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L’ouvrage est riche et intéressant. Il est impossible de rendre justice à chacun des textes qui le composent. Mon commentaire portera sur quatre interrogations qui, sous-jacentes au volume ou débattues par l’un ou l’autre auteur, si ce n’est par plusieurs, m’interpellent particulièrement. Ces interrogations sont les suivantes : 1) Pourquoi la question de la mémoire est-elle au coeur de notre contemporanéité ? ; 2) Quel type de rapport peut-on, doit-on, entretenir avec le passé, la tradition, les prédécesseurs, les ancêtres ? ; 3) Comment raconter l’expérience historique québécoise ? ; 4) Quelle mémoire d’avenir (pour le Québec) ?

On comprendra que cette note critique tient moins du compte rendu habituel qu’il ne consiste en un dialogue, empathique et critique tout à la fois, avec les collaborateurs de l’ouvrage.

Mémoire et contemporanéité

En introduction du livre, Meunier et Thériault postulent que la mémoire, qui traduit un besoin essentiel d’inscription de l’homme dans la durée, reste constitutive de l’évolution et de la structuration des sociétés actuelles. Ils ont raison. Nombreuses sont d’ailleurs les recherches qui, sur la base d’enquêtes empiriques, montrent à quel point le spectre d’une « déhistoricisation » ou d’une « détraditionalisation » des sociétés, y compris les sociétés réputées « postmodernes », est exagéré[1]. L’être humain est un animal historique tout autant que politique (et privé). S’il rompt avec ses racines, c’est pour mieux s’enraciner dans un autre lieu – physique ou symbolique – qui peut d’ailleurs être le même lieu réinvesti de sens. Le désenchantement de l’homme semble avoir la limite que lui impose son éventuelle dérive dans un nowhere, sorte de limbes insipides où peu de gens ont envie d’aller, au risque en effet de connaître une dépersonnalisation de leur être.

La question ouverte par les deux sociologues va toutefois au-delà du constat qui veut que la mémoire reste l’un des horizons structurants de notre contemporanéité. Il s’agit de comprendre pourquoi la mémoire persiste et signe aussi fort à l’heure actuelle dans l’espace public. Selon l’hypothèse principale mise en avant par Meunier et Thériault, reprise et développée par Daniel Tanguay, le « moment mémoire » que nous vivons répondrait du « besoin psychologique de compensation ressenti par l’homme moderne pris de vertige devant l’accélération du temps » (p. 21). Autrement dit, notre « moment mémoire » serait une réponse – partielle et maladroite au dire de Meunier et Thériault, inadéquate selon Tanguay – à la crise de l’avenir qui secoue nos sociétés.

Commune, en tout cas fréquente (Torpey, 2004), cette interprétation paraît à première vue valable : l’avenir étant apparemment devenu imprévisible, infigurable et impossible, au point d’effrayer quiconque voudrait le coloniser de ses rêves ou de ses utopies, le passé ferait office de refuge et la mémoire constituerait, dans ce contexte, le plus sûr moyen pour les contemporains de se retrouver quelque part, dans un lieu connu ou fréquenté, théâtre de leur réalisation possible, au lieu d’errer dans l’anonymat collectif qu’ils n’ont de cesse de produire en allant au bout de leurs pratiques individualistes, de leurs aspirations subjectives et de leurs créations éphémères.

Derrière cette interprétation, on devine une pensée pleine d’appréhension inspirée par l’angoisse intellectuelle de notre temps, laquelle est particulièrement répandue au sein de cette portion de la gent savante qui épuise sa réflexion dans la méditation théorique (Bouchard et Roy, 2007). Il faut néanmoins s’interroger : vivons-nous vraiment une crise de l’avenir au sein de nos sociétés ? Est-ce parce que l’horizon nous paraît indéchiffrable et immaîtrisable que l’on n’a pas fatigue, pour éviter de s’exiler dans un avenir creux ou de se perdre au présent, dixit Tanguay, de parler à ce point d’histoire et de mémoire, de convoquer autant la tradition et de pratiquer à n’en plus soif la commémoration ?

À vrai dire, cette hypothèse n’est satisfaisante qu’à moitié[2]. Le « moment mémoire » que nous vivons tient en effet de raisons bien plus prosaïques que celles qui sont avancées, avec force arguties philosophiques, par certains penseurs inquiets. Le passé est à la mode parce que, investi par le capital qui y a vu un terrain profitable, il est devenu l’une des principales industries culturelles de notre époque (Lowenthal, 1998).

On a tort de penser que l’engouement pour le passé est particulier à notre temps. Hier comme aujourd’hui, les hommes et les femmes n’ont jamais cessé de se rapporter à l’antériorité pour donner du sens à leur actualité et envisager leur postérité. Pendant longtemps, la « demande de passé » – de traditions et de mémoire surtout – fut largement assumée par les familles et par quelques institutions, les Églises notamment, qui devaient reproduire ou reconduire leurs fidèles dans l’héritage des dogmes qu’elles vénéraient, mais aussi par l’État qui avait à entretenir la flamme nationale en rassemblant ses sujets dans de grandes messes collectives. Avec le temps, durant les années 1970 et 1980 surtout, au fur et à mesure qu’il soumettait les mondes vécus à ses logiques, le capital s’est chargé d’offrir une réponse de plus en plus abondante et attrayante à la demande populaire pour le passé. C’est ainsi qu’on a vu se multiplier les occasions de consommation de traditions, de mémoire et d’histoire. L’enrichissement des ménages et l’avènement du tourisme de masse n’ont fait qu’accentuer la tendance. De nos jours, il n’y a pas une ville ou un village qui ne cherche, pour attirer des voyageurs, à mettre en valeur ses « atouts historiques » – réels, surfaits ou inventés, cela n’a pas d’importance (Chevallier, Chiva et Dubost, 2000 ; Storey, 2006). