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Le politologue de l’Université Laval Léon Dion publiait en 1958, dans la revue Cité libre, une critique de l’universitaire qui cherche à « devenir tour à tour politicien, chef ouvrier, journaliste, administrateur et propagandiste », tout en revendiquant le développement d’« un sens rigoureux de la vie académique à l’intérieur de la Faculté[2] ». Ce type de réflexion n’est pas au départ très répandu chez les premiers économistes, mais l’appel de Dion va trouver de plus en plus d’écho chez de nombreux universitaires qui déplorent le manque d’autonomie des professeurs d’université qui seraient trop préoccupés par l’action politique au détriment du développement de leur discipline universitaire. Il faut dire qu’à l’époque où Dion écrit son article, les démarcations sont loin d’être claires entre le champ politique et le champ universitaire, particulièrement en ce qui concerne les sciences économiques. Ainsi, ce qui caractérisait le plus l’économiste des décennies d’avant la Révolution tranquille, c’était son engagement idéologique. À la fin des années 1950 et particulièrement au cours des années 1960 et 1970, les autorités universitaires demandent de plus en plus aux économistes un engagement… académique, notamment à travers la recherche.

L’article présenté ici sera l’occasion d’étudier les profondes transformations d’une discipline qui, d’une part, cherche à se doter d’un discours scientifique et qui, d’autre part, est fortement dépendante des différents gouvernements pour entreprendre des recherches d’envergure. Si les sciences économiques québécoises étaient essentiellement un instrument de diffusion de la doctrine sociale catholique et d’idéologies nationalistes au cours des années 1920, 1930 et 1940, elles deviennent en grande partie par la suite un instrument au service de l’État fédéral (commissions royales d’enquête) et provincial (de nombreuses institutions créées au lendemain de la Révolution tranquille). Ce questionnement sur les liens entre le savoir économique et le pouvoir politique n’a pas été assez approfondi par les chercheurs. Pourtant, la question mérite d’être posée puisque le gouffre séparant les partisans d’une science autonome qualifiée de désintéressée face à ceux privilégiant l’hétéronomie de ce savoir est immense. Devant cette instrumentalisation et cette difficile conciliation entre recherche fondamentale et savoir appliqué, comment les sciences économiques québécoises parviennent-elles à s’institutionnaliser et à se moderniser en milieu universitaire ?

Les sciences économiques québécoises échappent à certaines catégorisations classiques, du moins dans la période 1939-1975[3]. Les recherches menées en histoire des sciences nous ont généralement habitués à étudier les universitaires et les professionnels d’une même science comme deux entités évoluant dans deux sphères fermées l’une à l’autre. La discipline universitaire est un marché fermé où les producteurs écrivent pour leurs pairs (également des rivaux), tandis que la profession est un marché ouvert où les producteurs n’écrivent pas pour d’autres producteurs mais bien pour un public plus large ou un commanditaire. La distinction est ici fondamentale puisque la discipline et la profession sont appelées à évoluer dans des directions fort différentes[4]. Cependant, nous ne pouvons analyser les économistes universitaires québécois en tant que marché refermé sur lui-même puisqu’il existe, particulièrement dans les années 1950 et 1960, un constant va-et-vient entre l’économiste professionnel et l’économiste universitaire. En effet, les économistes font de fréquents allers-retours entre l’appareil d’État et le milieu universitaire, ce qui est particulier à cette discipline. Malgré la perméabilité des frontières entre ces deux sphères, de nombreuses pressions se font jour pour une dépolitisation progressive des institutions universitaires. D’une part, certains économistes tentent de prendre des distances critiques par rapport à l’engagement social et politique qui domine le quotidien des premiers animateurs de la discipline. D’autre part, ils cherchent à s’éloigner des commandes gouvernementales. La montée de l’État-providence nécessite de nombreuses études gouvernementales et l’expertise des économistes québécois est réclamée. On assiste graduellement à une volonté de distanciation des économistes universitaires face aux recherches commanditées, dans le but de favoriser des recherches que l’on qualifie le plus souvent de désintéressées. Cette dépolitisation progressive prend la forme d’une valorisation de la recherche fondamentale au détriment de la recherche appliquée. Cette dynamique est fort répandue en milieu universitaire où la définition de la recherche fondamentale fait l’objet d’un consensus alors que les critères régissant la recherche appliquée font généralement l’objet de discussions[5].

L’analyse présentée ici sera l’occasion d’étudier cette dynamique de confrontation entre savoir appliqué (pôle hétéronome) et savoir théorique (pôle autonome) dans le processus d’institutionnalisation de la discipline en milieu universitaire. Certains économistes ont souvent laissé entendre que travail scientifique rimait avec recherche fondamentale et que les recherches appliquées ne pouvaient faire preuve d’une rigueur aussi scientifique puisque trop de contraintes définies par des acteurs extérieurs au monde universitaire étaient présentes dans ce type de travail. Nous développerons l’hypothèse que pour assurer une cohésion à la discipline, la communauté des économistes devra rompre avec la tradition d’économie politique et d’économie appliquée qui était si répandue au cours de la première moitié du siècle. Cette dépolitisation du savoir économique prendra deux formes : 1) une prise de distance marquée face au militantisme des premiers économistes ; 2) une marginalisation progressive (mais non totale) des économistes travaillant au sein de l’appareil d’État. Cette dépolitisation ne signifie pas que les économistes seront absents des débats politiques, loin de là. Cependant, ces interventions prendront des formes différentes dans la mesure où des frontières étanches entre travail universitaire et intervention dans la sphère publique sont mises en place.

Les différents conflits ont pour objet l’appropriation légitime d’une définition de ce que représente un économiste. Au cours des années 1939-1975, les économistes vivent une situation relativement différente des autres spécialistes des sciences sociales dans la mesure où ils peuvent atteindre une consécration à la fois à l’intérieur du champ scientifique et à l’extérieur de celui-ci. Par champ scientifique, rappelons la définition qu’en donne Pierre Bourdieu :

Le champ scientifique est système de relations objectives entre la position acquise (par les luttes antérieures) et est le lieu (c’est-à-dire l’espace de jeu) d’une lutte de concurrence qui a pour enjeu spécifique le monopole de l’autorité scientifique inséparablement définie comme capacité technique et comme pouvoir social, ou si l’on préfère, le monopole de la compétence scientifique entendue au sens de capacité de parler et d’agir légitimement (c’est-à-dire de manière autorisée et avec autorité) en matière de science, qui est socialement reconnue à un agent déterminé[6].

Les économistes peuvent aspirer à une notoriété par leur travail au sein de l’appareil d’État. Ainsi, avant les années 1970, la compétence scientifique n’est pas l’apanage exclusif des économistes universitaires. Lors des années 1960, de nombreuses mesures sont adoptées par le gouvernement provincial qui permettent d’accroître le prestige des spécialistes en sciences sociales, particulièrement les économistes. Ces derniers peuvent trouver du travail à l’extérieur du monde universitaire dans les différents ministères et agences gouvernementales qui les accueillent à bras ouverts. Dans la fonction publique provinciale, on compte 16 diplômés en sciences sociales en 1959 et 185 en 1966[7]. Le nombre d’économistes engagés au gouvernement provincial est en constante croissance. Seulement pour le volet de la planification socio-économique, le nombre d’employés passe de 85 en 1964 à 272 en 1971[8]. Un phénomène semblable est observable au niveau fédéral. Une difficulté méthodologique liée à notre recherche réside dans le fait que les économistes, contrairement à d’autres spécialistes des sciences sociales, peuvent cumuler du capital scientifique dans deux champs distincts. Deux dynamiques coexistent donc au sein de la même profession, soit la dynamique du champ universitaire et celle du champ bureaucratique. L’analyse des économistes en milieu universitaire s’avère plus difficile puisque les va-et-vient entre les deux champs sont très fréquents. Cette cohabitation n’est pas permanente et de nombreux économistes cherchent à bâtir des frontières étanches entre les deux champs.

