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Ce récit de la vie d’un homme du terroir est remarquable à plusieurs points de vue : d’abord pour son témoignage qui s’étend sur un demi-siècle (1956 à 2006), ensuite parce qu’il est resté actif jusqu’à la fin dans sa campagne du Bas-du-Fleuve, puis pour ce qu’il raconte de son activité sociale et enfin pour ce qui n’est pas dit par cet homme au centre de ce qui s’est passé tout au long de cette période. Disons d’emblée que notre homme, Adéodat St-Pierre, est la personnification exemplaire d’une société rurale qui n’existe plus, où l’on voyait émerger quelques hommes et femmes qui se consacraient entièrement au bien commun, une poignée par paroisse. Il y avait en effet dans les paroisses du Canada français rural d’après-guerre des individus qui se dévouaient à l’amélioration de leur milieu. J’en ai connu à Sainte-Edwidge et ailleurs dans les Cantons-de-l’Est. Des gens qui donnaient la moitié de leur temps et de leur énergie au service de leur milieu.

Bien sûr, les contacts et les renseignements qu’ils accumulaient ainsi leur servaient dans le développement de leur entreprise agricole. Mais il est évident que ce n’était pas cela qui les motivait. Était-ce la reconnaissance de leurs semblables qui les encourageait à poursuivre ? Peut-être, car il est toujours flatteur de réaliser qu’on a souvent recours à soi. Quoi qu’il en soit, il faut souligner la contribution de ce type d’individus, fermiers peu instruits dont les ressources culturelles n’étaient pas les mêmes que celles de la petite bourgeoisie marchande ou celles de l’aristocratie culturelle passée par les collèges classiques. Le personnage au centre de ce récit n’est ni l’un des « noblets » de Colette Moreux ni l’habitant de Saint-Justin étudié par Jean-Charles Falardeau, Philippe Garigue et Léon Gérin. Aédodat St-Pierre était taillé d’une autre étoffe. Il restait « habitant », propriétaire indépendant tout en étant l’une des forces vives de son milieu, capable de composer avec les changements technologiques et économiques d’une agriculture en train de se transformer en agriculture spécialisée et mécanisée, sans liquider ses assises sociales et économiques. Il s’en sortait même très avantageusement.

Passons maintenant à ce que raconte notre homme sur la mutation de son milieu pendant ce demi-siècle. Il parle d’abord de « résistance ». On voit par là qu’il s’approprie très vite les concepts-clés à la mode à une époque et dans une région donnée. Ce thème de la résistance, qui revient tout au long de son récit, date du temps du Bureau d’Aménagement de l’Est-du-Québec. Le BAEQ avait lui-même provoqué une « résistance » aux intentions du gouvernement qui voulait reconfigurer l’économie et le déploiement de la population dans l’Est-du-Québec pour réduire les coûts d’infrastructures et de services.

Dans l’esprit de notre héros, il s’agissait d’une résistance aux forces qui voulaient ni plus ni moins faire disparaître son monde. Quelles forces ? Ce n’est jamais clairement explicité : les grosses compagnies, compagnies laitières qui voulaient tout concentrer ou, compagnies forestières qui pillaient la forêt publique, les gouvernements qui voulaient fermer des municipalités et centraliser les services, surtout les écoles. C’est contre ces « forces » que lui et ses semblables se sont engagés dans un combat de résistance. Intéressant, car c’est une notion qu’on n’entendait pas beaucoup alors hors de sa région - le Bas-du-Fleuve, de Rivière-du-Loup à Amqui en passant par Rimouski - ce qui reflète l’impact des opérations « dignité » dont il fait état. Il raconte aussi que sa région devait constamment plaider sa cause auprès des gouvernements de Québec et d’Ottawa. Il parle en effet très peu de sa municipalité locale, sauf quand elle disparaît lors de sa fusion avec Rimouski. M. St-Pierre avance que, lors des prises de conscience et des mobilisations de résistance, certaines instances religieuses (membres du clergé, communautés) ont joué un rôle, de même que les instances communautaires et politiques que sont les MRC et les CLSC, après qu’elles furent implantées. Par contre, les commissions scolaires et les caisses populaires, toutes deux très centralisées, n’ont pas joué de rôle important selon son témoignage.

