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Le sport a investi en profondeur la vie sociale. Il donne lieu à des discours sociaux de nature différente, politique ou journalistique, qui oscillent entre l’éloge et la vision désenchantée. Souvent victime d’une surinterprétation discursive, il nourrit nombre d’« essais » relâchés. Cependant, il est également devenu un objet d’étude scientifique et notamment sociologique. Même si sa place est encore mineure dans l’espace sociologique français (Collinet, 2002), la sociologie du sport en France représente un domaine actif de recherche[1]. Les travaux réflexifs sur ce champ se divisent schématiquement en deux groupes. Les premiers se centrent sur l’analyse des méthodes de la sociologie du sport, tandis que les seconds proposent des études historiques de type internaliste (les manuels en sont une forme archétypique). Une analyse sociologique de cet espace sur le territoire français, dans la perspective de la sociologie des sciences, peut permettre de mettre au jour des phénomènes de structuration interne du domaine et de poser le problème de ses relations à l’espace sociologique général. Cette perspective est particulièrement fructueuse pour sonder les communautés de chercheurs, les positions institutionnelles, les réseaux, les processus de domination. La sociologie des sciences est souvent restée cantonnée aux secteurs les plus prestigieux des sciences dures[2] en oubliant la plupart du temps les sciences humaines et sociales et a fortiori la sociologie du sport, petite parcelle de la sociologie française.

Dans cet article, nous nous proposons d’identifier la « communauté » des sociologues du sport en France : sa structuration institutionnelle, les trajectoires de ses acteurs, les grands clivages cognitifs qui la sous-tendent, instaurant des positions hiérarchiques caractéristiques et imposant d’envisager « les sociologies » du sport au pluriel. La notion de communauté désigne schématiquement dans la tradition mertonienne un groupe régi par un ensemble de règles et de normes dictées par des institutions (Merton, 1973) et, dans la tradition kuhnienne, un groupe réuni autour d’objets d’étude et de théories communes — les paradigmes (Kuhn, 1962). S’intéresser à la communauté des sociologues du sport en France impose l’identification de cette population, de ses rattachements, de ses lieux institutionnels de passage et de rencontre afin d’éclairer comment elle se structure et se constitue. Par ailleurs, une communauté scientifique n’est pas un ensemble statique. Elle se construit par un processus de formation des individus dont témoignent les trajectoires individuelles et les parcours singuliers. Elle implique également des éléments plus cognitifs. Elle renferme des thématiques centrales, construit des paradigmes que les oppositions et conflits ébranlent. Il s’agira aussi d’envisager les grandes controverses du domaine.

L’objectif est de rendre compte d’un point de vue social et cognitif de la structuration et du fonctionnement de la sociologie du sport en France par ses acteurs et leurs productions cognitives. Il s’agit également de voir dans quelle mesure ceux-ci constituent réellement une communauté scientifique telle que des auteurs fondateurs comme Merton ou Kuhn ont pu la définir. Notre travail contribue à montrer que, même centré sur un objet commun, l’univers de la sociologie du sport en France est non seulement diversifié et pluriel, mais aussi tensionnel. Son espace n’est pas unifié (comme beaucoup d’autres champs de la sociologie), c’est de plus un espace peu intégré au grand espace sociologique français, et qui témoigne d’une certaine autonomie.

Nos analyses se fondent sur l’étude de données précises et denses[3] qui seront décrites au fil des développements : annuaires de la recherche, bases de données, important corpus d’ouvrages pour les techniques documentaires, entretiens semi-directifs pour les techniques vivantes.

I. Sociologues du sport et institutions en France

1. Institutions de production et de diffusion des connaissances

Une communauté se définit classiquement en sociologie des sciences par les attaches institutionnelles qui fondent sa légitimité (Merton, 1973). Quelles sont donc celles des sociologues du sport ? Nous avons pour les définir procédé à l’identification de la population des chercheurs du domaine, par le biais des productions référencées dans les bases de données[4], des directions de thèses[5], de la présence aux colloques (repérée par les actes). Afin d’identifier les laboratoires actifs dans le champ, nous avons consulté les annuaires du Centre National de Recherche Scientifique (CNRS) recensant équipes et structures de recherche[6] (annuaires sur papier et annuaires en ligne[7] pour les dernières actualisations)[8]. Nous avons recensé ainsi les laboratoires ou groupes ayant émergé au cours des vingt dernières années, au sein de quatre ensembles institutionnels.

L’Institut National du Sport et de l’Éducation Physique (INSEP) et le ministère de la Jeunesse et des Sports

Des structures de recherche ont été implantées dans les grands établissements du ministère de la Jeunesse et des Sports[9], notamment l’INSEP. Cet institut, né en 1975 d’une fusion entre l’École Normale Supérieure d’Éducation Physique (ENSEP) et l’Institut National du Sport (INS), chapeaute la préparation des athlètes de haut niveau et leur formation professionnelle aux métiers du sport, et comprend un département de recherche organisé en laboratoires, dont celui de sociologie du sport, créé en 1977. Réputé dans le domaine, les chercheurs s’y succèdent avant d’intégrer pour la plupart des laboratoires universitaires : Pociello, Louveau, Irlinger, puis Duret, Trabal et enfin Mignon. C’est au sein de cette structure dépendant du ministère de la Jeunesse et des Sports que s’est constituée de manière pionnière la recherche en sociologie du sport en France[10].

