate historique

Dans le cas du Québec, une telle perspective revêt une dimension discrètement polémique. L’adjectif peut surprendre à propos d’un écrivain qui n’a rien d’un pamphlétaire et qui se définit au contraire par une ouverture d’esprit et même une bonté longtemps suspecte dans les milieux littéraires. André Brochu voit en lui « un homme charitable comme un intellectuel rougirait de l’être [1] ». Il n’y a pas la moindre hostilité chez Pierre Nepveu, et son regard d’essayiste embrasse avec autant de passion et de générosité des oeuvres aussi esthétiquement éloignées les unes des autres que, par exemple, celles de Cioran ou de Pierre Morency. Mais son ouverture d’esprit s’accompagne d’une exigence éthique et esthétique qui s’exprime bien souvent par des oppositions très franches. Il suffit pour s’en convaincre de relire ses critiques percutantes — et totalement dénuées d’agressivité — à l’endroit du formalisme de La Nouvelle Barre du jour [2]. À considérer l’ensemble de ses essais, on s’aperçoit que ceux-ci sont animés par une inébranlable méfiance à l’égard d’une conception abstraite et désincarnée de la littérature, et plus généralement de la culture. Sous des titres plutôt consensuels (Les mots à l’écoute, L’écologie du réel, Intérieurs du Nouveau Monde, Lectures des lieux), ces essais sont écrits dans une langue dont la justesse et la fermeté disent, plus que l’argumentation elle-même, le refus de la pensée molle et des approximations identitaires. L’écriture si fluide et si transparente de Pierre Nepveu ne cesse d’affirmer avec une insistance tranquille des convictions fortes qui la distinguent de proses davantage « signées ». Loin de tout éclectisme, elle se caractérise par le combat qu’elle mène tour à tour contre le formalisme, le désabusement cynique, l’enthousiasme lyrique, le romantisme, la mode burlesque ou le culte de l’américanité. À chaque fois, elle leur oppose une lucidité qui renvoie le sujet à lui-même, et qui se manifeste dans ce qu’il a de plus intime, c’est-à-dire son esthétique.

L’expérience subjective du dépaysement est plus qu’un thème chez Pierre Nepveu : elle est le moteur même de l’écriture et, dans le contexte postmoderne qui est le sien, elle est ce qui rend possible la véritable confrontation de l’être au réel, en libérant le langage d’un discours convenu, figé, abstrait. La littérature québécoise y perd ses mythes, mais elle se reconstruit autour de voix individuelles, irréductibles aux grands vecteurs idéologiques auxquels on les a longtemps identifiées. Le recadrage que propose Nepveu détache la littérature de la seule question nationale au profit d’un retour à la singularité des textes. Il passe par un travail de relecture qui contredit une certaine vulgate historique pour laquelle la littérature québécoise est tout entière déterminée par un héritage fixé d’avance et semblable pour tous. Un tel recadrage ne se fait pas tout seul au Québec, étant donné l’étroite connexion entre la littérature et l’identité nationale. À cet égard, on peut distinguer deux versants dans l’oeuvre critique de Pierre Nepveu, l’un qui correspond à la volonté de dépayser la littérature québécoise, de l’arracher au grand récit national en insistant sur la dimension proprement subjective qui caractérise de nombreuses oeuvres, l’autre qui vise à réinscrire la question du « nous », et donc de l’Histoire, mais dans l’après-coup d’une perte irrémédiable, comme si le dépaysement était le lieu commun de l’individu postmoderne.