Un autre élément qui transpire de son propos est la pénétration rapide de discours venus d’ailleurs : « solidarité régionale », « développement social » et plus tard, « développement durable ». Cette évolution du discours et son intégration dans la pensée de M. St-Pierre sont très notables. Son discours renferme aussi un constat d’échec. La mobilisation s’est faite, mais le développement n’a pas eu lieu. La dernière manifestation de cet échec est la façon dont l’éolien fut implanté dans le Bas-du-Fleuve.

Après un demi-siècle d’activité politique, notre agriculteur constate que les fermes survivent très difficilement, pas seulement à cause des problèmes de relève, mais aussi parce que la région contrôle très peu son destin. Toutefois, ce n’est qu’à la fin de son parcours, soit au XXIe siècle, qu’il parle de séparation du reste du Canada comme solution aux problèmes de sa région.

Un autre axe de son récit prend comme objet la ferme familiale. Aussi tard qu’en 2007, il soutient qu’il faut la protéger de l’agriculture industrielle. Il nous révèle comment son père l’a aidé à s’établir et nous raconte que ses fils prennent la relève (ce qu’illustre la photo de la couverture où l’on voit trois maisons).

Finalement, sur le plan économique, un aspect ressort de ses paroles : le succès de la sylviculture privée. Dès la mise en place des « regroupements forestiers » dans les années soixante-dix, l’aménagement forestier devient possible dans une perspective de long terme. Le regroupement forestier, un mariage entre l’investissement public dans la forêt privée et l’intérêt économique des propriétaires privés, dans un horizon de temps d’au moins vingt ans, a largement réussi. La disponibilité des conseils techniques et la gestion par des experts ont contribué à ce succès. J’ose même dire que ces organismes sont devenus l’un des meilleurs véhicules de développement économique en milieu rural dans le Québec d’après-guerre. Ces regroupements sont en effet des corporations privées (malgré la rhétorique « coopérative ») qui servent de pont entre l’investissement public (par le biais de subsides à la plantation et à l’aménagement) et la propriété privée (les lots à bois). L’articulation s’opère de fait à travers ces regroupements dirigés par des ingénieurs forestiers pour qui les références sont leurs pairs, c’est-à-dire leurs collègues professionnels et le ministère des Forêts, non pas les propriétaires de boisés qui « possèdent » en commun les regroupements. Je dois dire que je suis arrivé dans les années soixante-dix au même constat que M. St-Pierre et que mon expérience à cet égard a été aussi heureuse que la sienne. À la fin de sa vie, il s’occupait encore de ses « lots à bois » (il s’en était procuré plusieurs avec les années).

Passons maintenant aux non-dits de ce témoignage extraordinaire. Ce dernier illustre les faiblesses de la culture rurale au Québec malgré sa glorification officielle. Des êtres remarquables comme Adéodat St-Pierre ne possédaient pas et n’avaient pas autour d’eux une véritable culture rurale capable de se maintenir et de se reproduire. M. St-Pierre était surtout soutenu, au début, par des curés exceptionnels et plus tard, par des experts de la technocratie, soit des employés des organisations qu’il représentait, mais aussi par des animateurs sociaux et des experts en développement « social », « économique » ou « durable ». Aussi doué et autonome qu’il fut, il a été, faute de ressources culturelles endogènes sur lesquelles il aurait pu compter, l’instrument ou la voie d’entrée d’agents extérieurs au milieu rural.