La filière STAPS à l’université

L’université française a progressivement intégré une formation spécialisée dans le domaine des activités physiques et sportives. C’est en 1927 que sont créés les Instituts Régionaux d’Éducation Physique (IREP) annexés aux facultés de médecine, auxquels s’ajoute en 1933 l’École Normale d’Éducation Physique (ENEP). Il faut attendre 1969 et la réforme des universités pour voir apparaître des Unités d’Enseignement et de Recherche en Éducation Physique et Sportive (UEREPS). En 1975 sont créés les Diplômes d’Études Générales (DEUG) STAPS[11] (Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives) sanctionnant deux années d’études universitaires, puis en 1977 les Licences (trois années d’études). Enfin, en 1981, cette construction universitaire s’achève avec la constitution des programmes de troisième cycle : Diplômes d’Études Approfondies (DEA) et Doctorats. C’est alors le début de la création en STAPS de laboratoires de recherche sur le sport dans diverses disciplines scientifiques. Concernant la sociologie du sport, on recense sept laboratoires universitaires marquants, de 1990 à 2000, bien présents dans la littérature, les directions de thèses et les divers colloques de sociologie du sport[12] :

  • Le laboratoire Activités Physiques et Sportives et Sciences Sociales de Strasbourg[13], existant depuis 1985, dirigé alors par Michon et aujourd’hui par Ohl. Citons parmi les anciens membres Clément et Mennesson, et parmi les membres actuels Tribou, Gasparini et Jallat ;

  • Le Centre de Recherche et d’Innovation sur le Sport (CRIS) de l’UFRAPS de Lyon dirigé par T. Terret. Cet important laboratoire est ramifié en plusieurs structures dont deux comportent des axes sociologiques : l’équipe Sport, Performance et Professionnalisation dirigée par Camy, avec Chantelat[14], et l’équipe Éducation Physique, Sport et Intégration[15], comptant nombre d’historiens, mais aussi des sociologues dont Fodimbi ;

  • Le Centre de Recherche sur la Culture Sportive (CRCS) du STAPS d’Orsay, dirigé jusqu’au début des années 1990 par Pociello, avec Defrance, Louveau et Desbordes[16] ;

  • Le groupe Corps et Culture créé en 1994 autour de Le Pogam, avec Pigeassou, Gleyse et Lacroix, implanté à Montpellier et rattaché à la revue du même nom ;

  • Le laboratoire Études et Recherches sur l’Offre Sportive (EROS) de Grenoble, avec Chifflet et Chantelat, renommé Sport et Environnement Social (SENS), dirigé aujourd’hui par Raspaud[17] ;

  • Le laboratoire Sport et Culture de Paris X-Nanterre, dirigé par Defrance, dans lequel on trouve également Trabal ;

  • Le laboratoire Sports Organisations Identités de Toulouse, récemment créé et dirigé par Clément. On y trouve notamment Mennesson.

Les autres départements disciplinaires à l’université

Au sein d’autres départements universitaires relevant des sciences sociales, certains laboratoires se penchent sur des thématiques liées au sport. Deux groupes importants émergent :

  • Le Centre Nantais de Sociologie (CENS) fortement axé sur la sociologie du sport (elle fait l’objet de nombreuses thèses). Dirigé par Suaud dont les travaux portent de manière importante sur le domaine sportif, on y trouve aussi Faure et plus récemment Loirand[18] ;

  • L’équipe Jeux et Sports de Parlebas, rattachée au LEMTAS[19] de Paris V, transformée récemment en axe 5 (Sport et Sciences) du laboratoire pluridisciplinaire du GEPECS[20], à la tête duquel se trouve During. Collard et Bordes appartiennent à ce groupe de recherche.

Nous avons aussi relevé des laboratoires dans lesquels le sport n’est qu’un des thèmes de recherche (ou le thème d’un seul chercheur) : l’Institut d’Ethnologie Méditerranéenne et Comparative (IDEMEC) avec Bromberger ; le groupe Sociologie, Histoire, Anthropologie des Dynamiques Culturelles (SHADYC) avec Gaboriau ; le Laboratoire d’Analyse des Problèmes Sociaux et de l’Action Collective (LAPSAC) avec Jamet. Citons aussi le Centre d’Études Transdisciplinaires, Sociologie, Anthropologie, Histoire (CETSAH) avec Vigarello, dans lequel on retrouve Ehrenberg ; le Centre d’Études des Pratiques Sociales (CEPS) à Grenoble avec Sansot[21] ; le Laboratoire de Sociologie de la Culture Européenne de Strasbourg II dirigé par Watier avec Le Breton. On note aussi des auteurs isolés dont l’affiliation à un laboratoire n’est pas explicite, comme Callède ou Augustin (membre de la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine et professeur de géographie à Bordeaux).

Les groupes institutionnellement dispersés

L’ancrage institutionnel de certains groupes est plus flou. C’est le cas du courant critique associé à Brohm[22], auquel appartiennent notamment Vaugrand et Vassort. Il s’organisait institutionnellement autour de la revue Quel corps ? jusqu’en 1997 (date de dissolution de la revue[23]). C’est à travers les ouvrages de Brohm et les articles de la revue que le courant émerge, mais ses membres participent peu aux colloques et autres événements de ce genre. On note une certaine dilution institutionnelle du groupe dans la période la plus récente.

Finalement, les sociologues du sport en France travaillant exclusivement sur le sport appartiennent majoritairement au monde des STAPS. Un seul groupe n’a pas d’appartenance institutionnelle spécifique ni d’organe de diffusion depuis la disparition en 1997 de sa revue, c’est le courant critique de Brohm[24]. On peut, en outre, recenser deux importants groupes institutionnalisés dans le domaine de la sociologie (hors STAPS) dont les travaux portent sur le sport : celui de Suaud à Nantes (avec Faure et Loiraud) et celui de Parlebas à Paris V (avec During)[25]. On recense également 11 chercheurs rattachés à la sociologie du sport mais travaillant dans des laboratoires aux thématiques plus larges et dont, souvent, tous les travaux ne portent pas sur le thème du sport (Augustin, Bromberger, Callède, Ehrenberg, Faure, Gaboriau, Jamet, Le Breton, Sansot, Vigarello). Ces auteurs, peu nombreux par rapport aux précédents, sont cependant très présents en sociologie du sport par le jeu combiné des productions, participations aux colloques et directions de thèses.

