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La notion de gouvernance s’est largement imposée au cours des deux dernières décennies pour appréhender les phénomènes diffus qui dépassent le cadre étatique et gouvernemental de l’exercice du pouvoir. Pour certains, elle incarne le défi lancé par la mondialisation du capitalisme à la souveraineté des États au point de mettre fin à l’ordre interétatique inauguré par le Traité de Westphalie en 1648. Pour d’autres, elle se limite au redéploiement de l’action de l’État qui, en l’absence de pouvoir légitime à l’échelle supranationale, reste néanmoins souverain dans le contexte de la mondialisation. Les enjeux de la gouvernance portent dans cette perspective sur un ensemble de réformes des leviers de l’action publique généralement favorables au marché[1].

Un nombre croissant de travaux sur la mondialisation étudient les formes de pouvoir et d’action collective qui se développent actuellement dans le monde en contestant la pertinence de fixer a priori la prédominance de l’État ou du marché, du privé ou du public, du national ou du global[2]. C’est vers ce point de vue que convergent les approches hétérodoxes en économie politique internationale[3]. Elles visent à l’interdisciplinarité et au syncrétisme théorique en vue de cerner les différentes facettes d’une économie transnationale opérant au sein d’un système d’autorité politique fragmenté. Dans cette perspective, l’État a joué et continue à jouer un rôle central dans la mondialisation ; mais ce rôle n’est pas interprété contre le marché. Il s’apparente plutôt à une instance de médiation pouvant à la fois favoriser le pouvoir accru du capital sur un plan transnational, légitimer son ancrage territorial et assurer un éventail de compensations possibles à ceux qui en sont exclus. Ces approches investissent de nombreux domaines occultés par l’analyse traditionnelle des relations internationales en se focalisant sur l’influence politique d’un large ensemble d’acteurs et de mécanismes de transformation à l’échelle planétaire.

Cet article vise à comprendre pourquoi la notion d’hybride est devenue si prégnante dans les analyses de la mondialisation. Avec sa connotation monstrueuse, le terme semble tout trouvé pour alimenter la controverse relative au sentiment que l’on ne dispose ni des mots, ni des modèles pour décrire l’impact réel de la mondialisation sur notre vie quotidienne ou l’opacité considérable qui entoure les ressorts de cette influence. On retrouve le terme d’hybride dans divers travaux consacrés aux nouvelles formes d’action collective à l’échelle internationale. En France, un rapport du Conseil d’analyse économique sous l’égide du premier ministre en a fait la caractéristique centrale de ses propositions en matière de gouvernance[4]. Au terme d’une recherche collective consacrée à la façon dont les organisations économiques internationales répondent aux revendications de la société civile, O’Brien et ses coauteurs considèrent que nous sommes en train « d’assister au développement d’une forme hybride de multilatéralisme[5] ». Les juristes empruntent au même registre lexical dans leur analyse du déploiement tous azimuts du soft law[6].

Trois questions conjointes surgissent de ce constat. Premièrement, quel potentiel heuristique le terme d’hybride fournit-il au débat sur la mondialisation ? Le recours à la notion d’hybride doit dépasser la recherche d’un attribut par défaut. La réflexion qui suit part de l’idée que c’est l’enchevêtrement de catégories qui fonde le principe constitutif de l’hybride. Si les acteurs, objets et domaines de compétence propres à la reconfiguration de l’autorité qui en découle ont déjà donné lieu à une analyse spécifique[7], un détour par les mythes grecs et romains nous rappelle à quel point l’hybride reprend un schème ancestral de représentation humaine peuplée de créatures associant des éléments humains, divins et animaux. De telles figures entretiennent un rapport ambigu avec la réalité et suscitent à cet égard des sentiments d’ambivalence. Cette démarche permet de faire l’hypothèse que l’ambiguïté et l’ambivalence sont des attributs constitutifs des formes de régulation du capitalisme contemporain qui renforcent la difficulté d’établir une distinction entre les aspects réels et imaginaires de la mondialisation. À un premier niveau, le concept d’hybride rend ainsi compte du degré de confusion qui caractérise la perception du phénomène. Il montre le lien ténu qui prévaut entre la réalité toute matérielle de la mondialisation – à l’exemple des inégalités globales qu’elle induit et des luttes politiques qui s’en réclament – et son caractère fantasmé – à l’image d’un monde meilleur à portée de main, d’une mise à niveau des individus à l’échelle de la planète ou au contraire de l’inexorable avancée des plus vils aspects du capitalisme.

Une deuxième question se pose : quel sens y a-t-il à associer la notion d’hybride à celle de gouvernance ? Rappeler à quel point le caractère polysémique, la teneur idéologique et l’approximation théorique du concept de gouvernance sont susceptibles d’invalider sa pertinence heuristique relève aujourd’hui du lieu commun. De ce point de vue, se borner à critiquer les approches en termes de gouvernance pour leur flou nous confine dans un faux débat[8]. Le propos est ici tout autre et consiste à montrer que c’est précisément l’ambiguïté et l’ambivalence propres à la dimension hybride des mécanismes de régulation qui entretiennent le flou des approches en termes de gouvernance.

Reste une troisième et dernière question : en quoi ces attributs hybrides supposent-ils véritablement une rupture dans les modalités d’organisation de l’économie politique mondiale contemporaine ? Un ouvrage pionnier de Cutler et ses coauteurs a examiné la capacité des acteurs économiques privés à établir en certaines circonstances une réelle source d’autorité internationale pour l’ensemble d’un domaine d’activité donné[9]. Trois conditions sont retenues pour définir cette forme d’autorité, à distinguer de l’influence ou du pouvoir inhérent aux rapports de forces tissant les relations sociales : une reconnaissance implicite ou explicite de l’État, un consentement de ceux qui sont soumis aux règles sans avoir pour autant été liés à leur élaboration et, enfin, un degré élevé de conformité aux règles qui traversent les espaces territoriaux de souveraineté de l’État. Depuis lors, un ensemble de contributions ont exploré un éventail plus large d’acteurs et de mécanismes en mesure d’exercer une autorité privée à l’échelle internationale[10]. Dans le prolongement de ces travaux, l’analyse qui suit spécifie un aspect particulier des mécanismes de régulation du monde contemporain. Le concept d’hybride permet de souligner l’ambiguïté dont se nourrit l’autorité des acteurs privés ou non étatiques sur la scène internationale. Il montre bien le mélange des genres dans la combinaison de transferts formels et informels de compétences qui ont lieu dans de telles circonstances. Il met ainsi en évidence l’ambivalence du pouvoir incarné par ce type de gouvernance de la mondialisation – célébré par ses partisans, contesté par ses opposants.