Une question négligée mais non négligeable

Si notre connaissance de la discipline historique et de la sociologie s’affine toujours davantage, il en va autrement pour les sciences économiques qui demeurent peu connues des chercheurs. Certes, quelques chercheurs se sont intéressés aux économistes, mais davantage par le biais de l’histoire intellectuelle, notamment par des biographies ou des analyses de la pensée économique d’intellectuels. Certains acteurs de la discipline ont également tâché d’éclairer le passé de leur profession[9]. Des tentatives ont également été faites pour éclairer les aspects institutionnels de cette discipline[10]. Bref, malgré quelques efforts épars, il existe une sérieuse lacune historiographique à combler en ce qui concerne l’évolution du savoir économique. Les chercheurs de différentes disciplines ont tenté de définir et de catégoriser la pensée économique québécoise sans nécessairement s’intéresser à sa genèse sociologique. Les chercheurs s’intéressent surtout aux résultats des travaux, aux textes d’opinion et moins à l’environnement permettant la production de ces idées. Ainsi, les archives départementales et facultaires ont été rarement exploitées pour comprendre le parcours des économistes.

Jusqu’ici peu d’auteurs ont traité de l’effet des préoccupations étatiques sur le développement de la discipline. Pourtant, les liens entre les motivations scientifiques des économistes et les objectifs poursuivis par le gouvernement se font si nombreux qu’on pourrait se demander si les sciences économiques québécoises n’ont pas été à certains moments de leur histoire une discipline au service de l’État, tant fédéral que provincial. À l’extérieur du Québec, cette question a fait l’objet de quelques recherches fort instructives. Stephen Brooks disait des économistes du Canada anglais qu’ils avaient suivi un chemin fort différent de celui emprunté par les praticiens des autres sciences sociales. Pour Brooks, la discipline, par ses liens récurrents avec les instances gouvernementales, possède une identité différente de celles des autres disciplines universitaires :

Durant toute cette période de l’après-guerre, les spécialistes des sciences sociales constituèrent, au Canada anglais, ce que T. S. Eliot appelait l’« ordre des clercs », c’est-à-dire une aristocratie composée d’érudits, qui, par leur rôle d’enseignants et de chercheurs, venaient renforcer l’ordre social. Ceci était particulièrement vrai des économistes qui, outre leurs activités universitaires, entretenaient avec l’État des relations d’autant plus étroites que les gouvernements assumaient des responsabilités grandissantes afin de stabiliser le niveau de l’emploi et celui de la croissance dans le contexte d’une économie capitaliste. Le fait que les économistes de profession se partageaient entre l’État et l’enseignement illustrait et accentuait l’orientation utilitariste de leur discipline[11].

Le Québec n’est certainement pas le seul endroit où pareille préoccupation se fait entendre sur des liens jugés parfois trop étroits entre le champ scientifique des économistes et le champ politique. On note un discours relativement similaire en France. L’importance des institutions externes à la discipline transforme considérablement la production des connaissances économiques. Cette perte de contrôle du « produit scientifique » par les économistes a été observée en France par Michael Pollack qui note qu’« un des effets du financement contractuel est que très rapidement la production scientifique apparaît liée directement aux demandes externes et qu’elle échappe progressivement au contrôle des pairs[12] ». Pollack soulignait également à quel point la mobilité professionnelle entre les différents champs est fréquente chez les économistes français :

On trouve parmi les voies de succès qui mènent à une position de pouvoir les carrières scientifiques les plus traditionnelles, caractérisées par un refus d’accepter des positions en dehors du champ scientifique et des carrières en marge du champ scientifique, dans des organismes de recherche para-administratifs, caractérisées par une forte mobilité entre les champs et un fort cumul de positions. Les carrières strictement scientifiques sont la règle parmi les sociologues, tandis que les économistes choisissent les carrières en marge du champ[13].

D’autres chercheurs ont remarqué une situation similaire du côté de l’Allemagne où « the teaching of economics in the university had always been closely linked to the administrative requirements of state and principality[14] ». Le Canada anglais n’échappe pas non plus à ces observations. Selon certains auteurs, la relation est à deux sens puisque des économistes influencent également le pouvoir politique. Neill et Paquet mentionnent que « a large group of economists at Queen’s and Toronto had an enormous influence in Ottawa government circles[15] ». Le pouvoir politique influence aussi le milieu des économistes comme le souligne Harry G. Johnson pour l’après-guerre : « since so much economic research has been sponsored by federal or provincial governments and oriented towards the clarification and illumination of problems of economic policy[16] ».

Toujours du côté du Canada anglais, on observe que les différentes structures gouvernementales en pleine croissance créent des pressions très fortes sur les départements de sciences économiques. À ce sujet, Marcel Fournier avait déjà noté que :

Parmi les diverses sciences sociales, la science économique est celle dont le développement apparaît le plus dépendant des transformations de l’appareil d’État et de ses fonctions. Au Canada, ce sont en effet des commissions d’enquête, telle la Commission Rowell-Sirois (1937-1940), aussi l’adoption par le gouvernement fédéral de politiques keynésiennes pendant la seconde guerre mondiale[sic] qui ont stimulé la croissance des départements de science économique dans les universités anglophones[17].

Ainsi, on observe dans plusieurs pays occidentaux une proximité entre la discipline universitaire et l’appareil d’État. Maria Rita Loureiro notait un phénomène semblable au Brésil, ce qui tend à démontrer que plusieurs pays ont vécu une situation similaire, contribuant à donner une identité spécifique à cette discipline. Loureiro explique que « le trait le plus caractéristique du milieu scientifique et intellectuel au Brésil — et l’un de ses grands dilemmes — demeure son imbrication avec le monde politique[18] ».

Si ce rapprochement entre les deux champs a été mentionné par plusieurs auteurs, peu d’entre eux ont approfondi le sujet afin de voir en quoi consiste exactement ce rapprochement et quelles ont pu être les résistances à ces rapprochements. C’est au caractère utilitariste de la discipline que nous nous intéressons ici. Est-ce que le fait de vivre à proximité des centres de décision gouvernementaux amène des réorientations dans la discipline ?

Les frontières poreuses d’une discipline : la recherche

Si les années 1940 sont davantage axées vers l’enseignement et la vulgarisation des informations économiques pour un public non universitaire, les années 1950 et 1960 voient des discours nouveaux apparaître dans les institutions universitaires. On insiste de plus en plus sur l’importance de consacrer temps et énergie à la recherche. Cependant, cette définition de la recherche est mouvante et évolue rapidement. Si personne ne s’entend sur ce que doit représenter exactement cette recherche, les préoccupations quant à son développement sont constamment présentes. En 1964, Maurice Bouchard, qui est directeur du département des sciences économiques de l’Université de Montréal, tente d’expliquer à ses collègues en quoi consistent les fondements de cette recherche en milieu universitaire :

À l’université, la fonction du professeur, c’est d’enseigner. S’il lui faut en même temps s’engager dans la recherche et faire avancer la science, c’est parce qu’il enseigne au niveau supérieur et qu’un enseignement universitaire non appuyé sur une activité de recherche n’est pas valable. Il suit que la charge d’enseignement du professeur d’université ne doit pas être si lourde qu’il devienne impossible à celui-ci de mener parallèlement à son enseignement une activité de recherche continue. Mais il est tout aussi important que l’activité de recherche du professeur soit immédiatement orientée vers l’amélioration de son enseignement actuel, le développement d’un enseignement projeté ou l’assistance à d’autres enseignements du département[19].

Ainsi, le modèle du professeur-chercheur est de plus en plus privilégié, et ce, au détriment du professeur-vulgarisateur, qui avait jusque-là un rôle dominant à l’université. On insiste sur l’importance et la complémentarité des deux tâches, c’est-à-dire l’enseignement et la recherche, qui seraient inséparables. Dans un mémoire présenté à la Commission royale d’enquête sur l’éducation, André Raynauld revient sur cet aspect fondamental : « les professeurs d’université doivent tous faire de la recherche ; il serait dangereux de cantonner les uns dans l’enseignement et de limiter les autres à la recherche[20] ».

Si plusieurs acteurs du milieu s’entendent pour accorder davantage de soutien à la recherche, le problème majeur consiste à trouver une définition de la recherche qui soit acceptée par une majorité d’économistes. Une des questions qui accapare les débats est le fait que bon nombre d’économistes n’évoluent pas exclusivement en milieu universitaire, ce qui pourrait nuire au développement global de la recherche en sciences économiques. La collaboration avec les institutions extérieures à l’université, surtout les instances gouvernementales, prend une place très importante, voire déterminante, dans le développement de la recherche économique au Québec. Cette problématique doit répondre à des questionnements bien précis concernant le contrôle de la production universitaire des économistes. Ces économistes doivent-ils avant tout diffuser leurs travaux pour un large public ou bien convaincre leurs collègues économistes universitaires de la véracité et de l’originalité de leurs résultats de recherche ? Ces questions posent des problèmes dans la mesure où les institutions extérieures à l’université, comme les différents ministères et agences gouvernementales, ont une influence bien réelle sur l’orientation des premiers travaux de recherche menés par les économistes québécois.