La plupart des laboratoires cités sont universitaires[26], et certains sont associés au CNRS. L’étude des annuaires les plus récents du CNRS montre que le sport est un objet assez peu présent ou peu revendiqué dans les thématiques des laboratoires. On compte peu d’équipes du CNRS dont au moins un des thèmes de recherche porte explicitement sur le sport, ou sur une thématique voisine[27]. Ce n’est pas un objet privilégié dans l’espace académique de la recherche sociologique (Collinet, 2002). Deux questions se posent. La première a trait à la structuration interne de la sociologie du sport, dont nous constatons le clivage, la seconde à la place occupée par la sociologie du sport dans l’espace sociologique français. Ainsi, occuper une place dominante dans le sous-espace de la sociologie du sport ne signifie pas occuper une place valorisée au sein de l’espace de la sociologie. C’est le cas, par exemple, de l’INSEP. Le laboratoire a structuré fortement le champ de la sociologie du sport au milieu des années 1980, mais n’a pas forcément toujours bénéficié d’une reconnaissance sociologique réelle. Citons pour preuve la violente polémique avec l’INSEE lors de la première édition par ce laboratoire de l’enquête sur les pratiques sportives des Français (1987).

Notons par ailleurs que d’autres structures institutionnelles contribuent à produire et à diffuser un savoir sociologique sur le sport ou à créer un effet de communauté. On peut dire que les revues jouent ce rôle. En France, deux types de revues diffusent l’essentiel de la production en sociologie du sport : les revues ciblées sur le sport (STAPS, Science et motricité, Corps et Culture, Quel corps ?) et des revues sociologiques. Ces dernières sont assez peu nombreuses à proposer des articles sur le thème. D’après notre étude minutieuse (Collinet, 2002), seuls Les Cahiers internationaux de sociologie[28] et surtout les Actes de la recherche en sciences sociales[29] offrent des espaces de diffusion à la sociologie du sport[30]. Cette dernière revue contribue à constituer un ensemble de recherches et de chercheurs orientés autour des problématiques de Bourdieu appliquées au champ sportif[31], et à établir une tradition de recherche.

Les associations savantes peuvent contribuer, quant à elles, à cimenter une communauté. Si les associations des STAPS[32] ne remplissent guère ce rôle du fait de leur multidisciplinarité, il en est autrement pour la Société de Sociologie du Sport de Langue Française (SSSLF)[33]. Après la création par l’INSEP d’une première Société Française de Sociologie du Sport[34], active de 1983 à 1987, se créé début 2000 une nouvelle société qui semble vouloir fédérer l’espace de la sociologie du sport par l’organisation de congrès réguliers[35]. Par ailleurs, l’activité récente de l’Association Française de Sociologie (AFS) a débouché sur la constitution de réseaux thématiques de formation (RTF), puis de réseaux thématiques par spécialité sociologique. Le RTF 31 (sociologie du sport), organisé au départ par Trabal, Defrance, Ohl et Duret, permet lui aussi une mise en commun des travaux et présente l’avantage de se constituer dans l’espace de la sociologie française.

Si d’un point de vue sociologique une communauté scientifique se caractérise depuis Merton (1973) par les normes partagées dictées par l’institution, force est de constater une hétérogénéité institutionnelle des sociologues du sport, qui se répartissent en deux grands groupes (ceux de la filière STAPS et ceux des départements de sciences sociales des universités), ceci laissant présager une certaine sectorisation. De plus, la communauté des STAPS ne forme pas non plus un tout unifié mais présente au contraire, nous le verrons, un ensemble diversifié de lignes de recherches, au point de créer parfois des controverses. La question de l’existence d’une communauté de sociologues du sport se trouve ainsi posée.

2. Formations, trajectoires et réseaux

Formations et trajectoires professionnelles

Nous avons mis en évidence les rattachements institutionnels différenciés des chercheurs selon les disciplines universitaires. Les sociologues du sport français se répartissent dans deux grands ensembles (l’un spécifiquement centré sur le sport, l’autre davantage intégré au domaine de la sociologie). Si une communauté scientifique est dépendante des institutions qui édictent des règles pesant sur elle, elle l’est aussi du processus de socialisation ayant construit son habitus (Bourdieu, 1980, 1994) par une intégration progressive des normes (Merton) et des paradigmes (Kuhn) qui la caractérisent. Cette socialisation se fait par la formation initiale essentiellement, mais aussi par les trajectoires professionnelles des acteurs les mettant au contact de divers lieux d’exercice de leur métier de chercheur. Afin de mettre au jour ces deux processus, nous avons reconstitué 30 biographies de chercheurs, à partir de sources disponibles et d’entretiens avec 15 d’entre eux.

Si les sociologues du sport français travaillent sur le sport, ils ne sont pas moins sociologues, du moins est-on en droit de le penser. Les formations des acteurs évoqués témoignent-elles de la construction spécifique d’un savoir et d’une compétence sociologiques ?

Un tiers de notre échantillon de 30 sociologues a une formation complète et unique dans une discipline mère (sociologie la plupart du temps, ethnologie plus rarement). Citons entre autres Augustin, Bromberger, Callède, Defrance, Ehrenberg, Mignon. Les deux tiers restants ont une formation pluridisciplinaire assurée par les STAPS, dans laquelle la sociologie (centrée souvent exclusivement sur le sport) représente une petite part ou peut même être inexistante. Citons notamment Camy, Chifflet, Duret, Travaillot. Parmi ceux-ci, la moitié ont complété leur formation en troisième cycle dans le domaine des sciences sociales (c’est le cas de Brohm, Duret, Parlebas ou Pociello).

