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Actuellement menacée par des enjeux mondiaux devenant de plus en plus les cadres de référence des décisions politiques et économiques nationales et locales, l’idée même de citoyenneté peut devenir une abstraction, une formalité ou un leurre si les droits dont le citoyen devrait jouir sont de moins en moins garantis par l’État. C’est pourquoi plusieurs des auteurs intéressés par la question évoquent une crise de la démocratie représentative. Si solliciter l’acte citoyen signifie globalement inviter des personnes à s’engager à défendre l’égalité des droits politiques (individuels, sociaux, collectifs, etc.), ce type d’intervention ne se fait pas sans difficultés ni contradictions dans le contexte politique actuel. Pensons à la force de représentation et d’action que prend aujourd’hui l’idéologie néolibérale où ce sont l’initiative personnelle et la responsabilité individuelle qui donnent le ton à la vie sociale et à la réalisation de soi, tout comme à l’activité économique. Comment l’acte citoyen peut-il encore représenter un potentiel démocratique aux yeux des personnes et non seulement être associé à un acte de consommation n’offrant que des avantages personnels, ou encore à un engagement vain ?

Ainsi la question du pourquoi solliciter l’acte citoyen est de plus en plus posée, sa pertinence démocratique étant remise en doute dans le recyclage économique de sa finalité. En effet, si les activités sociales tendent progressivement à devenir des segments d’un marché de plus en plus étendu, comment ne pas voir les relations aux autres autrement que dans un système concurrentiel, en compétition les uns avec les autres, dans une sorte de darwinisme social ? (Kaufmann, 1988.) La dévalorisation politique des actes citoyens par les promoteurs économiques lorsque leurs projets de développement sont contestés par des citoyens mobilisés n’est qu’une manifestation de cette conception concurrentielle de la vie sociale. De plus, où éprouver l’acte de citoyenneté lorsque les organismes communautaires qui en constituaient souvent le lieu potentiel sont de plus en plus occupés à signer des ententes de services dans le cadre de programmes étatiques d’intervention ? Ces questions représentent donc autant de défis actuels et à venir pour le renouvellement démocratique des pratiques d’intervention sociale. Sans constituer un numéro thématique, toutes les rubriques du présent numéro suivent le fil conducteur que représentent le défi de l’acte citoyen et sa sollicitation dans la vie sociale. Nous verrons d’abord que le droit à la santé fait encore l’objet de luttes, et ensuite comment des groupes de militants et militantes tentent de relancer l’acte citoyen en ayant recours aux technologies de l’information et de communication (TIC) ou sous la forme non virtuelle de forums sociaux et des sommets citoyens. Des repères théoriques et méthodologiques jalonnent ces contributions quant aux manières de favoriser l’acte citoyen en ce qui regarde les enjeux actuels et à venir de la société québécoise.

Commençons par décrire le dossier thématique dont le contenu sera présenté plus en détail à la suite de l’entrevue. L’usage des technologies de l’information et de communication (TIC) a-t-il quelque chose à voir avec le renouvellement démocratique des pratiques d’intervention sociale ? C’est autour de cette question que Sylvie Jochems et Maryse Rivard ont conçu le dossier thématique de ce numéro. Trois articles abordent de façon différente les pratiques des TIC associées aux mobilisations citoyennes, à celles des personnes âgées et aux logiciels libres. Constituant une première pour la revue, ce thème devrait connaître un développement certain dans l’avenir des pratiques d’intervention sociale. À suivre.

L’entrevue de ce numéro a été réalisée par Claudelle Cyr, coordonnatrice de la Coalition Solidarité Santé, auprès de Marie Pelchat, militante en faveur du droit à la santé depuis plusieurs années. Cette entrevue permet de resituer un certain nombre d’éléments politiques entourant les débats sur la privatisation des services de santé au Québec et au Canada. On y souligne l’importance de la mobilisation citoyenne afin de rappeler à l’État la pertinence sociale de la perspective démocratique en ce qui concerne ce droit collectif. Des rappels historiques sont faits pour éviter la reproduction d’inégalités au nom du libre marché dont les promoteurs n’hésitent pas à se présenter de façon démagogique en sauveurs du système.

Échos et débats

Dans le numéro 19(2) de NPS, mon avant-propos avait pour titre une question « L’empowerment, de quel pouvoir s’agit-il ? ». Il s’agissait d’interpeller les lecteurs quant à la nécessité de s’interroger sur les repères théoriques et idéologiques de cette notion abondamment utilisée dans le discours des intervenants et des chercheurs, mais qui contient plusieurs ambiguïtés conceptuelles et opérationnelles. Convenant de la nécessité d’un tel débat, deux auteurs ont accepté de proposer des réponses à cette question dans le cadre de cette rubrique qui offre des conditions d’expression incitant à soumettre des réflexions plus audacieuses, si je puis dire. Les deux auteurs sont Yann Le Bossé, qui a déjà publié dans NPS des articles théoriques sur l’empowerment, et Saül Karsz qui a déjà joué le rôle de lecteur critique pour le dossier du numéro 19(1) sur l’intervention face à la violence. Le débat se déroule en trois temps. Nous avons d’abord demandé à monsieur Le Bossé d'amorcer le débat avec un premier article répondant à cette question de départ. Ayant pris connaissance de ce premier essai, monsieur Karsz a été invité à y réagir tout en proposant sa propre lecture critique de la notion. L’échange se termine avec un second article de Le Bossé qui réagit à son tour au point de vue de Karsz en répondant en quelque sorte aux arguments avancés. Si la question n’est évidemment pas vidée, ce débat a, selon moi, d’élargir un champ d’interrogations plus qu’il ne l’est actuellement. L’intérêt de cette formule réside dans la richesse des idées que cet échange permet d’émettre. C’est pourquoi nous invitons d’autres lecteurs et auteurs à y contribuer afin de poursuivre les échanges sur cette notion tant controversée.