Le premier versant est illustré de façon exemplaire par Les mots à l’écoute, essai dans lequel Pierre Nepveu s’emploie à dépayser la littérature québécoise en analysant les textes fondateurs de Fernand Ouellette, Gaston Miron et Paul-Marie Lapointe non plus comme de grands pourvoyeurs d’identité nationale, mais comme des écrits hantés par le silence, la folie et l’étrangeté. Le chapitre consacré à Miron — chapitre intitulé justement « Miron dépaysé » — est particulièrement révélateur de ce point de vue. Nepveu prend parti contre une certaine lecture rassurante et paresseuse réduisant la figure du poète à celle du chantre d’un pays en train d’émerger. Tout en concédant que les liens entre la poésie de Miron et l’essor national des Québécois sont manifestes, l’auteur refuse de lire le « je » mironien comme l’expression d’un « je » collectif. Avec subtilité, il démonte une telle lecture en signalant les décalages, les incohérences, les déchirements d’un « je » qui oscille entre l’égarement et l’enthousiasme, entre le délire et la lucidité.

Nepveu cherche toutefois déjà à prévenir une critique prévisible : lire Miron autrement qu’à titre d’emblème de la « poésie du pays », ce n’est ni le dépolitiser, ni l’arracher à l’Histoire. C’est, affirme-t-il, postuler un autre rapport au politique et à l’Histoire, un rapport qui ne se réduise ni à la parole collective ni à une thématique du territoire : « La conscience politique qui traverse L’homme rapaillé n’acquiert son authenticité et sa profondeur que parce qu’elle jaillit de la douleur d’un homme qui, par moments, vit le monde entier comme douleur, comme lieu de la séparation, du vide, de l’anonymat. » (, 151) Le pays dont parle Miron est d’abord le « pays perdu », un terrain vague au milieu duquel le poète erre sans se fixer, dépossédé de lui-même et se recréant à même le silence des mots, l’absence au monde. Le « voyage abracadabrant » évoqué dans le poème liminaire de L’homme rapaillé (« J’ai fait de plus loin que moi un voyage abracadabrant ») n’a pas pour mesure le pays extérieur, mais bien le « moi » que le « je » découvre, traverse, déborde. Sans un tel voyage en soi et hors de soi, il n’y a ni « je », ni poésie, ni présence de soi dans l’Histoire.

La même lecture « dépaysante » sous-tend le deuxième essai, L’écologie du réel, dont le sous-titre Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine répond encore une fois à une lecture strictement nationale de la littérature québécoise. Il y a là d’abord un constat conjoncturel : l’expression « littérature québécoise », qui s’était imposée à partir de 1965 au nom d’un projet politique, a perdu sa force d’évidence dès lors que ce projet politique s’est brisé à la suite du référendum de 1980. Mais la proposition de Pierre Nepveu va beaucoup plus loin et entraîne une redéfinition de toute la littérature québécoise moderne, à partir de la figure emblématique de Saint-Denys Garneau : « Pourtant, le thème de la mise à mort de la littérature est loin d’être propre à la littérature formaliste ou post-formaliste. Il a constitué dès l’origine, paradoxalement, un élément essentiel du projet littéraire québécois moderne. » (ÉR, 14-15) Partant des oeuvres contemporaines, Nepveu entreprend donc une remontée dans le temps qui insiste sur la négativité propre à des oeuvres jugées jusque-là surtout comme exemplaires d’une entrée euphorique dans la modernité. Ce sont en particulier les oeuvres de la Révolution tranquille qui subissent ainsi une réinterprétation majeure, en porte-à-faux avec le thème de la fondation et les affects qui lui sont habituellement associés. S’il y a quête d’Histoire, c’est d’une Histoire absente et qui risque de ne jamais advenir, soumise à la fascination de l’éphémère et hantée par un imaginaire de l’exil et de la mort. Une telle conscience historique ne s’appuie plus sur la simple succession d’événements, mais sur une vision poétique qui rend chaque événement contemporain des autres, dans une sorte de présent perpétuel, sur fond de nihilisme, de désordre et de confusion identitaire.

