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Difficile, quand on referme cet ouvrage, de ne pas rester profondément perplexe quant à la capacité du « modèle social européen » (MSE) de s’imposer durablement comme voie de développement originale, en offrant une alternative au capitalisme à l’américaine. En effet, on peut s’interroger sur la robustesse du projet qu’il est censé incarner, où l’économique et le social devraient être articulés l’un à l’autre dans une perspective de complémentarité. À lire les auteurs réunis dans ce volume, on serait plutôt tenté de croire que le MSE est actuellement à la croisée des chemins, dans la délicate posture de devoir affronter, sur la base d’un bilan de réalisations pour le moins contrasté, des défis d’une envergure imposante.

Dès l’introduction, conçue comme une synthèse de l’ouvrage, les responsables de l’édition tracent le portrait des principaux problèmes et enjeux soulevés par le MSE : la difficulté de cerner, en substance, le contenu de cette notion – ce « projet politique d’une forte ambiguïté normative » (p. 19) –, l’ambition de ses promoteurs de prouver sa supériorité par rapport au modèle de développement anglo-saxon, mais plus spécifiquement états-unien, les attentes qu’il génère par rapport à l’égalité entre les hommes et les femmes, la lutte contre l’exclusion et la cohésion sociale, l’incertitude face à l’impact d’un mode de gouvernance inédit, la méthode ouverte de coordination (MOC), le défi d’intégrer les différences et les appartenances multiples dans un projet politique dont la construction d’une identité commune n’est pas le moindre des objectifs, a fortiori dans le contexte de l’élargissement de l’Union européenne (UE), telles sont quelques-unes des questions auxquelles nous convie à réfléchir cet ouvrage. Les auteurs qui y ont collaboré proviennent d’horizons disciplinaires variés (économie, science politique, sociologie, management, droit) et de plusieurs pays (Australie, Belgique, Espagne, États-Unis, France, Islande, Pays-Bas, Suisse). Cette collaboration est le fruit d’un projet de recherche mené à l’Institut syndical européen pour la recherche, la formation et la santé et sécurité (ETUI-REHS).

Popularisée au milieu des années 1980 dans les cercles politiques, notamment par Jacques Delors, l’expression de MSE est, d’emblée, marquée du sceau de l’ambiguïté. En effet, les auteurs reconnaissent presque unanimement le caractère polysémique et fortement ambigu de la notion de MSE, qui, lorsqu’elle est définie en substance, ce qui est loin d’être fréquent, se présente selon des définitions qui ne sont pas nécessairement convergentes. Cela d’autant plus que la phraséologie communautaire entourant la notion se transforme au fil de l’évolution des priorités de l’UE en matière d’emploi et de protection sociale. Il n’empêche que la notion de MSE est progressivement devenue une notion clé dans les débats politiques et scientifiques, comme on peut le constater à la lecture du premier chapitre, signé également par M. Jepsen et A. Serrano Pascual. La notion de MSE sert à décrire « l’expérience européenne qui consiste à promouvoir simultanément une croissance économique soutenable et la cohésion sociale » (p. 25). L’idée fondamentale qui la sous-tend est que le progrès économique et le progrès social doivent aller de pair. Dans le monde académique, on retrouve différentes définitions du MSE, que les auteurs regroupent en trois catégories. Le MSE apparaît ainsi, premièrement, comme un modèle incorporant des traits communs aux États membres de l’UE (sur le plan, entre autres, des institutions et des valeurs), deuxièmement, comme un idéal-type, au sens wébérien du terme, dans la mesure où il opère comme un référent abstrait se superposant à ce qui, concrètement, est une variété de modèles nationaux, enfin, comme un projet européen orienté dans la perspective de la constitution d’un espace politique transnational (p. 26). Une idée phare développée dans ce chapitre, et dont l’ouvrage porte fortement l’empreinte, est que le MSE doit, d’abord et avant tout, être compris comme un projet politique permettant de légitimer les institutions européennes par la construction d’une identité européenne commune (p. 33), laquelle serait basée moins sur des valeurs partagées par l’ensemble des pays ouest-européens que sur la création de problèmes et de solutions de politiques publiques communs (p. 34).