La démarche construite à l’appui de ce raisonnement s’articule en quatre temps. La première section présente brièvement les enseignements à tirer des récits qui mettent en scène la figure de l’hybride dans la tradition mythologique gréco-latine. La seconde prend acte de la difficulté des approches en termes de gouvernance à fournir une explication cohérente du pouvoir consacré par l’émergence des acteurs non étatiques sur la scène mondiale. La troisième montre l’apport des approches hétérodoxes en économie politique internationale pour appréhender les enjeux de dévolution de pouvoir dans la mondialisation. Enfin, la quatrième examine plus spécifiquement la rupture dans les modalités d’organisation du capitalisme qui en résulte, en se focalisant sur le chevauchement des transferts formels et informels d’autorité qui se déploient à l’échelle transnationale.

I – Hybrides et mythologie

Il y a bientôt deux décennies, Latour faisait le constat que nous vivons désormais dans un monde hybride qui transcende nos cadres de pensée dichotomiques hérités de la modernité[11]. Il nous ouvrait les yeux sur la contingence et l’incertitude de la distinction entre nature et société censée gouverner nos vies depuis des siècles. Relativisant la thèse de la fin de la modernité, Beck souligne toutefois que « la notion d’hybride est certes nécessaire, mais insuffisante [dans la mesure où] elle dit ce qu’il n’est pas […] mais ne dit pas vraiment ce qu’il est[12] ». Un nombre croissant d’auteurs utilisent ainsi le terme pour décrire les normes permettant à la mondialisation de fonctionner, tout en admettant généralement qu’ils ont recours au terme « faute de mieux ». À l’instar de Sassen, il s’agit surtout de saisir une forme d’autorité qui soit « ni complètement privée, ni complètement publique, ni totalement nationale, ni totalement mondiale[13] ».

L’hybride est bien plus qu’un attribut par défaut. Il est en voie de constituer une figure caractéristique de la mondialisation qui reprend un schème ancestral de la représentation humaine et de la vie sur terre. En botanique, les variétés hybrides n’ont pas attendu le marché des organismes génétiquement modifiés pour exister ; de même en zoologie, tout le monde connaît le mulet, croisement stérile d’un âne et d’une jument. Dans l’histoire, de nombreuses sociétés se sont constituées au coeur même d’un affrontement et d’un mélange de cultures. Le haut Moyen Âge en Europe a construit son système de représentations, ses mythes d’origine, sa langue, au confluent de la culture gréco-latine et du monde germanique[14]. Aujourd’hui, la littérature postcoloniale met de l’avant les mélanges de toutes sortes que se réapproprient dans certaines circonstances les sociétés périphériques. Randeria a noté à cet égard la ruse des États des pays en voie de développement dans leur invention d’un « pluralisme légal éclectique qui inclut de nouvelles toiles réglementaires hybrides tissées ensemble par l’État et des acteurs non étatiques, tels que des réseaux de mouvements sociaux transnationaux et des ong militantes[15] ».

L’hybride doit être compris comme un attribut dont le sens dépasse la juxtaposition de ses parties. Si dans les domaines de la botanique et de la zoologie il en découle généralement une nouvelle entité dans laquelle se sont fondues les caractéristiques propres des géniteurs, il n’en va pas de même dans la réalité sociale, où le franchissement et la transgression des limites qui séparent les catégories, les genres, ou les formes portent à conséquence sur les caractéristiques de l’objet.

La tradition mythologique explicite bien ce trait distinctif de l’hybride. Dans Minotaurus, le romancier suisse Dürenmatt affirme ceci au sujet du fruit des amours de la reine Pasiphae et du taureau enfermé dans le labyrinthe du palais crétois de Cnossos :

une créature comme lui [le Minotaure] ne devrait pas exister, au nom des limites tracées entre l’animal et l’homme, et entre l’homme et les dieux, pour que perdure l’ordre du monde, que le monde ne devienne pas labyrinthe et ne retourne pas ainsi au chaos d’où il était sorti[16].

Selon Godin, si l’hybride emporte la conviction par son côté fabuleux, à l’opposé de l’idéal classique d’unité et de simplicité, c’est qu’il repose à la fois sur une ambiguïté ontologique, oscillant entre réel et imaginaire, et une ambivalence émotionnelle, faite de séduction et de répulsion[17]. Dans la plupart des mythes, chaque partie de l’hybride est bien réelle ; seul le tout dont il accouche est associé à l’imaginaire. Il en va ainsi de l’hermaphrodite, du Sphinx et des Chimères. Le caractère hétéroclite de leurs composants leur confère une identité ambiguë. En Grèce antique et à Rome, les amalgames entre humains et animaux accouchent le plus souvent de monstres malfaisants. L’effroi qu’ils véhiculent se retrouve dans la graphie du mot, qui vient du latin ibrida, vite altéré en hybridia pour désigner chez Pline le croisement d’une truie et d’un sanglier. L’y accomplit ici un « forçage étymologique » qui a pour fonction d’évoquer l’hybris (ubriV) grecque, c’est-à-dire la démesure, la transgression, le franchissement des limites pouvant emmener dans leur sillage un déferlement de violence[18]. Cerbère, Chimère et le plus célèbre d’entre tous, le Minotaure, traînent derrière eux un long cortège de victimes humaines. En revanche, lorsque les croisements s’opèrent entre les hommes et les dieux, l’hybride prend la valeur positive du héros, dont on célèbre la sagesse et la puissance. Dans une telle configuration, « l’apport de sang divin est comme une régénération de la race humaine[19] ». Pour ne citer que deux figures, la belle Hélène, dont le rapt a initié la Guerre de Troie aux origines de la civilisation grecque, est fille de Zeus et de la mortelle Leda, l’épouse du roi spartiate Tyndare. Quant à la grandeur et à la puissance d’Athènes, elles doivent beaucoup au vainqueur du Minotaure dévorant chaque année les jeunes Athéniens qui lui étaient livrés en pâture : Thésée, fils d’Egée et d’Aethra, mais dont on dit qu’il est aussi fils de Poséidon[20].

À la lumière de la tradition mythologique, le concept d’hybride aide à expliciter la confusion excessive que suscitent les phénomènes diffus auxquels on associe la mondialisation. La difficulté à distinguer les aspects réels ou imaginaires des transformations en cours du monde contemporain reconduit l’ambiguïté ontologique des êtres mythologiques. La mondialisation consacre de nouveaux objets et de nouveaux acteurs qui sont bien réels, mais leur mise en commun est à ce point dépourvue de critères de définition clairement établis qu’elle apparaît imaginaire à maints égards. Il en va de même avec son ambivalence émotionnelle. La mondialisation exerce une séduction irrésistible auprès de ceux qui se réjouissent d’identifier ici ou là les embryons d’un idéal cosmopolite pluricentenaire. Mais elle repousse tous ceux qui refusent de voir le marché et la société civile prendre sans autre forme de procès la place des dieux antiques dans les métamorphoses actuelles de la souveraineté. Si, pour ceux-là, l’hybride est associé au rationalisme et à l’intelligence de Thésée, pour ceux-ci, la façon dont l’hybride s’est fondu dans le marché et l’individualisme en fait un monstre à combattre avec autant d’ardeur que le Minotaure.