Et c’est là le drame du milieu rural, drame qui n’est pas, je le soupçonne, propre au Québec. Cet état de choses se reflète dans la facilité avec laquelle les ruraux se sont laissé nommer par les exogènes : d’« habitants » au dix-neuvième siècle, ils sont devenus des « fermiers » dans la première moitié du vingtième siècle pour ensuite se transformer en « cultivateurs » ou « agriculteurs » jusqu’aux années soixante-quinze alors qu’ils sont devenus des « hommes d’affaires » ou des « exploitants agricoles » ou forestiers. Chaque désignation les détachait un peu plus du milieu rural. Cette colonisation de l’extérieur manifeste la capacité limitée de résistance d’un milieu encore jeune qui avait, à l’époque de la naissance de M. St-Pierre, 250 ans à peine.

On peut évidemment expliquer cette fragilité culturelle par des raisons sociohistoriques et économiques, mais cette recension n’est pas le lieu pour le faire. Toutefois, le parcours d’hommes d’action de la trempe d’Adéodat St-Pierre illustre à quel point les leaders naturels de ce milieu étaient seuls, sans l’appui de leurs semblables. À quand la réhabilitation culturelle de ceux qui « habitent » vraiment le milieu rural, des « habitants » - les Français diraient des paysans ?

Cette faiblesse culturelle transparaît dans le sort réservé à ce que M. St-Pierre considère dans son récit comme une institution-clé, la ferme familiale. Il croit à la ferme familiale, il la prône, il la vit. À la fin de son récit, il se vide le coeur à ce sujet. Avant de commenter la place de cette institution dans son discours, disons tout de suite que, s’il existe une institution essentielle à la résilience d’une culture rurale, c’est peut-être, juste après la propriété privée de la terre, la famille stable avec enfants. Comme constituant de la culture rurale, la famille vient en ordre d’importance juste avant la « multi-activité », soit l’existence de plusieurs sources de revenus liées à la ferme dans l’économie familiale. Ce sont ces facteurs, une famille stable et prolifique sur une ferme privée où l’on pratique plusieurs activités, qui rendent les Mormons et les Amish capables de se reproduire socialement. Cette structure sociale a été celle de la ferme familiale « mixte » (multi-activités) de toute l’Amérique du Nord agricole pendant deux cents ans, du milieu du dix-huitième siècle au milieu du vingtième.

Cependant, même s’il tient au modèle de la ferme familiale « mixte », M. St-Pierre ne parle pratiquement pas – sauf quand il donne les circonstances de son propre établissement et, à la fin, lors d’un plaidoyer idéologique - de sa vie sur sa ferme familiale. On ne connaît ni le nom de sa femme ni ceux de ses enfants ! Il ne parle pas de la « passation » (transmission) de la ferme à ses fils. On ne sait pas si la relève s’est effectuée par un ou plusieurs fils, ni s’ils sont mariés ou s’ils ont à leur tour des enfants. On ne sait pas comment s’est opérée la spécialisation laitière de sa ferme (encore là, je me fie à la photo de la couverture), est-ce que l’achat et l’exploitation des lots à bois ont été planifiés comme diversification (multi-activités) de la ferme familiale tout en faisant partie intégrante de la ferme ou était-ce une entreprise à part qu’il a découverte et développée alors que ses fils faisaient fonctionner la ferme ? Même si l’on peut présumer que, sans sa famille, il n’aurait sans doute pas pu passer autant de temps à l’extérieur pour représenter politiquement son milieu, on en apprend davantage sur son père que sur sa femme et ses enfants.

C’est là la tristesse de ce récit d’un brave homme. Il apparaît comme étant aliéné de son milieu immédiat (famille et localité) parce que ce milieu n’était pas assez riche culturellement pour le soutenir. La leçon à en tirer ? Que la renaissance de la ruralité québécoise est encore à faire. Toutefois, en attendant, on doit célébrer l’existence et l’oeuvre d’hommes comme Adéodat St-Pierre, sans oublier leurs conjointes. Les chercheurs du GRIDEQ, en publiant ce récit, ont fait en sorte que cela se produise et que leur vie ne passe pas inaperçue dans l’historiographie québécoise. Il faut les en remercier.