Nous avons finalement une répartition tripartite qui fait apparaître un groupe socialisé complètement dans les sciences sociales, un autre dont les membres ont été socialisés partiellement dans cette discipline (en seconde formation) et un dernier groupe dont le cursus est complètement extérieur aux sciences sociales proprement dites puisqu’il a été formé en STAPS. On peut raisonnablement penser que ces modes de socialisation différents impliquent des normes et des ethos disciplinaires différenciés, qui construisent des modes de travail, des habitudes particulières. Par ailleurs, ils questionnent la construction d’un savoir et d’une compétence sociologiques et divisent la population des chercheurs en deux. Ceux qui ont acquis et appris un savoir sociologique par le biais d’institutions spécialisées, encadrés par des spécialistes de la discipline, et ceux qui ont construit leurs savoirs et compétences « sur le tas », pourrait-on dire, en partant d’une expérience essentiellement sportive.

Si la formation initiale témoigne du processus de socialisation et de construction des savoirs et des compétences, les trajectoires professionnelles[36] également. Elles attestent d’une autre forme de socialisation, mais aussi de la reconnaissance d’un savoir et d’une compétence dans un domaine donné. On peut repérer dans notre échantillon deux catégories de trajectoires professionnelles se construisant par rapport aux deux domaines considérés (sciences sociales et STAPS). La première concerne environ 75?% des sociologues interrogés et compte les individus dont le poste et la charge d’enseignement relèvent de la discipline dans laquelle ils ont été formés. La deuxième catégorie (le quart restant) regroupe les sujets qui passent les frontières disciplinaires. Cette migration est à double sens, des sciences sociales vers les STAPS (pour trois chercheurs : Defrance, Mignon et Trabal) ou des STAPS vers la sociologie (pour quatre chercheurs : Brohm, Jamet, Parlebas, Waser). Cela semble confirmer l’importance des processus de socialisation initiaux par la formation, puisque le passage d’un groupe à l’autre est peu fréquent. Les trajectoires professionnelles se construisent essentiellement dans l’univers disciplinaire de la formation. Par ailleurs, se pose la question, comme nous l’avons évoqué, de la construction de la compétence sociologique. Certains acteurs ont visiblement appris de manière autodidacte et, si les migrations sont rares, c’est aussi du fait des problèmes de compétence et de reconnaissance communautaire. Dans un sens (des STAPS vers la sociologie), se pose le problème de la reconnaissance de la compétence en sociologie des personnes formées à un domaine pluridisciplinaire par les membres d’une communauté garante de sa spécificité et exerçant un contrôle sur ses règles internes. De plus, la migration est analysée par les acteurs eux-mêmes comme une forme d’ouverture et de reconnaissance d’une réelle compétence de sociologue, en même temps qu’elle résulte souvent d’une frustration dans le domaine institutionnel de départ (les STAPS) au sein duquel les acteurs n’ont pas trouvé à s’épanouir. La construction clivée de l’univers cognitif de la sociologie du sport en STAPS, que nous aborderons plus loin, permet de comprendre ce sentiment de rejet d’une petite partie des chercheurs. Dans l’autre sens (de la sociologie vers les STAPS), se pose le problème d’un déclassement dans un domaine où la sociologie n’est qu’un axe mineur[37], mais qui peut se comprendre par la rareté de la présence du sport comme objet d’étude dans les sciences sociales en France. Les acteurs sont à ce sujet très clairs sur les limites de l’espace cognitif et social offert aux sociologues travaillant sur le sport. Les espaces institutionnels des sciences sociales ne laissent pas la possibilité aux sociologues du sport de bâtir des carrières intéressantes. Il existe, en effet, une hiérarchie des objets d’étude et par conséquent des spécialités disciplinaires dans laquelle le corps, les activités physiques et sportives arrivent loin derrière le travail, la connaissance ou l’éducation...

Ces différents aspects de la formation et des trajectoires permettent de comprendre non seulement les structurations communautaires, mais aussi les difficultés d’intégration de la sociologie du sport dans l’espace académique de la sociologie en France.

