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L’émergence des approches critiques en relations internationales, depuis les années quatre-vingt, s’est effectuée en grande partie sur la base d’une critique du positivisme que l’on associe généralement aux approches traditionnelles en ri[1]. Étant perçu comme une pierre angulaire de l’hégémonie des approches conventionnelles, le positivisme fut l’une des cibles privilégiées des approches critiques dans leur tentative de se faire une place au sein de la discipline. C’est ainsi que le positivisme fut accusé de remplir une fonction principalement idéologique en canalisant la recherche au moyen de paramètres rigides qui contribuent à consolider les rapports de domination au sein du système international[2].

Si cette critique du positivisme repose sur une intuition qui, à bien des égards, semble fondée, l’enjeu de ce débat épistémologique demeure aujourd’hui ambigu. Au coeur du problème, se trouve la question du statut que l’on accorde à la vérification empirique comme source de validité[3]. Les critiques ont, en effet, souvent remis en doute la possibilité de référer à des faits qui soient neutres[4] et souhaitent ainsi rejeter les fondations même de l’appareil méthodologique positiviste. Cependant, même si l’on accepte que les faits empiriques ne fournissent pas une source de validation qui soit neutre, ou purement objective, cela ne veut pas dire que faire référence à de tels faits constitue un problème en soi. Ainsi, l’usage de faits empiriques observables peut bien ne pas avoir le statut privilégié qu’on lui prête comme source de vérité, mais faut-il pour autant remettre en question l’idée que ces faits puissent servir de base à l’établissement une certaine rigueur d’analyse ? Il se peut donc que les positivistes se trompent sur le sens de ce qu’ils font, tel que l’affirment leurs critiques, sans toutefois que leur méthode ou plus généralement leur travail s’en trouvent invalidés[5]. La critique du positivisme vise-t-elle donc simplement à rendre conscient des limites de ce que l’on fait, où peut-elle poser les bases d’une nouvelle forme d’épistémologie ?

Cette question revêt une grande importance pour la légitimation de la mouvance critique. Cette dernière est, en effet, fréquemment attaquée sous prétexte que sa critique du positivisme ouvre la porte à un « relâchement » de la rigueur analytique qui ne peut qu’ouvrir la porte à un relativisme improductif. De ce point de vue, les approches critiques se condamneraient à une position qui ne peut être que critique et incompatible avec les visées scientifiques du champ des ri[6]. Ainsi, nombreux sont les commentateurs qui, sceptiques à propos des apports concrets des approches postpositivistes, hésitent toujours à les reconnaître au même titre que d’autres perspectives plus établies[7]. Y a t-il, demandent-ils, un rôle pour de telles approches qui soit autre que celui de chien de garde critique ? À leurs yeux, la mouvance critique ne pourra pas offrir une alternative crédible pour penser les ri tant qu’elle ne se conformera pas aux principes d’une rigueur positiviste, ou du moins tant qu’elle ne parviendra pas à définir les termes de son objectivité.

Il ne faudrait pas voir cette réponse positiviste simplement comme le produit d’une résistance idéologique. Comme nous allons le montrer, elle témoigne d’un malaise au coeur même de la mouvance critique qu’il faut prendre au sérieux afin de mieux renforcer ses assises. Car en rejetant l’idée que les faits peuvent donner une rigueur à la pensée, les approches critiques n’ont plus les moyens de poser les bases de leur « objectivité ». Pris dans une situation intenable entre relativisme et positivisme, il ne reste, dans bien des cas, que le recours à la réflexivité pour mettre de l’avant un « positivisme conscient » de ses propres limites. C’est ainsi que les critiques du positivisme semblent ainsi curieusement confirmer, du moins indirectement, qu’il n’y a en fait pas d’autre voie pour la science que le positivisme.

Cet article effectue un survol du débat épistémologique en examinant de plus près la contribution poststructuraliste. L’apport poststructuraliste est d’un grand intérêt, d’une part, parce qu’il identifie correctement la nature du problème et, d’autre part, parce qu’il semble justement exacerber, du moins aux yeux de ses critiques, cette opposition entre point de vue critique et rigueur analytique. Ce sont les poststructuralistes qui sont, en effet, allés le plus loin dans la réflexion sur l’épistémologie en prenant celle-ci comme l’objet même de la théorie, plutôt que son moyen. En utilisant la notion de différence, ils avancent que le savoir n’est que construction humaine et qu’il ne saurait y avoir d’objectivité telle que l’entendent les positivistes, c’est-à-dire de connaissance qui transcende notre subjectivité. Toutefois, nous voulons aussi montrer les limites du point de vue particulier qu’adoptent les poststructuralistes sur cette question parce qu’il rend impossible de réconcilier rigueur analytique et objectivité. En structurant leur réflexion de façon à montrer le caractère subjectif et particulier du savoir, les poststructuralistes restreignent leur capacité de remettre en question ce que l’on prend pour acquis (c’est-à-dire notre propre point de vue subjectif). Ils sont ainsi mal placés pour mener à bien le projet de la mouvance critique. À l’encontre d’une telle position, nous avancerons qu’en fait l’emphase sur la différence ne mène pas nécessairement vers un relativisme purement subjectif. Elle peut aussi poser les fondations d’une nouvelle forme de méthode basée sur la différence. De cette façon, nous chercherons à montrer comment le projet critique, souvent perçu comme dépendant d’un « relâchement » au niveau de la rigueur, requiert plutôt une réarticulation des principes méthodologiques qui la gouvernent.

Dans un premier temps, ce texte analyse les limites de la position réflexive que l’on associe généralement aux approches critiques. Il se tourne ensuite vers la contribution des poststructuralistes sur cette question. Nous chercherons à montrer que ceux-ci adoptent une perspective éthique sur la question de la différence qui les amène logiquement à se cantonner dans une position exclusivement critique qui est limitée à la déconstruction discursive. Enfin, nous proposerons une approche alternative de la différence pouvant mener dans une direction plus prometteuse sur le plan méthodologique. En effet, la différence, lorsqu’elle sert à relativiser une réalité sociale, peut offrir les bases d’une nouvelle forme de rigueur que l’on pourrait qualifier de critique. Son rôle ici est de remettre en question ce que l’on prend pour acquis en précisant ce qui est socialement construit et donc ce qui requiert une explication. En d’autres mots, ce qui est en jeu c’est la fonction même de la méthode. Alors que la méthode positiviste s’articule principalement au niveau de la formulation-vérification d’une hypothèse (elle intervient ainsi après la question), nous avancerons que repenser la méthode d’un point de vue critique, c’est la poser comme outil pour façonner la question même qui structure l’analyse. Effectuer un tel virage pose, cependant, des défis importants pour les relations internationales, comme nous allons le montrer en conclusion.

