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Comme l’affirme la directrice de cette publication collective, Kirsten Malmkjaer, la traductologie est une discipline universitaire solidement établie. Quelques preuves de cette consolidation universitaire et sociale se trouvent dans le grand nombre de publications vouées exclusivement à son étude, dans le nombre croissant des programmes de formation des traducteurs professionnels et dans les progrès disciplinaires qui ont permis, entre autres, la différenciation entre traduction professionnelle et traduction pédagogique. Pour privilégier cette dernière différenciation, nous nous concentrerons dans ce compte rendu sur les articles voués à l’enseignement de la traduction en tant que profession. Nous ne nous arrêterons pas aux articles d’Anne Schjoldager « Are L2 learners more prone to err when they translate ? » ; de Penelope Sewell « Students Buzz round the translation class like bees around the honey pot – why ? » ; de Marie Källkvist « The effect of translation exercises versus gap-exercises on the learning of difficult L2 structures : Preliminary results of an empirical study » ; ni à celui de Stephen Barbour « Do English-speakers really need other languages ? » Ces articles touchent à des thématiques propres à l’enseignement des langues étrangères où la traduction ne serait qu’une technique d’enseignement/apprentissage. Sans remettre en question leur qualité, ils sortent des thématiques abordées dans les débats traductologiques d’actualité.

Si les quatre derniers articles ne semblent pas tenir compte de la différenciation entre traduction pédagogique et traduction professionnelle, les huit autres, dont cinq ont spécialement attiré notre attention, constituent un apport significatif à la formation des traducteurs. C’est notamment le cas des deux articles de Silvia Bernardini. Dans le premier, « The theory behind the practice : translator training or translator education », l’auteur s’insurge contre ceux qui prônent la formation des traducteurs en termes de training. Cette conception de l’enseignement de la traduction implique que les apprenants sont prêts à résoudre des problèmes identifiés à l’avance au moyen de procédures préétablies ou « acquises » (p. 19). Une telle approche ne viserait, en fin de compte, que la reproduction des situations de travail dans la salle de classe comme la manière la plus appropriée de répondre aux besoins immédiats de l’industrie. À cette idée de training, Bernardini oppose l’idée de l’éducation des traducteurs vu que tous les environnements d’apprentissage ont leurs propres conventions, intérêts, priorités et motivations ainsi que leurs propres limitations intellectuelles, spatiales et temporelles. De la même façon, une activité d’apprentissage authentique serait celle dans laquelle, au lieu de s’inquiéter des problèmes futurs, on exploiterait le potentiel social de la salle de classe et les préoccupations réelles des étudiants. En proposant l’éducation des traducteurs, l’auteur veut insister sur la pertinence des études théoriques en pédagogie de la traduction. Une pédagogie qui devrait viser trois aptitudes chez les futurs traducteurs : conscience, réflexivité, débrouillardise.

Bernardini se prononce aussi sur l’approche par objectifs dans l’enseignement de la traduction. Elle affirme que pour atteindre un objectif ou pour être capable de réaliser une tâche particulière, il faut plus que des exercices dans ce sens. Le résultat ne pourra jamais être idéal parce que l’objectif final n’est pas de mémoriser des procédures fixes, mais de développer des stratégies flexibles. De plus, visant une performance optimale, l’approche par objectifs tend à négliger des facteurs développementaux et environnementaux et à oublier que les élèves doivent être traités comme des apprenants non comme des professionnels. Finalement, Bernardini considère qu’au contraire du training, l’éducation des apprenants permet d’espérer qu’ils seront en mesure de gérer leur propre processus d’apprentissage.

Dans son deuxième article, « Corpus-aided language pedagogy for translator education », Bernardini met en relief l’importance des études sur corpus linguistiques tant pour la pratique que pour la recherche et offre quelques exemples d’application pour développer la capacité d’observation, la compétence communicative et la capacité d’apprentissage chez les étudiants. Les études linguistiques sur corpus proposent la description et la théorisation linguistiques à partir de l’analyse informatique d’échantillons significatifs d’une langue telle qu’elle est utilisée par ses usagers. Conscients des occurrences potentielles des réalités linguistiques, les responsables de la formation des traducteurs seront dans une meilleure position pour décider ce qu’il faut enseigner. En même temps, par l’étude des corpus, les apprenants développent la capacité d’observer certains phénomènes linguistiques comme les collocations, les préférences sémantiques et la prosodie (p. 104).

L’auteur revient sur une critique fréquemment adressée aux méthodes traditionnelles d’enseignement de la traduction en ce qu’elles mettent trop d’emphase sur la performance. En effet, nombre d’enseignants de traduction semblent parfois oublier que l’apprentissage a lieu grâce à des approximations progressives qui correspondent au niveau de développement cognitif des apprenants. Tenir compte de la nature progressive de l’apprentissage pourrait se traduire par une pédagogie visant le développement de la capacité à apprendre des futurs langagiers.