Liens et réseaux

L’étude des communautés scientifiques ne peut faire l’impasse sur leur constitution en réseaux, comme le montrent les travaux de Crane (1972). Pour rendre compte de la structuration de la communauté des sociologues du sport, il semble intéressant de se pencher sur les différentes collaborations possibles entre chercheurs. Celles-ci se construisent de manières multiples sur diverses scènes liées au métier même d’enseignant-chercheur : colloques, laboratoires, publications, séminaires... Ainsi se tissent des liens entre les acteurs formant ce que l’on peut appeler des réseaux. Les laboratoires sont des lieux de collaboration facilement identifiables (Winck, 1995). Ils sont souvent construits autour d’un chercheur renommé et comptent plusieurs autres membres (chercheurs confirmés ou jeunes chercheurs, membres à temps plein ou à temps partiel...). Nous proposons de nous intéresser aux publications collectives[38] (ouvrages collectifs, articles écrits en collaboration), aux colloques et autres manifestations (visibles par des actes) qui rendent également visibles les réseaux[39]. Ils mettent en lumière tout un jeu de relations qui dépend des structures (laboratoires), des disciplines, des thématiques et enfin des paradigmes[40]. Nous tenterons de définir, à partir des sources mentionnées, l’intensité des liens entre chercheurs, la nature des réseaux et leurs modes de constitution. Les liens et réseaux mis au jour se constituent sur la base de principes identifiables entre les enseignants-chercheurs et ne sont pas le fruit du hasard. On peut repérer deux logiques de construction. La logique institutionnelle qui rassemble des enseignants-chercheurs appartenant au même laboratoire, et la logique thématique apparaissant lorsque les associations ne dépendent plus des institutions mais des proximités thématiques de recherche. Ainsi est-ce le cas des acteurs travaillant sur les aspects socioéconomiques de la pratique sportive ou sur des sports particuliers (par exemple, les sports de plein air[41] ou le football[42]). Ces logiques peuvent se combiner et s’additionner à d’autres logiques moins perceptibles (logique affinitaire, historique, paradigmatique...). Lorsque ni les thèmes, ni les institutions ne permettent d’expliquer la constitution de réseaux bien identifiés, il faut supposer l’existence d’une autre logique. C’est souvent dans une histoire partagée établissant une communauté paradigmatique que se comprennent ces phénomènes. Par exemple, les auteurs s’inscrivant dans le cadre d’une sociologie dispositionnaliste dans la lignée des travaux de Bourdieu sont bien repérables et fonctionnent en réseaux identifiables[43], comme ceux de la sociologie critique de Brohm[44]. Si l’on s’intéresse de manière plus qualitative à la structure des réseaux dans ce domaine, on y repère deux grands réseaux entrant peu en relation l’un avec l’autre. Les grands réseaux multirelationnels rassemblent un nombre important de membres (entre cinq et dix) liés les uns aux autres par des relations réciproques, c’est-à-dire par des associations plurielles de publications et de rencontres dans les diverses manifestations. Deux groupes distincts se dégagent. Le premier s’est rassemblé autour de la sociologie de Bourdieu à l’INSEP et s’est dispersé ensuite dans les diverses universités (groupe réunissant entre autres Pociello, Defrance, Clément, Louveau), établissant la liaison avec l’autre groupe des sociologues (ceux issus des sciences sociales) tels Faure et Suaud[45]. Le second groupe, bien constitué mais plus récent, se réunit autour de la revue Corps et Culture ; on y rencontre Le Pogam (1997, 1999), Gleyse (1998), Lacroix (1998), Pigeassou (1999)[46]... En parallèle on trouve un nombre important de microréseaux plus souvent isolés. Certaines personnes semblent travailler avec un petit groupe stable de chercheurs. C’est le cas du courant critique dont l’expression et le maillage en réseau restent assez faibles, comme celui institué autour de la praxéologie motrice de Parlebas (1986, 1999) qui réunit des acteurs comme During (1979, 1984, 2001) ou Collard (1998). Ou celui de l’approche plus socioéconomique du fait sportif[47], ou encore de la sociologie pragmatique avec Duret et Trabal (2001, 2003). Ces réseaux sont peu interreliés, rares sont les chercheurs qui circulent de l’un à l’autre. Notons que la représentativité des réseaux n’est pas égale. Celui autour de la sociologie de Bourdieu reste très marquant sur les vingt dernières années même si le paysage de la sociologie du sport s’est transformé. L’analyse en termes de réseaux amorce une réflexion de type cognitif sur la nature des connaissances produites.

II. Les thématiques, les courants de la sociologie du sport : esquisse des principales controverses

Le point de vue social des positionnements institutionnels d’une spécialité disciplinaire comme la sociologie du sport et des parcours de ses acteurs n’épuise pas les questions relatives à la définition d’une communauté. Pour approfondir le questionnement, il faut prendre en compte, comme le préconise la nouvelle sociologie des sciences[48], la dimension des connaissances produites. Le domaine de la sociologie du sport en France étant de constitution assez récente (les premiers ouvrages datent du début des années 1960), on constate une explosion du nombre des travaux (notamment à partir des années 1980[49]) et une profonde transformation de leur teneur. En comparant par exemple l’ouvrage de Magnane écrit en 1964 et un ouvrage de sociologie du sport écrit aujourd’hui, on constate immédiatement une diversification et un approfondissement des problématiques, ainsi que leur rattachement, effectué depuis, à celles de la sociologie générale. L’élargissement des problématiques ne doit pas faire penser à un processus continu et exponentiel, car il présente aussi des ruptures, des périodes « révolutionnaires », comme dirait Kuhn (1962), consistant en des changements de paradigmes. Cette diversification débouche sur une pluralité de thématiques et sur la construction de théories concurrentes. Nous aborderons la question de l’univers cognitif de la sociologie du sport en France à partir de deux axes, celui des thèmes d’étude, reflet des questions mobilisatrices sur le sport, et celui des paradigmes et controverses, générateurs d’oppositions.

1. Les thématiques les plus fréquentes dans la production

L’analyse de la production française[50] dans le domaine de la sociologie du sport révèle des thèmes dominants : le spectacle sportif [51] (le cas du supportérisme dans le football y est central), l’analyse du sport ou de la culture sportive dans son ensemble[52], la transformation des sports, les nouvelles pratiques de glisse, pratiques d’aventure et pratiques « sauvages » comme la glisse sur air, neige ou eau, les raids aventures, mais aussi les pratiques urbaines auto-organisées comme le skate-board[53], les analyses réflexives sur la sociologie du sport elle-même[54], les pratiques physiques et sportives traditionnelles en lien avec la culture locale et la culture populaire[55], les pratiques sportives comme lieu de distinction sexuelle et sociale[56], notamment l’espace structuré des pratiques sportives[57], l’approche socioéconomique et l’analyse des métiers du sport[58], la santé et le dopage[59] plus particulièrement.

On trouve ensuite une pluralité de thèmes moins représentés : l’analyse structurale des sports (praxéologie motrice) et sa mise en perspective avec les dimensions sociologiques (Parlebas, During), les valeurs et l’éthique du sport[60] (notamment les valeurs de l’olympisme), l’intégration sociale par le sport (dans la période de la fin des années 1980 et du début des années 1990 principalement), la réussite des sportifs de haut niveau[61], les questions de politique sportive locale, le risque et les conduites à risque dans les différents sports. Enfin, on peut citer les études sur le sport et les médias, les organisations sportives (fédérations, clubs...) et les équipements sportifs.