I – Le positivisme et les approches critiques

La notion que le projet critique est difficile à réconcilier avec l’idée d’une rigueur méthodologique demeure un thème persistant dans les débats épistémologiques en ri. C’est, par exemple, sur la base d’une telle antinomie que Benjamin Cohen, tout récemment, résumait le parcours de l’économie politique internationale à l’intérieur du monde anglo-saxon[8]. Selon lui, la tradition américaine serait fondée sur une forte rigueur analytique mais un faible apport critique, alors que les contributions britanniques auraient les traits opposés. Les termes de cette lecture sont bien sûr contestables[9], mais il n’en demeure pas moins qu’ils continuent de hanter le débat épistémologique. Ils sont même parfois revendiqués par des auteurs critiques lorsqu’ils se distinguent des approches positivistes. Ainsi, c’est cette même opposition que l’on retrouve au coeur de la distinction établie par Robert Cox entre problem-solving theory et critical theory. Dans un des textes fondateurs de la mouvance critique, Cox souligne qu’à trop vouloir définir les paramètres de ses études, on en vient à enfermer la pensée dans un cadre rigide peu propice à remettre en question ses présuppositions. La rigueur méthodologique apparaît ainsi comme posant des contraintes qui enferment les approches positivistes dans une perspective ahistorique et fortement idéologique parce qu’elle reproduit les prémisses de l’ordre social établi[10]. L’approche critique, quant à elle, se veut plus ouvertement interprétative et paraît donc moins rigoureuse, même si elle est, aux yeux de Cox, plus riche.

La tension qui nous intéresse ici s’articule, du point de vue critique, dans le rapport entre méthodologie et épistémologie. En effet, ce qui est frappant dans ce débat c’est que le développement d’une épistémologie critique semble souvent exclure, du moins implicitement, la possibilité d’une méthodologie qui lui soit propre. La raison en est sans doute que l’on tend souvent à confondre rigueur analytique et positivisme de telle façon qu’il devient alors difficile de réconcilier le projet critique avec une conception méthodologique explicite. Comme nous allons le montrer, cette difficulté a poussé les approches critiques loin des questions méthodologiques, encourageant plutôt une épistémologie qui cherche dans la réflexivité son principe de rigueur analytique.

Une telle dérive vers la réflexivité est clairement manifeste chez des approches critiques telles que le constructivisme ou l’approche néogramscienne. La logique d’une telle démarche s’ancre à l’origine dans un désir d’historiciser les ri, montrant ainsi qu’elles sont le produit d’un construit social, et non pas celui de lois inhérentes au système international. Si ce dernier a évolué de façon significative, il faut donc une épistémologie plus flexible que le positivisme des réalistes, dont l’objet est d’identifier des dynamiques internationales qui perdurent dans le temps. C’est à partir de ce constat que ces approches critiques articulent leur conception de l’objectivité en fonction de deux points importants.

Tout d’abord, elles soulignent que si les dynamiques sociales changent dans le temps, il importe de prendre en compte les conditions historiques qui ont mené à leur émergence[11]. Il s’agit, en d’autres mots, d’éviter le positivisme en se tournant vers l’origine sociale des dynamiques internationales. Une telle proposition, cependant, est insuffisante. Examiner, par exemple, les causes qui expliquent un fait ne règle en rien la question du statut de celui-ci. Ainsi les approches constructivistes et néogramsciennes offrent-elles, au mieux, une réponse circulaire selon laquelle chaque fait peut s’expliquer par d’autres faits sociaux. Cette réponse ne fait donc que reproduire le problème que ces approches attribuent au positivisme. En effet, si le problème du positivisme est l’idée qu’un fait n’a pas de sens en soi, en quoi un autre fait permet-t-il de clarifier ce sens ? Insister ainsi sur l’importance de la construction sociale des relations internationales n’équivaut qu’à souligner que d’autres catégories de faits doivent être considérées, mais cela ne résout pas le problème plus fondamental de la façon dont on peut parler de ces faits. Si les faits ne sont pas porteurs de l’objectivité qu’on leur prête en sciences pures, il reste donc toujours à déterminer où l’on peut trouver les bases d’une certaine forme d’objectivité.

Conscient des limites de la théorie, on a donc souvent insisté dans un second temps sur le caractère relatif et pragmatique du savoir. Selon Robert Cox, toute théorie s’articule en fonction d’intérêts et de motifs particuliers[12]. Ainsi, le savoir ne se fonde jamais sur une certitude cartésienne[13]. Néanmoins, les auteurs critiques ne sont pas pour autant prêts à abandonner toute rigueur dans l’organisation du savoir. Aussi, afin de reconnaître la nature relative du savoir sans toutefois abandonner l’idée d’une certaine objectivité, nombreux sont ceux qui mentionnent que ce sont les conditions intersubjectives propres à une communauté de chercheurs qui définissent ce qu’est l’objectivité. Celle-ci n’est donc qu’un cadre de référence intersubjectif qui sert à encadrer des échanges scientifiques en définissant des critères de rigueur particuliers aux membres de cette communauté[14]. En d’autres mots, les critères de rigueur scientifiques ne seraient, eux-mêmes, que constructions sociales et historiques.

Étant donnée cette dimension intersubjective de la théorie, les approches critiques accordent une grande importance à la réflexivité pour se pencher sur le processus de la théorisation même. Puisque nous sommes conditionnés par notre contexte et nos valeurs, il importe de nous interroger constamment sur nos modes de pensée afin de préciser les biais subjectifs et sociaux de nos théories. L’objectif n’est pas, cependant, de transcender le caractère normatif et historique de la pensée, mais plutôt de le reconnaître pour mieux identifier les motivations qui sous-tendent la théorie. S’il ne peut y avoir de fondation absolue sur laquelle bâtir une théorie, il importe alors d’annoncer les biais subjectifs et les choix normatifs qui guident notre recherche. Le choix d’une théorie devient alors, entre autres, un enjeu normatif.

Cette réponse au problème des fondations n’est cependant pas entièrement satisfaisante. S’il est vrai que, dans une certaine mesure, tout savoir s’inscrit dans une perspective qui est nécessairement intersubjective, puisque façonnée par des valeurs et un contexte sociohistorique, le problème de l’interprétation resurgit lorsqu’il s’agit de bâtir une théorie sur ces bases intersubjectives. Une position normative, par exemple, n’a de sens que si elle peut se situer face à certaines situations. Elle doit toujours se rapporter à des faits. Ainsi une analyse qui se veut fondée sur des prémisses normatives risque tout autant de réifier le sens des phénomènes sociaux face auxquels elle se positionne, car il lui reste toujours à régler la question de son objet. Sans cela, une perspective qui met l’accent sur ses fondations normatives se retrouve sans portée et ne peut donc réhabiliter le statut de la théorie. Si l’intention est noble, il n’en demeure donc pas moins que l’idée même de la réflexivité n’est guère plus qu’un gage de bonne volonté. En effet, le statut du propos analytique lui-même ne s’en trouve pas changé simplement parce que l’on adopte cette réflexivité. C’est pour cette raison que les approches plus traditionnelles peuvent, elles aussi, adopter une certaine forme de réflexivité lorsqu’elles se penchent sur le processus de théorisation, sans toutefois surmonter les pièges du positivisme[15]. En somme, les approches critiques soulignent les dimensions intersubjective et normative de la théorie, et s’intéressent pour cette raison à des types de faits différents que les approches réalistes. Mais l’élaboration de cette épistémologie réflexive ne parvient pas à résoudre le statut problématique du fait social lui-même. Il reste toujours à déterminer quel type de rigueur méthodologique est nécessaire pour ne pas simplement projeter ses propres biais subjectifs sur les faits.