Nombreux sont les programmes de formation des traducteurs qui, à l’admission, exigent des futurs traducteurs la connaissance de deux langues. Mais ce qu’on semble parfois oublier est le fait que la grande majorité des traducteurs sont formés dans des pays monolingues. Dans son article, « Language learning for translators : designing a syllabus », Allison Beeby s’intéresse au cas des programmes de traduction de premier cycle en Espagne, qui n’exigent pas le bilinguisme des élèves à l’admission. Elle propose un modèle de plan de cours inspiré des concepts utilisés en linguistique fonctionnelle de genre et en rhétorique contrastive. D’après Beeby, la connaissance des genres textuels et de rhétorique contrastive est une des composantes essentielles de la compétence traductionnelle. Ces deux types de connaissances seraient le point d’arrivée de la formation. Pour y arriver, elle propose le franchissement de deux étapes intermédiaires ou « pre-syllabus », en anglais. La première, « a translation-based, student-centered approach pre-syllabus » demande une détermination du concept de compétence du traducteur professionnel dont le modèle conçu par le groupe PACTE est un bon point de départ (compétence communicative, compétences extralinguistiques, compétence instrumentale professionnelle, compétence psychosociale, compétence de transfert et compétence stratégique) (PACTE 2000 : 101-102). L’objectif de ce premier volet est de rendre les élèves conscients de ce qu’est la traduction. Le deuxième « pre-syllabus » basé sur le discours et centré sur la traduction met l’accent sur les textes écrits. Les éléments de ce « pre-syllabus » sont classés en quatre sections : 1) interaction textuelle ; 2) organisation textuelle ; 3) rhétorique contrastive ; et 4) genres.

La mise en place d’un plan de cours comme celui proposé par Beeby met en évidence l’importance de la formation pédagogique des formateurs, car :

the teacher needs to be aware of what kind of knowledge the students should be acquiring at each stage of training. Is it theoretical or practical, conscious or automatic, declarative or procedural knowledge ? One type of knowledge does not exclude the other, they may coexist in a learning situation, or, as novice becomes expert, declarative knowledge may give way to procedural knowledge.

Dans un esprit de collaboration entre formateurs de traduction, ce modèle de plan de cours proposé par Beeby peut s’avérer d’un grand intérêt. Toutefois, on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’un autre cas dans lequel chaque formateur essaie de mettre en pratique ce qu’il, selon son parcours et ses connaissances, considère la manière la plus appropriée de former les traducteurs. Bien que les divergences d’opinions ne soient pas nuisibles en elles-mêmes, elles risquent de compromettre la cohérence des plans d’études. Wolfram Wills ne nous rappelle-t-il pas, dans ce même volume, que : « We must be wary of the danger of translation studies becoming a world of undisciplined and subjective whims and fancies, where every researcher does what is right in his or her own eyes […] » (p. 14).

Le nombre de programmes de traduction a augmenté considérablement au cours des 20 dernières années, mais c’est peut-être en Espagne où le phénomène s’est manifesté avec le plus d’intensité. Dans son article, « Undergraduate and postgraduate translation degrees : aims and expectations », María González Davies propose une description des programmes de premier et de troisième cycle en Espagne. Les programmes de spécialisation et de maîtrise ne sont pas inclus dans cette description de González car ils ne sont pas gérés officiellement. Cet aspect représente une grande différence avec les pays anglophones où il y a une préférence marquée pour les programmes courts de spécialisation de deux ans qui se font surtout au niveau de la maîtrise.

Selon González, au cours des années, les programmes de philologie qui offraient une option en traduction ont dû répondre aux intérêts des candidats et faire place à la formation en traduction. Ce nouvel intérêt s’explique par une orientation plus professionnelle, une employabilité supérieure et un choix des langues enseignées beaucoup plus diversifié dans les programmes de traduction.

Pour répondre aux intérêts des étudiants, il faut évidemment des enseignants qualifiés. Dans le cas spécifique de l’Espagne, la différence entre le parcours des enseignants et les intérêts des étudiants crée une situation dans laquelle les premiers insistent sur les contenus linguistiques et littéraires alors que les derniers s’intéressent davantage aux questions professionnelles et pratiques et se montrent moins intéressés par les questions théoriques. Parmi les défis de la formation des traducteurs, González souligne l’optimisation des compétences pédagogiques qui amèneront les instructeurs à mettre en place des méthodologies qui facilitent l’apprentissage significatif et favorisent l’autonomie des apprenants sur tous les plans. Mais tout cela ne sera pas possible si les instructeurs ne sont pas capables d’établir une vraie communication avec les apprenants. Encore une fois, González Davis se fait l’écho de l’appel constant d’un secteur des traductologues pour davantage d’études empiriques et expérimentales afin d’établir un pont entre la théorie, la pratique et la reconnaissance sociale des étudiants et des programmes de formation.