Si l’on s’intéresse aux pratiques physiques et sportives étudiées, on note que les travaux peuvent concerner le sport en général ou des pratiques particulières. Un premier groupe se distingue avec cinq activités prioritaires : le football (avec un pic des productions en 1998[62]), les activités physiques de pleine nature[63] (l’escalade est la plus représentée), le rugby[64], l’athlétisme[65] (la course à pied, le jogging et le marathon), les pratiques traditionnelles[66]. Un deuxième groupe, moins dense, s’intéresse aux pratiques urbaines dites « auto-organisées » ou « sauvages » (skate-board, roller, football de rue...), mais aussi au ski, au tennis, à la danse, aux sports de combat, aux pratiques de mise en forme.

La sociologie du sport française aborde des thématiques variées, dont la distribution n’est pas neutre, et structure le champ cognitif et social de la discipline[67]. L’extension et la diversification des travaux montrent une activité intense du champ. Dans le même temps, la forte proportion d’écrits réflexifs sur la sociologie du sport témoigne d’une volonté de construction disciplinaire forte, en rapport avec une incertitude et un certain manque de reconnaissance (Berthelot, 1996). En outre, la diversification des travaux révèle une réduction récente de l’emprise des grands modèles sociologiques (sociologie dispositionnaliste, conflictualiste ou sociologie critique). Les thématiques repérées définissent des groupes de travail constituant souvent des réseaux tels que nous les avons évoqués dans le paragraphe précédent. De plus, la pluralité des thèmes ne doit pas masquer des phénomènes de domination. Ceux-ci se situent à double niveau, dans l’espace de la sociologie du sport (dans lequel l’analyse en termes d’espace structuré des pratiques en fonction de dispositions sociales domine[68]) et dans le grand espace de la sociologie française. Ainsi le groupe des sociologues généralistes du sport, davantage visible dans l’espace sociologique français (Collinet, 2002), traite davantage des thèmes du sport hypermédiatisé (football), des pratiques traditionnelles (Parlebas, Gaboriau, Callède...) et des pratiques physiques populaires comme éléments d’une culture populaire plus vaste. Les sociologues des STAPS présentent une grande variété d’approches, puisqu’ils traitent des diverses thématiques évoquées. Ils privilégient cependant les thèmes des pratiques nouvelles (fun, glisse, activités de pleine nature), des pratiques institutionnalisées, et les approches en termes de distinction sociale. C’est donc au travers de deux éléments centraux que la sociologie française s’intéresse au sport : les pratiques à fort impact social et ultramédiatisées comme le football et les pratiques physiques traditionnelles comme éléments de la culture. Les aspects cognitifs de la production peuvent ainsi rendre compte d’un positionnement social (dans l’espace académique de la sociologie française) différencié et hiérarchisé.

2. Les paradigmes et controverses

L’espace de la sociologie du sport en France est donc un espace différencié selon les thèmes et les groupes d’acteurs. C’est aussi un espace de tensions entre courants fondamentalement différents[69]. Ces tensions tiennent à ce que Kuhn (1962) appelle l’incommensurabilité des paradigmes. En effet, on peut distinguer des types d’approches sociologiques du phénomène sportif qui dépassent les distinctions en termes de thèmes privilégiés. Ainsi Bromberger propose-t-il une approche ethnologique fondée sur l’observation participante dont le compte rendu reste proche de la monographie ethnologique, comme en témoigne son ouvrage de 1995 ; Ehrenberg (1991) ou Yonnet (1998) produisent des analyses générales du phénomène sportif en les reliant au contexte social général. C’est ce que l’on retrouve dans une certaine mesure chez Elias et Dunning (1994), quoique la perspective historique y soit beaucoup plus prégnante ; Chifflet (1998, 2001), Callède (2002), Raspaud (1995) et Ohl (1989, 2004) ont recours à une approche organisationnelle qui se centre sur les dimensions politiques des organisations sportives locales ou sur les aspects du management sportif, du marketing du sport et des loisirs ; Chantelat et Fodimbi (1998) s’intéressent davantage à une sociologie urbaine qui envisage les formes sportives dans la ville comme témoins d’une nouvelle forme de culture urbaine ; Sansot (1984, 1986) développe une sociologie subjectiviste qui vise à reconstruire l’expérience sensible de la pratique et du spectacle sportif ; Parlebas (1986) se fonde sur une analyse de la structure interne des activités physiques et sportives pour comprendre ensuite leur insertion culturelle et sociale ; Brohm propose une sociologie critique du sport conçu comme un outil d’aliénation de l’être humain au même titre que le travail ; enfin les tenants de la sociologie de Bourdieu (Pociello[70], Louveau, Defrance, Clément, et aussi Faure et Suaud) intègrent le sport à la théorie de l’habitus de classe et le considèrent comme un champ hiérarchisé de luttes et de domination...

La liste n’est pas exhaustive, mais il nous semble qu’au-delà de l’éclatement des modes d’approche et de leurs présupposés parfois idéologiques et scientifiques se constitue un espace organisé, conflictuel et hiérarchisé. Les conceptions s’opposent sur des éléments essentiels fondant des paradigmes au sens kuhnien du terme, offrant un monde de perspectives heurtées.

La première opposition tient aux fondements mêmes des systèmes de pensée sociologique qui président à l’élaboration des théories : d’un côté, le sport comme outil d’aliénation relevant d’une vision freudo-marxiste du système social pour Brohm, de l’autre, la perspective néolibérale insistant sur les interactions entre sport et entreprise et sur le développement de la culture entrepreneuriale chez Ehrenberg. De la même manière, la centration marxiste sur la prédominance des déterminants économiques dans la structure sociale en général et dans le sport en particulier (centrale chez Brohm) s’accommode mal de la perspective plus symbolique accordant une place fondamentale aux dimensions culturelles, perspective présente dans la théorie de Bourdieu et reprise en sociologie du sport. Plus précisément, des axes d’opposition se font jour, particulièrement relatifs à la perspective sociologique de Bourdieu appliquée au sport.