II – Hybrides et gouvernance

L’ambiguïté et l’ambivalence au fondement du concept d’hybride expliquent également le flou des approches en termes de gouvernance de la mondialisation. La notion de gouvernance a été largement mobilisée dans différents domaines des sciences sociales pour appréhender les différentes facettes de l’exercice d’un pouvoir politique impliquant de nouveaux acteurs, des objets parfois insoupçonnés, et des procédures qui s’éloignent des canons de la démocratie représentative propre à l’État-nation. On connaît les controverses qui gravitent autour de la notion. Elle nourrit des débats sur la pertinence même de son emploi, ses définitions contradictoires, les approches théoriques opposées qui la fondent, ou ses non-dits idéologiques. Il ne convient pas ici de revenir sur ces controverses. La brève généalogie qui suit vise surtout à expliquer pourquoi le concept même de gouvernance reconduit la qualification hybride des mécanismes de régulation actuels. L’argument consiste à montrer qu’en excluant généralement le type de souveraineté politique des démocraties modernes, l’acception contemporaine de la notion de gouvernance tend à renforcer l’ambiguïté et l’ambivalence des politiques censées avoir prise sur la mondialisation.

La plupart des travaux sur la gouvernance font remonter le concept à son utilisation dans la théorie de l’entreprise, qui l’assimile aux règles complexes liant les dirigeants aux actionnaires[21]. Or, le terme est fort ancien, et on situe ses origines aux alentours du xiiie siècle. Avec la centralisation de l’autorité politique liée au développement de l’État moderne et les métamorphoses du principe de souveraineté accompagnant le passage à la démocratie, l’usage du terme de gouvernance s’est progressivement éloigné du centre du pouvoir. Il s’est dissocié de celui de gouvernement. Comme l’indique Hewitt de Alcántara, « bien que le concept s’applique à de nombreuses situations où il n’y a pas de système politique à proprement parler, il n’en implique pas moins l’existence d’un processus politique[22] ».

Les soubresauts de l’impérialisme britannique au tournant du vingtième siècle font apparaître la gouvernance comme une des modalités privilégiées du règlement du statut colonial des territoires sous le joug de la Couronne. Plusieurs ouvrages paraissent sur cette thématique, en particulier pour aborder le cas de l’Inde[23]. Quelques décennies plus tard, l’usage de la notion se recentre sur une facette plus spécifique du pouvoir économique, avec des travaux pionniers d’économie de gestion et de théorie des organisations. La gouvernance devient le dispositif par lequel trouver une solution au processus de séparation entre gestionnaires et propriétaires du capital. Après l’effondrement de la Bourse de 1929, l’analyse célèbre de Berle et Means consacre l’avènement de l’entreprise managériale et les nouvelles fonctions de gouvernance conférées à ses dirigeants[24]. Avec une productivité en baisse et une montée des revendications sur les salaires et le contenu du travail, l’arbitrage entre gestionnaires et propriétaires prend une nouvelle tournure au début des années soixante-dix, à la faveur cette fois-ci des propriétaires. Avec force modèles, la fonction d’utilité de gestion s’infléchit en direction de l’évaluation des actions sur le marché financier[25]. La gouvernance devient désormais un parangon de gestion orientée vers la valeur actionnariale. Parallèlement, la crise fiscale de certaines municipalités allait conduire les géographes à aussi penser en termes de gouvernance. Au potentiel de conflit social résultant des politiques dictées par la réduction des dépenses publiques, la nouvelle gouvernance urbaine oppose un langage de rigueur et de scientificité calqué sur les règles de gestion des entreprises[26]. La notion de gouvernance se redéploie au cours des années quatre-vingt dans l’économie du développement. Elle fait irruption dans le réservoir conceptuel de la Banque mondiale pour mettre au compte de l’incompétence des États des pays en développement les échecs constatés – et de plus en plus contestés – des programmes d’ajustement structurel[27]. En parlant de « bonne gouvernance » plutôt que de « réforme de l’État » ou de « transformation sociale », la Banque a consacré des volumes de financement considérables pour imposer sous une étiquette relativement inoffensive la poursuite d’une économie politique de l’ajustement favorable au marché[28]. Comme le note avec ironie Osmont, « dès lors, on ne parlera plus que de good governance, car il n’est de governance que bonne, c’est une évidence qui devra s’imposer, comme s’imposent à tous les règles du marché[29] ».

À partir d’un référentiel confiné sous l’Ancien régime aux pouvoirs constitués, qui s’élargit avec l’avènement de la souveraineté moderne, qui se transpose dans la gestion d’entreprise, dans la politique urbaine, et se redéploie dans l’économie du développement, la notion de gouvernance prend pour objet, dans les années quatre-vingt-dix, le monde dans sa globalité. Gouvernance mondiale, gouvernance globale, on ne sait pas trop comment traduire le terme anglais de global governance. Une chose est sûre, toutefois. Pour penser l’ordre mondial bouleversé par la chute du mur de Berlin, dans le sillage de la Commission sur la gouvernance mondiale, de nombreux travaux se sont interrogés sur la pertinence d’un concept qui, comme le note Smouts, s’éloigne de l’analyse pour représenter l’avatar contemporain des cogitations sur l’ordre mondial[30]. Ainsi, pour de Senarclens, « les partisans de cette approche prescriptive ont tendance à mêler dans un grand ensemble flou tous les acteurs de la scène internationale, sans hiérarchiser leur rôle et leur influence politique sur les systèmes de régulation ». Il en découle une « valorisation naïve des acteurs non étatiques, en particulier du rôle des entreprises transnationales, des ong, des organisations internationales[31] ». Le terme est si porteur qu’il motive l’édition d’importants recueils de textes rassemblant des auteurs dont certains n’adhèrent que peu aux orientations paradigmatiques de la notion de gouvernance mondiale[32].