De façon plus générale, l’insistance sur le rôle des valeurs dans nos choix épistémologiques ne participe qu’à élargir le champ des possibilités, comme si faire place à la mouvance critique dépendait principalement d’une plus grande flexibilité sur le plan intellectuel. Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’une telle position donne l’impression que c’est la rigueur méthodologique elle-même qui, en nous disciplinant, devient source de problèmes. En posant un tel jugement, cependant, il devient impossible pour les approches critiques d’offrir une alternative convaincante au positivisme parce qu’elles ne peuvent poser les bases d’un propos sur la méthode. Cherchant à légitimer le virage interprétatif aux dépens de cette dernière, il ne reste plus rien pour déstabiliser l’association entre positivisme et rigueur analytique. C’est sans doute pour cette raison que de nombreux constructivistes ont cherché à réintégrer des éléments de l’épistémologie positiviste afin de légitimer leur recherche[16]. C’est aussi pour cela que les approches conventionnelles ont beau jeu de réclamer plus de rigueur de la part des approches critiques. Sans la capacité d’opposer une autre forme de méthode pour servir de contraste au positivisme, il est difficile pour les approches critiques de contrer l’idée que la méthodologie représente un terrain neutre sur lequel approches traditionnelles et critiques peuvent se rencontrer[17].

II – Le poststructuralisme et la différence comme point de vue éthique

Ce sont les approches poststructuralistes qui ont poussé le plus loin la critique du positivisme, car elles identifient bien que le problème a trait à la question du sens et non pas simplement à des catégories de faits qui seraient ignorées. Les poststructuralistes parviennent ainsi à proposer un nouveau modèle de rigueur analytique en changeant les termes du débat. Ici la rigueur doit se poser au niveau de la construction du sens même. Comme nous allons le montrer, les poststructuralistes avancent qu’elle s’inscrit ici sous forme d’éthique et se déploie dans le cadre d’un propos dont l’objet est de parler des relations internationales sans toutefois réifier le sens qu’on leur attribue.

Selon les poststructuralistes, l’analyse positiviste est problématique parce qu’elle tend à fixer le sens des dynamiques internationales de façon aliénante. Une telle critique s’appuie sur l’idée que le sens est une construction qui est autonome du monde sur lequel il est projeté[18]. En effet, le monde n’existe pas sous une forme signifiante. Les perceptions que l’on a de celui-ci ne veulent rien dire en dehors du sens qu’on leur impute[19]. Ainsi, faire référence au monde ce n’est pas le « représenter », mais toujours le « reconstruire » conceptuellement sous forme d’objets. En d’autres mots, le sens ne peut jamais reproduire l’être, il ne peut qu’y référer. Il reconstruit le monde en des termes qui sont toujours autres que ce qu’il est supposé décrire. Un objet que l’on mentionne est toujours une forme d’abstraction qui présente la réalité sous un certain angle. Par exemple, une table n’est pas une chose sur laquelle on aurait simplement apposé un terme pour la désigner. L’idée de la table n’est qu’une abstraction particulière que l’on emploie pour organiser ses perceptions. Elle ne tient pas compte, par exemple, du matériau dont elle est faite, de sa couleur ou de sa grandeur. En somme, ce sont nos pratiques discursives qui permettent d’organiser notre expérience du monde sous formes d’objets. Mais de telles constructions peuvent se faire de différentes façons et sont nécessairement subjectives.

Ce point de vue n’est pas particulier au poststructuralisme. Il s’inscrit dans une longue tradition philosophique qui souligne le rôle central de la différence dans l’organisation de nos expériences[20]. Dans cette optique, on ne définit les choses qu’en fonction de ce qu’elles ne sont pas. La couleur blanche, par exemple, ne peut être perçue sans être mise en contraste avec d’autres couleurs. Si l’on ne voyait que cette couleur, il serait impossible de distinguer le blanc en tant qu’objet. Par contre, lorsque l’on oppose le blanc à une autre couleur comme le noir, il devient possible de le différencier et de le percevoir en tant que particularité que l’on peut appréhender. Il faut mentionner que ce contraste nous offre aussi un moyen de caractériser cette couleur. Si le blanc peut apparaître comme étant lumineux ou neutre quand on le compare à d’autres couleurs, il n’a pas ces qualités en soi, tout comme le marbre ne peut être considéré comme une pierre qui est dure si on ne le compare pas à d’autres pierres qui n’ont pas cette qualité. Ainsi, ce rôle de la différence démontre, d’une certaine façon, que le sens n’existe pas en soi en tant qu’attribut du monde. Il est toujours construit au travers de relations qui sont établies et qui permettent d’investir le monde de sens à partir de ces contrastes. La différence est donc centrale dans la construction du sens autant pour délimiter un objet et le distinguer de son entourage, que pour le qualifier.

Un tel propos confond souvent les critiques qui y voient une menace au projet de la science parce qu’il mènerait à renoncer à toute rigueur théorique étant donné que toute proposition aurait supposément la même valeur. À l’encontre d’une telle accusation, il importe de souligner ici que si le sens est toujours autonome du monde auquel il renvoie, cela ne signifie pas qu’il est arbitraire. Comme l’avancent Laclau et Mouffe :

Affirmer que chaque objet ne prend forme qu’en tant qu’objet d’un discours n’a rien à voir avec la question de savoir s’il existe un monde extérieur à la pensée ou non, ou avec l’opposition réalisme/idéalisme. Un tremblement de terre ou une brique qui tombe sont certainement des événements qui ont lieu si l’on entend par cela qu’ils ont lieu de façon indépendante à ma volonté. Néanmoins, le fait que l’on voit ces évènements comme des « phénomènes naturels » ou comme l’expression de la « colère de dieu » dépend de la façon dont ils s’articulent dans le cadre d’un discours. […] Ce qui est rejeté ici ce n’est donc pas le fait que ces objets existent en dehors de notre pensée, mais plutôt l’idée qu’ils puissent se constituer en tant qu’objet à l’extérieur d’un discours[21].

Pour expliquer comment le sens peut être construit de façon autonome sans que notre discours soit pour autant arbitraire, il faut préciser que la construction du sens se fait par la mise en relation de nos expériences. Ainsi le sens n’est pas le produit d’une pure invention, mais de l’organisation de nos expériences de façon à rendre d’autres expériences signifiantes. Ces mises en relation ne sont jamais déterminées ou nécessaires, mais créer du sens, c’est tout de même travailler à partir d’un matériel qui est donné[22]. Si rien ne détermine comment on conceptualise un objet ou un événement, il n’en reste pas moins que ces associations reposent de façon minimale sur des perceptions qui ne sont pas simplement inventées. Ainsi, un discours ne peut tenir que s’il s’ancre dans une expérience. S’il peut y avoir une infinité d’interprétations possibles d’un fait, cela ne veut pas dire que l’on peut dire n’importe quoi sur celui-ci.