En 1978, la conférence du sociologue au viie Congrès de l’HISPA[71] à l’INSEP, intitulée « Pratiques sportives et pratiques sociales », marque[72] la naissance d’un courant de sociologie du sport[73]. Bourdieu s’est en effet intéressé au sport même si la quantité de textes produits sur le sujet reste limitée[74]. Dans son texte programmatique[75], il pose l’hypothèse générale suivante : « La correspondance, qui est une véritable homologie, s’établit entre l’espace des pratiques sportives, ou plus précisément, des différentes modalités finement analysées de la pratique des différents sports, et l’espace des positions sociales. C’est dans la relation entre ces deux espaces que se définissent les propriétés pertinentes de chaque pratique sportive » (p. 205). Le projet sociologique est ainsi tracé : « Le travail du sociologue consiste à établir les propriétés socialement pertinentes qui font qu’un sport est en affinité avec les intérêts, les goûts, les préférences d’une catégorie sociale déterminée » (p. 204). Le livre dirigé par Pociello en 1981 adapte au thème du sport le travail sociologique inspiré par Bourdieu. Il présente « un renouvellement théorique de la réflexion sur le sport en général et sur les pratiques sportives en particulier » (« Introduction », p. 10). L’article de Pociello (« La force, l’énergie, la grâce et les réflexes », p. 171-237) propose une analyse des activités sportives et de leurs caractéristiques en fonction des habitus de classe, ébauchant ainsi l’analyse du système des sports dans une perspective dispositionnaliste et conflictualiste en reprenant notamment la configuration de l’espace des professions de Bourdieu à travers le volume et la structuration du capital (témoin d’un habitus de classe). La problématique est étendue dans cet ouvrage à l’analyse de certaines catégories de sport, à l’analyse historique du développement des pratiques corporelles et à la différence des sexes[76]. Ces travaux se positionnent par rapport à la conception critique. Le milieu des années 1960 voit, en effet, s’élaborer en France un modèle sociologique du sport globalisant et radical à travers la perspective critique et sociopolitique de Brohm (1964, 1975, 1976). On peut considérer que la critique du sport « a son acte de naissance en France avec Mai 68 et la parution du numéro historique de Partisans : « Sport, culture et répression »[77]. Dans une perspective marxiste, le sport devient un des rouages de l’aliénation de l’homme et un outil de la société capitaliste pour assurer sa domination sur les classes dominées. Par ailleurs, la perspective reichienne incite à fonder le sport sur des mécanismes de répression sexuelle du pouvoir bourgeois (Brohm, 1975). À l’opposé des théories sociologiques sportives inspirées de Bourdieu, la théorie brohmienne propose une « dogmatisation » des forces sociales appréhendées sous l’angle d’une domination de classe dont la critique est plus « politique et militante qu’à proprement parler sociologique » (Louveau et Pociello, 1979 : 17). L’approche globalisante du phénomène sportif masquerait ainsi les enjeux symboliques et conflictuels de la définition sociale du sport. Les luttes pour l’imposition d’une conception, d’un usage dominant et légitime du sport et du corps ne sont pas perçues en raison de l’illusion d’une homogénéité de la pratique sportive appréhendée globalement comme un appareil d’obscurcissement des consciences.

De la même manière, Parlebas positionne son approche sociologique, résumée dans son ouvrage de 1986, par rapport à l’analyse reliant sport et classes sociales : « La liaison mécanique établie de façon univoque entre classes sociales et sports pratiqués ne semble guère fondée » (p. 24). Les catégories socioéconomiques ne représentent pour l’auteur qu’une variable parmi d’autres et « le strict déterminisme qui semble se dégager des positions théoriques de P. Bourdieu paraît excessif » (p. 24). C’est la liaison causale rigide qui est alors critiquée ainsi que l’apparente homogénéité des classes sociales. Son propre projet est autre : « Quels sont les réseaux de relation et les catégories de comportements induits par la logique interne de chaque jeu et sport ? Peut-on mettre en évidence les propriétés des espaces et des temporalités produites par les différentes rencontres sportives ? » (p. 26). L’analyse des structures d’interactions motrices telle que la propose Parlebas permet un retour sociologique en offrant un cadre d’analyse de la présence sociale de certains sports classés selon les caractéristiques de leur logique interne. Boudon appuie en préface cette entreprise sociologique (Parlebas, 1986), soulignant qu’à partir d’une analyse des différentes sortes de sports, Parlebas montre l’articulation délicate entre les pratiques sportives institutionnellement valorisées et celles qui sont individuellement préférées (p. 11-12). En outre, Boudon transpose en sociologie du sport son opposition aux travaux de Bourdieu dans l’espace sociologique général : « La sociologie du sport — comme beaucoup d’autres phénomènes sociaux — se présente trop souvent comme une interminable glose sur ce que j’appelle plus haut les platitudes sociologiques, sur le fait par exemple que certaines disciplines sont perçues comme plus nobles et tentent plutôt les classes supérieures, tandis que d’autres sont plus populaires » (p. 14). Ainsi, Parlebas souligne avec Boudon l’importance de prendre en compte la rationalité de l’individu dans les choix qu’il effectue. Se manifestent donc ici deux modèles sociologiques que la crispation des années 1980 entre Bourdieu et Boudon illustre bien.

