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Ce troisième tome de la réédition de Problèmes sociaux traite de théories et de méthodologies de la recherche dans l’univers de l’intervention sociale. Provenant d’appartenances disciplinaires diversifiées, 23 auteurs ont contribué à cet ouvrage dense. À l’endos de la jaquette du livre, on lit que le but de cet ouvrage est de « jeter un regard neuf sur des problèmes sociaux anciens et contemporains souvent interreliés […] ». Si tant est que le regard critique peut être considéré comme neuf aujourd’hui, alors cet ouvrage atteint son but pour la majorité des contributions. En effet, plusieurs des articles ont un abord critique fort intéressant sur des réalités sociales d’actualité, et, en ce sens, la nouveauté réside plus dans le fait de les retrouver rassemblés sur des sujets aussi variés et qui montrent effectivement un certain nombre d’interrelations. Par exemple, outre le fait d’apprendre beaucoup de choses sur les diverses réalités sociales traitées par les auteurs, selon un angle théorique propre, on observe une nette convergence de points de vue autour de la critique de l’épidémiologie sociale et des approches positivistes qui individualisent la responsabilité des problèmes sociaux.

L’ouvrage est divisé en deux parties distinctes, comportant néanmoins des liens entre elles sans que ceux-ci soient explicites dans la conception de l’ouvrage. Dans la première partie consacrée aux regards théoriques, on traite de plusieurs réalités sociales telles que l’insécurité alimentaire, l’obésité, la dépression, la solitude, le culte de la performance sexuelle chez les jeunes, les inégalités sociales en santé mentale, le sida, les transformations familiales, les politiques familiales et de lutte contre la pauvreté. D’autres sujets tels que le terrorisme ou le monde, la prison et la médiation sociale sont aussi des objets sociaux soumis aux traitements théoriques des auteurs. La deuxième partie de l’ouvrage concernant la recherche est moins consistante, mais néanmoins pertinente. On y retrouve un article très intéressant sur les fondements de la recherche qualitative, ses frontières épistémologiques, ainsi que sur les enjeux entourant sa reconnaissance scientifique et politique. D’autres contributions touchent à la recherche épidémiologique, la recherche-action, la recherche quantitative et la recherche participative.

Sur les 13 articles constituant la première partie, près de la moitié des auteurs développe un argumentaire critique en faveur d’une plus grande socialisation et subjectivation des manières de voir les problèmes sociaux. Par exemple, dans sa conclusion critique sur les enjeux de l’intervention entourant la faim, Racine souligne le danger de parler de sécurité alimentaire plutôt que de pauvreté au sein du « virage sociosanitaire » résultant d’une vision épidémiologique de la pauvreté plus axée sur des programmes de développement de saines habitudes de vie que sur la défense de droits. L’article suivant de Mongeau interroge l’augmentation de l’obésité comme relevant d’une maladie qui se propage, ou d’une conséquence du mode de production néolibéral où le mode de vie hypermoderne des sociétés industrielles crée des déséquilibres biologiques. L’article de Duquet et Dassa sur les représentations de la performance de la vie sexuelle des adolescents est d’un intérêt indéniable pour la description détaillée de la méthodologie de la recherche sur les représentations sociales des jeunes à propos de leur vie sexuelle. En outre, cet article nous donne accès à cet aspect important de l’univers des jeunes à partir de leurs propres points de vue et non seulement de ceux des experts ou des médias.

Quant à l’article de Doucet, il nous engage loin des lectures épidémiologiques qui, selon l’auteure, évacuent les subjectivités humaines quand paradoxalement la société en exige l’expression exacerbée. Le contenu de son texte nous entraîne au coeur même des enjeux sociosymboliques de l’individualisme contemporain à partir du phénomène de la solitude. Son riche propos théorique valorise le sens commun comme forme de connaissance et explore les transformations subjectives de la construction de soi dans le monde hypermoderne qui exige à la fois distanciation et conformisme. Fondant son analyse sur certaines tensions paradoxales telles que la « sociabilité insociable », l’auteure explore et questionne les voies sociologiques actuelles afin de mieux saisir ce qui se joue dans l’intériorité de l’individu contemporain dans son rapport ambivalent entre soi et le regard de l’autre. Un apport très intéressant à la compréhension des marginalités notamment.