La construction d’un propos se fait donc toujours sur la base d’une différence qui lui donne une certaine cohérence. Étant donné ce rôle constitutif de la différence, on la retrouve au coeur de toute approche, même si cela n’est pas toujours explicite. Les réalistes en ri, par exemple, construisent leur argumentation sur la base d’une différenciation entre les sphères nationales et internationale. Sans cette différence, il serait simplement impossible de construire conceptuellement la notion du système international en tant qu’objet d’étude ayant ses caractéristiques propres. De façon plus générale, l’effet causal si cher aux positivistes est lui-même défini en tant que différence[23], notamment la différence que l’on observe sur une variable dépendante lorsque l’on modifie la variable indépendante. De tels exemples reflètent le fait qu’il ne peut y avoir d’analyse sans différence. Ce qui est donc en jeu dans toute discussion sur la différence ce n’est pas son importance, mais plutôt le statut épistémologique que l’on accorde à ce moment signifiant.

Cela nous mène à la position poststructuraliste qui se distingue de la tradition philosophique mentionnée plus haut sur deux points. Ce qui la caractérise, tout d’abord, c’est l’idée que cette différenciation est souvent problématique parce qu’elle semble révéler le monde en tant que « positivité[24] ». En d’autres mots, elle crée l’impression de donner accès à une réalité, de percevoir le monde en soi. Ainsi, la construction du sens tend à être aliénante parce que, trop souvent, on cherche à fixer le sens. Cela nous amène à le prendre pour acquis, comme s’il était un attribut en soi de ce que l’on perçoit, plutôt qu’une construction. C’est ce penchant qui nous amène souvent à prendre des décisions problématiques alors qu’on agit au nom de fausses certitudes qui sont ancrées dans une construction discursive qui n’a rien de nécessaire.

Un tel point de vue soulève un second problème. Si la construction du sens tend à être aliénante, pourquoi les gens tombent-ils dans ce piège et fixent-ils le sens ? Selon les poststructuralistes, c’est la peur de la différence qui motive un tel processus. Les gens construisent, en effet, des catégories et définissent leur propre identité en réaction à une différence qui remet en question ce qu’ils prennent pour acquis. La construction du sens est donc une quête constante qui vise à surmonter une inadéquation fondamentale. Elle cherche à harmoniser un monde qui se construit paradoxalement sur la base de différences, mais nie du même coup cette différence qui la constitue en insistant sur l’identité des choses. De cette façon, les gens espèrent établir des certitudes propres à les guider, comme si cette certitude était nécessaire à l’action.

Le positivisme représente, selon les poststructuralistes, un exemple patent de ce processus par lequel on cherche à camoufler les bases subjectives d’un propos, dans ce cas-ci au moyen d’une méthode. C’est d’ailleurs l’objectif souvent avoué du positivisme que de construire un propos universel malgré les obstacles que pose cette différence. Cherchant à généraliser de « façon objective », la pratique scientifique est ainsi souvent présentée comme un processus par lequel on efface les traits distinctifs de ce que l’on observe afin de révéler une réalité universelle qui se cacherait derrière les apparences. Aller au-delà de ce que l’on prend pour acquis, de ce point de vue, c’est précisément trouver les lois générales qui gouvernent une réalité qui semble chaotique.

Le problème d’une telle position c’est que, bien que les positivistes reconnaissent un certain rôle à la différence, celle-ci ne sert qu’à délimiter l’objet de la science. C’est une précondition qui rend la science possible. Néanmoins, cette différence n’est pas elle-même l’objet de l’analyse, car il s’agit d’identifier des lois causales qui transcendent le cadre particulier de l’observation. Il est donc possible d’affirmer que ce qui structure la rigueur, du point de vue positiviste, c’est ce qui vient après le « travail » de la différence. En somme, le moment signifiant (la différence) est soustrait du propos scientifique lorsque vient le temps de mettre à l’oeuvre la méthode. Si la différence entre sphère nationale et internationale, par exemple, est nécessaire aux réalistes pour établir leur objet d’étude, l’entreprise scientifique (la généralisation) n’est possible qu’à partir du moment où l’on se concentre sur la sphère internationale. Ainsi, c’est seulement en se détournant de cette différence comme moment signifiant que l’on peut généraliser. La construction du sens est alors évacuée de l’entreprise scientifique, comme si cette différence était incompatible avec une rigueur scientifique[25]. La science, ici, ne devient possible que lorsqu’elle fait abstraction de la différence. On peut ainsi dire que, pour les positivistes, le défi est de trouver un moyen de généraliser en dépit de la diversité[26], et c’est justement la fonction de la méthode de négocier ce problème.

Du point de vue poststructuraliste, la méthode positiviste apparaît ainsi comme un moyen d’objectiver les relations internationales. Elle valide une prétention de la science à représenter autre chose qu’un point de vue particulier. Cela constitue, cependant, un « coup de force » par lequel les approches conventionnelles cherchent à imposer leurs perspectives particulières sous forme d’universels. De ce point de vue, la fonction du positivisme est ainsi de faire apparaître un propos comme étant scientifique et objectif alors qu’il ne peut l’être. Pour ce faire, la méthode crée la distance même dont elle dépend. Elle présente les faits comme étant porteurs d’une objectivité en les organisant de façon à ce qu’ils apparaissent comme étant « externes » à la théorie même qu’ils doivent valider. Le rapport privilégié entre positivisme et méthodes quantitatives peut ainsi s’expliquer par le fait que celles-ci permettent de réduire les faits à des entités purement abstraites sur lesquels on peut aisément projeter des hypothèses universalisantes. L’empirique se voit ainsi réduit à une instance de validation qui doit confirmer un édifice théorique de façon impartiale. En tant que source d’objectivité, il semble alors « révéler » le monde en soi, c’est-à-dire dans sa positivité. Ce faisant, les positivistes soustraient ces faits à tout examen théorique, comme s’ils n’étaient pas eux-mêmes construits par la théorie.

À l’encontre d’un tel projet, les poststructuralistes souhaitent révéler le biais subjectif et la différence qui opèrent au coeur de chaque discours. Le problème de la rigueur se présente ainsi sous forme inversée pour les poststructuralistes : si la différence est toujours constitutive de la pensée, c’est-à-dire que s’il n’y a pas moyen d’échapper au subjectivisme, comment peut-on parler des relations internationales sans tomber dans « l’imposture » scientifique et sa fausse prétention à l’universel ? Si la construction du sens est perçue comme fixant celui-ci, comment peut-on alors se positionner face au monde sans tomber dans le piège du positivisme et réifier le monde dont on parle ? Pour échapper au moment positiviste de la fixation du sens, les poststructuralistes prennent généralement le discours lui-même comme objet d’analyse, faisant ainsi de l’acte d’interprétation l’objet de la théorie[27]. Ce n’est plus alors le résultat de cette interprétation qui compte autant que ce qui la structure. Ainsi on déconstruit la manière dont les gens pensent les relations internationales, plutôt que de discuter les conclusions auxquelles ils arrivent. De cette façon, les poststructuralistes n’ont plus besoin de se prononcer sur le monde lui-même comme s’il était extérieur au propos analytique. L’objectif est plutôt d’échapper aux différentes formes de discipline qui contraignent notre capacité d’interprétation. En d’autres mots, l’épistémologie, c’est-à-dire le statut du savoir, devient l’objet même d’analyse plutôt que le moyen de celle-ci.