Une poétique de la contingence

On voit ainsi se dessiner le deuxième versant de l’oeuvre de Pierre Nepveu, à partir duquel celui-ci cherche à réinscrire la littérature dans l’Histoire, mais d’une autre manière qu’on ne l’a fait au Québec, c’est-à-dire en partant du « je » plutôt que du « nous » et en donnant tout son sens à l’expérience du dépaysement. Cette expérience est étroitement liée à la vision poétique du monde telle que la décrit le poète et essayiste mexicain Octavio Paz, maintes fois cité par Pierre Nepveu. Dans L’arc et la lyre, Paz évoque l’exil qui serait en quelque sorte la condition même du poète moderne, ce qui fonde sa conscience historique tout en le plongeant dans l’abîme de la séparation d’avec les autres :

L’exil qui est le sien, vis-à-vis de lui-même et de ses semblables, lui fait pressentir que la condamnation ne prendra fin qu’une fois atteinte la limite extrême de la condition solitaire. Car là où il semble qu’il n’y ait plus rien ni personne, à l’ultime frontière, apparaît l’autre, nous apparaissons tous. L’homme seul, jeté à cette nuit dont nous ne savons si elle est celle de la vie ou de la mort, l’homme désarmé, dérivant interminablement, toutes attaches rompues, est l’homme originel, l’homme réel, la moitié perdue. L’homme originel est tous les hommes. Née de la solitude, la poésie moderne est poésie de communion [3].

L’idée de la séparation du sujet, déjà bien présente dans les premiers essais de Nepveu, va donner lieu à une recontextualisation beaucoup plus ambitieuse dans Intérieurs du Nouveau Monde, paru en 1998, ouvrage dans lequel la littérature québécoise est placée sur le même plan que les autres littératures d’Amérique, que ce soit au Canada, aux États-Unis ou en Amérique latine. Jamais les liens avec ces autres littératures n’ont-ils été aussi profonds que dans cet ouvrage qui, en dehors de toute visée purement comparatiste, lit côte à côte des auteurs comme Laure Conan et Emily Dickinson, William Carlos Williams et Alain Grandbois, Patrice Desbiens et Dany Laferrière. L’hypothèse qui relie chacune de ces relectures s’appuie, plus encore que dans les essais antérieurs de Nepveu, sur la question de la subjectivité : à côté de l’Amérique sauvage des grands espaces, incarnée par des héros nomades projetés dans l’action, il y a une Amérique intimiste, méconnue, spirituelle, habitée par des individus qui, reclus ou solitaires, accèdent aux couches souterraines de l’Histoire.

L’essai se construit tout entier sur cette idée d’une Histoire refoulée, niée, propre non pas seulement au Québec, mais à notre Nouveau Monde. À la base de cette Histoire se trouvent à la fois le sentiment de perte (de l’Europe) et le désir de créer une véritable culture en Amérique. Mais cette culture n’est possible, affirme Nepveu, que si elle se fonde sur l’expérience de la perte, sans quoi elle demeurera à jamais une culture empruntée, une culture « de façade » comme l’a longtemps été la religion au Québec. Le cliché d’une Amérique aux espaces vierges, sans passé ni tradition, d’une Amérique élevée au rang de pure nature, n’est possible qu’au prix d’une formidable dénégation, du refus d’assumer l’expérience du dépaysement que ne cessent pourtant de raconter des écrivains parmi les meilleurs d’Amérique. C’est par exemple le cas de Marie de l’Incarnation, qui fait l’objet de la première analyse d’Intérieurs du Nouveau Monde, et à partir de laquelle Nepveu soulève la possibilité d’imaginer une autre Histoire, fondée sur une certaine manière d’envisager la culture :

Mais au-delà du visible, du climat, de la géographie et autres circonstances concrètes, le Canada de Marie de l’Incarnation est d’abord un pays intérieur, et en cela son aventure offre l’une des premières réponses à une question intrinsèquement liée au Nouveau Monde. Ce n’est pas tout de voir, de sentir, de décrire : de nombreux chroniqueurs s’en chargeront, parfois remarquablement. Ce n’est pas tout de prendre et de nommer, de défricher et d’habiter. Le problème demeure, bien qu’il soit facile (et souvent nécessaire) de le refouler et de le renvoyer à plus tard : comment le Nouveau Monde peut-il se ranger du côté de la culture, de l’esprit, de la pensée ?