Avec l’article de J. Goetschy (chap. 2), on prend la mesure des réalisations du MSE. L’auteure relate, tout d’abord, les grandes étapes de l’évolution de la dimension sociale de la construction européenne, qu’elle scinde en trois périodes historiques distinctes, en identifiant les principales avancées repérables à chacune d’entre elles. Une dynamique contradictoire se dégage de l’ensemble du processus : la palette des questions intégrées à l’agenda social européen s’est certes progressivement élargie, témoignant ainsi, selon elle, d’une européanisation des politiques nationales de l’emploi et de la protection sociale, mais, simultanément, le pouvoir de contrainte des instances européennes s’est atténué avec l’incorporation du principe de subsidiarité dans le Traité de Maastricht et l’introduction de la MOC comme mécanisme de gouvernance. Pourtant, même si, à son avis, il n’est pas question de parler d’un MSE élaboré et cohérent, l’Europe sociale compte suffisamment d’éléments pour lui donner consistance : des valeurs sociales et des principes, dont ceux de justice, de liberté, d’égalité, de solidarité intergénérationnelle, de non discrimination, enchâssés dans la Charte des droits fondamentaux, un ensemble législatif fragmentaire de directives, qui constituent le droit social communautaire, et différents modes de régulation, éprouvés à des degrés variables (législation, négociation collective, la MOC, les fonds structurels) (p. 71).

L’une des manières les plus répandues de souligner l’originalité et l’attrait du MSE consiste à le confronter directement au modèle américain car sa légitimité est fortement construite sur sa capacité à représenter une alternative progressiste au cas repoussoir des États-Unis. Bien que ce type de réflexions parsème tout l’ouvrage, trois auteurs, W. Salverda, J. F. Handler et J.-C. Barbier, s’attellent principalement à cette tâche, de manière très différente toutefois et sans pour autant clore la question. Selon le premier d’entre eux (chap. 3), la thèse selon laquelle le MSE condamnerait l’Europe à une moindre performance macroéconomique que celle que permet le modèle américain, caractérisé par le dynamisme et la réactivité de l’emploi, est infondée. D’une part, l’hypothèse selon laquelle le manque de flexibilité dans les procédures d’embauche et de licenciement et dans les mécanismes de formation des salaires en Europe expliquerait le différentiel d’emploi existant entre celle-ci et les États-Unis, ne résiste pas à l’analyse empirique, cela notamment parce que l’Europe est plus flexible qu’on le croit généralement. D’autre part, selon W. Salverda, le MSE, au lieu de représenter un handicap pour l’emploi, serait, au contraire, l’élément qui aurait favorisé une restructuration accélérée de l’industrie en servant de tampon au niveau social. Les deux autres auteurs qui adoptent la perspective de l’analyse comparée entre l’Europe et les États-Unis le font, pour leur part, à partir de la question des politiques d’activation, mais en défendant des thèses contraires. J.-C. Barbier (chap. 5) montre que si, pour évaluer l’existence du MSE, on adopte l’entrée des politiques d’« activation », celles qui renforcent de manière explicite le lien existant entre la protection sociale et la participation à l’emploi, aucun modèle européen au contenu spécifique n’a encore vraiment émergé, qui pourrait être opposé à un « modèle » social existant ailleurs dans le monde. La raison en est simple : la convergence qui est observable dans ce domaine entre les États membres n’est pas substantive mais procédurale. Ainsi, depuis 1990, « plusieurs « mondes d’activation » empiriques coexistent en Europe » (p. 137), se rattachant à deux idéaux-types, le libéral et l’universaliste, et ce, même si on peut, à l’exception du cas du Royaume-Uni, leur trouver certains points communs qui les distingueraient de l’approche américaine du workfare. Défendant, de son côté, la thèse de la convergence des politiques d’activation, J. F. Handler considère que si « les politiques de workfare en Europe de l’Ouest diffèrent de nation à nation et par rapport aux États-Unis, plusieurs des pratiques bureaucratiques et des hypothèses qui les fondent sont remarquablement similaires » (p. 94). S’il est exact qu’au niveau de la mise en oeuvre, les politiques d’activation peuvent présenter des similarités sur les deux continents, on est étonné de voir l’auteur mettre dans le même panier politiques actives, politiques d’activation, workfare et insertion, de surcroît sur la base d’une comparaison entre les programmes ciblés, d’une part, en Europe, sur les chômeurs de longue durée, les jeunes chômeurs, les parents isolés et les immigrants, et, d’autre part, aux États-Unis, sur les mères seules avec enfants. Difficile d’amalgamer plus de catégories aussi disparates. La contribution de Lilja Mósesdóttir (chap. 6), qui porte sur la question de l’égalité entre les hommes et les femmes, entre en résonance avec celle de J.-C. Barbier. L’action de régulation de l’UE a, selon elle, un caractère inégal et comporte des objectifs contradictoires. Elle est surtout contrainte par des modèles d’État social fortement différenciés, une diversité institutionnelle qui empêche l’atteinte d’une « pleine convergence autour d’un MSE basé sur l’égalité de genre » (p. 161). Les interventions de l’UE ont tout de même permis de créer une « compréhension commune des problèmes », qui a pour effet « d’intensifier les pressions vers la convergence entre les États membres » (p. 161). L’adoption graduelle du modèle familial basé sur le couple biactif traduirait ainsi un certain rapprochement au niveau des trajectoires nationales.