L’évolution dans les travaux de David Campbell, sans doute l’un des auteurs les plus influents en ri, illustre bien la logique d’une telle démarche. Partant de l’idée que la dynamique des relations internationales dépend de la façon dont les acteurs l’investissent de sens, Campbell considère le débat épistémologique comme un terrain sur lequel se jouent les structures ontologiques mêmes des relations internationales. Si les actions d’un acteur sont conditionnées par la façon dont il rationalise son contexte, on doit alors souligner le rôle des idées dans la construction même des phénomènes qu’elles sont supposées décrire. Ce rôle constitutif du savoir indique ainsi un lien étroit entre savoir et pouvoir[28], car ceux qui transforment le savoir façonnent la façon dont les gens agissent. En somme, le pouvoir s’inscrit ici sous forme de structures discursives.

Si le pouvoir opère principalement en fixant le sens, on comprend alors pourquoi s’attaquer aux différentes formes de pouvoir c’est déconstruire le sens des discours sur lequel ce pouvoir s’appuie. Par le moyen de la déconstruction, il devient en effet possible d’accroître notre autonomie en repoussant les limites que ces discours imposent[29]. Ce projet est intimement lié à la question de la différenciation, car celle-ci joue un rôle central dans la fixation du sens, notamment dans la construction de dichotomies aliénantes[30]. Ainsi, la déconstruction discursive doit montrer comment la différence opère au coeur de nos discours et ainsi révéler en quoi nos idées sont relatives.

Il faut bien préciser qu’un tel projet ne repose pas sur une prémisse « ontologique » selon laquelle il n’existe rien en dehors de nos discours, comme le pensent bien des critiques. Les poststructuralistes n’affirment pas que l’on ne peut rien dire sur les relations internationales. S’ils situent leurs propos principalement en termes critiques, c’est par souci éthique de ne pas chercher à reconstruire une vérité alternative qui enfermerait à nouveau les gens dans un carcan théorique. La déconstruction découle donc plutôt d’une position éthique selon laquelle on refuse de participer à réduire les horizons de pensée des gens : « déconstruire ce n’est pas signifier que tout se vaut, mais s’attaquer à ce que l’on prend pour acquis. L’objectif est d’ouvrir le champ des possibilités des gens sans vouloir montrer de voie à suivre[31] ». En ce sens, c’est une ouverture à l’Autre, à la différence, qui se caractérise par un refus de projeter nos propres préconceptions dans le cadre d’un rapport aux autres[32]. C’est donc en termes éthiques que la rigueur analytique se voit ainsi réarticulée, car c’est elle qui rend réceptif à l’altérité. On comprend alors pourquoi le poststructuralisme se campe dans une position critique et qu’il apparaît comme un point de vue relativiste, bien qu’il ne tombe que rarement dans le nihilisme.

Cette position permet d’expliquer pourquoi les poststructuralistes, tels que Campbell, adoptent un point de vue éthique sur la question de la différence[33]. Néanmoins, dans leur désir de ne pas basculer vers un propos positiviste, ils se voient généralement poussés à parler du sens de façon formelle pour éviter autant que possible d’interpréter le monde en tant qu’objet. Lorsqu’elle est poussée à bout, cette logique mène ainsi vers un processus de formalisation extrême qui doit éviter tout positionnement sur le monde et qui trouve souvent dans l’ambiguïté un moyen d’éviter le positivisme[34]. La difficulté tient ici en grande partie à la position paradoxale des poststructuralistes face à la question de la différence. En effet, selon les poststructuralistes, la différence est à la fois une condition ontologique indiquant que toute interprétation est autonome de ce qu’elle interprète (elle caractérise le fait de l’interprétation) et un moyen épistémologique qui rend l’interprétation possible, car elle crée une perspective nécessaire pour concevoir le monde sous forme d’objets. Or, comme la différence est constitutive du sens et tend à le fixer, il faut éviter de l’utiliser et chercher à la déconstruire pour montrer que notre prédilection pour certaines interprétations repose en bout de ligne sur un choix arbitraire. De façon un peu caricaturale, il est donc possible d’affirmer que les poststructuralistes, tels que Campbell, se placent ainsi dans une position intenable puisque si toute forme de savoir constitue un pouvoir en fixant le sens, échapper au pouvoir c’est en fin de compte déconstruire la théorie elle-même. Tout devient donc question de degré dans une poursuite qui ne peut jamais s’achever, car elle requiert l’élimination du moyen même (la théorie) par lequel elle doit s’accomplir[35].

À l’encontre de cette position critique nous chercherons à montrer dans la prochaine section que l’idée poststructuraliste selon laquelle la construction du sens est un processus aliénant détourne ces approches de questions fécondes sur le plan épistémologique. Les découvertes importantes au niveau du rôle de la différence dans la construction du sens sont alors réifiées par les poststructuralistes dans leur tentative de faire de l’épistémologie le champ de leur réflexion. En substituant l’épistémologie à l’ontologie comme le terrain même à analyser, ou plus précisément en refusant de dissocier ces deux champs[36], les poststructuralistes abordent le rôle de la différence dans la construction du sens comme un moyen de montrer que le sens est autonome du monde qu’il interprète. La rigueur, ici, ne peut être articulée qu’en fonction de l’éthique, accentuant ainsi la position réflexive de la mouvance critique. Ainsi, les poststructuralistes n’ont plus les moyens d’élaborer une alternative méthodologique au positivisme. S’il n’y a pas de moyen d’échapper à un point de vue subjectif, tout ce qu’il nous reste est un engagement à la déconstruction continue du propos théorique pour ainsi éviter tout coup de force par lequel nous imposerions nos propres biais particuliers.

III – La différence comme point de vue épistémologique

Comme nous l’avons montré, la critique du positivisme voit l’entreprise méthodologique comme ayant principalement une fonction idéologique. La méthode semble principalement protéger les approches conventionnelles au nom d’une rigueur analytique qui ne peut en fait poser les fondements de son objectivité. C’est pour cette raison que les approches critiques refusent les termes du débat favorisant au contraire un relâchement méthodologique. Ce faisant, elles se voient souvent obligées de se rabattre sur un positionnement éthique pour justifier leur entreprise. Du point de vue de la méthode, tout ce qui les distingue alors c’est une prédisposition réflexive par laquelle elles s’engagent à remettre constamment en question ce qui est posé au niveau de l’analyse.

Dans cette troisième section, nous souhaitons montrer qu’une reconnaissance du rôle signifiant de la différence n’est pas incompatible avec l’idée d’une certaine rigueur objective. La question est de savoir s’il existe une source d’objectivité qui échappe au subjectivisme et qui ne soit pas simplement le produit de notre imaginaire. Celle-ci est fondamentale, car elle ramène au projet de la mouvance critique, soit l’engagement de remettre en question ce que l’on prend pour acquis (son propre point de vue subjectif). Une résolution au noeud gordien dans lequel se trouve prise la mouvance critique dépend, comme il a été mentionné, du statut épistémologique que l’on accorde à la différence. Alors que les poststructuralistes abordent la construction du sens comme une caractéristique du monde dont ils parlent, nous abordons celui-ci comme une prémisse structurant la façon dont on peut parler du monde. Ce faisant, nous avançons que le concept de différence fournit un instrument heuristique de grande importance afin de préciser le sens d’un phénomène social et de dénaturaliser les dynamiques internationales. Dans cette perspective, le statut épistémologique de la différence consiste en sa capacité de problématiser le monde. En d’autres mots, nous avançons que la différence n’est pas simplement un mode par lequel on peut créer du sens, c’est aussi un moyen pour savoir ce qu’il s’agit d’expliquer. C’est en cela que nous nous démarquons des approches poststructuralistes. Alors que les poststructuralistes voient souvent la différence comme une indication que quelque chose est pris pour acquis, que les fondations d’un propos sont arbitraires, nous insistons sur le fait que les différences que l’on perçoit permettent plutôt de problématiser ce que l’on prend pour acquis.