IN, 39-40

Notons encore une fois l’insistance tranquille avec laquelle l’essayiste met de l’avant la médiation littéraire et creuse l’opposition entre une Amérique de l’esprit et les mythes habituels d’une Amérique romantique, sauvage, spontanée, naturelle, etc. Ce n’est pas tout de chanter l’Amérique, répète-t-il ici comme ailleurs dans son essai, renvoyant dos à dos ceux qui la refusent, de l’abbé Casgrain à Pierre Vadeboncoeur, et ceux qui la célèbrent, de Louis Fréchette aux poètes de la contre-culture. Dans les deux cas, il y a négation de ce qui fonde un rapport intime et souvent ambigu à l’Amérique, c’est-à-dire l’expérience de la séparation, du déracinement.

Cette expérience revêt une dimension spirituelle, comme le suggèrent clairement les chapitres consacrés à Marie de l’Incarnation, Nathaniel Hawthorne, Emily Dickinson, Laure Conan, Alice Munro ou encore à des poètes amérindiens de même qu’à la tradition judaïque d’écrivains montréalais comme A.M. Klein. Mais c’est moins l’expérience religieuse en tant que telle qui intéresse l’essayiste que le déplacement qu’elle opère par rapport à la question identitaire. Tout en s’appuyant sur la philosophie d’Emmanuel Levinas, qui est la principale référence théorique de cet essai, Nepveu centre son propos sur la fonction proprement historique des textes littéraires examinés. On le voit de façon particulièrement nette dans le chapitre consacré au récit historique Né à Québec du poète Alain Grandbois. Ici apparaît une vision poétique de l’Histoire que l’essayiste oppose à celle de l’historien national par excellence, Lionel Groulx :

Alors que Groulx, dans son Jacques Cartier qui paraîtra l’année suivante, en 1934, ne cesse de déployer (à partir du voyage de Christophe Colomb et en remontant même jusqu’aux Grecs) tout un tissu de causalités fortes et de finalités inéluctables, Grandbois pratique ce qu’on pourrait appeler une poétique de la contingence : ellipses, parataxes, énumérations disent un relâchement, voire un effondrement des causalités, une réduction du sens historique à des impulsions, des questions de goût, de tempéraments, de désirs, à des effets théâtraux visant à manipuler.

IN, 99

Deux visions irréconciliables de l’Histoire s’affrontent, celle de l’historien en quête d’explications (et qui en cherche jusque dans le destin providentiel des Canadiens français) et celle de l’écrivain qui ne se soucie pas d’établir une « séquence linéaire » des événements, mais soumet le récit de l’Histoire à « la loi du style, du rythme, à la précision descriptive d’un narrateur effacé, doucement ironique » (IN, 98). Ce n’est pas seulement une question de forme : en s’affranchissant du récit linéaire, Grandbois parvient à construire un récit multiple, elliptique, non téléologique, où le pouvoir du présent est d’autant plus grand que celui de l’Histoire est incertain, imprévisible, morcelé entre mille récits possibles. Le Louis Jolliet de Grandbois, lu par Nepveu, n’est pas un héros épique, mais un être singulier jeté au milieu de l’Amérique et attentif à tout ce qui l’entoure, comme si chaque scène était unique, animée par la curiosité de la découverte qui ne débouche sur rien de durable, et qui est susceptible par là de se renouveler sans cesse dans la magie de l’instant, donc d’échapper à la logique de la succession. Le double mouvement de sortie de l’Histoire (au sens de destin linéaire) et de présence à un ici et un maintenant constitue le fondement même de cette « poétique de la contingence ».