Un des sujets qui provoquent les débats les plus passionnés en enseignement de la traduction est la place de la théorie dans les programmes de formation des traducteurs professionnels. Dans « Developing professional translation competence without a notion of translation », Christina Schäffner affirme que, de la même manière dont on accepte que la traduction est un objet d’étude, il ne faut pas oublier que la traduction est aussi une pratique et une profession. Elle répète ce qu’elle soutient depuis longtemps : les futurs traducteurs seront mieux placés pour prendre des décisions informées dans leur pratique professionnelle s’ils acquièrent la compétence traductionnelle dans un cadre théorique (p. 114). Elle présente la situation de l’Université d’Aston, en Angleterre, où deux scénarios sont possibles pour la formation des traducteurs : a. l’enseignement de la traduction dans un programme de langues étrangères ; et b. l’enseignement de la traduction dans un programme de traduction. Dans le premier cas, les étudiants d’un programme de premier cycle en langues étrangères suivent en dernière année des modules de traduction avancée et se familiarisent avec quelques considérations professionnelles. Dans le deuxième cas, la traduction est le tronc central d’un plan d’études de premier cycle où les étudiants sont exposés à quelques aspects de la traduction professionnelle dès le début de leurs études selon les principes de l’approche fonctionnelle. De cette manière, les élèves apprennent que la traduction est un processus de prise de décisions fondé sur la prise en compte de facteurs tels que les destinateurs, le but, les aspects contextuels et situationnels, et les conventions textuelles. Par conséquent, alors que les étudiants de dernière année (premier scénario) ont un haut niveau de compétence linguistique et culturelle qui leur permet d’avoir une bonne compréhension du texte source, les étudiants de première année du programme de traduction (deuxième scénario) se familiarisent avec la complexité de la notion de compétence traductionnelle et, grâce à leur capacité de recherche, ils développent en même temps leurs compétences linguistique, culturelle et textuelle. En à peine un an, les deux types d’étudiants modifient leur vision de la traduction. D’une vision de la traduction comme la reproduction fidèle d’un texte source, ils passent à une vision de la traduction comme la production d’un texte qui doit remplir une fonction spécifique.

Cet ouvrage collectif inclut trois autres articles. Un article de Rosemary Mackenzie dans lequel l’auteur abonde dans le sens d’un répertoire des compétences demandées aux traducteurs en tant qu’experts de la communication interlingual. Un article de Soňa Preložníková et Conrad Toft qui porte sur l’introduction d’une composante de traduction dans les programmes de littérature ou de linguistique afin de répondre aux problèmes conjoncturels de pénurie des traducteurs. C’est le cas particulier de la Slovaquie où la demande de traducteurs compétents a grandement augmenté avec l’expansion de l’Union européenne. Vu l’absence de programmes de premier cycle en traduction en Slovaquie, les auteurs proposent une formation partielle visant la satisfaction des demandes immédiates non par des traducteurs professionnels mais par des traducteurs compétents capables de traduire un texte et d’en évaluer la qualité une fois traduit.

Finalement, il y a l’article de Wolfram Wills qui fait en quelque sorte une synthèse de quatre de ses livres. Ainsi souligne-t-il (p. 9) l’importance qu’il faut conférer aux études empiriques en traductologie et surtout à la formation des traducteurs ; les efforts qu’il faut déployer pour conserver la place de la traduction dans la communauté universitaire : l’enseigner comme une profession en s’assurant que les diplômés possèdent et les connaissances et les compétences demandées par la profession. Wills nous rappelle aussi qu’il faut éviter que la formation des traducteurs devienne apprentissage de langues, apprentissage de concepts de critique littéraire ou apprentissage de méthodologies de recherche sociologique, car les méthodes d’enseignement de la traduction doivent être déterminées par la traduction en tant qu’activité professionnelle.

Kirsten Malmkjaer présente donc un panorama de la traduction dans les programmes de premier cycle avec un ensemble d’articles qui mettent en exergue les deux scénarios les plus courants en Europe : le premier, les programmes de premier cycle de trois ou quatre ans ; le deuxième, le plus courant dans les pays anglophones, les programmes de maîtrise de deux ans visant surtout le training. L’ouvrage aborde ainsi les grandes questions liées à la formation ; à savoir : la formation des formateurs ; la multiplication des études expérimentales ; l’adaptation de l’enseignement aux besoins réels des étudiants ; la collaboration entre les formateurs ; une meilleure connaissance des dynamiques de la salle de classe ; la traduction dans une deuxième ou troisième langue ; la consolidation des liens entre la théorie, le rapport entre la pratique professionnelle ; et l’enseignement et l’apprentissage des langues pour la traduction.