Pour saisir la signification d’un tel argument, il faut se pencher sur le problème auquel se confronte toute approche critique. Si l’on avance que les faits ne sont pas porteurs d’un sens en soi, comment peut-on percevoir ce que l’on prend pour acquis lorsqu’on analyse ces faits ? C’est ce problème que négligent d’aborder les autres approches critiques lorsqu’elles se contentent d’affirmer que les relations internationales ne reflètent pas des lois immuables mais sont des constructions sociales. En effet, il n’est pas suffisant de proclamer que la réalité est socialement construite pour se lancer par la suite dans une explication des conditions sociales qui l’ont produite. Le défi est plutôt de comprendre comment on peut préciser ce qui a été construit socialement. C’est un problème de taille, car le théoricien est lui-même conditionné par son propre contexte social. Poser l’importance de la construction sociale, c’est donc avant tout chercher à se donner les moyens de problématiser ce que l’on prend pour acquis.

Pour ce faire, la réflexivité est insuffisante en soi, même si elle peut positionner les approches critiques de sorte à les rendre plus attentives à cette problématique. Comme le démontrent les poststructuralistes, l’observation d’un phénomène, aussi critique qu’elle soit, n’est jamais suffisante pour en discerner le caractère construit. Pour le comprendre, il faut le regarder en perspective, le mettre en relief, en le comparant à d’autres phénomènes. Comme le blanc qui n’apparaît pas à celui qui ne voit que cette couleur, les dynamiques sociales ne livrent jamais la clé de leur interprétation de façon directe. On peut accepter, par exemple, que l’État soit un construit social, mais il ne faut pas en déduire que l’État a été construit en soi tel qu’on le connaît maintenant, car ce serait une erreur de chercher l’explication d’une création sociale qui n’a jamais lieu en ces termes. L’État moderne n’est ainsi que l’aboutissement de nombreux processus sociaux gouvernés par des motivations qui n’eurent souvent rien à voir avec l’idée de l’État tel qu’il existe de nos jours. Ainsi, le problème est que l’on cherche trop souvent une explication à un faux problème parce que l’on prend pour acquis des institutions et des discours qui n’ont pas été créés tels que nous les connaissons.

Comment savoir alors ce qu’il s’agit d’expliquer ? Revenons à l’exemple cité plus tôt du contraste entre les couleurs. L’important ici n’est pas simplement le fait que la différence nous permet d’identifier et de caractériser des objets tels que le blanc. C’est aussi que sans cette capacité de contraster le blanc à d’autres couleurs, il est impensable de penser au phénomène de la couleur[37]. La notion de couleur, par exemple, n’est pas quelque chose que l’on peut simplement imaginer. Pour que cela soit possible, il faut être interpellé par une différence qui contredit nos attentes et nous oblige à imaginer une nouvelle explication, à penser une nouvelle synthèse. C’est pour cette raison qu’il a longtemps été impensable d’imaginer que la terre tourne autour du soleil ou que la lumière puisse être soumise aux lois de la gravité. De telles idées n’ont été rendues possibles que parce que, dans leurs tentatives de résoudre des contradictions, certains penseurs en sont arrivés à poser les problèmes sous une forme qui exigeait de nouvelles conceptions venant remettre en question, justement, la façon dont les gens imaginaient le monde. Sans ces contradictions et les problèmes qu’elles soulèvent, il n’y a aucune raison de remettre en question ces acquis. Les différences, lorsqu’on les organise de façon à révéler des contradictions dans la pensée, tirent donc leur force précisément du fait qu’elles permettent de surmonter les limites dans lesquelles l’imagination peut enfermer.

C’est ici que les limites du poststructuralisme deviennent plus claires. Comme on l’a expliqué, les poststructuralistes caractérisent généralement les tentatives d’analyser la différence comme un moyen d’ancrer le sens de façon aliénante. Aussi préfèrent-ils s’attaquer aux diverses formes par lesquelles la science discipline la pensée. Un tel projet s’appuie sur l’idée que l’imagination doit être libérée du carcan dans lequel on l’enferme trop souvent, puisque c’est elle qui permet de penser le monde différemment[38]. C’est d’ailleurs un raisonnement similaire qui motive des interventions comme celles de Robert Cox. Mais l’idée qu’un relâchement de la méthode peut libérer la pensée critique et créatrice n’est, dans une certaine mesure, qu’illusoire. Le problème, c’est que l’imagination se développe elle-même sur la base d’axiomes qu’elle ne peut facilement remettre en question. Parce qu’elle s’érige de façon à répondre à ce qui l’interpelle, elle est structurée par les problèmes mêmes qui l’animent[39]. Ainsi l’imagination peut fournir des réponses variées à une question, mais c’est la question qui compte le plus ici. Tant que l’on ne peut reformuler les termes de celle-ci, on condamne son imagination à errer dans les sentiers battus. C’est dans cet esprit que Friedrich Kratochwil souligne fort justement que « si nous avons appris de l’étude de différentes disciplines, c’est que le progrès consiste essentiellement en notre capacité de formuler de nouvelles questions qui ne pouvaient être posées auparavant[40] ». Ainsi la déconstruction ne saurait être suffisante, car elle néglige ce rôle de la différence comme moyen de redéfinir les termes de nos problématiques. Elle constitue une réponse, en quelque sorte, limitée au piège du positivisme parce qu’en choisissant de déconstruire les différences que l’on observe plutôt que de les articuler directement dans le cadre d’un propos, on se prive d’un moyen de confronter son imaginaire et de le pousser au-delà de ce qu’il prend pour acquis[41].

Cette critique nous permet maintenant de préciser davantage quelles sont les limites du positivisme. En cherchant à formuler des lois de développement sociales qui puissent s’appliquer de façon générale, suivant ainsi le modèle offert par les sciences naturelles, les positivistes développent des outils méthodologiques qui minimisent la spécificité de leur objet d’analyse. Cela constitue un problème pour le projet critique qui vise à remettre en question ce que l’on prend pour acquis. En réduisant ces phénomènes à leurs similarités, il ne reste plus rien qui empêche que l’on projette sur ce que l’on analyse ses propres biais sociaux. L’accent mis sur les ressemblances nous prive ainsi de tout angle qui permette de préciser en quoi un phénomène social ne correspond pas à nos préconceptions. Quand nous cherchons le dénominateur commun de différents processus sociaux, tout nous apparaît alors comme étant familier. Le portrait social que l’on construit sur la base de ces ressemblances transhistoriques ne peut alors que renforcer nos propres biais. Aussi, quand un réaliste comme Gilpin se penche sur l’équilibre des puissances lors de la guerre du Péloponèse[42], son erreur ne vient pas de son intérêt pour les faits historiques comme moyen de comprendre les relations internationales, mais plutôt de son postulat que ces faits peuvent servir à corroborer une théorie qui est développée de façon abstraite et transhistorique. En d’autres mots, le problème vient de la fonction que l’on donne aux faits dans l’analyse. Mobilisés de cette façon, les faits ne peuvent pas empêcher le théoricien de projeter sa propre rationalité sur d’autres contextes.