Les approches en termes de gouvernance visent à restituer l’ampleur des transformations qui ont eu lieu ces dernières années dans l’exercice du pouvoir à l’échelle mondiale. Chacune d’entre elles fournit une explication singulière du rôle des acteurs non étatiques dans la résolution des problèmes d’action collective ainsi que de la multiplication des sphères d’autorité et procédures qui les encadrent à l’échelle internationale. Mais elles peinent à lever le flou sur les éléments à retenir pour définir le pouvoir consacré par l’émergence sur la scène mondiale d’acteurs non étatiques influents, d’objets souvent non identifiés et de procédures qui débordent largement le cadre de celles usuellement reconnues. Aucune n’aborde de façon centrale la dimension structurelle du flou qui entoure le pouvoir de ce type d’acteurs non étatiques dans leur relation avec l’État. Il ne s’agit ni de gains et de pertes de pouvoir relationnel dans un jeu à somme nulle, ni d’instances additionnelles de gouvernance dont les fonctionnalités s’ajouteraient « à côté » du rôle traditionnel de l’État sur la scène internationale. La nature de ces relations reste le plus souvent si ambiguë et nourrit des sentiments si ambivalents qu’elle motive dans une large mesure le recours à la notion d’hybride. Reste toutefois à examiner plus en détail l’ambiguïté et l’ambivalence qui caractérisent ces nouveaux mécanismes de régulation.

III – Dévolution de pouvoir dans la mondialisation

La tradition juridique nous a légué le terme constitutionnel de dévolution de pouvoir pour distinguer les différents niveaux institutionnels de l’exercice du pouvoir. Loin des slogans clamant la fin des territoires ou de la souveraineté face à la tyrannie de la technique ou des marchés[33], les approches hétérodoxes en économie politique internationale conceptualisent de façon originale trois dimensions centrales des transformations actuelles du pouvoir à l’échelle internationale. Celles-ci se rapportent aux acteurs, aux objets et aux procédures de la dévolution de pouvoir dans la mondialisation.

En premier lieu, on assiste à l’irruption de nouveaux acteurs. Quand bien même leur capacité d’action reste intrinsèquement liée aux États, les acteurs non étatiques se sont arrogé un rôle considérable sur la scène mondiale. Cette dénomination regroupe assurément un ensemble très large d’acteurs. Elle se rapporte aussi bien à la nouvelle « classe managériale transnationale » coordonnant par le biais d’entreprises de conseils et d’associations professionnelles les intérêts des grandes entreprises multinationales dans diverses arènes de négociation[34], qu’aux mouvements sociaux qui les contestent[35], aux think tanks les plus influents dans l’identification des problèmes globaux[36] qu’aux compagnies de sécurité privée ayant une manière bien à elles de les résoudre[37], aux grandes agences de notation des titres de propriété[38] qu’à la mondialisation par le bas des réseaux de migrants nomades[39]. À chaque fois, il en va d’une grande variété d’arrangements institutionnels susceptibles d’incarner une forme d’action ou une autre à l’échelle internationale. Ce faisant, l’étendue et l’intensité de l’influence des acteurs non étatiques constituent incontestablement un des attributs de la mondialisation[40].

Dans une perspective historique de longue durée, le principe d’autorité non étatique n’est toutefois pas nouveau. L’État tel que nous le connaissons aujourd’hui, qui s’étend sur un territoire donné, qui contrôle sa population dont il incarne la souveraineté, qui centralise l’émission monétaire aux côtés des agents privés, est une création du dernier tiers du dix-neuvième siècle[41]. Halliday note que l’aspect résiduel ou supposé récent de ce qu’on regroupe sous le vocable de « non étatique » n’est rien d’autre que le prolongement de ce qui a prévalu jusqu’à la formation de ce type d’État moderne[42]. Ainsi, loin d’être exclusivement caractérisées par le nombre et la densité des acteurs non étatiques dans les mécanismes de pouvoir, les transformations actuelles de l’autorité à l’échelle transnationale reposent autant, si ce n’est plus, sur le nouveau statut des acteurs non étatiques par rapport à l’État. La relation que les acteurs non étatiques entretiennent à l’échelle internationale avec le politique était auparavant marginale et, le cas échéant, nourrie par la confrontation, l’illégalité et la clandestinité. Mais aujourd’hui, elle se trouve centrale et fondée sur des principes de complémentarité, de légalité et de subsidiarité. C’est ce constat qui conduit Sassen à analyser les processus de « dénationalisation » par lesquels des pans entiers de l’autorité étatique endogénéisent un ordre du jour privé et transnational[43]. En France, les travaux de Bayart ou de Hibou vont dans le même sens, en soulignant que la privatisation correspond moins à une baisse du public au profit du privé qu’à la poursuite par d’autres moyens de l’exercice du pouvoir étatique et politique[44].

Il convient, en deuxième lieu, de prendre la mesure des nouveaux objets auxquels l’ensemble de ces acteurs font face. Dans un travail pionnier sur le sujet, Susan Strange reconnaissait toute l’ampleur de la tâche à analyser en profondeur : « l’étendue et les limites de l’autorité non étatique[45] ». Elle a mené l’enquête parmi les suspects attendus, comme les télécommunications ou les cartels, dont les exemples ne manquent pas dans les secteurs comme les semi-conducteurs, le transport aérien, les produits pharmaceutiques ou la chimie. Fidèle à l’affranchissement des frontières disciplinaires dont elle fut une fervente avocate, elle a aussi porté son regard sur des objets négligés en relations internationales, tels que le crime organisé, les dommages couverts ou non couverts par les contrats d’assurance, le monde trouble de la révision comptable internationale, ou encore les cercles restreints des technocrates et de l’expertise. L’enquête de Braithwaite et Drahos analyse dans le détail les particularités de ce type d’arrangements dans des secteurs tels que le transport maritime, les drogues ou la finance et le droit de propriété[46]. En distinguant les autorités de marché des autorités morales et des autorités illicites, Hall et Biersteker ont tenté de systématiser la nouvelle étendue sur laquelle se déploie l’autorité internationale[47]. Mais la typologie induit en erreur. De même que les autorités de marché s’appuient sur la morale en s’engageant sur la voie de la responsabilité sociale des entreprises, de même l’argent est loin d’être absent des autorités morales que veulent incarner les ong et les nouveaux mouvements sociaux. Par ailleurs, la notion d’autorité illicite tend à confondre les notions de pouvoir et d’autorité, en oubliant que seule cette dernière peut prétendre à l’exercice d’un pouvoir reconnu comme légitime. La catégorie des autorités illicites a toutefois le mérite de rendre visible une des faces cachées de la mondialisation. Comme le note Bayart, « l’hybridation transnationale de l’État et du crime… semble être d’ordre systémique en constituant l’un des rouages de l’assemblage de l’État et du capitalisme mondial[48] ».

