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Cet ouvrage est l’édition des actes d’un colloque international sur la thématique de la mémoire et du pardon, tenu à Montréal en octobre 2004. Vingt-six collaborateurs y signent un texte dont certains concernent des cas bien connus : Afrique du Sud, Israël/Palestine, Chili, Argentine, Rwanda, Arménie et, de manière générale, toute la politique coloniale des pays occidentaux reliée à la traite négrière ; qu’on songe qu’entre 1650 et 1860, environ 15 millions d’esclaves africains furent transportés dans les Amériques, dont un certain nombre arrivèrent au Québec, pour y devenir le groupe le plus désavantagé et racisé sur le plan socioéconomique (voir les travaux de Daniel Gay à ce sujet). Ces textes d’intérêt général en côtoient d’autres qui évoquent des situations spécifiquement canadiennes ou québécoises. C’est à ceux-ci que je m’attarderai d’une façon plus particulière ; ils ont trait autant à la situation des Amérindiens et des Inuits qu’à celle des Acadiens ou à celle des Canadiens d’origine chinoise, japonaise ou italienne durant la Seconde Guerre mondiale.

On ne se surprendra guère que les deux premiers cas, améridien et acadien, soient évoqués dans un ouvrage de cette nature. Les premiers, s’ils n’ont pas été exterminés au sens génocidaire du terme, ont néanmoins subi des blessures et des avanies intolérables. Suivant l’exemple américain, l’Assemblée législative du Haut-Canada recommendait, en 1845, la mise en place d’un système d’écoles résidentielles pour les enfants améridiens afin de pourvoir à l’assimilation de la « race indienne et sauvage ». Cet héritage honteux des pensionnats améridiens – plus de 130 au total entre 1831 et 1996 - dont Roméo Saganash rappelle qu’ils étaient d’abord et avant tout des outils d’assimilation à la culture blanche dominante, fut le fait d’institutions religieuses chrétiennes. Leurs échos de violence et d’abus nous parviennent encore aujourd’hui : arrachement des enfants à leur famille, sévices corporels, humiliations constantes, interdiction de la langue maternelle, etc. En 1996, le gouvernement canadien créait la Fondation autochtone de guérison, dotée d’un imposant budget, pour renforcer les démarches de guérison durables dans la perspective d’une réconciliation entre Autochtones et non-Autochtones ; et ce, sans compter les revendications territoriales améridiennes et les violations systématiques des droits de la personne dans un État dont ils veulent se libérer de la tutelle comme l’avance Ted Moses. Rappelons pour mémoire qu’en février 2008, le gouvernement australien a officiellement présenté ses excuses aux aborigènes pour tous les torts causés depuis deux siècles, ce qu’aucun gouvernement canadien n’a fait au moment d’écrire ces lignes.

La situation des Acadiens est d’un autre ordre, on en conviendra ; elle mérite néanmoins qu’on s’y arrête. Tout tourne autour de la déportation – le Grand Dérangement - et de sa reconnaissance : s’agissait-il d’une tentative de génocide, d’épuration ethnique avant l’heure ? Au-delà de cette question, il n’en demeure pas moins que les Acadiens ont tenté, à diverses occasions, de faire officiellement reconnaître les injustices historiques qui leur ont été causées. « L’affaire des excuses » a une histoire plutôt chargée. D’une motion d’un avocat louisianais qui, en 1988, exigeait une reconnaissance des torts de la part de la Grande-Bretagne ainsi que des excuses de la Couronne britannique jusqu’à la Motion M-241 du Bloc québécois à la Chambre des communes (2001), diverses tentatives oscillent entre la reconnaissance ainsi que la demande d’excuses, rejetées par les autorités politiques canadiennes, et la commémoration, voie privilégiée par les gouvernements tant canadien que néo-brunswickois : on reconnaîtra officiellement par exemple le 15 août comme fête nationale des Acadiens ou le 28 juillet comme Journée de commémoration du Grand Dérangement. D’une reconnaissance des avanies historiques à la commémoration d’événements, se remarque une distorsion entre le travail de mémoire et les politiques du pardon.

Qu’en est-il à cet égard de la situation des différentes minorités qui adressent des demandes de réparation au gouvernement canadien ? Parlons d’abord du cas des Canadiens d’origine japonaise dont on sait qu’au cours de la Deuxième Guerre mondiale, ils ont subi des torts considérables allant jusqu’à l’internement préventif. En 1988, le gouvernement canadien et l’Association nationale des Canadiens d’origine japonaise signaient une entente dite de redressement des avanies et ce, en regard des droits de la personne. Puis dans cette foulée, on constituait la Fondation canadienne des relations raciales pour lutter contre le racisme. Les Italo-Canadiens ont également eu à subir les effets de politiques du même ordre que celles subies par les Canadiens d’origine japonaise, Deuxième Guerre oblige. On sait aussi que les Canadiens d’origine chinoise demandent réparation pour la discrimination méthodique – l’affaire de la head tax discriminatoire - dont ils ont été victimes au cours des XIXe et XXe siècles. La cause a été portée en Cour suprême.

À partir de l’exemple canadien, D. Drache réfléchit sur l’écart considérable entre une soi-disant volonté de réparation et les politiques gouvernementales effectives mises en oeuvre pour y donner suite. Le Canada – et le Québec ? – serait l’exemple d’un oubli institutionnel répétitif à l’égard des injustices, torts et discriminations du passé dont les effets se font sentir jusqu’à aujourd’hui. Vérité historique, pardon, reconnaissance, réparation : à lire les contributions de ce livre, le Canada – et le Québec ? – en serait encore aux mécanismes de déni. Selon l’hypothèse de C. Belkhodja, on assisterait à un glissement de la reconnaissance à la commémoration : oblitération du travail de mémoire, déni de la réconciliation et de la refondation.