Les articles de Otéro et de Dorvil constituent deux autres importantes contributions critiques fort pertinentes qui se complètent bien en ce qui concerne les enjeux normatifs de l’intervention en santé mentale. Face à la thèse voulant que l’individu soit désormais libre de développer son individualité et d’affirmer sa singularité, ce qui correspondrait à la fin de l’ordre disciplinaire, Otéro montre bien, à partir du phénomène de la dépression, comment la normativité sociale s’impose encore et toujours aux individus à qui l’on fait croire qu’ils en sont enfin débarrassés : « On oublie souvent que l’essentiel de la fonction disciplinaire n’est pas la poursuite autoritaire de la standardisation des comportements et des attitudes individuelles, mais la référence des individus à des identités dans le cadre desquelles ils puissent se reconnaître et se sentir interpellés » (Otéro : 152). En ce sens, la nouvelle forme sociale d’individualité présente l’image d’un individu idéal qui doit s’adapter à toutes les situations de sa vie sociale afin d’être à la hauteur des attentes qu’il doit avoir envers lui-même (sens des responsabilités et de l’initiative). Otéro critique le fait que les difficultés sociales et économiques de l’individu soient constamment traduites en vulnérabilité sociale et codifiées en symptômes individuels de dysfonctionnements comportementaux. Ainsi, la dépression se présenterait comme la panne psychologique résultant de cette vulnérabilité sociale tout en renvoyant l’individu à ses problèmes d’adaptation face à sa capacité de se réaliser lui-même.

Dans ce contexte, les deux auteurs attribuent le même rôle disciplinaire aux thérapies psychiatriques (dont le cadre de référence est le DSM-IV). Celles-ci étant fortement assistées par les psychotropes qui ne visent pas à guérir le patient de sa dépression, mais à agir davantage sur les « dimensions mécanique et énergétique de l’individualité, c’est-à-dire le corps machine (techniques cognitivo-comportementales) et le corps organisme (médicaments psychotropes) que sur l’épaisseur biographique de la singularité des sujets » (Otéro : 154).

Dorvil conclut son article en rappelant l’impact des discriminations structurelles et des inégalités socioéconomiques dans l’apparition des maladies mentales : « Les coussins amortisseurs du stress ne sont pas également répartis entre les différentes couches sociales. Comme le dit Villedieu (2002 : 127), les pauvres sont plus malades et meurent plus jeunes que les riches. Cet écart est encore vrai aujourd’hui entre les riches et les pauvres, entre ceux qui ont eu accès à l’éducation et les recalés du grand jeu social et culturel, entre ceux qui ont du travail et ceux qui n’en ont pas, […] » (Dorvil : 197).

D’une certaine manière, l’article suivant signé par Blanc se situe en continuité. Il s’agit d’une étude sociologique du sida dans le contexte vietnamien. Il se situe en continuité, car l’auteure rend visible ce qu’elle appelle « l’utilisation culturelle de l’épidémiologie » en faisant ressortir dans son analyse de la société vietnamienne comment les dimensions culturelles et idéologiques influencent l’orientation des politiques de prévention et de traitement du sida. L’origine étrangère de la maladie, le rôle de la famille dans la médecine traditionnelle et la fonction médiatrice qu’a joué le médicament rétroviral sont habilement analysés pour montrer les dimensions socialisées de la médecine. Ces réflexions nous permettent de prendre un certain recul sur notre propre médecine qui est souvent perçue comme fondée essentiellement sur « l’objectivité ».