Articles en perspectives

Dans ce numéro, trois articles figurent dans la rubrique « Perspectives citoyennes ». Nous avons saisi l’occasion de la tenue du Forum social québécois et du quatrième Sommet citoyen de Montréal pendant l’été 2007 pour solliciter quelques articles de trois collègues dont deux y furent impliqués activement. Tout d’abord, Raphaël Canet nous offre sa lecture de l’expérience du Forum social québécois au regard de l’exercice citoyen. Ensuite, Anne Latendresse traite du Sommet citoyen de Montréal en abordant la question du droit à la ville. Finalement, Diane Lamoureux propose une lecture critique des pratiques de participation citoyenne et du débat civique en prenant appui notamment sur les deux événements précédents, le Sommet citoyen de Montréal et le Forum social québécois.

D’entrée de jeu, dans un article intitulé « L’éclosion d’une culture politique participative : l’expérience du Forum social québécois », Canet présente les forums sociaux, dont le forum social québécois, comme une innovation politique pour concrétiser l’utopie altermondialiste. Il décrit le cadre du forum, auquel près de 5 000 personnes ont participé en août 2007, comme un « creuset d’une nouvelle culture politique d’implication citoyenne ». L’auteur énonce d’abord les valeurs fondamentales de l’utopie altermondialiste : rejet du néolibéralisme pour une mondialisation solidaire, lutte contre l’impérialisme, éloge de la diversité et une conception horizontale des relations de pouvoir prônant la démocratie participative plutôt que la délégation de pouvoir. C’est par ces pratiques de démocratie participative que les principes d’inclusion et de citoyenneté active pourraient être appliqués. L’auteur souligne que, tout en étant un lieu d’éducation populaire à la prise de parole citoyenne sur les enjeux touchant les mouvements sociaux et les luttes sociales au Québec, le forum visait aussi à former des coalitions entre divers mouvements engagés dans une démarche de transformation sociale. Bref, selon l’auteur, le forum a constitué un véritable lieu de débat et d’expression sur les enjeux sociaux québécois. Son implication directe dans l’organisation et la réalisation de l’événement du Forum en 2007 lui permet de partager avec nous quelques éléments d’analyse sur le rôle qu’a pu jouer le Forum dans la participation citoyenne en rappelant le contexte historique de son émergence ainsi que le fonctionnement de la structure d’organisation. Pour en qualifier la dimension démocratique, Canet évoque une méthodologie participative sans toutefois donner de précision sur le cadre théorique ou la dynamique de ce processus. Il fait plutôt référence à la métaphore de l’horizontalité par opposition à une organisation verticale dont le sommet serait occupé par des personnes en autorité. L’horizontalité organisationnelle correspondrait en fait à une forme d’organisation où la souplesse de la structure laisse beaucoup d’autonomie aux différents comités et où la règle du consensus est de mise. Cela renvoie aussi à ce qu’il appelle « l’autoprogrammation », où les participants déterminent eux-mêmes le sujet de leur atelier soutenu par un système d’inscription. En conclusion, Canet énumère un certain nombre de défis auxquels fait face la mouvance altermondialiste au Québec. Il relève la mécompréhension de la notion de démocratie et du rôle du citoyen dans la société actuelle, l’emprise des médias traditionnels sur l’opinion publique qui fait en sorte que ce type d’événements n’est pas couvert et, finalement, la nécessaire démocratisation des organisations de la société civile. L’article se termine sur une question fort pertinente, mais malheureusement escamotée par l’auteur dans l’analyse des relations de pouvoir au sein même du forum : « Comment fonder une organisation sociale en faisant l’économie du principe d’autorité ? ». Si ce texte rend bien compte des objectifs du forum, des valeurs qui en sous-tendent la réalisation et de sa structure d’organisation, on peut regretter qu’il n’expose pas quelques repères théoriques de la démocratie participative, ni les leçons tirées de cet apprentissage eu égard aux difficultés énoncées plus haut.