Historique de la collaboration entre savoir économique et pouvoir politique

Outre la collection des Études sur notre milieu[21], les efforts des premiers économistes québécois ont surtout consisté à préparer des études dans le cadre de commissions gouvernementales. Cette collaboration entre économistes et instances gouvernementales débute essentiellement au lendemain de la crise économique de 1929. Édouard Montpetit est nommé, par le gouvernement Taschereau, à la présidence de la Commission des assurances sociales du Québec en 1931[22]. Quelques années plus tard, Esdras Minville rédige un rapport pour le gouvernement fédéral dans le cadre de la Commission Rowell-Sirois[23]. Devant la gravité des conséquences de la crise économique, les décideurs souhaitent s’allier la collaboration des spécialistes afin de prévenir d’éventuelles catastrophes économiques.

La Deuxième Guerre mondiale favorise également le phénomène de consultation des experts des questions économiques, car plusieurs d’entre eux vont acquérir une expérience pratique de travail dans les différents organismes gouvernementaux de contrôle des prix et de rationnement des ressources. La Commission des prix et du commerce en temps de guerre devient une vaste bureaucratie qui compte près de 6000 employés au cours des dernières années du conflit, ce qui nécessite bien entendu une meilleure connaissance du monde économique canadien[24]. À ce sujet, signalons la participation très active de l’économiste Jean-Marie Martin qui occupa différents emplois de 1941 à 1947 à la Commission des prix et du commerce en temps de guerre. Il fut notamment surintendant régional de la division des vivres (1941-1944), puis directeur régional (1944-1947). Martin fera de fréquents allers-retours entre le milieu gouvernemental et le monde universitaire en tant que professeur au département d’économique de l’Université Laval. Ainsi, la crise économique de 1929 et la Deuxième Guerre mondiale facilitent certains rapprochements entre économistes et pouvoirs politiques, particulièrement au niveau fédéral.

Certains chercheurs ont souligné que le travail des économistes s’articulait particulièrement bien avec les préoccupations et fonctions liées à l’administration publique. Guy Rocher, dans un article sur les possibilités de jumeler le travail des sociologues avec celui des fonctionnaires, mentionnait que pour plusieurs économistes, le pouvoir politique représentait « à la fois un laboratoire et une tentation[25] ». Lorsqu’on étudie la période 1939-1975, force est d’admettre que les économistes ont à la fois servi l’appareil gouvernemental et qu’inversement, celui-ci a permis à de nombreux économistes de mener à terme des recherches qui, par leur ampleur, n’auraient pu être menées de façon aussi approfondie dans un cadre strictement universitaire où les ressources humaines et matérielles sont plus limitées et où les tâches administratives et l’enseignement occupent une très grande partie du temps de travail.

Pourquoi cette discipline trouve-t-elle autant d’affinités avec les structures bureaucratiques ? Plusieurs pistes de réflexion ont été suggérées. Parmi celles-ci, le sociologue Guy Rocher, qui combine l’expérience du fonctionnaire et du professeur universitaire, explique que certaines disciplines s’accommodent mieux des contraintes imposées par l’appareil gouvernemental. En parlant de la sociologie, Rocher estime que « la recherche sociologique empirique requiert souvent beaucoup de temps, généralement plus que la recherche économique ou juridique. Or, dans un gouvernement, tout le monde est toujours pressé et voudrait le résultat d’une étude dès après l’avoir commandée[26]. »

Cette collaboration étroite entre milieux universitaires et milieux politiques est loin de faire l’unanimité au sein des économistes. Dès le début des années 1920, Édouard Montpetit, que l’on peut considérer comme le « père fondateur » de la discipline au Québec, craignait les rapprochements entre les institutions politiques et le milieu universitaire. En 1921, Montpetit exprimait ses inquiétudes : « Il ne saurait être évidemment question d’introduire l’esprit, les méthodes et les mille tracasseries de la politique courante dans le domaine universitaire. Là où la chose s’est produite, elle a eu de fâcheuses conséquences. Il y a lieu d’appliquer ici le principe de la séparation des pouvoirs[27]. » Ainsi, le rapprochement du champ politique du champ universitaire ne va pas de soi. Certains le souhaitent, d’autres le rejettent. Cet article sera également l’occasion de voir si une discipline universitaire comme les sciences économiques s’articule aussi bien aux préoccupations de l’État que certains pourraient le croire à prime abord.

Offre et demande de savoir économique : l’appel du « milieu »

Si les économistes tentent au départ d’inventorier leur milieu, il appert que ce même milieu devient particulièrement friand d’informations à caractère économique. Cette demande se fait plus urgente face aux nombreuses transformations socio-économiques en cours. Nous pourrions longuement épiloguer sur les changements socio-économiques survenus au Québec lors de ces années. Mentionnons seulement que le processus d’urbanisation s’accélère au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Parallèlement à ce phénomène, on assiste au développement d’une économie de services et à la montée progressive de l’État-providence. Ces trois phénomènes modifient considérablement le paysage économique du Québec et favorisent les questionnements sur la nature de ces transformations.

Plusieurs questions sont posées mais peu de réponses sont obtenues. Effectivement, il n’y a pas, au cours des années 1940 et au début des années 1950, de structures organisées favorisant la recherche et la diffusion de cette recherche. Plusieurs témoignages sur ces décennies expriment l’idée que l’enseignement prime sur la recherche. La diffusion des connaissances est prioritaire, que ce soit pour les étudiants ou le grand public. Dans ce contexte, il n’y a pas de stimulants à la recherche d’autant plus qu’au départ, la demande se fait rare pour ces résultats. À ce sujet, François-Albert Angers offre un témoignage qui décrit bien concrètement comment la situation se présentait pour les éventuels chercheurs et expose également dans quel contexte a évolué son maître à penser, Esdras Minville :

Il n’y a pas à ce moment-là de la demande pour de la recherche, ni fonds de recherche offerts ou disponibles en vue de mener à bien des projets plus poussés que ceux que l’on peut mener uniquement à partir de l’observation sommaire, de l’analyse des statistiques officielles publiées (et à Québec, tout est secret), des livres et du travail de sa pensée. Personne n’est soucieux de demander à quelqu’un qui a dit des choses intéressantes d’aller plus loin et de lui offrir, ni même de lui donner s’il le demande, les moyens financiers d’aller plus loin. À l’exception de quelques travaux comme ceux qu’il a faits pour la Commission Sirois ou pour la Commission Tremblay, c’est gratuitement, dans l’exercice de sa conscience d’universitaire, ou pour des compensations dérisoires de l’ordre de 25 $ ou 50 $ pour une conférence, ou de 35 $ pour un article de L’Actualité économique à l’exclusion des « Faits et nouvelles », non payés, que Minville a écrit son oeuvre[28].

Plusieurs des premiers économistes sentent le besoin de faire autre chose que de la recherche fondamentale. Ils souhaitent rendre accessibles les informations économiques déjà disponibles puisque la volonté d’engagement social est très présente chez les premiers animateurs de la discipline[29]. Plusieurs des premiers économistes veulent étudier leur « milieu » pour mieux le transformer. Certains souhaitent un « réveil » du peuple canadien-français qui, armé de ces connaissances économiques, pourra redresser une situation jugée déplorable.

Les experts en questions économiques sont peu nombreux, alors que la demande devient de plus en plus présente et pressante. Encore une fois, les souvenirs de François-Albert Angers sont à ce sujet fort éclairants :

Ce qui arrive, c’est qu’on est sollicité de partout. On ne peut pas commencer une carrière d’économiste universitaire qui se donne entièrement à la recherche économique et qui ne fait que ça, parce que les Chambres de commerce, les gouvernements, la Saint-Jean-Baptiste, les associations d’hommes d’affaires, les syndicats ont commencé à prendre le goût de la science économique. Ça leur prend des économistes pour expliquer tout, alors on est quatre [à l’École des HEC] pour répondre aux demandes. On est tiré hors de l’enseignement et de la recherche. On devient des gens qui se servent de ce qu’ils savent pour essayer d’expliquer aux gens les problèmes qu’ils nous soumettent, c’est eux qui nous sollicitent. La radio commence à prendre de l’ampleur, et veut des commentateurs[30].