Une telle poétique sera plus loin définie lorsque Pierre Nepveu reprendra à son compte l’idée de Northrop Frye suivant laquelle

ce n’est pas tant la rupture par rapport à la tradition de la mère patrie ou, plus largement, de l’Europe, qui caractérise l’écrivain des Amériques […] que la perte d’une « séquence linéaire », d’une configuration nécessaire, nette et signifiante. Écrire en Amérique, c’est se retrouver non pas sans tradition, mais devant toutes les traditions, comme devant un marché ou un bazar chaotiques, un « tournoiement kaléidoscopique sans forme ni sens définis ».

IN, 255

La « perte d’une “séquence linéaire” » dit à la fois le deuil d’une tradition unique et la revendication d’une mémoire tabulaire, indéterminée, interrogative. Celle-ci n’est pas définie de façon conceptuelle par Nepveu, qui écrit en essayiste, non en théoricien. Il est d’ailleurs révélateur que son ouvrage s’ouvre et se ferme sur deux récits dans lesquels l’écrivain se met lui-même en scène, donnant à lire le lieu même d’où il écrit, d’où il interroge l’Histoire. Ces deux textes à caractère autobiographique racontent deux expériences de dépaysement, l’une à San Francisco, l’autre au Brésil. Le premier évoque le désenchantement d’un voyage de jeunesse, la découverte hautement symbolique d’une Amérique désenchantée, incarnée par Ron Kovic, cet ancien combattant du Viêtnam devenu paraplégique, héros du best-seller Born on the Fourth of July. Le second se passe en 1991 alors que Nepveu imagine la vie de la mère biologique de ses deux filles adoptées au Brésil. Dans les deux cas, l’écrivain s’empare d’un signe concret — le corps paralysé d’un héros de guerre américain, le nom de petite sainte d’une femme née au Paraguay et venue à São Paulo pour donner ses deux filles en adoption — et construit un récit où se croisent plusieurs niveaux de réalité et de fiction : sa rencontre avec Ron Kovic redouble ainsi celle évoquée par Jacques Poulin dans Volkswagen Blues ; sa non-rencontre avec Terezita de Jesus s’accompagne de la lecture du poète brésilien Drummond de Andrade. Les noms, les dates et les lieux sont évoqués avec précision, fixés dans une mémoire unificatrice qui substitue à l’ancienne « séquence linéaire » une cohérence d’un ordre qui n’est plus horizontal, mais vertical :

Et je comprends tout à coup que les vrais voyages sont verticaux : au-delà des distances parcourues, vient l’heure où l’on se met à creuser, à fouiller en soi-même comme si l’on était un sol. C’est le point des croisements et des rencontres imprévues, c’est le carrefour étagé de l’âme : morceaux de vie, de langues, de souvenirs. Éclats essentiels, tous réunis. Il n’y a plus de voyage.

IN, 353

On assiste ainsi, dans le mouvement même de l’écriture, à une transformation du regard que pose l’écrivain sur le monde et sur soi. Ce passage de l’axe horizontal vers l’axe vertical, de la splendeur vers la profondeur, du voyage vers l’habitation, s’opère sous nos yeux, à travers le récit combiné de rencontres réelles ou imaginaires, à travers aussi la lecture d’oeuvres locales ou étrangères, anciennes ou récentes. L’écriture revêt en ce sens une dimension performative : elle agit sur la manière dont le sujet crée un écart tout en recueillant ses propres traces, chaque lieu n’étant plus ni proche ni lointain, mais lié plus ou moins à une expérience qui, une fois racontée, le rend semblable aux autres. Le même processus performatif, le même pouvoir des mots se mesure sur le plan temporel. Entre le xviie siècle de Marie de l’Incarnation et nous, il y a contemporanéité. Si l’expérience du dépaysement ne passe plus par le voyage au sens géographique, elle ne passe pas davantage par un exotisme temporel : le passé n’est pas plus (et pas moins) séparé du présent que le Brésil n’est séparé de Montréal. Perçu dans une discontinuité permanente, le passé se présente, lui aussi, sous la forme d’« éclats essentiels, tous réunis » dans la distance même que crée l’écriture.