À son tour, le deuxième article de Anne Latendresse, intitulé « L’émergence des sommets citoyens de Montréal : vers la construction d’un programme autour du droit à la ville ? », nous instruit sur le potentiel démocratique des sommets citoyens de Montréal. En lien avec les idéaux de démocratie participative énoncés dans l’article précédent, l’hypothèse de l’auteure est que le Sommet citoyen de Montréal a la particularité de dynamiser des mouvements urbains des années 2000. Il s’agit d’infléchir les politiques publiques municipales en créant un espace autonome de délibération collective réunissant des citoyens organisés et non organisés et les mouvements sociaux. L’approche sur laquelle repose l’organisation de ce type d’événement comporte trois prémisses : une lecture critique des transformations de la ville inscrites dans une logique néolibérale de développement ; la reconnaissance de la diversité dans la ville et sa prise en compte dans les pratiques démocratiques ; l’espace urbain considéré comme un territoire et composé de dimensions matérielle, idéelle et politique où les citoyens agissent. Pour l’auteur, le défi de ces sommets est de rendre démocratiquement pertinente la démocratie représentative en dynamisant la démocratie participative, afin d’établir des liens entre les deux niveaux politiques. Après avoir dressé un historique des quatre sommets citoyens, l’auteure préconise l’adoption d’une structure d’organisation semblable à celle du Forum social mondial : « une organisation de type horizontal, sans direction précise autre qu’un thème général et la prise en charge par divers réseaux de mouvements sociaux d’ateliers et d’activités diverses ». L’auteure conclut que ce type d’espace aura contribué à modifier certaines pratiques municipales en renforçant l’acte citoyen dans les processus décisionnels qui les concernent. Elle évoque des moyens d’action qui ont été adoptés à la suite de ces sommets : la Charte montréalaise des droits et responsabilités, l’agenda citoyen et l’expérimentation du budget participatif dans l’arrondissement du Plateau Mont-Royal. Comme Canet, Latendresse s’interroge sur la capacité des organismes communautaires à se remobiliser autour de l’action citoyenne au lieu de céder à la vague actuelle d’institutionnalisation étatique de leurs actions.

Dans le troisième article intitulé « Démocratiser radicalement la démocratie », Diane Lamoureux nous propose une lecture critique intéressante des pratiques de délibération développées notamment dans les expériences précédentes. De plus, l’auteure nous offre un point de vue théorique spécifique, accompagné d’énoncés de principes sur la délibération citoyenne incluant dans son exercice les personnes et les groupes marginalisés sur le plan municipal. Après avoir exposé les problèmes liés à l’intérêt politique des citoyens dans un système de représentation (citoyens peu sollicités par les élus) et sur le plan municipal (présenté comme des enjeux techniques), l’auteure fait une recension des moyens qui ont déjà été utilisés pour développer l’implication citoyenne dans la vie publique des municipalités au Québec tout en faisant une critique : les référendums d’initiative populaire, les consultations publiques et la décentralisation. Compte tenu de l’insatisfaction générale suscitée par ces moyens qui ne favorisaient pas de véritables espaces délibératifs ayant un impact concret sur le processus décisionnel, l’auteure mentionne que d’autres mécanismes ont été mis en place par des citoyens soutenus parfois par des institutions. Elle évoque le budget participatif du Plateau Mont-Royal, l’Opération populaire d’aménagement de Pointe-Saint-Charles et les sommets citoyens. Lamoureux note dans ces expériences un passage du consultatif au délibératif n’excluant pas les processus de confrontation notamment. L’auteure enchaîne avec des réflexions sur l’importance de la délibération publique et les problèmes qu’a posés son exercice. Elle rappelle certains principes démocratiques de ce type de délibération : l’expert n’a qu’une place parmi les autres pour théoriser le social ; le politique ne porte pas sur le vrai, mais sur le possible et le souhaitable ; la conflictualité ne doit pas être évacuée ; l’argument qui remporte l’adhésion est celui qui est le plus effectif dans la conjoncture, etc.

Elle note cependant que les théories des sciences sociales sur la délibération font l’économie d’une réflexion sur trois éléments qui peuvent favoriser l’exclusion au sein même de la délibération publique. Elle évoque la distance socioculturelle qui existe souvent entre les personnes des groupes dominés et celles qui militent pour elles et qui feraient comme si elles n’existaient pas même en leur présence. Elle souligne le recours à des procédés rhétoriques qui ont des effets manipulatoires, mais qui peuvent aussi servir les personnes marginalisées pour faire valoir leur argument. L’auteure termine en disant qu’il importe que l’exercice de délibération se distingue d’un processus de consultation en débouchant sur une décision. Elle conclut en soutenant que si les formes de délibération publique auxquelles ont donné lieu les forums sociaux et les sommets citoyens ont pris en compte ces principes dans l’action, il ne faut pas oublier les effets pervers associés à « la confiscation du débat public par les groupes déjà organisés » et que « ces groupes, du fait de leur institutionnalisation, se substituent souvent à ceux et celles au nom desquels ils parlent et renforcent l’idée que la politique doit être laissée aux experts ». Sage mise en garde lorsque nous savons que l’utopie et l’espérance d’un monde meilleur tolèrent difficilement les imperfections ou les contradictions.

Il ne me reste qu’à vous souhaiter une agréable et enrichissante lecture de ce numéro d’automne.