Il y a plus clairement encore les contradictions et les ratés d’un modèle qui peine toujours à se consolider ainsi que les nombreux problèmes et écueils qui en menacent la viabilité. En 2000, au Sommet de Lisbonne, on a procédé à la « modernisation » du MSE, en accordant la priorité à l’éducation et la formation, à l’adaptation des compétences et l’apprentissage tout au long de la vie, à la réforme des systèmes de sécurité sociale et, enfin, à la promotion de l’inclusion sociale (p. 26). De nombreux auteurs soulignent que cette approche, fortement axée sur la notion d’employabilité, est dominée par une vision en termes de capital humain. Ainsi, on met l’accent sur les comportements de la main-d’oeuvre et sur les capacités individuelles de composer avec l’économie, substituant ainsi à la notion de risque social une vision individualiste du risque. En considérant également l’importance donnée, notamment, à l’objectif d’assurer l’attractivité financière du travail (making work pay), poursuivi le plus souvent par des mesures de supplément du revenu, et à la soutenabilité fiscale des pensions, l’orientation donnée aux politiques publiques est vue comme étant incontestablement d’inspiration libérale. D’où la difficulté d’imposer, dans l’agenda de l’UE, un changement de priorité. Car, comme l’indique J. Goestchy (chap. 2), les politiques économiques dominent l’agenda politique, établissant un rapport hiérarchique entre les domaines économique et social au détriment de ce dernier. En témoignent la prééminence d’une politique monétaire centralisée sur les politiques budgétaire et fiscale, les contraintes imposées à cette dernière par le pacte de stabilité et les objectifs contradictoires et ambivalents de la Stratégie de Lisbonne, où sont défendus simultanément, d’un côté, l’accélération du marché intérieur et des politiques de libéralisation, de l’autre, des objectifs ambitieux de création d’emploi et de cohésion sociale (p. 68).

La stratégie européenne pour l’emploi (SEE), conçue comme une « politique des indicateurs », est fondamentalement insatisfaisante, soutient, pour sa part, R. Salais (chap. 8). Parmi les nombreuses anomalies identifiées par l’auteur, mentionnons l’adoption d’un processus d’étalonnage (benchmarking) orienté vers des critères de performance trop quantitatifs, en particulier les taux d’emploi – qui ne rendent compte, ni de la qualité des mesures d’activation et de celle des emplois, ni de la vulnérabilité face au chômage – les problèmes de comparabilité des données, le manque de transparence du processus, son instrumentalisation à des fins stratégiques et la faiblesse de la Commission aux niveaux politique et opérationnel. L’usage des indicateurs, présenté comme un exercice technique et neutre, comporte, en réalité, une forte dimension normative, favorisant, par la recherche de la flexibilité de l’emploi, le modèle libéral de marché (p. 194). Tant sur le plan empirique qu’au niveau politique, les obstacles à une utilisation efficace de la MOC sont, selon lui, si nombreux que le processus nécessiterait d’être profondément révisé. J.-M. Bonvin (chap. 9) n’est pas beaucoup plus tendre avec le MSE et la SEE. À l’approche du capital humain, il oppose celle des « capabilités » d’Amartya Sen, dont l’objectif est « de garantir les conditions d’une véritable liberté d’action des individus dans toutes les sphères de leur vie » (p. 214). Déclinée en deux dimensions, celle ayant trait à la capacité des individus d’avoir accès à des mesures actives qui accroissent leur liberté de choisir un emploi qu’ils valorisent (capability for work) et celle concernant leur capacité d’expression et d’influence dans les débats publics (capability for voice) (p. 214), l’approche des « capabilités » permet de formuler des objectifs qui tranchent nettement avec ceux qui dominent actuellement. En effet, selon l’auteur, sur ces deux plans, le MSE ne passe pas le test : la promotion de la qualité des emplois n’est pas une priorité dans le cadre de la SEE, qui repose sur les mêmes postulats que les politiques néolibérales et sociales-libérales (celles de la « troisième voie »), et le mode d’opération technocratique de la MOC engendre un déficit démocratique.