Répondre de soi

On pourrait retrouver un peu partout dans l’oeuvre poétique et romanesque de Pierre Nepveu des exemples de cette fonction recueillante attribuée à l’écriture, qui consiste à réunir des « éclats essentiels » d’un monde soumis à la loi de la dispersion du sens. Voici pour s’en convaincre l’ouverture de son premier roman, L’hiver de Mira Christophe :

Le Livre d’Albert Mathieu (en mille morceaux jamais rassemblés, jamais écrits) dit que l’explosion est notre mère, big bang élémentaire dont nous sommes les éclats. Et puis après ? Après, il y a l’éternité du temps, la mémoire qui flanche ou qui sévit, les bribes qui s’agglutinent, les formes qui gagnent.

HM, 11

L’écriture comme « écologie du réel » joue un rôle crucial dans cette victoire des formes sur le chaos. Elle permet de garder une trace de ce qu’il y a, de ce qui a été, de prêter une attention accrue au désordre des signes qui hante la conscience subjective. Elle se définit dans le temps de l’après et travaille à réinscrire le passé dans le présent, à rapprocher l’ailleurs dans l’ici, à inventer un dialogue entre le « je » et le « nous ». Tout devient dialogue, en effet, que ce soit celui de la lecture ou celui, plus viscéral, de l’être vis-à-vis des lieux qu’il habite, comme le dialogue déjà évoqué de Marie de l’Incarnation qui, disait Nepveu, « offre l’une des premières réponses à une question intrinsèquement liée au Nouveau Monde ».

Il arrive que ce dialogue prenne la forme d’une réplique, ce qui donne alors à l’écriture la tonalité doucement polémique dont il a été question plus tôt, comme lorsque l’essayiste dénonce les excès du formalisme ou le culte de l’américanité. Mais là n’est pas l’essentiel du dialogue qu’il institue avec autrui. Si l’idée de dépaysement est au coeur de la « poétique de la contingence » de Nepveu, c’est qu’elle place le sujet face à une solitude qui devient le passage obligé pour recréer une relation avec autrui qui ne soit pas faussée d’avance, vouée à l’échec. La solitude est la condition de l’écriture en même temps que le seul moyen, pour l’écrivain, de ne pas se payer de mots, de ne pas faire de la littérature une fin en soi. Dans le recul réflexif qu’elle suppose, l’écriture pousse l’individu à se séparer du monde et à répondre de lui-même, dans tous les sens de l’expression. Répondre de ce qui concerne le soi, en rendant compte de sa propre expérience comme s’il y avait un rapport signifiant entre cette expérience et la souffrance d’autrui ; répondre aussi de soi au sens où on se porte garant de soi-même face à autrui ; répondre enfin à autrui, comme si l’écrivain ne concevait pas de parole, si intime soit-elle, qui ne soit harnachée d’un dialogue, voire d’une accusation, de ce que Judith Butler appelle une « scène d’interpellation » : « […] je commence à rendre compte de moi […] parce que quelqu’un me l’a demandé, quelqu’un détenant son pouvoir par délégation d’un système judiciaire établi [4] ». Le récit de soi ne procède donc pas d’une visée solipsiste, d’un repli sur soi, mais constitue plutôt une réponse à la demande extérieure que Nepveu ne cesse de reprendre à son compte : comment habiter le monde ?

Ce récit de soi traverse aussi bien ses essais ou ses romans que sa poésie, comme ici, dans un poème intitulé « Attente » tiré de Romans-fleuves (1997) :

Je m’étais avancé jusqu’à ce point

où les assises de la vie nous manquent,

où le sous-sol s’envole et la maison

demeure, tanguant sur les courants d’air,

portée par le vide et le froid,

et réfugié au plus haut parmi les livres,

accoudé à la fenêtre où brillait

le premier paysage de l’année, après

le retrait des glaces et les dernières

giboulées, mêlées d’oiseaux et de papier

journal, je respirais en attendant

de l’espace une étreinte, un souffle,

puis dans mon dos j’entendis ta voix.