Non seulement, la demande pour une vulgarisation des idées économiques se fait croissante, mais cette démarche est fortement encouragée, notamment par Esdras Minville, qui dirige alors l’École des HEC de Montréal. Le témoignage de Roland Parenteau, un autre professeur à cette même institution au cours des années 1950, est très révélateur de l’importance prise par la vulgarisation chez les premiers économistes québécois qui sont sollicités pour de telles explications :

Il faut dire aussi qu’au cours des années cinquante, la population s’est découvert un appétit pour les choses économiques. Les groupes de citoyens, les associations professionnelles, invitaient sans cesse les professeurs des HEC à donner des conférences, à participer à des congrès ou à des émissions de Radio-Canada.[…] Et dans la mesure où il faut se consacrer à la recherche fondamentale pour faire avancer la science économique, ce genre d’activités m’en ont éloigné. Je me suis plutôt consacré à la vulgarisation. Esdras Minville, le directeur des HEC, m’avait d’ailleurs donné un conseil. Il m’avait dit : « Vous allez être invité à donner des conférences. Il faut tout accepter, parce qu’on est à une époque où il faut habituer les gens à connaître les concepts économiques. La tâche principale qui s’impose, c’est une tâche de vulgarisation, parce que les gens n’ont aucune connaissance, ne font aucun raisonnement économique »[31].

Ce type d’activité est particulièrement fréquent chez les premiers économistes de l’École des HEC. Les professeurs participent à plusieurs projets différents. Cette participation s’inscrit bien dans la conception idéologique de son directeur Esdras Minville. Pour lui, l’intellectuel doit être en contact avec son milieu. Il doit comprendre et agir sur la société dans laquelle il évolue.

Les économistes des HEC collaborent étroitement avec les médias mais également avec les différents ministères. Il faut toutefois mentionner que cette pratique tend à régler des problèmes d’ordre administratif. Comme le souligne Pascale Ryan dans son mémoire sur la pensée de François-Albert Angers : « Minville a encouragé ses professeurs, dont Angers, à accepter les contrats d’expertise de l’extérieur. Il y voyait un moyen de garder ses professeurs, qui avaient tendance à partir vers le privé, où les salaires étaient plus adéquats ; ainsi qu’une façon de garder contact avec la réalité extérieure[32]. » Il faut rappeler que ce facteur financier est fort important puisque les universités et l’École des HEC ne disposent pas des ressources financières qu’elles auront au cours des années 1960 et 1970. Ce qui s’avère une solution à de nombreux problèmes devient par la suite un problème en soi puisque les activités de consultation à l’extérieur de l’École des HEC sont particulièrement bien rémunérées. Ainsi, les activités de consultation en viennent même à menacer les recherches menées aux HEC, comme le démontre cet extrait d’un rapport sur la recherche datant de 1973 :

La recherche souffre d’une concurrence certaine de la part de la consultation. Cette dernière activité comporte beaucoup d’éléments complémentaires à l’enseignement et, de plus, est bien rémunérée. Souvent, les professeurs qui excellent dans la consultation, sont ceux qui pourraient être à l’origine de recherches d’envergure[33].

Bien avant que le rayonnement d’une institution ne soit défini par l’évaluation des pairs, le prestige d’une institution d’enseignement était défini selon des normes différentes. Le fait que la recherche réponde à des préoccupations extérieures au milieu universitaire pose beaucoup plus de cas de conscience aux économistes évoluant dans les années 1970 qu’à leurs prédécesseurs. D’ailleurs, le directeur de l’École des HEC, Esdras Minville, est particulièrement fier d’avoir développé une telle expertise à l’intérieur de son institution. Celui-ci soulignait en 1960 que :

L’École compte à l’heure actuelle l’équipe d’économistes la plus réputée [du Québec]. Se pose-t-il un problème économique et social nouveau, ce sont nos professeurs d’économie que les chambres de commerce, les associations de patrons, les grandes municipalités, les gouvernements eux-mêmes consultent. La plupart des grands mémoires des chambres de commerce en ces dernières années ont été préparés par nos hommes[34].

Ainsi, le rayonnement d’une institution universitaire est souvent vu à travers les services que celle-ci offre à l’extérieur de l’institution. Ce point de vue est loin de faire l’unanimité chez les économistes, car plusieurs d’entre eux estiment que répondre aux appels du milieu comporte des risques évidents.

Avantages et désavantages des collaborations universités-gouvernement

Une grande partie des premières recherches menées en sciences économiques s’articule autour de commissions gouvernementales. Si plusieurs critiquent cette collaboration, il semblerait tout de même que ce type d’enquête soit très bénéfique. L’économiste André Raynauld affirme d’ailleurs que :

D’une part les publications des Commissions royales sont des sources de renseignements particulièrement rares dans notre pays où la recherche empirique est tout à fait insuffisante. Ce sont les seules enquêtes élaborées que nous ayons sur un grand nombre de sujets. Les rapports de la Commission Rowell-Sirois demeurent encore aujourd’hui la meilleure étude globale des problèmes fiscaux. La commission de 1935 sur les prix a présenté le premier travail d’envergure sur la concentration des entreprises au Canada ; les publications de la Commission Massey constituent l’inventaire le plus complet des ressources naturelles du pays[35].

Raynauld est loin d’être le seul à estimer que les commissions gouvernementales sont plus qu’utiles au développement des connaissances en matière économique. De nombreux économistes estiment que ces recherches posent des bases nécessaires à la poursuite d’autres travaux qui ne répondraient pas à des commandes gouvernementales.

La collaboration avec les différents gouvernements entraîne certainement des bienfaits. Elle permet de regrouper les ressources humaines et matérielles afin d’approfondir un objet de recherche précis. Il est plutôt rare au cours des années 1950 et 1960 de pouvoir consacrer autant de temps à ces activités de recherche puisque les tâches d’enseignement sont prioritaires. Aussi, la plupart des économistes universitaires vont à un moment ou à un autre, au cours des années 1950, 1960 et même 1970, travailler au sein d’un gouvernement ou d’une commission gouvernementale et ainsi acquérir une expérience très pratique du travail d’économiste « sur le terrain ». Il faut tout de même noter que ce phénomène n’est pas propre aux économistes québécois. Dans l’ensemble du Canada, les économistes font de constants va-et-vient entre le milieu universitaire et le milieu politique à un point tel que Frank Underhill a noté avec humour qu’« il existait deux sortes d’économistes : ceux qui avaient déjà oeuvré pour une commission royale et ceux qui ne désespéraient pas de le faire un jour[36] ». Cette mobilité entre les champs politique et universitaire amène cependant bien des inconvénients pour les universitaires.

Instabilité départementale : le cas de l’Université Laval

Les économistes étant constamment sollicités par des demandes extérieures à leurs tâches proprement universitaires, il s’ensuit que le corps professoral est fort instable, ce qui, bien entendu, modifie grandement la vie départementale qui évolue au fil de cette mobilité professionnelle entre engagement extra-universitaire et vie strictement universitaire. Lorsqu’on parcourt les procès-verbaux des départements de sciences économiques, particulièrement au cours des années 1950 et 1960, on retrouve de très fréquentes allusions au fait que des professeurs quittent définitivement, ou encore pour des périodes déterminées le département pour aller travailler au sein d’un ministère fédéral ou provincial. Si nous prenons le cas du département d’économique de l’Université Laval, on remarque que ce problème se pose d’année en année, particulièrement pour la période 1955-1970. En effet, les professeurs Maurice Lamontagne et Yves Dubé ont pris congé pour aller travailler au sein de différents ministères. Ces absences qui devaient au départ être de courte durée se prolongent et le département d’économique de l’Université Laval se retrouve dans une situation précaire où le développement de la recherche ne peut certainement pas être une priorité. On retrouve dans le rapport départemental de 1955 des préoccupations évidentes pour la perte de professeurs au profit des ministères. On résume la situation ainsi : « Voilà donc quelques conséquences tangibles des absences de Lamontagne et Dubé : affaiblissement de quelques-uns de nos professeurs par surcroît de travail ; appauvrissement du département qui sacrifie une partie de son enseignement[37]. »