De ce point de vue, on en arrive à inverser les termes du problème. Il ne s’agit pas ici de nier que les faits sont une source d’objectivité, comme le font la plus grande partie des approches critiques. Au contraire, nous critiquons les positivistes parce qu’ils ne s’intéressent aux faits qu’en tant que support pour projeter leur propre subjectivité. Si l’on voit ces faits simplement comme moyen de valider de façon neutre ses théories, ils auront toujours tendance à renforcer les préconceptions. Ainsi, contrairement à ses prétentions, le positivisme n’a pas les moyens méthodologiques adéquats de remettre en question ce qu’il prend pour acquis, et ainsi d’aller au-delà de ses assises subjectives. En somme, il ne prend pas suffisamment au sérieux l’idée que les faits sont une source d’objectivité.

Il ne s’agit pas d’en revenir ici à une conception naïve des faits comme étant signifiants en soi, c’est-à-dire comme pouvant révéler le vrai sens des développements. Par objectivité, nous entendons ici simplement la capacité de surmonter des biais particuliers qui structurent notre subjectivité, c’est-à-dire un processus de reconstruction discursif par lequel on remet en question cette subjectivité sans jamais la transcender. Il n’y a pas de moyen de transcender le « fait » de l’interprétation. Tout savoir est construit et donc sera toujours dans une certaine mesure autonome de ce qu’il analyse. Mais si l’objet de la science n’est plus l’idéal platonique d’une recherche sur l’essence des choses, sur leur Vérité, mais vise plutôt l’objectif pragmatique de surmonter des biais particuliers de notre subjectivité qui sont aliénants, alors l’idée de la différence peut servir une fonction importante. Cette différence nous indique ce qu’il s’agit d’expliquer, question que nous avons trop souvent tendance à ignorer précisément parce que nous prenons les paramètres de notre pensée pour acquis.

Il apparaîtra sans doute banal aux yeux de plusieurs de souligner que le fondement du questionnement en relations internationales, comme partout ailleurs, est fonction des contradictions que l’on perçoit. Pourtant il est curieux que le débat méthodologique se détourne souvent de ce moment de l’entreprise analytique. Ainsi, les positivistes déploient un arsenal méthodologique considérable afin de vérifier des hypothèses, mais la question, elle, n’est pas généralement l’objet de préoccupations méthodologiques. Elle n’est considérée que dans la mesure où certaines conditions doivent être respectées pour pouvoir la tester empiriquement[43]. À l’inverse, les critiques du positivisme rejettent l’imposition d’un cadre formel pour structurer notre questionnement, mais abandonnent ainsi trop rapidement le terrain apparemment suspect de la méthode, ratant ainsi ce qui est vraiment en jeu dans le débat sur le positivisme : d’un point de critique il s’agit de se donner les outils pour reformuler nos questions.

Un tel travail n’est pas simplement d’ordre théorique, comme on le suppose trop souvent. Il ne s’agit pas simplement de définir des structures ontologiques différentes pour poser des questions différentes, comme si la reconnaissance d’une problématique constructiviste (concernant l’identité), marxiste (concernant l’exploitation) ou poststructuraliste (concernant la modernité) pouvait porter à elle seule le fardeau de l’entreprise critique. De façon plus fondamentale, le problème se situe au niveau du traitement même des faits. Dans l’optique hégélienne, une différence, qui prend la forme d’une contradiction, indique une limite de notre pensée[44]. La grande difficulté, ici, c’est de savoir en quoi les différences que nous percevons contredisent nos préconceptions. En effet, on rate souvent ce rôle signifiant de la différence parce que l’on a trop souvent tendance à percevoir ces différences simplement comme des variations sur un thème commun. Les différences que l’on perçoit se voient ainsi reléguées au rang des détails d’une histoire pouvant intéresser les curieux, mais d’importance secondaire pour l’analyse scientifique. C’est précisément cette conception qu’il importe de remettre en question pour redonner à la différence sa centralité en tant que moment signifiant de la recherche.

Pour ce faire, il est nécessaire de renverser les termes traditionnels selon lesquels on invoque la différence. Généralement, ce sont les différences les plus marquées qui apparaissent comme les plus signifiantes. La différence est alors utilisée, comme dans l’exemple du réaliste qui oppose sphères nationale et internationale, pour indiquer l’existence d’un nouvel objet pour la science. Elle sert ainsi à justifier l’introduction d’une nouvelle théorie pour expliquer une logique sociale différente. Mais si l’on considère le rôle de la différence en ces termes, comment déterminer l’importance que doit avoir une différence avant d’exiger une nouvelle théorie ? Une telle évaluation sera toujours vague et contestable parce que ce qui détermine ce point reste arbitraire. Il sera ainsi toujours difficile de résister à la tentation de reléguer de telles variations ou différences sous prétexte qu’elles sont suffisamment mineures pour être ignorées. C’est, en effet, dans l’intérêt même du chercheur qui souhaite développer une théorie que d’adopter un tel point de vue puisque cela permet d’étendre la portée de son analyse.

De façon plus générale, on peut dire qu’un tel traitement de la différence est d’ordre ontologique, car la différence se voit ici réduite à une propriété du monde dont on parle. Elle nous intéresse parce qu’elle délimite deux choses différentes. C’est pour cela que la différence apparaît souvent comme réifiant le monde dont on parle et qu’elle devient un frein au questionnement parce qu’elle consolide les termes de son opposition. Si l’on différencie, par exemple, les groupes d’intérêt manufacturiers et financiers, comme cela se fait souvent en économie politique internationale[45], on crée alors l’impression d’un dénominateur commun qui puisse caractériser chaque membre de ces groupes respectifs. Une différence qui nous apparaît fondamentale et qui sert à établir deux entités distinctes ne fait ainsi que consolider le statut ontologique de ces entités. Comme le montre fort justement la critique poststructuraliste, on tend alors à réifier les termes même de l’opposition, comme si tout ce qui est désigné par celle-ci pouvait être réduit à ce dénominateur.

Si l’on part, à l’inverse, d’une conception épistémologique de la différence comme un moyen de problématiser, l’attention se structure différemment. Ce sont précisément les différences dites secondaires qui deviennent importantes ici : celles qui nous apparaissent comme des variations sur un même thème (par exemple différents cas d’États souverains, différentes trajectoires de sociétés modernes, etc.). Repenser, par exemple, notre conception de la finance requiert ainsi que nous comparions différents cas de pratiques financières. Une telle stratégie nous a ainsi permis de remettre en question, dans des travaux antérieurs, la notion que les financiers partagent une même prédisposition en faveur de la stabilité monétaire[46]. Ainsi, d’un point de vue critique, ce n’est pas l’existence de deux entités qui est intéressant, mais deux instances de ce que l’on présuppose être une même entité.