Enfin, les défis posés par l’élargissement de l’UE sont évalués différemment par les trois auteurs qui traitent cette question. M. Keune (chap. 7) tente d’évaluer la menace que représente pour le MSE l’entrée dans l’UE, en mai 2004, de huit anciens pays socialistes. Par rapport au critère de la reprise de « l’acquis communautaire », il évalue que le MSE peut aisément incorporer les nouveaux pays membres (NPM), dont l’histoire diffère beaucoup de celle des anciens pays membres (APM), parce que la diversité nationale était déjà très élevée au sein de l’UE. Dans la perspective ensuite du projet politique européen, l’intégration des NPM ne pose pas non plus vraiment de problème, selon lui, car leur accession à l’UE n’a pas représenté pour eux des exigences élevées. Le ton est tout autre du côté de C. Lafoucriere et de R. Green (chap. 10) qui analysent, du point de vue du dialogue social, l’avenir du MSE après l’extension de l’UE en 2004 à dix NPM. Il est urgent, selon eux, que les institutions européennes revalorisent le dialogue social et la négociation collective pour mettre en évidence leur rôle clé en termes d’avantage concurrentiel pour le développement économique et social à long terme de l’Europe. Car, dans les NPM, qui ne possèdent pas de culture de dialogue social autonome, l’implantation de ces mécanismes risque d’être plus difficile que dans l’Europe des quinze. Selon eux, les NPM ne sont pas prêts à répondre aux exigences du MSE, notamment parce que la SEE ne représente pas une réponse adaptée aux problèmes d’emploi qu’ils rencontrent (p. 251). Sans les ajustements appropriés, il existe, évaluent-ils, un « risque élevé que le modèle anglo-saxon, ayant trouvé de nouveaux partenaires, prévale à l’intérieur de l’UE et discrédite par la suite le MSE plutôt fragile » (p. 251).

Les auteurs abordent d’autres questions, que nous ne pouvons, faute d’espace, présenter, comme, par exemple, le changement d’orientation que traduit l’adoption de la MOC et les différences qu’offre cette dernière par rapport aux autres modes d’intervention de l’UE. Inversement, d’autres questions ne sont pas touchées, qui sont d’un intérêt certain. L’impact sur la protection sociale de cette « définition de problèmes communs » réalisée dans le cadre du MSE en est un exemple, car, ces dernières années, la protection sociale a fait l’objet de profondes réformes, dans les domaines notamment des pensions de retraite et de l’indemnisation du chômage. Il en va de même de l’évaluation de l’échec, en 2005, de l’adoption d’une « constitution » européenne, que d’aucuns ont associé précisément à la timidité de la dimension sociale du projet et à son orientation trop libérale. En outre, certains sujets auraient pu faire l’objet d’un traitement plus extensif que ce n’est le cas ici, comme l’état des lieux du dialogue social européen, thème particulièrement intéressant du point de vue des relations industrielles. Enfin, une conclusion dressant un bilan des avancées et des échecs du MSE aurait ajouté à la qualité de l’ouvrage. Cela dit, sur le fond et sur la forme, l’ouvrage mérite notre attention. Ainsi, tous les auteurs présentés dans ce volume concourent, quoique de manière inégale, à nous faire comprendre l’ampleur des défis auxquels est confrontée aujourd’hui l’Europe, question d’autant plus essentielle que ses choix de développement n’iront pas sans influencer celui des autres ensembles régionaux de la planète. De quel côté penchera la balance en ce qui a trait à l’avenir du MSE, vers sa consolidation ou sa dilution progressives ? Bien malin qui prétendrait pouvoir trancher la question, l’évolution des communautés humaines n’étant jamais, loin s’en faut, prédéterminée. Mais, comme l’indique J. Goetschy (p. 70), le rôle que la Commission européenne jouera dans la promotion du dialogue social et dans celle de politiques de l’emploi et de politiques sociales de qualité, constituera le véritable test de sa volonté politique à défendre un MSE fort et à lui donner la place qui lui revient dans le projet européen.