Ce phénomène compromet le bon fonctionnement des départements, ceux-ci devant s’ajuster à ces nombreux mouvements de personnel. Ainsi, il est très fréquent de retrouver le type de remarques suivantes dans les documents administratifs : « Actuellement plusieurs professeurs du Département ont de trop lourdes charges d’enseignement et d’administration ou sont forcés de faire des travaux non-académiques [sic] et de l’enseignement extra-départemental[38]. » Il faut dire que cette plainte se retrouve dans un rapport datant de 1962, c’est-à-dire à l’un des moments où les économistes universitaires québécois sont les plus sollicités. D’ailleurs, le début des années 1960 s’avère particulièrement difficile pour la stabilité du corps professoral de l’institution. Les rapports départementaux sont très instructifs à ce sujet. Ainsi, à l’Université Laval, pour l’année 1960-1961, on y apprend que « le Professeur René Tremblay a dû abandonner la plus grande partie de ses cours par suite de sa nomination au poste de sous-ministre de l’Industrie et du Commerce dans le Gouvernement provincial[39] ». L’année suivante, on retrouve la mention suivante : « Par suite de la démission de M. [Jean-Marie] Martin, le corps professoral se compose en fin d’année de six professeurs de carrière et quatre professeurs à temps partiel[40]. » Un an plus tard, le même phénomène se produit et on mentionne que « Monsieur René Tremblay a, par suite de sa nomination au cabinet fédéral, donné sa démission[41]. » Bref, ce type de remarques regorge dans les rapports des départements où le personnel se fait déjà rare. Il est également à noter que l’on n’a pas mentionné la participation plus occasionnelle de la majorité des économistes à des projets à moins long terme commandités par les instances gouvernementales. Retenons toutefois qu’il est relativement normal de retrouver des plaintes de ce type dans les rapports départementaux. Après tout, ces documents ont également pour but d’attirer l’attention des autorités universitaires sur le manque de ressources des départements, afin de les convaincre d’investir davantage dans leurs secteurs. Cependant, tout porte à croire que la situation est plus critique en sciences économiques que dans les autres départements.

Cette instabilité départementale a un effet direct sur le bon fonctionnement des activités de recherche. Le personnel serait trop peu nombreux et trop occupé par des tâches externes pour créer un environnement stimulant pour la recherche. Dans un rapport produit en 1969 par le département d’économique de l’Université Laval, on se plaint d’ailleurs du fait que :

Le département d’économique refuse des subventions de recherche nombreuses qui lui sont offertes et qui pourraient être allouées aux étudiants, faute de ressources suffisantes pour diriger cette recherche et ces étudiants. De même, le département ne s’engage pas à demander des subventions de recherche de peur de ne pouvoir mener ces projets à bonne fin. Bref, l’expansion du département est nettement entravée par son manque de ressources[42].

Les critiques internes sont nombreuses, car ces multiples départs entraînent un surcroît de travail (enseignement et tâches administratives) chez les professeurs restants. Cette observation est également reprise chez les économistes provenant des autres institutions. Jacques Parizeau de l’École des HEC estime que le développement de la recherche à l’Université Laval a souffert de cette instabilité :

Le Département d’économie de la Faculté des Sciences sociales de l’Université Laval a atteint, peu de temps après sa création, un prestige remarquable, justifié d’ailleurs par la qualité de publications sans doute peu nombreuses mais qui ont eu d’indiscutables répercussions. Le départ ou le décès de certains des membres du Département (Maurice Lamontagne, René Tremblay et John Hodgson, en particulier) a cependant, semble-t-il, ralenti le rythme des travaux[43]

Il faut noter ici que Parizeau fait référence à Lamontagne et Tremblay qui ont tous deux quitté le milieu universitaire pour joindre la fonction publique. James Hodgson, quant à lui, décède en 1964. Ce dernier semblait particulièrement soucieux du développement de sa discipline. Il fut mêlé à plusieurs recherches d’envergure notamment le Rapport de la Commission d’enquête sur le logement de la cité de Québec[44].

Ce type d’observations sur les problèmes de « sous-développement » de la recherche revient de façon récurrente dans les rapports départementaux. En 1968, on indique dans la section « Perspectives de développement de la recherche » que :

La recherche au département d’économique se développe de plus en plus en quatre secteurs : 1- Économétrie ; 2- Histoire économique ; 3-Finances publiques ; 4- Économique des Ressources. Toutefois, la recherche ne prend pas l’expansion projetée par suite d’une carence de professeurs au département. Il s’ensuit que l’effort est accordé prioritairement à l’enseignement au détriment parfois de la recherche[45].

Les autres sciences sociales ne semblent pas souffrir de cette pression. Politologues, sociologues, anthropologues se retrouvent généralement à l’université et les pouvoirs publics ne les consultent qu’occasionnellement, et ce, essentiellement à partir des années 1960. Les anthropologues Marc-Adélard Tremblay et Gérard Gold dressaient ce constat à propos de leur discipline :

Les anthropologues n’ont pas participé, de façon importante, aux études d’arrière-plan devant produire des décisions politiques majeures de la Révolution tranquille (implantation d’un nouveau système d’éducation, restructuration des affaires sociales, nationalisation des richesses naturelles, mise en place de programmes de redressement économique)[46].

Michel Leclerc, dans son étude sur l’histoire de la science politique québécoise, dresse un portrait semblable en mentionnant que ce n’est qu’à la fin des années 1960 que les politologues entrent en scène pour servir de conseillers au sein des différentes instances politiques. Pour Leclerc, la « Commission Laurendeau-Dunton est donc l’occasion pour les politicologues du Québec d’éclairer les hommes politiques fédéraux sur l’importance des réalités politiques et, ainsi, de relativiser l’influence dominante des économistes auprès d’eux[47] ». Jusqu’aux années 1960, les économistes ont un quasi-monopole au sein des sciences sociales en matière de relations avec les différents niveaux de gouvernement. Ainsi, la stabilité départementale serait compromise par les recherches commanditées, ce qui amène plusieurs économistes à soulever des inquiétudes sur la perte de contrôle du produit scientifique.

La perte d’indépendance

Au-delà des quelques bienfaits mentionnés, les économistes sont tout de même bien conscients du peu d’indépendance dont ils profitent en faisant des recherches commanditées. Dès 1958, des préoccupations surgissent à ce sujet à l’Université Laval. Dans un rapport sur la recherche à la Faculté des sciences sociales, l’économiste Jean-Marie Martin expose les problèmes suivants :

Les recherches qui s’effectuent déjà à la Faculté posent dès maintenant des problèmes complexes. Actuellement, la plupart des recherches sont commanditées. On risque ainsi d’en arriver à une situation où tous les problèmes auxquels s’appliquera notre effort scientifique seront définis de l’extérieur, ne jailliront plus de la progression et des difficultés qui doivent définir, de l’intérieur, une carrière scientifique.

Il faut donc une structure – ce serait celle du Centre – qui garantisse le principe de la primauté de la recherche fondamentale. Ce qui implique un certain nombre de décisions concrètes : a) aide technique à la recherche désintéressée (copie, documentation organisée, etc.) ; b) coordination de la recherche commanditée de façon à ce qu’elle n’aboutisse pas simplement à des résultats parcellaires susceptibles de satisfaire uniquement le commanditaire – mais qu’elle contribue au maximum à la connaissance globale organique de notre milieu[48].

La volonté de s’affranchir et d’obtenir une indépendance face aux pouvoirs publics n’est pas seulement présente chez les économistes de l’Université Laval. Dans un mémoire présenté à la Commission Parent en 1962, on affirme du côté du département des sciences économiques de l’Université de Montréal que :

Les subsides gouvernementaux pour la recherche doivent être acheminés soit directement aux professeurs dans les cas de projets particuliers, soit aux universités elles-mêmes pour des recherches de nature plus ou moins permanente. Le danger que nous voulons prévenir par cette règle est de voir le Gouvernement directement responsable pour la création, la survie et le développement d’une foule de petits instituts, centres ou laboratoires. Tous connaissent des organismes de cette nature qui ont passé, passent encore et passeront suivant le résultat des élections. Nous recommandons donc : que des fonds de recherche soient mis à la disposition des universités et des professeurs pour défrayer les dépenses de la recherche scientifique et assurer la publication des travaux[49].