En troisième lieu, les changements dans la nature du pouvoir à l’échelle internationale reposent sur de nouvelles procédures. Les principes de la représentation internationale ne sont plus monopolisés par le cadre strict de l’intergouvernementalité ; les dispositions en matière de consultation et de participation se sont considérablement élargies ; les processus décisionnels, de mise en oeuvre et de contrôle se sont également assouplis et tendent à abolir la distinction entre les actions relevant de la loi ou du contrat, leur cadre obligatoire ou volontaire, universel ou particulier. L’effacement de ces frontières procédurales permet de transposer les fonctions dévolues au politique à divers tenants de l’autorité dans le domaine investi par telle ou telle controverse. Picciotto souligne les risques démocratiques qui en découlent :

l’accroissement de réseaux de gouvernance ou de régulations internationales n’entraîne pas une réduction du domaine de compétence de la politique internationale, mais plutôt sa poursuite par d’autres moyens. Il en découlera assurément une tentative de dépolitiser les problèmes, en déployant un ensemble de techniques spécialisées, managériales ou scientifiques et en fondant leur solution sur un discours universalisant[49].

Calon, Lascoumes et Barthes sont quant à eux moins sceptiques. Les controverses qui se déroulent dans le cadre de ce qu’ils dénomment avec Latour les « forums hybrides » sont assimilées à des dispositifs à la fois d’exploration (des identités des acteurs, des problèmes rencontrés, des options envisageables) et d’apprentissage (qui tiennent compte des échanges croisés entre savoirs des spécialistes et savoirs profanes) :

les forums hybrides, en favorisant le déploiement de ces explorations et apprentissages, participent d’une remise en cause, au moins partielle, des deux grands partages qui caractérisent nos sociétés occidentales : celui qui sépare les spécialistes des profanes, celui qui met à distance les citoyens ordinaires de leurs représentants institutionnels[50].

Si les exemples convoqués à l’appui de leur thèse dans le domaine de l’enfouissement des déchets nucléaires, de la sécurité alimentaire ou des myopathies semblent convaincants, d’autres le sont moins, en particulier lorsque l’on s’élève dans les sphères internationales. Qu’il suffise ici de mentionner la nouvelle « méthode ouverte de coordination » des politiques européennes. Sous couvert d’approfondissement de la recherche de consensus, elle se confine à des domaines de second rang par rapport aux politiques monétaires ou budgétaires et emprunte largement aux techniques de gestion l’art de contourner les oppositions politiques par l’étalonnage des instruments les plus efficaces et leur diffusion sous forme procédurale[51].

L’avancée d’un « droit global sans État[52] » et de ce que les juristes nomment le « droit mou » modifie en profondeur les principes de dévolution de pouvoir par rapport auxquels situer les acteurs, les objets et les procédures de la mondialisation. Cette évolution remet en cause la tradition juridique positive de Hans Kelsen fondée sur une vision pyramidale et euclidienne de la « pureté » du droit. Elle atténue les définitions a priori de la répartition de compétences entre acteur et de la hiérarchie des règles à respecter. Comme l’indique Boisson de Chazournes, « la régulation est ainsi porteuse de règles, de normes qui revêtent une ‘texture ouverte’ symbolisée par le concept d’‘internormativité’[53] ». Pour cette auteure, c’est précisément le « statut hybride et intermédiaire » d’une telle régulation qui interpelle, dans sa dimension phénoménologique, « de nombreux acteurs et de nombreuses manières ‘de faire et de voir’ le droit[54] ». Ici encore, l’hybride dénote un chevauchement d’autorité dont deviennent tributaires les différents corpus de normes juridiques à relier et les passerelles à établir entre celles-ci et d’autres normes politiques, technologiques, commerciales, comptables.

Si les juristes ont largement débattu des critères formels susceptibles de conférer une plus grande légitimité à ce type de régulation, l’objet du pouvoir non étatique dans les relations internationales, la nature des acteurs qui l’influent et leurs relations avec l’État restent équivoques. À l’image des créatures hybrides des mythologies, ce constat est renforcé par l’aisance avec laquelle se franchissent les limites qui séparent normalement des mondes opposés. Les pratiques mobilisées se jouent de la distinction entre public et privé et outrepassent le confinement du monde illicite à la périphérie de l’État de droit. Contrairement à la vision étroitement sécuritaire véhiculée par le nouvel intérêt que suscite ce domaine d’études, Cox donne une autre perspective au terrain de la clandestinité dans son rapport au monde licite[55]. Il met en avant les cycles récurrents de légitimité, d’illégitimité et de nouvelle légitimité qui ponctuent la dynamique historique mondiale. La contrepartie en est une succession d’activités clandestines révolutionnaires, de compromis avec certains éléments de l’ordre ancien et d’activités parasitaires plus ou moins en phase avec l’ordre nouveau[56]. Aujourd’hui comme hier, le monde clandestin s’étend à toutes sortes d’activités (le sexe, la drogue et le travail, mais également la religion, la finance, la fiscalité, la politique, l’espionnage et la guerre). La plupart d’entre elles opèrent de façon à la fois symbiotique et parasitaire avec le monde licite. Certaines, en revanche, sont clairement en position de rupture, « dans laquelle une portion significative de la population perçoit les autorités politiques existantes et les idées reçues de l’ordre économique et social comme étrangères et en totale opposition à leur propre sens de la justice et du bien être[57] ». Telles sont pour Cox les conditions de maturité pour l’expansion d’un monde clandestin, dont les éléments parasitaires n’occulteront jamais totalement les potentialités révolutionnaires. Il reste à mieux cerner en quoi l’ambiguïté consacrée par ces mécanismes hybrides de dévolution de pouvoir suppose une rupture dans la façon d’organiser l’économie politique du monde contemporain. L’analyse qui suit se confine au domaine licite.

IV – Transferts d’autorité et régulation hybride

L’irruption d’institutions hybrides s’inscrit dans une nouvelle configuration du pouvoir réglementaire ou normatif à l’échelle internationale. Celle-ci s’étend tout au long d’un continuum dont les pôles sont d’un côté des arrangements ad hoc et informels et, de l’autre, de véritables régimes de coopération fortement institutionnalisés où les acteurs privés et publics détiennent des statuts équivalents. Comme le souligne Chavagneux, il n’y a pas véritablement de règle dictant la façon dont les acteurs privés parviennent à institutionnaliser leur influence ; et surtout, on pourrait multiplier les exemples qui soulignent la difficulté à distinguer espaces de décision privés et publics. C’est à ce titre que notre auteur considère les grandes décisions ayant façonné la mondialisation financière comme exemplaires d’une « gouvernance hybride alliant acteurs publics et privés[58] ».