Enfin, plus récemment, le dernier Congrès de la SSSLF[78] révèle une nouvelle opposition, visible dans la constitution des grands débats articulés essentiellement autour des perspectives de Bourdieu d’un côté (représentées par Defrance et Mauger), et de l’approche pragmatique de l’autre (Trabal et Chateauraynaud). Cette dernière s’est développée en sociologie du sport à travers les travaux de Duret et Trabal (2001, 2003). Elle s’inspire largement des propositions de Boltanski et Thévenot (1990, 1991) et de Chateauraynaud (1991, 1999)[79], et propose de centrer le regard sociologique sur un questionnement pragmatique qui prend en considération les compétences des acteurs dans des situations concrètes sans partir de qualifications préalablement établies (l’appartenance à un groupe social ne devient plus ainsi une variable explicative). Dès lors, les questions pragmatiques deviennent déterminantes dans les jugements individuels et l’enjeu réside dans le recensement des contraintes pesant sur l’individu et l’examen de la manière dont les acteurs gèrent les impératifs. Le point d’analyse se situe dans les moments critiques, les « disputes », les « controverses », « les affaires » ou plus généralement les situations d’épreuves afin de dégager les principes de jugement mis à l’oeuvre (Boltanski et Thévenot, op.cit.). Dans le domaine de la sociologie du sport, le projet de Duret et Trabal est de rendre compte de « l’importance des fondements politiques et moraux qui guident les acteurs dans les disputes sportives » ainsi que des « procédés utilisés par les protagonistes pour convaincre, les “grandeurs” auxquelles ils se réfèrent pour défendre leurs conceptions » (Duret, Trabal, 2003 : 59). Les « affaires » du sport (Duret, Trabal, 2001) sont ainsi considérées comme des moments de crise dans lesquels les acteurs gèrent des rapports de force et à l’issue desquels on observe des formes de clôture. On peut percevoir combien le point de départ de l’analyse sociologique est différent du projet de la sociologie de Bourdieu qui, s’il ne néglige pas la perspective individuelle, ne se situe pas dans le cadre d’une sociologie actionniste.

La seconde opposition tient aux principes de méthode sociologique avec d’un côté une approche ultra-subjectiviste (valorisation de l’expérience vécue et des formes de verbalisation sauvage de cette expérience) chez Sansot, de l’autre une volonté d’objectivation par les chiffres et les statistiques à l’INSEP. De la même manière, la démarche structurale de Parlebas propose des outils d’analyse spécifiques des situations motrices, qui diffèrent grandement des méthodes ultra-qualitatives de certains sociologues du sport, ou de l’absence de méthodes d’autres chercheurs (Yonnet, par exemple).

La troisième opposition concerne la position de dénonciation qu’occupe le sociologue dans son analyse du sport. La sociologie critique comme la sociologie sportive inspirée de Bourdieu présentent une vision désenchantée du sport, critiquent son rôle d’aliénation ou de reproduction d’un habitus de classe. Elles s’opposent aux visions plus descriptives et plus neutres (que l’on retrouve dans la majorité des autres approches), visions « enchantées », précisent Trabal et Duret (2001).

Outre ces oppositions fondamentales, on observe que les conceptions ne sont pas toutes construites sur le même mode. Alors que beaucoup d’orientations de recherche s’inscrivent dans un cadre général ouvert (la sociologie des organisations, la sociologie urbaine) et peu contraignant, d’autres, en revanche, s’inscrivent dans des théories sociologiques globalisantes qui impliquent un positionnement général : politique, idéologique, sociologique, formant un système de pensée presque doctrinal. Il en est ainsi à notre avis du courant de sociologie critique et du courant de la sociologie du sport inspiré de Bourdieu. Les systèmes sociologiques généraux, à fort pouvoir explicatif, impliquent un positionnement fort dans l’espace de la sociologie du sport et, de ce fait, une forme d’exclusion des conceptions différentes[80].

De plus, les oppositions mentionnées sont non seulement cognitives, mais aussi sociales. Elles opposent des individus mus par des intérêts sociaux[81] dans des structures institutionnelles particulières. Elles s’ancrent dans des structures sociales déterminées comme des laboratoires ou des revues spécifiques. Ainsi le laboratoire de l’INSEP a-t-il constitué un creuset de développement pour la tendance de Bourdieu[82], et les chercheurs en migrant par la suite dans des laboratoires STAPS ont diffusé cette forme de sociologie (dans le Centre de culture sportive à Orsay, par exemple) et contribué à asseoir sa prédominance sur les autres. La revue Quel corps ? a, par ailleurs, porté le courant critique durant de nombreuses années. Si les tiraillements sont parfois forts au point de constituer des controverses, des coordinations[83] sont cependant possibles, comme en témoigne l’activité récente de la SSSLF ou de l’AFS (RTF 31).

Conclusion

L’espace de la sociologie du sport en France ne donne pas l’image d’une communauté scientifique unifiée. Clivé institutionnellement en deux groupes distincts du point de vue des structures de travail et de formation, il l’est aussi si l’on considère les thèmes d’étude privilégiés.

Par ailleurs, si une communauté se définit par un paradigme (tout en étant en même temps définie par lui), alors le domaine est émietté et tensiogène par la concurrence de ceux-ci. On peut, de plus, retrouver des phénomènes de domination symbolique (au sens de Bourdieu) qui, chose intéressante, agissent différemment si l’on prend le champ de la sociologie générale, dans laquelle s’affirme une perspective plus ethnologique et locale, ou le champ des STAPS, fortement marqué par une sociologie dispositionnaliste inspirée des travaux de Bourdieu.

L’expansion du domaine de la sociologie du sport en France depuis les années 1960 suit la tendance générale de la sociologie à se compartimenter en spécialités (Duchastel, Laberge, 1999). Son essor a donné lieu à des théories concurrentes qui s’inspirent de théories sociologiques plus générales, sans pour autant que ces dernières soient complètement répercutées dans cette spécialité particulière. Son institutionnalisation bipartite la rend singulière, la faisant osciller entre le monde des sciences sociales et celui du sport. Même si ce phénomène se rencontre dans d’autres spécialités (la sociologie de l’éducation, par exemple), il y joue de façon moins aiguë, car il est rare que la diversification institutionnelle implique une hétérogénéité et une séparation des formations aussi fortes. Cela illustre la spécificité de cette spécialité sociologique et permet de comprendre une des raisons pour lesquelles elle n’a pas encore reçu ses lettres de noblesse dans le monde des sciences sociales.