D’autres institutions comme l’École des HEC, où cette activité de consul--tation auprès des instances gouvernementales est fortement répandue voire encouragée par les différents directeurs, abondent dans le même sens. Par exemple, l’économiste Jacques Parizeau qui a, plus que ses collègues, participé à des études commanditées, s’inquiète également du rôle joué par les institutions extérieures au monde universitaire dans la recherche. Il se demande si les nombreuses interventions gouvernementales n’ont pas nui à la recherche fondamentale en sciences économiques. Les économistes n’ont pu pousser loin leur analyse que dans le cadre de commissions gouvernementales. Parizeau lance une mise en garde :

Il faut en somme cesser de s’appuyer à peu près exclusivement sur les Commissions royales d’enquête pour procéder à des travaux en profondeur. Je ne voudrais pas un instant minimiser le rôle de ces commissions. Elles correspondent néanmoins à des besoins précisément localisés dans le temps et à des besoins gouvernementaux qui sont trop dispersés et trop épisodiques[50].

Il faut mentionner qu’en tant que professeur à l’École des HEC, Parizeau connaît très bien les problèmes que peut créer la collaboration avec les différents gouvernements.

Les difficultés de l’Institut d’économie appliquée de l’École des HEC

Si les différents rapports et procès-verbaux font état de sérieux problèmes d’instabilité départementale, la correspondance de certains économistes est tout aussi riche de renseignements sur les conséquences de ces nombreux départs et va-et-vient. François-Albert Angers qui dirige l’Institut d’économie appliquée de l’École des HEC a énormément de difficultés à bâtir de solides recherches dans son institution. En mars 1961, il tente d’expliquer à son collègue français François Perroux que la recherche tarde à se mettre en marche de façon efficace. Ses explications sont riches en enseignements sur la sollicitation des différents gouvernements pour obtenir les services des économistes québécois. Angers signale que :

Dans ma lettre du 20 septembre, je vous disais qu’une Commission Royale fédérale des transports avait acquis les services de notre Institut pour la préparation d’une étude sur un problème relatif à la réorganisation éventuelle des chemins de fer canadiens. Entre temps, un autre événement qui devait avoir d’énormes conséquences pour nous était survenu : le 22 juin dernier, le gouvernement de l’Union Nationale, au pouvoir à Québec depuis 24 ans, était remplacé par un gouvernement libéral sous la direction de M. Jean Lesage. Or ce nouveau gouvernement, contrairement à l’ancien qui pratiquait sur le sujet un immobilisme total, s’est avisé qu’il lui fallait utiliser les services de nombreux économistes dans les différents ministères. À défaut de candidats très nombreux, il a donc entrepris de solliciter en y mettant le prix le transfert des professeurs d’université vers le fonctionnarisme. Tout l’automne dernier, nos professeurs se sont donc trouvés engagés dans des tractations de toutes sortes, des demandes de conseils, etc., qui ont absorbé considérablement de notre temps. Finalement, nous avons dû consentir à prêter, en demi congé, le professeur Pierre Harvey au Ministre dont dépend notre École, pour l’organisation d’un Service de recherche économique en matière éducative à son ministère et pour la préparation des documents nécessaires à une commission d’enquête royale sur le système d’enseignement dans la province de Québec, enquête qui doit commencer incessamment. Cela veut dire que nous sommes privés des services de M. Harvey, trois jours par semaine, pour une période qui ne pourra pas facilement être inférieure à deux ans[51].

Il faut noter que l’Institut d’économie appliquée de Montréal avait entre-pris des démarches pour s’associer avec l’Institut de sciences économiques appliquées de Paris. Le directeur de l’institut parisien, François Perroux, avait demandé à Angers en 1959 de collaborer à des cahiers de recherche en traitant de questions économiques canadiennes[52]. Ce qui devait donner une collaboration scientifique riche entre Montréal et Paris n’a pas produit les résultats escomptés. Angers, sentant le besoin d’expliquer que son maigre noyau de professeurs est occupé à d’autres tâches, poursuit d’ailleurs la liste de ses déboires en soulignant que :

Le gouvernement a aussi formé un Conseil d’Orientation économique pour la Province. Un autre de nos principaux membres de l’Institut, M. Roland Parenteau, après avoir été sollicité pour devenir président de différentes commissions administratives, a dû accepter de devenir membre de ce Conseil d’Orientation économique, pendant que notre ami Jacques Parizeau devenait de son côté membre du Conseil Supérieur du Travail. Et c’est ainsi qu’en étant obligé de jeter un peu de lest pour céder à ces pressions irrésistibles, nous nous sommes trouvés en position cette année de ne pouvoir faire beaucoup plus que de remplir, d’ailleurs incomplètement, les tâches d’enseignement et de direction d’étudiants qui sont notre lot principal[53].

La situation ne semble pas s’être résorbée trois ans plus tard puisque le même Angers envoie une lettre semblable au même Perroux dans laquelle il fait valoir des arguments similaires à ceux présentés quelques années plus tôt. Angers se plaint que :

L’attraction de plus en plus forte vers l’extérieur se fait sentir sur nos professeurs. [Roland] Parenteau nous a quittés pour prendre la direction du Conseil d’Orientation Économique de la Province et [Jacques] Parizeau est en congé demi-solde pour agir comme représentant du gouvernement du Québec dans un comité mixte fédéral-provincial où se discutent et se négocient les prochains accords fiscaux entre les deux niveaux de gouvernements. Cela nous honore sans doute beaucoup, mais nous nuit autant pour ce qui est des projets que nous envisagions du côté d’une recherche plus intensive et plus désintéressée[54].

Ce qui ressort clairement du portrait dressé précédemment c’est que plusieurs des économistes soutiennent que le développement de la recherche en sciences économiques a beaucoup souffert du développement de l’État-providence et de son besoin grandissant d’économistes[55].

Ces différentes remarques sont plutôt accentuées dans les sciences économiques. Cependant, des inquiétudes semblables se retrouvent dans le milieu universitaire en général au tournant des années 1970. Le rapport Hurtubise–Rowat sur les relations entre les universités et le gouvernement en fait également mention, ce qui tend à démontrer que les frontières entre champ politique et champ scientifique sont souvent floues. Alors que certains universitaires s’accommodent aisément de cette proximité, d’autres y voient un grave danger qui menace la liberté des chercheurs. Dans ce rapport publié en 1970, il est notamment mentionné que :

Les universités sont exposées à un danger encore plus grand du fait qu’il menace la liberté universitaire et leur fonction de critique de la société : celui de voir la recherche financée par l’État éloigner les universitaires de la recherche pure et de sujets d’investigation de leur propre choix pour les diriger vers des domaines et sujets choisis par le gouvernement. […] Comme les constations et conclusions des travaux de recherche portant sur les sciences sociales et humanités ne sont pas, souvent, aussi objectives que pour les sciences naturelles, ces dangers pourraient devenir plus grands si, comme on l’a récemment proposé, il était décidé d’accroître dans ces domaines le financement de la recherche contractuelle et à orientation pratique. L’État fédéral joue déjà un rôle important dans le financement des projets de recherche à orientation gouvernementale. Si à l’avenir les provinces subventionnent de plus en plus ce genre de recherche en vue de résoudre des problèmes provinciaux bien définis, les dangers ne pourront qu’augmenter[56].

Des frontières de plus en plus apparentes : une quête d’autonomie

Si certains questionnent le fait que les recherches commanditées par le gouvernement nuisent à la recherche en drainant les ressources humaines et matérielles vers les préoccupations de l’État, d’autres remettent carrément en question la valeur scientifique de ces travaux. Ces liens entre la discipline économique et l’État vont avoir d’autres conséquences que celle de la faible productivité de la recherche fondamentale. Les différents départements de sciences économiques sont bien conscients que la plupart des étudiants se destinent au fonctionnariat. Il s’ensuit une course pour s’approprier les effectifs étudiants désirant travailler pour l’État. La lutte est parfois féroce notamment sur le territoire montréalais qui dispose de plusieurs institutions d’enseignement[57].