La réflexion qui suit a pour principal objectif de mettre en avant l’ambiguïté qui caractérise – ainsi que l’ambivalence que peut susciter – un si large éventail de transferts formels et informels d’autorité. Cutler et ses coauteurs ont établi une typologie des canaux distincts par lesquels les entreprises privées sont en mesure de contrôler la régulation du capitalisme à l’échelle internationale[59]. Cette démarche présente l’avantage de balayer un large spectre et de distinguer en son sein des logiques singulières. En se limitant au rôle des acteurs économiques privés, il peut paraître justifié d’élever par exemple les ententes cartellaires et les services de coordination du capitalisme au statut de catégorie à part entière. Cela l’est moins, en revanche, s’il s’agit d’embrasser un ensemble plus large d’acteurs non étatiques dans leur imbrication de pouvoir avec l’État. Le point de vue développé dans le présent article nous invite à nous demander si les recoupements qui prévalent couramment entre ces catégories ne résultent pas précisément de la dimension hybride des mécanismes de régulation ainsi classés.

De nombreux acteurs endossent les fonctions tout ce qu’il y a de plus informelles des règles non écrites de l’influence, en même temps que celles très formelles d’autorégulateur d’un domaine particulier. La crise initiée par l’effondrement du marché des crédits immobiliers à risque aux États-Unis en 2007 a par exemple montré l’implication cruciale sur le plan de la stabilité financière mondiale des grandes agences de notations de titres. Les trois entreprises privées qui dominent le marché à l’échelle globale – Moody’s, Standard & Poors, et Fitch – attribuaient la notation maximale de aaa à des produits financiers qui se sont révélés hautement spéculatifs. Or, c’est notamment sur la base de ces notations que non seulement les entreprises financières établissent leur politique prudentielle, mais que les pouvoirs publics définissent aussi le cadre réglementaire des marchés financiers[60]. Avec l’approfondissement de la crise, les agences de notation ont commencé à faire l’objet d’une attention accrue des régulateurs. Le groupe de travail mis sur pied à cet égard par l’Organisation internationale des commissions de valeurs (oicv) – qui regroupe les organes de surveillance des marchés à travers le monde – a formulé ses recommandations au printemps 2008[61]. Son président, Michel Prada, va quant à lui plus loin. Il est en faveur d’une abolition de la dimension non écrite de l’influence induite par le principe d’autorégulation et verrait d’un bon oeil la création d’une véritable organisation mondiale des agences de notation en charge de la surveillance et de la régulation d’acteurs dont le rôle structurel sur les marchés n’a été reconnu publiquement que récemment[62].

Quelques années auparavant, les faillites spectaculaires du courtier en énergie américain Enron en 2001 ou du géant italien de l’agroalimentaire Parmalat en 2004 ont pointé du doigt les caractéristiques hybrides de la régulation induite par un autre type d’acteurs. Il est apparu que la réunion sous le même toit des grands cabinets d’expertise comptable et de conseil entraînait des risques considérables de faillites en chaîne. Arthur Andersen ayant sombré dans le sillage d’Enron, il ne reste maintenant plus que les big four PricewaterhouseCoopers, kpmg, Delloite Touche Tohmatsu, Ernst&Young. Ce sont ces mêmes cabinets qui, pour minimiser leurs coûts et répondre aux transformations liées à l’émergence d’une économie globale de services, ont impulsé une réforme des conventions comptables héritées du capitalisme industriel. Les nouvelles normes comptables internationales ifrs ont été négociées sous forme volontaire au sein de l’International Accounting Standards Board (iasb), l’organe de production normative créé sous l’égide de l’organisation professionnelle d’auditeurs relayant les intérêts des big four. Depuis leur adoption en 2005 par l’Union européenne, elles sont devenues obligatoires pour toutes les sociétés cotées sur les bourses européennes[63]. Comme le note Capron, la diffusion et l’application de ces normes :

s’imposent d’elles-mêmes […], sans qu’il soit nécessaire de légiférer ou de faire adopter des règlements par des autorités publiques. Le cas de l’Union européenne est tout à fait exemplaire de ce point de vue : c’est un véritable abandon de souveraineté sur l’avenir de sa normalisation comptable[64].

Ces exemples montrent bien les difficultés liées à un chevauchement de catégories et à la prise en compte d’acteurs non étatiques autres que les entreprises privées. Ils nous invitent à développer une grille d’analyse qui explicite mieux à l’échelle internationale l’ambiguïté et l’ambivalence des transferts formels et informels d’autorité consacrés par ce type de régulation politique. Il convient à cet égard d’examiner l’imbrication de trois niveaux génériques de transferts d’autorité.

Le premier niveau est celui où prime la sphère publique. Il se situe à la source des procédures par lesquelles les États délèguent formellement leur compétence et reconnaissent par conséquent l’autorité qui en découle. C’est le monde traditionnel des organisations intergouvernementales, mais aussi des procédures souvent inédites du « droit mou » qu’elles entérinent. À la suite des crises financières de la seconde moitié des années 1990, le fmi a par exemple inclus dans son mandat relatif au maintien de la stabilité financière internationale l’adoption de normes et de codes élaborés avec divers acteurs privés et publics de la communauté financière internationale, sans pour autant constituer de véritables conventions internationales contraignantes. Mais parmi les multiples conditions imposées par la Banque mondiale et le fmi aux pays en développement se trouve précisément l’adoption de rapports sur l’observation de ces codes et standards qui régissent douze domaines relatifs à la transparence des politiques évaluées, à la réglementation et au contrôle du secteur financier et au fonctionnement des marchés, notamment en matière de gouvernance d’entreprise, de comptabilité et de vérification des comptes[65].

Les dispositions de l’omc relatives aux réglementations techniques se situent au même niveau de délégation de compétences. Dans sa tentative de concilier libéralisation des échanges et autonomie réglementaire des États, le cadre juridique de l’omc comporte un ensemble de principes généraux, de dispositions particulières et d’accords spécifiques, en particulier l’Accord sur les obstacles techniques aux échanges (otc) et l’Accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires (sps). En mobilisant un ensemble d’acteurs non étatiques sur la base de procédures qui laissent une large place aux positions acquises dans la sphère privée, qui délèguent à des organisations, des conventions et autres accords multilatéraux aux configurations les plus diverses, qui confèrent à la science et à l’expertise souvent le dernier mot, le système de délégation de compétence de l’omc s’avère un espace complexe d’enchevêtrement de souverainetés[66].