Je me recouchai dans ton lit étroit.

Vent et soleil passèrent sur nos corps.

SP, 249

La grande conquête demeure toujours, chez Pierre Nepveu, celle de l’intériorité, là « où les assises de la vie nous manquent », selon une morale du péril qui place le sujet dans un état de vulnérabilité extrême, mais aussi de recueillement. Le poème commence au moment où le sujet se met à la recherche de la limite, s’avance sur le bord de l’abîme et se coupe lui-même du monde, sans intention avouée, sans cause, sans désir de liberté, mû par une nécessité inexpliquée. Séparé par la maison, il se réfugie dans les hauteurs de la littérature, comme s’il avait renoncé à agir directement sur le cours des choses et s’abandonnait à la contemplation sans espoir. Et ce n’est qu’alors, une fois dégagé de toute obligation directe à l’égard du monde et de soi-même, qu’une sorte de miracle s’opère, le poète devenant alors disponible pour ce qui l’entoure et pour lui-même. Plus rien n’existe que ce qui est là, mêlé à sa respiration, immédiatement perceptible, vu à partir de la fenêtre d’une maison qui flotte dans l’air et qui, dans son déracinement même, se révèle habitable. Perte et dépassement de soi constituent un seul et même récit qui aboutit au retour du sujet dans le temps quotidien, marqué grammaticalement par le passage de l’imparfait (« je respirais ») au passé simple (« j’entendis ta voix »).

On trouverait plusieurs autres exemples de l’étroite connexion entre le récit de soi et le dialogue avec autrui dans les recueils ultérieurs de Nepveu, et tout particulièrement dans Lignes aériennes (2002) qui raconte le moment où le poète décide de sortir de chez lui, d’aller à la rencontre du monde extérieur, « interpellé » par le drame des expropriés de la région de Mirabel :

aujourd’hui —

je me suis penché

sur mes chaussures noires,

leur ai parlé comme à des chiens

on commande d’aller dehors

derrière la maison où l’air froid

râpe déjà l’herbe mouillée,

je me suis couché au pied d’un arbre,

moi qui ai peu de racines

pour creuser ma vie.

SP, 343

Ce récit de soi se construit comme une réponse indignée au discours du progrès, du développement moderne, d’une raison purement instrumentale. Si la cause est plus évidente que dans les autres livres de Nepveu, la forme n’est pas fondamentalement différente : l’écriture, peu importe le genre, se présente toujours en interaction avec un discours déjà là, avec une vision abstraite du monde à laquelle elle oppose une vision plus concrète et plus modeste, fondée sur l’expérience immédiate du monde, « en congé de tout futur » (SP, 359). À l’ancien récit d’apprentissage elle substitue un récit attentif à ce qui défait et refait le « je », au sens qu’indique à nouveau Judith Butler :

Être défait par un autre est une nécessité primaire, une angoisse à coup sûr, mais aussi une chance — d’être interpellé, réclamé, lié à ce qui n’est pas moi, et aussi d’être ému, d’être obligé d’agir, de m’adresser ailleurs, et de ne plus faire ainsi du « je » autonome une sorte de possession [5].

On retrouve ici l’idée de départ de Nepveu selon laquelle il existe une autre manière d’inscrire l’Histoire et le politique que celle à laquelle on a longtemps identifié la littérature québécoise. C’est chaque fois un « je » qui s’avance, pour s’exposer à ce qui n’est pas lui ou à ce qui l’arrache à lui-même en même temps que pour affronter autrui, pour aborder le monde et l’Histoire à partir de l’expérience de sa propre précarité. « Dès que je sors du “je”, je m’endors [6] », écrivait Cioran. Tout le reste n’est qu’illusion et dénégation.