Plusieurs économistes cherchent à prendre des distances marquées par rapport aux différents niveaux gouvernementaux. Certains disent préférer travailler au développement et à la consolidation de leur discipline plutôt que de collaborer à des projets avec les instances gouvernementales. L’un des plus ardents défenseurs de l’« autonomie universitaire » est sans contredit Maurice Bouchard. Lorsqu’on demande, par exemple, à cet économiste de l’Université de Montréal s’il a, tout comme plusieurs autres de ses collègues, participé à des engagements extérieurs à l’université pendant sa carrière, il répond :

Je n’ai accepté qu’une véritable commande, l’enquête sur le commerce du livre au Québec […]. J’ai également collaboré avec le ministère des Affaires culturelles du Québec à la définition d’une politique de défense de la langue et de la culture. J’ai eu tendance à limiter mes activités extra-universitaires pour ne pas compromettre la qualité de mon enseignement et de mes recherches scientifiques. Cette fonction de service-conseil a son utilité, mais elle ne doit pas s’exercer au détriment de la qualité de la recherche et de l’enseignement[58].

Ce même Bouchard fait de la défense de l’autonomie universitaire un cheval de bataille. À ce sujet, il écrit une lettre, en 1964, dans laquelle il expose au doyen Philippe Garigue la nécessité de préserver l’indépendance de son département d’une intervention trop prononcée du gouvernement provincial :

Les professeurs intéressés au projet ont entamé des pourparlers avec le Bureau Provincial de la Statistique pour étudier les possibilités que les activités du laboratoire [d’économétrie] projeté s’orientent dans une direction utile pour la Province.

À la suite de ces pourparlers, le Ministère de l’industrie et du commerce accepte de payer les étudiants qui seront attachés au laboratoire durant la saison d’été comme s’ils travaillaient pour le Gouvernement. Il n’y a pas de subvention directe faite au laboratoire comme tel. Je me suis personnellement opposé à cette forme d’intervention de l’État dans le développement des institutions universitaires[59].

Ce discours est fort instructif. Il est ici intéressant de noter que la lettre de Bouchard est très claire quant au rôle que doit exercer « le Gouverne-ment » dans le domaine de la recherche : il peut très bien participer à la recherche en autant que l’université conserve une marge de manoeuvre respectable. C’est une question de principe chez Bouchard qui, en tant que directeur du département de sciences économiques, pourra plus aisément défendre cette idée. Ce discours se répand de plus en plus chez les économistes au cours des années 1960 et 1970 pour qui le financement de la recherche ne doit pas être accompagné d’un contrôle extérieur.

Quelques mesures incitatives pour promouvoir l’engagement… universitaire

En parcourant les documents administratifs des départements de sciences économiques, on retrouve de plus en plus au cours des années 1960 des réflexions, voire des directives quant à l’indépendance des travaux de recherche qui doivent être effectués par les économistes. Maurice Bouchard, qui dirige alors le département des sciences économiques de l’Université de Montréal, pose quelques jalons quant à la recherche commanditée. Il laisse entendre qu’il est en faveur de ce type de recherche en autant que celle-ci respecte certaines règles :

Il faut d’abord souligner que la recherche financée de l’extérieur doit répondre aux exigences formulées […] pour toute recherche : du point de vue qualitatif, elle doit contribuer au progrès de la théorie, des techniques et des méthodes d’observation, ou encore, à la connaissance des faits économiques passés et actuels ; du point de vue académique [sic], cette recherche doit être orientée d’une façon immédiate au développement et à l’amélioration de l’enseignement du département[60].

Afin de bien délimiter en quoi devrait consister cette recherche, Bouchard juge important de définir les bases qui doivent guider une recherche respectant toutes les normes de qualité scientifique :

Ce qui compte, en définitive, c’est d’énoncer des conditions qui favorisent, à la longue, la qualité scientifique et le caractère académique [sic] de notre activité de recherche.

La qualité scientifique du travail de recherche ne peut être pleinement évaluée que d’après les publications auxquelles elle donne lieu. En conséquence, aucun projet commandité ou subventionné n’est acceptable si le professeur en cause ne peut s’assurer d’avance tous les droits de publication scientifique de ses travaux. Cette restriction implique donc qu’une recherche financée de l’extérieur doit normalement donner lieu à une publication scientifique, un ouvrage ou un article dans une revue spécialisée en économique, une communication à un congrès scientifique, ou encore, un mémoire scientifique soumis pour discussion à d’autres universités ou centres de recherches[61].

Un phénomène similaire a lieu dans l’autre institution montréalaise où l’on se questionne sur la direction à donner à la recherche. Le rapport tant privilégié avec le milieu est remis en question et prend alors des dimensions différentes comme en fait foi cette note de service du directeur de l’Institut d’économie appliquée à ses professeurs :

Il fut un temps où, du point de vue de la réputation de l’École et de ce qui s’appelle l’Institut d’Économie Appliquée, notre participation à toutes sortes d’activités secondaires comme la radio, la télévision, les articles de journaux, les congrès divers, constituaient une nécessité. De même en-a-t-il été, dans une bonne mesure, des travaux de recherche dirigés vers la pratique en fonction de demandes nous venant de gouvernements, de commissions, ou d’entreprises. Pour sûr, il ne peut pas s’agir de pratiquer aucun retournement brusque et de nous couper ainsi complètement d’avec notre propre milieu[62].

Les questions relatives au rayonnement universitaire tendent à changer radicalement dans le discours des autorités universitaires. Ainsi, la publicité reçue par l’Institut doit changer de forme. Les économistes doivent maintenant convaincre les autres chercheurs plutôt que le grand public comme le rappelle le directeur aux membres de l’Institut :

Mais nous devons tous prendre conscience du fait que, tant pour la réputation personnelle de chacun d’entre nous que pour la réputation de l’Institut, nous avons atteint un point où nous n’avons plus grand-chose à gagner sur ce terrain secondaire. Continuer à maintenir ces contacts et relations en nous en tenant à ce qui est strictement nécessaire pour une collaboration raisonnable avec l’extérieur, sans sacrifier l’efficacité de nos travaux proprement universitaires, suffira à consolider nos positions. Il devient beaucoup plus important de nous attacher à publier nos travaux ; et tout particulièrement pour commencer, à mettre au point la publication des différents ouvrages de la collection des problèmes économiques contemporains qui devaient sortir de nos cours. Beaucoup plus important aussi, en terme [sic] de prestige universitaire au Canada même d’ailleurs, de profiter des contacts établis pour faire rayonner le nom de l’Institut et de ses membres dans les milieux européens et africains reliés au marché commun et à la communauté française, où l’on nous recevra à bras ouverts si nous sommes en mesure d’apporter une contribution réelle à leurs efforts[63].

D’autres chercheurs avaient déjà noté un phénomène semblable quant au glissement de la définition du rayonnement universitaire à travers la recherche effectuée par ses professeurs. Ainsi, dans une étude sur le développement des sciences de l’éducation, Fournier, Gingras et Mathurin observent que le prestige universitaire devient, au cours des années 1970, de plus en plus défini par les universitaires eux-mêmes :

Les défenseurs de la recherche scientifique explicitent ce qu’on peut appeler l’ethos de la communauté scientifique. Ils établissent un lien direct entre la recherche et le rayonnement universitaire en définissant le rayonnement universitaire par la participation à des congrès, à des sociétés savantes, à des jurys, à des associations professionnelles, « à des sociétés avec des fonctions comme secrétaire, comme président de séances lors d’un colloque… comme organisateur d’un colloque ou d’un congrès » et en faisant de la recherche un préalable indispensable à toute reconnaissance universitaire dans la mesure où « quelqu’un qui ne fait pas de la recherche, qui ne publie pas, ne pourra pas se faire connaître […] » L’expression de ce point de vue, conforme à une position bien établie au sein de l’université, selon laquelle le « rayonnement » (au même titre que la recherche) ne doit se faire qu’en fonction des critères définis à l’intérieur du champ[64].

Le sujet n’est évidemment pas clos puisque, encore au milieu des années 1970, on sent le besoin de définir exactement en quoi consiste la recherche. Dans un document qui tente de faire le point sur la situation de la recherche à l’École des HEC, le comité définit cette activité ainsi :

Une activité de recherche est une activité qui se prête à la transmission horizontale d’une information ayant trait, soit à des concepts nouveaux, soit à des solutions originales de problèmes scientifiques. […] Un professeur transmet de l’information horizontalement s’il s’adresse à ses pairs, dans le langage de sa spécialité, avec comme objectif de faire bénéficier la collectivité de sa contribution aux connaissances[65].

