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L’idée d’un numéro consacré à la littérature tragique du xvie siècle part d’une constatation, celle de la circulation importante, au-delà de la sphère théâtrale, des termes « tragédie » et « tragique » dans la seconde moitié du xvie siècle en France. À une période traditionnellement considérée par les historiens du théâtre comme étant celle des « précurseurs » de la tragédie classique, tout se passe en effet comme si les connotations de passion, de violence et de fatalité associées à ces termes échappaient rapidement à la forme théâtrale et trouvaient à s’inscrire dans une pluralité de discours, faisant écho au climat belliqueux des guerres de Religion déchirant, au même moment, le royaume de France.

La renaissance de la tragédie, on le rappelle, participe d’un désir de faire revivre les genres littéraires par lesquels l’Antiquité s’était illustrée. Citons encore les propos célèbres de Joachim du Bellay dans la Défense et illustration de la langue française, dont la parution en 1548 précède de peu la première représentation de la Cléopâtre captive d’Étienne Jodelle en 1553 :

Quand aux comedies & tragedies, si les roys & les republiques les vouloint restituer en leur ancienne dignité, qu’ont usurpée les farces &les moralitez, je seroy bien d’opinion que tu t’y employasses, & si tu le veux faire pour l’ornement de ta Langue, tu scais ou tu en doibs trouver les archetypes[1].

L’appel est entendu et les décennies 1550-1560 voient paraître la Médée de Jean de La Péruse, l’Agamemnon de Charles Toutain, la Soltane de Gabriel Bounin, de même que les curieuses tragédies, à sujet biblique, des protestants militants Théodore de Bèze, de Louis Desmasures et d’André de Rivaudeau (Abraham sacrifiant, trilogie de David, Aman). La tragédie française, à sa naissance, expérimente. Les dramaturges s’inspirent à la fois des modèles antiques (les tragédies de Sénèque, essentiellement) et des formes et des pratiques théâtrales du Moyen Âge, toujours populaires auprès du public. Les traités d’Horace et d’Aristote sur l’art poétique font également l’objet de traductions et de commentaires dans lesquels apparaissent les premières réflexions sur les particularités de la tragédie en tant que genre théâtral. L’entreprise s’accompagne d’une réflexion théorique sur la matière et le sujet propres à la tragédie, sur la structure que les dramaturges doivent privilégier, sur la portée morale et didactique du genre. Les réflexions de Jacques Peletier du Mans (L’art poétique [1555]) de Jacques Grévin (Bref discours pour l’intelligence de ce théâtre [1561]) et de Jean de La Taille (De l’art de la tragédie [1572]), formulent des interrogations dont le siècle suivant fera ses délices. Les guerres de Religion, loin d’exténuer un genre à peine naissant, favoriseront au contraire le développement du contenu politique de la tragédie, dont la matière « traicte des piteuses ruines des grands seigneurs ». L’oeuvre de Robert Garnier sera ainsi perçue par ses contemporains comme le miroir des troubles politico-religieux de l’époque. La fin du siècle verra d’ailleurs se multiplier les correspondances de plus en plus étroites entre tragédie et actualité, avec les oeuvres de François de Chantelouve et de Pierre Matthieu. Mais cet intérêt nouveau pour la tragédie comme spectacle de théâtre s’accompagne d’un glissement du mot « tragique » vers d’autres formes textuelles. Au même moment apparaît en effet un nouveau genre narratif, l’histoire tragique, avec la publication en 1559 des Histoires tragiques de Pierre Boaistuau, adaptation libre de l’oeuvre de Matteo Bandello. Et vers 1577, Agrippa d’Aubigné commence la rédaction des Tragiques, poème épique dont les points de jonction avec la tragédie sont nombreux.