Les deux autres articles traitent essentiellement de la famille et des politiques familiales. Dans leur article, Fortin et Gagnon dressent un portrait des mutations que connaît la famille québécoise. Nous serions passés d’un modèle traditionnel de famille nucléaire avec des rôles sexuels bien tranchés, à une famille devenant le « lieu privilégié de l’expression de la subjectivité et de l’intersubjectivité » (Fortin et Gagnon : 236) et où les rapports entre les sexes se négocient. On établit un lien entre le phénomène de la crise de transmission et d’autorité, et le fait que l’expert et l’encadrement professionnalisé se manifestent davantage pour imposer de nouvelles normes visant à favoriser l’autonomie des familles et leur sentiment de responsabilité (allaitement, règles de comportements, gestion de la colère, compétences parentales, etc.). Les auteurs conviennent que si la famille n’est pas en train de se défaire, l’idéal de la famille fondé sur la valorisation de la subjectivité et de la singularité constitue tout de même une utopie. À ce propos, on aurait aimé voir abordés quelque peu les dérives que cette utopie peut produire, le phénomène des enfants-rois, notamment.

Quant aux autres articles composant cette première partie de l’ouvrage, leur intérêt réside plus dans la documentation et l’information qu’ils nous offrent. Les articles de Groulx et de Thompson nous renseignent, pour le premier, sur l’évolution des politiques familiales au Canada et au Québec, et pour la seconde, sur les politiques de lutte contre l’exclusion en Angleterre. Les trois derniers articles de cette partie semblent moins intégrés aux articles précédents, mais ont néanmoins quelque intérêt à être insérés dans ce volume. Par exemple, l’article de Thériault nous décrit les méthodes de résolution de conflits, celui de Robert expose les théories sur le monde carcéral et l’article de Gagnon fait de même sur le terrorisme. Ces trois articles sont plus didactiques, ce qui peut représenter un intérêt certain pour les étudiants.

En ce qui a trait à la seconde partie consacrée aux méthodologies de recherche, nous retrouvons aussi des auteurs qui, en plus de proposer des méthodologies de recherche qualitative, ont élaboré un point de vue critique à l’égard des méthodologies ignorant l’univers subjectif de la personne faisant l’objet de la recherche. Ainsi, Paillé formule une critique bien étayée de la démarche scientifique classique en montrant comment la recherche qualitative tente de dépasser un certain nombre de limites identifiées afin de se rapprocher de l’univers subjectif des individus. Laurin et ses collaborateurs revendiquent la valorisation de la recherche participative dans le champ de la santé publique et Champagne montre comment il est possible d’inclure les personnes concernées par l’intervention dans un processus de recherche-action au sein de l’organisme le Phare, un programme de répit à domicile.

Quant aux deux autres contributions, il est intéressant de noter que leur approche respective fait l’objet de critiques importantes par certains auteurs de l’ouvrage. La première porte sur la recherche épidémiologique (Boyer) et l’autre sur une méthode quantitative de recherche sociale (Marchand). L’intérêt que l’on y trouve est de pouvoir comparer les logiques de raisonnement en jeu et se faire une idée quant à la valeur des arguments apportés de part et d’autre. En ce sens, la présence de ces articles a une portée pédagogique fort appréciable. Par exemple, lire le texte de Paillé sur la recherche qualitative et celui de Boyer sur la recherche épidémiologique permet au lecteur de mieux comprendre ce qui peut opposer fondamentalement deux importants paradigmes des sciences sociales.

Bref, les lecteurs de NPS apprécieront sûrement la lecture de cet ouvrage qui, à plusieurs égards, produit des effets de dialogue entre les textes favorisant ainsi la réflexion et la raison critique. Le fait de juxtaposer des problématiques diverses qui, en apparence, auraient peu de liens éclaire les enjeux actuels associés à la construction des problèmes sociaux et fait ressortir les tendances transversales au sein de l’intervention sociale. Mais, pour en bénéficier, cela nécessite une lecture de l’ensemble de l’ouvrage ; en ne lisant que les articles qui nous intéressent, l’apport potentiel des contributions demeure isolé.

On ne peut que regretter le fait qu’il n’y ait pas de conclusion analytique pour nous mettre sur la piste d’une interprétation de ce qui serait pertinent à retenir des contributions à cet ouvrage pour une meilleure compréhension des enjeux en travail social.