IV – Une méthodologie critique pour les relations internationales

En soulignant l’importance de la différence dans le processus par lequel nous structurons notre questionnement, il ne s’agit pas de rejeter d’emblée les contributions de la mouvance critique sous prétexte qu’elles négligent ce statut épistémologique de la différence. Il existe en fait un nombre important de travaux critiques qui font un usage productif de la différenciation, que l’on pense aux travaux de Jens Bartelson sur l’évolution de la souveraineté ou de R.B.J.Walker sur le politique[47]. L’objet est plutôt de clarifier l’enjeu du débat afin de conscientiser les auteurs critiques face à ce qui se joue sur le plan méthodologique, cela afin d’accentuer certains principes de rigueur. Il est, en effet, possible d’avancer que c’est précisément l’absence de clarification à ce niveau qui explique pourquoi tant d’auteurs critiques emploient eux-mêmes un mode d’analyse qui se rapproche du positivisme justement parce qu’il néglige la différence. Pensant s’éloigner du positivisme en rejetant simplement l’idée « ontologique » d’invariants sociaux, ils n’ont toujours pas les moyens de saisir ce qui est construit socialement parce qu’ils délaissent trop souvent l’approche comparative. Ne pouvant dès lors spécifier les caractéristiques propres d’une période historique ou d’un contexte social, ils ne peuvent problématiser de façon réflexive leurs propres présuppositions. Les poststructuralistes eux-mêmes ont souvent tendance à négliger la différence comme moyen heuristique, même s’ils reconnaissent son importance dans la construction du sens. Ainsi, leurs analyses sont souvent limitées au cas dont ils font l’étude ou à l’auteur qu’ils traitent.

Ce problème est particulièrement saillant en ri. Étant donné que cette discipline favorise une approche holistique de son objet d’étude, il est souvent difficile de se donner un tel angle critique. Insister sur l’importance épistémologique de la différence est donc particulièrement important en ri puisque que son objet se prête mal à une analyse différentielle. La difficulté d’une telle entreprise explique sans doute pourquoi les travaux critiques qui soulignent des différences dans les pratiques internationales le font généralement sur un mode temporel plutôt que spatial. Une telle conception, cependant, reproduit trop souvent des catégories d’analyse trop générales pour réellement affiner notre regard critique. Si l’on ne peut penser les relations internationales qu’en fonction d’un découpage temporel, les options pour problématiser les phénomènes internationaux deviennent fortement limitées.

Ce n’est d’ailleurs pas sans raison que l’approche réaliste maintient une telle emprise sur la discipline malgré les vagues successives de critiques à son endroit. Cela reflète autant la forte emprise du positivisme sur la discipline que les particularités de son objet d’étude. En effet, du fait que le positivisme doit adopter un point de vue très abstrait qui permette de regarder son objet, c’est-à-dire le système international, avec une distance, les approches en ri sont souvent contraintes d’évacuer le social pour s’adapter au cadre de la discipline. Incapables de prendre en compte le riche contexte social que l’on retrouve dans l’approche comparative, les analyses doivent ainsi discuter les relations internationales à un niveau d’abstraction tel que tout commence à se ressembler.

Le défi pour la mouvance critique est donc de trouver les moyens méthodologiques pour ramener cette différence au coeur de la discipline. Cela requiert une nouvelle emphase sur les travaux comparatifs, non pas simplement pour offrir une image plus adéquate de la réalité internationale[48], mais pour se donner un terrain à partir duquel on peut articuler une méthodologie critique[49]. De ce point de vue, on comprend les limitations de Bartelson ou Walker qui, malgré la richesse de leurs travaux, font un usage limité de la différence comme moyen de problématisation. La tentative d’historiciser dans une perspective généalogique comporte, bien entendu, une dimension de problématisation en redonnant une histoire aux institutions du présent. Mais les coupures épistémiques offertes ici servent plus à ancrer l’identité d’une modernité qu’à en démonter les ressorts. Ainsi, l’histoire se trouve découpée en de vastes périodes qui tendent elles-mêmes à graduellement se réifier. Pris dans un tel modèle, le tranchant critique de l’analyse poststructuraliste tend ainsi à s’émousser alors que ses catégories s’objectivent[50].

Conclusion

En abordant le problème du positivisme, ce texte a précisé les enjeux épistémologiques qui entourent ce que l’on qualifie généralement de traitement de l’empirique. Plutôt que de critiquer en soi le type de faits évoqués par les réalistes, c’est-à-dire leur refus de prendre en compte le social, nous avons suivi les poststructuralistes en situant la question du positivisme au niveau du sens que l’on attribue aux faits. Nous avons ainsi souligné l’importance de la différence dans la construction du sens. Néanmoins, les poststructuralistes, si soucieux de montrer comment la construction de sens est sous-tendue par un processus de différenciation et de comparaison, cherchent eux-mêmes paradoxalement à s’éloigner de cette différenciation. Adoptant une position éthique qui vise à échapper à la fixation du sens, les poststructructuralistes sont logiquement amenés à déconstruire toutes les structures discursives comme étant nécessairement aliénantes.

Plutôt que d’accepter ce point de vue éthique face à la question du sens, nous avons cherché à explorer les implications épistémologiques de la notion de différence. S’il est vrai que le sens d’un fait n’est jamais donné par l’existence de ce fait lui-même, le défi est de trouver un moyen de spécifier le sens des phénomènes que l’on étudie. En cela, la différenciation doit servir de socle méthodologique sur lequel peut s’ériger une nouvelle forme d’analyse objective en ce qu’elle nous oblige à nous porter au-delà de notre propre subjectivité.

Ce faisant, nous ne prétendons pas offrir ici une méthodologie critique en soi. Une telle contribution reste à faire. Néanmoins, nous avons cherché à poser les bases d’une épistémologie sur laquelle une telle méthodologie peut être érigée. En insistant sur le rôle de la différence comme moyen de préciser ce qu’il s’agit d’expliquer, c’est-à-dire la question qui structure l’analyse, nous avons souligné comment la différence peut offrir une forme d’objectivité qui ne soit pas positiviste. Cela ne signifie pas en soi que, d’un point de vue ontologique, les différences entre sociétés sont plus importantes que leurs similarités. L’argument tient plutôt à la notion que ces différences constituent le moyen heuristique le plus efficace de surmonter ce que l’on prend pour acquis. Ce sont ces différences qui offrent un ancrage pour une rigueur que nous avons qualifiée de critique et qui s’articule sur un mode comparatif.

En soulignant cet impératif critique, nous avons remis en question l’idée, trop souvent mise de l’avant par les différentes approches critiques, selon laquelle ce serait l’application de méthodes scientifiques aux sciences sociales qui constitue le problème en soi. S’il est vrai que l’engouement pour le « modèle scientifique » comme moyen d’éviter une perspective subjective repose sur une illusion, il ne faudrait pas en conclure que la méthode scientifique est la source du problème. Une telle conception renforce la méfiance face au travail empirique et aux méthodes quantitatives en sciences sociales sans discerner les façons dont ces outils peuvent être utilisés. En tombant dans une telle perspective, nous nous condamnons à voir rigueur analytique et projet critique comme étant nécessairement antinomiques et à priver la mouvance critique d’un véritable fondement méthodologique pour pousser sa réflexivité. Si l’imagination, en soi, ne peut saisir elle-même ce qu’elle prend pour acquis, malgré toute la volonté qu’elle peut y mettre, il lui faut une méthode pour aller au-delà de ses limites.