La « nouvelle approche » en matière d’harmonisation technique adoptée par la Communauté européenne en 1985 fournit une autre illustration de délégation formelle de compétences envers des acteurs et des mécanismes exerçant une forme hybride d’autorité – cette fois-ci à l’échelle régionale. Le mécanisme de base de la « nouvelle approche » consiste à transposer le principe de subsidiarité des institutions européennes dans les relations à établir entre les sphères politique et économique. Pour ce faire, la législation des pouvoirs publics européens doit se limiter aux seules exigences essentielles et générales auxquelles doivent correspondre les produits mis sur le marché, en particulier dans le domaine de la santé, de l’environnement, de la sécurité sur le lieu de travail et la protection des consommateurs. Dans les secteurs concernés par la nouvelle approche, l’harmonisation des spécifications techniques, des critères de performance ou des exigences de qualité est dès lors du ressort des organismes faîtiers de normalisation européenne (cen, Cenelec, Etsi) dont les membres ont des statuts très variables et des liens parfois très relâchés vis-à-vis de l’État. Par ailleurs, le principe d’autorégulation est étendu aux fonctions de surveillance, puisque les produits mis sur le marché bénéficient d’une présomption de conformité aux normes sur la base de la seule déclaration du fabricant. Le premier objectif de la directive de 1985 était d’éviter qu’avec la mise en place du marché unique en 1992 les entraves aux échanges se déplacent massivement dans le domaine des spécifications techniques ; mais elle a aussi largement favorisé le positionnement stratégique des normes européennes sur le marché mondial. Ce bref examen nous induit à souscrire aux conclusions auxquelles arrive Egan à l’issue de son ouvrage fouillé sur la politique européenne de normalisation. Selon elle, les transformations de la réglementation technique à l’échelle européenne portent bien les marques distinctives d’un « hybride d’acteurs étatiques et non étatiques[67] ».

Le second niveau est celui de la cohabitation des sphères publiques et privées. Il correspond à l’espace protéiforme dans lequel se projette la délégation formelle de l’autorité et le consentement sur lequel elle peut s’appuyer. À ce niveau, la réglementation des pouvoirs publics se mêle à la propension des relations contractuelles privées à avoir force de loi. Pour certains, c’est le lieu des « réseaux transgouvernementaux » par lesquels se nouent des contacts privilégiés entre hauts fonctionnaires et experts gouvernementaux en charge d’un « nouvel ordre mondial[68] ». Pour d’autres, c’est à ce niveau qu’il faut identifier l’émergence d’une « démocratie entrepreneuriale ». La légitimité des organisations internationales ne serait plus dans de telles circonstances fondée sur les concepts centraux de la modernité, tels que souveraineté et citoyenneté, mais sur le principe entrepreneurial de partie prenante à un processus guidé essentiellement par des intérêts ponctuels[69]. La participation ne procède plus du droit formel et universel, mais des intérêts professionnels détenus dans un domaine particulier ou des préoccupations pouvant être liées à ces intérêts. Comme le souligne Klabbers, cet infléchissement suppose un processus d’« informalisation » du droit par lequel « il devient presque impossible de structurer et de canaliser le débat politique[70] ».

À ce niveau, on peut noter que les codes et standards de la Banque mondiale et du fmi évoqués ci-dessus contribuent à entretenir la confusion entre les compétences des acteurs publics et privés. Ils comprennent une définition de la « bonne gouvernance » qui s’appuie sur celle élaborée dans les enceintes publiques de l’ocde, mais qui est aussi à l’origine des méthodes utilisées par les grandes agences privées de notation de titres pour évaluer les créances des pays en développement et ainsi influencer le taux d’intérêt qu’ils doivent honorer. Plus généralement, des voix s’élèvent parmi les responsables du contrôle des places boursières pour redonner un rôle plus grand aux acteurs publics depuis l’aggravation de la crise financière initiée par l’effondrement du marché des crédits immobiliers à risque aux États-Unis en 2007. Les solutions envisagées prennent leur distance vis-à-vis du consensus de Washington qui dans les années 1990 cherchait à imposer des politiques de discipline budgétaire, de rigueur monétaire, de privatisation, et d’ouverture commerciale et financière ; mais les plates-formes qui les portent confirment aussi la tendance des pouvoirs publics à conférer aux acteurs privés le droit de faire la loi, ou du moins d’établir par eux-mêmes les principes de leur autorégulation. La Banque des règlements internationaux (bri) joue un rôle prépondérant dans cette architecture, en abritant de nombreux comités d’experts dans lesquels les intérêts des milieux privés de la finance sont généralement bien relayés. Son directeur général, Malcolm Knight, en est pourtant venu à publiquement s’inquiéter de la « balkanisation de la régulation[71] » qui en résulte et de son incapacité à faire face à la tournure prise en 2008 par la propagation mondiale de la crise.

Le troisième niveau est celui où prévaut la sphère privée. C’est le plus difficile à saisir, car il renvoie aux mécanismes les plus informels de régulation de la mondialisation. Il constitue le domaine de prédilection des clubs d’élites transnationales, comme le Forum économique mondial, la Commission trilatérale ou la Table ronde des industriels européens[72]. Dans cet espace informel d’autorité, c’est moins de principe de gouvernement dont il faut parler que du pouvoir structurel des acteurs privés, qui ont la capacité de modifier durablement en leur faveur l’environnement de leur action. Au concept de « démocratie entrepreneuriale » s’oppose alors celui de « citoyenneté d’entreprise ». Si le premier correspond à l’environnement institutionnel dans lequel se projettent les délégations formelles de compétences, le second désigne leur pendant informel. C’est à ce niveau que les partisans d’une « citoyenneté d’entreprise » cherchent à répondre aux mouvements sociaux globaux et autre société civile internationale.

Les codes de responsabilité sociale des entreprises sont un des instruments privilégiés à ce niveau de transfert d’autorité. De nombreux travaux ont analysé dans le détail la portée et les limites dans lesquelles les plus grandes entreprises multinationales définissent et contrôlent l’application de ces règles informelles de gouvernance privée transnationale[73]. Peu d’études ont en revanche souligné l’importance que revêt à cet égard l’essor du reporting sociétal. Défini par Capron et Quairel-Lanoizelée comme « la publication régulière d’informations sur la manière dont [une] entreprise appréhende les impacts économiques, environnementaux et sociaux de ses activités[74] », le reporting sociétal répond à la fois à la prépondérance des marchés dans le financement des entreprises et à la montée en puissance des préoccupations liées au développement soutenable. L’établissement de normes de présentation de l’information non financière coïncide avec les données harmonisées dont les investisseurs ont besoin pour renforcer la liquidité des actifs qu’ils échangent sur les marchés internationaux. Or, ce sont les lignes directrices d’une seule organisation privée à but non lucratif – la Global Reporting Initiative (gri) – qui aujourd’hui sont en passe d’être utilisées de façon dominante à l’échelle internationale, en particulier en Europe et au Japon. La gri est basée à Amsterdam et a été fondée en 1997 principalement par des consultants, en association avec la Coalition for Environmentally Responsible Economies (ceres), le Programme des Nations Unies pour l’environnement, des firmes d’audit et de comptabilité, et d’autres ong. L’Organisation internationale de normalisation (iso) a également contribué à faire reconnaître le référentiel de la gri en l’invitant à s’associer à ses travaux d’élaboration de la norme iso 26000 consacrée à la rse[75]. Le cas des compagnies d’assurance et de réassurance constitue une entrée particulièrement pertinente pour mettre à jour le poids de cette organisation informelle de la présentation de l’information non financière des entreprises. Il s’agit en effet d’un secteur très concentré, qui rechigne habituellement à adopter des normes internationales, qui peut être particulièrement exposé aux risques environnementaux globaux, et qui joue un rôle prépondérant dans la structure et la stabilité du capitalisme financier à l’échelle internationale[76]. Les résultats obtenus en examinant 21 des 24 plus grandes entreprises d’assurance et de réassurance au monde semblent corroborer l’importance du gri comme référentiel dominant pour le reporting sociétal. Près de la moitié d’entre elles utilisent assez, voire très précisément la dernière version en date des lignes directrices du gri (le référentiel G3), alors que les autres normes de présentation de l’information non financière ne sont que peu utilisées, et le plus souvent en complémentarité avec les lignes directrices tri ou avec des procédures ou méthodologies propres aux compagnies elles-mêmes[77].

