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De par son refus de se cantonner dans une seule discipline et de séparer le fictif du factuel, le projet littéraire du postulat scientifique, Régine Robin ouvre à tous les vents les cases d’un savoir trop souvent captif des rouages de l’institution ou des ruses du pouvoir. L’écrivain, tel que désigné dans La Québécoite (1983), est cet impénitent « semeur de merde » qui n’a de cesse de maculer de son encre les discours sclérosés et les mémoires lessivées à travers quoi le cours insensé et irrémédiable de l’Histoire s’arrange et se raisonne.

Ayant perdu 51 membres de sa famille dans l’Holocauste, Robin fait valoir, à l’encontre de toute position en surplomb ou de toute ambition totalisante, une pluralité de petites histoires ou de micro-récits dont les dérives, les ratés et les ruptures engendrent une trame discursive axée tout d’abord sur l’absence, le manque et le silence. Par l’interstice, par l’entre-deux, ce sont des voix tues, des paroles oubliées qu’elle s’efforce de déterrer, tout en sachant qu’elle ne parviendra jamais à déjouer la perte, que nulle prolifération de signes ne comblera le creux ou le vide qui la hante. Il en résulte une oeuvre inclassable, irriguée à la fois par une vive intelligence transdisciplinaire et par une cuisante mélancolie, fréquemment incomprise dans le passé mais de plus en plus appréciée aujourd’hui du point de vue de son interrogation de l’identité, de la mémoire et de la culture à l’heure des grands flux migratoires et du foisonnement des innovations technologiques. Pour qui veut mieux saisir les multiples jeux et enjeux de cette écriture issue tant de l’épreuve de l’exil que des délices de l’errance, Une oeuvre indisciplinaire constitue un outil de recherche incontournable, fournissant la pluralité d’approches qu’il faut pour travailler du dedans « l’impossible représentation de celle qu’on ne peut encadrer » (4e de couverture) et en tirer une constellation d’analyses, de dialogues et de témoignages nourris de l’étonnante diversité d’un tout irréductible.

Rassemblant les actes du colloque international qui s’est tenu à Montréal à l’automne 2004, l’ouvrage se divise en quatre parties qui traitent respectivement de l’analyse du discours, de l’imaginaire urbain, de la problématique identitaire associée à la judéité et du travail de la mémoire. Figure à la fin du recueil une ample postface par Robin elle-même, qui médite à grand renfort d’autocitations son parcours de vie et d’écriture toujours en train de se tisser malgré la perpétuelle inadéquation à soi, l’écartèlement entre les lieux et les temps, et l’expérience de la perte et du deuil que vient exacerber le souvenir des amis disparus. Elle y confirme ce que d’autres ont démontré précédemment : les rapports dans son oeuvre entre le biographique et le théorique, entre la psychanalyse et l’autofiction, entre l’histoire qui ressortit à l’imaginaire du récit et l’Histoire qui dicte – et défait – les destins. Michel Plon souligne que, pour Robin, la subjectivité a toujours constitué « un trésor fragile et précieux qu’il fallait protéger » (p. 30), et les nombreux hommages de ses collègues et de ses étudiants, qui brossent avec affection et gratitude le portrait de l’écrivaine, insistent effectivement sur la personne qui s’écrit, l’écriture consubstantielle à la personne, en même temps que sur la forte dimension intersubjective, la puissance d’interpellation, que possède son entreprise décloisonnante et généreuse.

En tête de l’ouvrage, Francine Mazière et Marc Angenot rappellent les apports de l’analyse du discours que Robin inaugure avec d’autres et fait déboucher sur une pratique pluridisciplinaire tout en développant un nouveau genre hybride et polyphonique, amorcé dans Le Cheval blanc de Lénine (1979). Plus loin, Mary Jean Green se réfère aussi à ce dernier texte pour y saisir la transformation de l’historienne en autobiographe et l’élaboration d’un nouveau discours de l’Histoire générateur d’une optique plurielle et éclatée. Ce même cheminement fait l’objet de l’étude de Noemí Goldman qui met l’accent sur une écriture de la vérité à même de conjoindre Histoire et fiction, alors que, de la scolastique à l’hypertexte, Jean Clément interroge avec finesse l’ébranlement de l’ordre du discours et du livre qui préoccupe l’écrivaine. Dans la deuxième partie de l’ouvrage qui s’articule autour de la triade urbaine Montréal-Paris-Berlin, c’est La Québécoite qui s’impose en tant que mise en figures d’un univers urbain polymorphe (Peter Klaus), « roman en traduction » façonné par la polyglossie et la conscience diasporique (Sherry Simon), et écriture à traduire entre les langues (Phyllis Aronoff). Catherine Mavrikakis revient à l’hypertexte pour modeler son hommage personnel sur l’errance et la cybermigrance si chères à son amie et Bernard Magné se penche sur l’univers de Perec pour mettre en lumière l’indiscutable filiation littéraire entre les deux auteurs.

Dans la partie suivante, Alexis Nouss éclaire « la logique de la secondarité qualifiant l’ontologie du judaïsme » (p. 156) et explore, dans une perspective lévinasienne, les échos de cette logique dans le travail de l’écrivaine. Janet Paterson traite de l’altérité en privilégiant encore une fois La Québécoite, Vivianna Fridman, tout comme Antonio Gómez-Moriana, rend hommage à Robin en présentant ses propres travaux qui découlent d’optiques et de fascinations parentes, et enfin Véronique Fauvelle opère un rapprochement tout à fait probant entre la pratique de Robin et la pensée glissantienne. Dans la dernière partie, Nicole Lapierre fait l’éloge perspicace de la « femme déplacée » qu’est Robin, Philippe Mesnard fait la distinction capitale entre la remémoration (individuelle et tactique) et le mémoriel (institutionnel et stratégique), et Pierre Ouellet détaille la mémoire en acte, la mémoire vive qui informe l’oeuvre. Au-delà des regroupements thématiques effectués, les approches se rejoignent et se complètent pour célébrer la parole intranquille de celle qui « ne tient pas en place » (p. 216) et qui, par là même, continue de tester nos repères – identitaires, épistémologiques, éthiques – en les nouant, coûte que coûte, à l’immensité du possible.