Le présent dossier réunit des articles proposant une réflexion sur, d’une part, la portée sémantique et générique du terme « tragique » au xvie siècle, et, d’autre part, sur les particularités formelles et thématiques de la tragédie au cours du siècle à un moment historique spécifique, lourd de tensions politiques et religieuses. Le numéro s’ouvre sur l’article d’Olivier Millet, qui souligne l’influence des commentaires précoces de l’Art poétique d’Horace proposés par les théoriciens italiens Maggi, Grifoli, Denores et Luisini, entre les années 1548 et 1555, sur les auteurs de tragédies françaises, à commencer par le célèbre Robert Garnier. Ces commentaires se caractérisent essentiellement par l’émergence de « traits nouveaux » touchant à la fois au caractère « poétique » de la tragédie de même qu’à sa dimension scénique. L’auteur souligne en particulier l’apport considérable des réflexions de Grifoli dans la reconnaissance du caractère proprement spectaculaire du genre tragique. Cette dimension théâtrale de la tragédie, redécouverte par les lettrés de la Renaissance, est au coeur de la poétique tragique de Jean de La Taille, dont la pièce Saül le furieux est analysée par Normand Doiron par l’entremise de la notion de « fureur ». La folie de Saül, en tant que phénomène spectaculaire, y apparaît comme une mise en abyme de la scène tragique, une métaphore de l’illusion théâtrale, qui opère une adéquation entre le jeu théâtral et le Mal. Le théâtre humaniste porte ainsi, en creux, la condamnation des principes sur lesquels seront fondés la poétique théâtrale classique. Le texte de Samuel Junod s’intéresse au processus de théâtralisation du personnage du prophète, omniprésent dans les tragédies françaises de la Renaissance, dont le tragique consiste en la connaissance intime d’un destin qu’il se voit toutefois incapable de modifier. Le prophète incarne ainsi la modalité même du tragique, fondé sur la (re)connaissance conjointe à l’impuissance. Il se fera dès lors la voix d’un déterminisme constitutif de la structure même de la tragédie renaissante, comme je cherche à le démontrer dans mon article, à travers l’analyse du topos de la Fortune dans l’oeuvre de Robert Garnier. La reprise importante de cette topique, empruntée à Sénèque, subit des inflexions chrétiennes par son amalgame avec la Providence chrétienne. L’exercice du libre-arbitre par les personnages de Garnier se heurte à la force d’une mécanique tragique fondée sur la nature pécheresse de l’homme, qui rend la faute inéluctable. Cette association du tragique et de la faute est également au coeur d’une sylve poétique du protestant Théodore de Bèze, analysée par John Nassichuk, dont l’article révèle l’interprétation tragique des amours de David et de Bethsabée proposée par Bèze. La faute commise par David est à la source d’une angoisse intérieure causée par l’incertitude du salut et l’éloignement de Dieu. Bèze étant également l’auteur d’Abraham sacrifiant, l’auteur souligne l’originalité des écrivains protestants qui, les premiers, proposent une lecture tragique et dramatique de certains épisodes de la Bible, où la question de la foi et des rapports entre Dieu et l’homme est traitée en termes de souffrance. C’est sur l’épisode des guerres de Religion et sur ses funestes conséquences qu’Agrippa d’Aubigné accolera l’épithète de « tragique ». L’article de Jean-Raymond Fanlo s’interroge ainsi sur la portée et sur la signification du titre du célèbre poème d’Aubigné, qui renvoie de manière évidente au genre de la tragédie, mais aussi à celui de l’histoire tragique, de même qu’à certains recueils poétiques de l’Antiquité (Géorgiques, Bucoliques). Aubigné fait du tragique non plus une manifestation exceptionnelle dans le cours de l’histoire, mais la loi même de l’histoire : les épisodes terribles des guerres de Religion, rappelés à grand renfort de métaphores théâtrales, n’appartiennent pas à un passé définitivement révolu, mais préfigurent la scène tragique de demain. L’article d’Antoine Soare clôt ce dossier en révélant le travail de l’imitation et de l’invention à l’oeuvre dans la réécriture de la tragique rencontre de Phèdre et d’Hippolyte, dans les tragédies de Sénèque, de Garnier et de Racine. L’analyse détaillée de la révélation progressive de l’amour que ressent Phèdre à Hippolyte montre la part d’originalité qui revient à chacun dans l’utilisation de procédés divers (aparté, apostrophe, insinuation et équivoque), tout en soulignant la filiation qui unit ces auteurs au fil du temps.

De la lecture de l’ensemble du dossier ressortent des constantes. D’une part, la théorie et la pratique de la tragédie, à la Renaissance, accorde une importance considérable à sa dimension théâtrale (Millet), ce que plusieurs travaux récents ont déjà confirmé (pensons à l’ouvrage de Florence Dobby-Poirson, en particulier[2]). La Renaissance, on l’oublie trop, a en effet découvert le caractère scénique et dramatique de la tragédie antique. La spectacularité du théâtre renaissant est désormais chose reconnue et plus personne, aujourd’hui, n’oserait défendre la thèse, jadis quasi unanime, d’un « théâtre dans un fauteuil » avant la lettre. D’autre part, le traitement de la folie et de la prophétie permet une réflexion métathéâtrale très précoce à la Renaissance (Doiron, Junod). Par ailleurs, plusieurs articles soulignent, d’une manière ou d’une autre, l’originalité et l’indépendance des auteurs de la Renaissance par rapport aux modèles antiques et vétérotestamentaires (Junod, Frappier, Soare). Le phénomène d’appropriation s’accompagne d’une nouvelle perception de la condition tragique de l’homme : la question de la faute et de la culpabilité tragique acquiert ainsi, dans un contexte chrétien, une importance considérable (Nassichuk). Une certaine forme de déterminisme, inhérente au tragique, se cristallise dans la figure du prophète (Junod, Fanlo), personnage récurrent de la période, dont les discours véhéments faillent à conjurer le cours de l’Histoire. En proposant une lecture de l’actualité à travers le prisme du tragique, le poème d’Aubigné tout autant que les tragédies de Robert Garnier donnent une portée eschatologique aux événements récents (Fanlo, Frappier). La seconde moitié du xvie siècle a ainsi trouvé, à travers l’idée de « tragique » héritée de l’Antiquité, un concept et une forme propres à rendre compte du caractère dramatique de la période.