L’insistance mise sur le fait que la transmission doit se faire de façon horizontale démontre assez bien que la définition de la recherche telle que désirée par certains économistes n’est pas encore un phénomène acquis et qu’il existe des résistances à l’intérieur de l’institution (ou des interprétations différentes) face à cette conception de la recherche. Avec de telles directives, il va de soi que le processus d’autonomisation du milieu universitaire est favorisé. Sans couper nécessairement tous ces liens avec le « milieu », les recherches doivent s’adresser avant tout aux collègues universitaires plutôt qu’au grand public, au gouvernement et aux groupes de pressions même si ces derniers sont de plus en plus friands de savoir économique, et qu’ils sont responsables en quelque sorte de l’expansion des recherches en sciences économiques québécoises.

Ici, il est difficile de ne pas reconnaître le processus d’accumulation du capital scientifique décrit par Pierre Bourdieu. Le cadre théorique bourdieusien s’applique particulièrement aux phénomènes vus précédemment[66]. Ainsi, il ne convient plus au scientifique (ou à l’économiste) de se faire reconnaître dans la société pour acquérir du prestige, il faut avant tout que celui-ci soit accepté et reconnu par les collègues de son propre champ scientifique. Acquérir du prestige à l’extérieur du champ scientifique ne permet pas d’occuper une position dominante dans le champ, elle peut même constituer un handicap aux yeux de certains. Ainsi, le rayonnement universitaire doit se faire avant tout en milieu universitaire et non plus à l’extérieur de celui-ci. Les directives de plus en plus nombreuses pour mener les recherches sur le terrain universitaire exclusivement s’inscrivent dans le processus de transformation à l’oeuvre dans le milieu universitaire. On resserre les critères pour s’assurer que les professeurs acceptent une nouvelle définition de leurs tâches.

Si à la fin des années 1950 et au début des années 1960, on retrouve de plus en plus d’inquiétudes quant à la perte d’autonomie des chercheurs universitaires, il semblerait que ces préoccupations se généralisent davantage au début des années 1970. Dans un chapitre consacré à l’autonomie des universités, dans le rapport Hurtubise-Rowatt, on fait référence à ce type de collaboration entre les gouvernements et l’université qui prendrait une place démesurée. Les auteurs du Rapport de la commission d’étude sur les relations entre les universités et les gouvernements constatent en 1970 que :

On peut donner comme exemple d’usage abusif de la liberté de recherche la tendance croissante qu’ont les professeurs de travailler pour leur compte pendant les heures qu’ils devraient consacrer à la recherche, soit comme conseillers de gouvernements ou d’entreprises, soit comme praticiens professionnels. Certains ont même établi dans des locaux de l’université un bureau de consultation fonctionnant comme une affaire commerciale. Ici encore, l’université a un rôle à jouer dans la répression de ces abus[67].

Ces préoccupations de plus en plus présentes n’empêchent pas la collaboration entre les gouvernements et les institutions universitaires. Cependant, le discours change quelque peu et l’on prend bien soin de préserver une certaine zone d’indépendance ou d’autonomie comme en fait foi cet extrait d’un rapport départemental de l’Université Laval produit en 1975 :

Plusieurs des projets de recherche en cours au département ont continué à progresser avec la collaboration étroite de plusieurs ministères du Gouvernement du Québec et du Gouvernement du Canada, ce qui veut dire que les buts poursuivis dans ces projets de recherche ont dû correspondre à des préoccupations fondamentales de ces gouvernements. Toutefois, les différentes unités de recherche en cause ont toujours tâché de s’en tenir aux aspects méthodologiques de ces projets de recherche, ce qui correspond vraiment à leur vocation universitaire[68].

Cette volonté de dresser des frontières étanches entre les champs scientifique et politique s’inscrit bien dans le processus d’autonomisation de la sphère universitaire. Déjà en 1975, quelques chercheurs ont noté les transformations à l’oeuvre dans le champ scientifique québécois. Ces derniers notaient que : « À mesure que la communauté scientifique gagne en autonomie et que, corrélativement, le statut social des scientifiques s’élève, ceux-ci perdent non seulement le droit de maîtriser diverses compétences mais aussi le droit (ou la compétence) de prendre position dans des sphères d’activités non scientifiques[69]. »

Ainsi, en l’espace de quelques années, les normes régulant le milieu universitaire ont subi des changements draconiens. Une nouvelle génération a su peu à peu faire dominer de nouvelles normes où l’évaluation par les pairs occupe le premier plan. Alors que les économistes étaient à la fin des années 1950 et au début des années 1960 de tous les combats politiques, un discours émerge visant à promouvoir l’autonomie universitaire. Ce discours gagne rapidement du terrain pour devenir une norme généralement admise par une majorité (et non la totalité) des économistes évoluant dans le milieu universitaire[70]. Ce changement de garde faisait d’ailleurs dire à l’un d’eux que : les collègues qui étaient là avant lui « c’étaient des économistes, mais des économistes qui se voyaient aussi beaucoup comme intervenants dans le milieu. Alors qu’à partir de notre génération, on a changé je pense ; les gens sont devenus beaucoup plus des “académiques”[71]. »

Conclusion

Nous devons souligner que le développement de la discipline ne s’est pas déroulé selon un cheminement linéaire dans lequel la discipline briserait ses chaînes face aux idéologies (nationalisme, doctrine sociale de l’Église catholique) pour gagner peu à peu une autonomie lui permettant de livrer un produit scientifique libéré de toutes contraintes. En effet, les sciences économiques québécoises ont longtemps oscillé entre le désir de certains économistes de travailler dans des projets dont l’application se devait d’être immédiate et la volonté de défendre un savoir universitaire autonome. D’autres économistes ont longtemps critiqué le manque de marge de manoeuvre qui accompagne fort souvent la recherche pour les différentes instances gouvernementales et ont cherché à imposer leurs conceptions de la vie universitaire. Ces derniers veulent prendre des distances face aux transformations opérées dans la société québécoise pour se mettre à l’heure des débats soulevés par les économistes occidentaux (particulièrement les économistes américains).

Au début des années 1960, rien n’indique que la discipline empruntera le chemin qu’elle prendra par la suite. Les sciences économiques québécoises sont aujourd’hui une discipline fortement théorique qui utilise un lourd bagage mathématique. Au début des années 1960, les économistes tout comme les institutions universitaires qui les embauchent sont très à l’écoute des préoccupations des différents ministères tant provinciaux que fédéraux. Cette donnée, qui ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté des économistes, oriente la discipline vers un fort utilitarisme parfois contesté. Cette caractéristique avait déjà été soulignée au niveau fédéral par Stephen Brooks :

Les changements institutionnels de l’appareil d’État canadien renforcèrent les économistes dans leur rôle d’experts face au gouvernement. La science économique continua d’évoluer au Canada dans la lignée de celle qui était pratiquée aux États-Unis, en accroissant la sophistication technique et en restreignant la diversité des prémisses méthodologiques et théoriques. On trouvait un reflet de ces tendances dans les travaux appliqués issus de la discipline : élaboration de modèles, prévision et mise au point d’indicateurs économiques et de modèles, prévision et mise au point d’indicateurs économiques et de méthodes d’évaluation des politiques. Il ne fait pas de doute que cette technologie servait l’État interventionniste[72].

Cette proximité des deux sphères d’activités aurait également causé une insuffisance des ressources humaines dans les départements. Les documents administratifs émanant des départements de sciences économiques expriment souvent l’idée que la recherche fondamentale est entravée, car les instances gouvernementales drainent les ressources humaines et matérielles et que les départements n’ont plus les ressources suffisantes pour mener à bien des projets de recherche. On note, au cours des années 1960 et surtout 1970, une volonté de tracer des frontières étanches entre les champs scientifiques et universitaires. Cette délimitation et cette réorientation des rôles des économistes faciliteraient la production d’un savoir plus désintéressé, moins politisé. La question qui mériterait un traitement exhaustif, mais qui déborderait largement le cadre d’une analyse historique, serait de voir en quoi la recherche fondamentale telle qu’elle est valorisée par plusieurs économistes échapperait mieux à l’idéologie que les recherches commanditées[73].