Au vu de ce qui précède, les transferts d’autorités à l’oeuvre à chacun de ces trois niveaux présentent une grande flexibilité, susceptible de renforcer leur imbrication. L’ambiguïté des mécanismes de dévolution de pouvoir qui en découle autorise un type bien particulier d’engagement institutionnel, que Braithwaite et Drahos dénomment « stratégies de permutation de forum » (forum shifting[78]). Les acteurs pouvant faire valoir l’ordre du jour de leur choix d’une organisation à une autre, ils peuvent abandonner une organisation trop défavorable à leur égard au profit d’une autre, ou encore avancer sur plusieurs institutions de front. Il est clair qu’à l’échelle mondiale peu d’acteurs ont les moyens de suivre systématiquement une stratégie de permutation de forums « à la seule disposition des acteurs puissants et bien financés[79] ».

En invoquant explicitement les problèmes posés par les stratégies de permutation de forum, Dukgeun Ahn suggère par exemple qu’il existe une possibilité bien réelle de « tbTisation » – tbt selon l’acronyme anglais de l’Accord sur les obstacles techniques au commerce (otc) de l’Organisation mondiale du commerce – des enjeux de politique sanitaire régis par l’omc ainsi qu’un ensemble d’accords multilatéraux, de conventions et d’autres institutions internationales en charge de l’élaboration des normes sanitaires internationales[80]. L’Accord otc autorise un transfert vers la normalisation volontaire d’un ensemble de spécifications techniques relevant jusqu’alors du domaine réglementaire public national. Dans ce contexte, ce ne sont pas seulement les multinationales en mesure d’imposer une solution technique qui la présentent comme une norme valable pour l’ensemble du domaine d’activité qu’elles contrôlent. À cet égard, le rôle joué par la compagnie chimique et agroalimentaire Monsanto dans l’adoption aux États-Unis, puis à l’échelle internationale, d’un cadre normatif et réglementaire favorable aux organismes génétiquement modifiés a par exemple fait l’objet d’enquêtes minutieuses[81]. Mais les quelques dizaines de milliers d’experts associés aux divers comités techniques ou aux grands cabinets d’avocats conseil qui s’arrogent le droit d’écrire et d’interpréter les règles interviennent tout autant directement dans les processus.

Conclusion

Loin d’un simple attribut par défaut, le terme même d’hybride offre une clé d’interprétation originale des enjeux de la gouvernance de la mondialisation. À un premier niveau, les figures de l’hybride rapportées par la tradition mythologique explicitent la confusion dans la perception du problème. À maints égards, le foisonnement de phénomènes auxquels renvoie le débat sur la mondialisation reconduit l’ambiguïté ontologique de mythes ancestraux. Acteurs et objets se meuvent dans un espace bien réel, mais si mal délimité qu’il s’apparente à l’univers fabuleux du monde antique. La difficulté à distinguer les aspects réels ou imaginaires de la mondialisation suscite comme lui des émotions ambivalentes, faites d’attraction et de répulsion. À un deuxième niveau, celui de la littérature existante, la notion d’hybride explique le flou inhérent à la plupart des travaux sur la gouvernance voulant expliquer le pouvoir émergent des acteurs non étatiques sur la scène mondiale. Enfin, au niveau de la réalité empirique, cet article a exploré dans quelle mesure les principes constitutifs de la figure de l’hybride (ambiguïté et ambivalence) reflètent une rupture dans les modes de régulation du capitalisme. C’est cet objectif qui a motivé de plus amples développements sur les plans formels et informels dans lesquels s’imbriquent les transferts d’autorité si caractéristiques du projet politique de la mondialisation. Une série d’illustrations met en évidence une corrélation forte entre l’ambiguïté des transferts formels et informels de l’autorité et l’ambivalence du pouvoir incarné par ce type de gouvernance, louée comme une nouvelle forme de partenariat par ses défenseurs, et contestée pour son opacité et son manque de représentativité par ses adversaires.

L’exercice a bien sûr ses limites. Conceptuellement, la dimension très générale de ce cadre d’analyse pourrait être confrontée plus directement à d’autres tentatives de conceptualiser dans une perspective critique et à ce niveau de généralité les transformations actuelles du capitalisme, à l’exemple de celles émanant de la théorie française de la régulation, de l’économie institutionnaliste hétérodoxe anglo-saxonne, des analyses postcoloniales ou des courants féministes en économie politique internationale. Théoriquement, le champ d’application par rapport auquel valider et sur lequel opérationnaliser l’analyse demande à être plus clairement délimité. L’article occulte notamment la façon dont le redéploiement stratégique prôné par les forces néoconservatrices américaines repose également sur un ensemble de caractéristiques hybrides. C’est en ces termes que Pieterse a par exemple analysé l’émergence d’un empire néolibéral[82]. Empiriquement, enfin, l’analyse reste implicite sur la perception des formes de régulation hybride. Par conséquent, elle n’investit pas véritablement la corrélation supposée entre la réalité ambiguë d’une gouvernance hybride et la perception ambivalente susceptible de motiver les processus de politisation. Cet axe de recherche aurait nécessité de dépasser une argumentation fondée sur une série d’illustrations, et d’entrer de plain-pied dans une étude de cas fouillée. Or, le présent article avait pour objectif de suivre le vecteur épistémologique constructiviste qui part de l’abstrait pour ouvrir des perspectives de recherches négligées, dont la validation reste à poursuivre. La notion de gouvernance évoque généralement plus l’horizontalité que la verticalité des relations entre acteurs étatiques et non étatiques à l’échelle mondiale. Lui associer, ou lui substituer, le terme d’hybride a ici la vertu de rappeler, dans une perspective matérialiste, qu’elle reproduit des asymétries et crée de nouvelles hiérarchies – celles-là mêmes qui contribuent à motiver le mouvement altermondialiste.