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La distinction de Donald H. Rumsfeld entre « vieille » et « nouvelle » Europe lors de la crise irakienne de 2003 laissait entendre que les nouveaux membres de l’Union européenne favoriseraient par principe la coopération avec les États-Unis en matière de sécurité et ne seraient pas enclins à contribuer au développement d’une logique exclusivement européenne dans ces domaines. L’ouvrage dirigé par Sven Biscop et Johan Lembke permet de juger de la pertinence de ce propos, puisqu’il met l’accent sur l’élargissement de l’Union européenne sur ses effets sur le développement de la Politique européenne de sécurité et de défense et sur le positionnement européen dans le cadre transatlantique et face à son voisinage. Les contributions s’attachent à faire le point sur l’évolution post-Irak et à la situer dans le cadre de la dynamique globale qui encadre les relations transatlantiques et l’intégration européenne.

L’argument de base de l’ouvrage est que les relations entre l’Union européenne, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (otan) et les États-Unis sont en mutation, et que le développement le plus notable dans ce contexte est la tentative européenne de se doter d’une stratégie et d’instruments propres en matière de politique de défense et de sécurité, comme le précisent Biscop et Lembke en introduction. L’effet de ces initiatives sur la relation transatlantique est observé dans une première partie. Biscop souligne que le rapport entre la Politique européenne de sécurité et de défense (pesd) et l’otan est loin d’avoir fait l’objet d’une clarification qui empêcherait les deux structures d’entrer en concurrence. Il propose la création de deux « piliers » dans l’otan qui disposeraient d’un « droit d’initiative » en matière d’intervention, à savoir les États-Unis et les membres de l’Union européenne. Il ne s’agit pas là d’un divorce : malgré des dissensions assez profondes en matière d’identification de la menace entre ces deux acteurs, des nouveaux éléments de convergence ont émergé. Biscop relève par exemple que la faculté de l’Union européenne à coordonner les dimensions civile et militaire s’avère bien attrayante pour ses partenaires transatlantiques. Nick Witney avance même que l’Agence européenne de défense répond à la demande étatsunienne d’un partage de tâches (chap. 3). Esther Brimmer fait remarquer, quant à elle, que les États-Unis, s’ils sont réticents face à une défense spécifiquement européenne, voient d’un bon oeil le développement d’une politique de sécurité intérieure en Europe (chap. 4).

Ce constat nuancé est aussi présent dans les études de cas concernant la position de quatre membres récents ou potentiels dans l’Union européenne, à savoir la Pologne, la République tchèque, la Bulgarie et la Turquie. Kerry Longhurst fait remarquer que si l’élargissement de 2004 a eu comme premier effet de mener « à une amplification de la division traditionnelle et longtemps établie entre Européanistes et Atlantistes », la Pologne valorise de plus en plus l’apport de la Politique extérieure et de sécurité commune, susceptible d’inciter les États membres de l’Union européenne à tenir compte de la position polonaise dans leurs rapports avec la Russie et à favoriser le rapprochement avec l’Ukraine. Selon Radek Khol, la République tchèque est l’exemple d’une recherche permanente d’un équilibre entre engagement dans la pesd et une relation forte avec les États-Unis – trajectoire « instructive » pour d’autres États cherchant à entrer dans l’Union européenne ou à définir leur relation avec elle. L’étude du cas bulgare par Plamen Pantev semble confirmer, tout en attirant l’attention sur les enjeux de l’élargissement de l’Union européenne vers la zone de la mer Noire, proche des zones du Caucase, de la mer Caspienne et du Proche- et Moyen-Orient. Dans ce contexte, argumente Oya Dursun-Özcana, la Turquie se situe désormais au coeur des préoccupations stratégiques transatlantiques. Or, les difficultés rencontrées par la candidature turque à l’Union européenne, ainsi que les dissensions avec les États-Unis sur l’Irak peuvent provoquer une dérive nationaliste, alors que l’émergence d’un acteur européen serait dans l’intérêt de tous les États concernés.

Dans la troisième partie, le contexte géostratégique plus large est évoqué. Jan Hellenberg s’interroge sur l’évolution de l’espace transatlantique vers un triangle stratégique, comprenant les États-Unis, l’Union européenne et la Russie (chap. 9). S’il y a des éléments d’une sorte de relation triangulaire sur plusieurs terrains, toutefois, les acteurs concernés ne montrent pas les dispositions nécessaires à une généralisation de ce rapport. En plus, le caractère exclusif du lien entre les États-Unis et presque tous les membres de l’Union européenne par le biais de l’otan y fait obstacle. En analysant la Politique européenne de voisinage, Hiski Haukkala remarque d’ailleurs que cette initiative peut servir de base à un rapprochement transatlantique qui est fondé en partie sur le souhait étatsunien de limiter l’influence russe. Le problème de l’Union européenne est cependant qu’elle doit faire face à la frustration des États concernés, qui se voient privés de la perspective de devenir membres, et qu’il n’est même pas certain que sa politique soit vraiment mise en place comme prévue. Biscop et Lembke en appellent finalement à une plus grande convergence transatlantique, et attirent l’attention sur l’importance que peut revêtir la relation germano-polonaise dans ce contexte.

L’ouvrage se concentre sur l’analyse des développements politiques et contient aussi plusieurs réflexions prospectives dans le futur, concernant par exemple le développement de la Politique européenne de sécurité et de défense (chap. 2), l’Agence européenne de défense (chap. 3), le positionnement de la Turquie (chap. 8) ou la constitution d’un triangle stratégique entre les États-Unis, l’Union européenne et la Russie (chap. 9). De ce fait, il s’adresse non seulement aux observateurs des relations transatlantiques et de l’action extérieure de l’Union européenne, qui y trouvent un utile rappel des faits et de pertinentes analyses, mais aussi à ses acteurs, auxquels sont adressés des suggestions. Bien que le fait de suivre l’actualité donne à certaines contributions un caractère partiellement obsolète, l’ouvrage dépasse les clichés d’une séparation entre « vieille » et « nouvelle » Europe ou d’un inévitable divorce transatlantique.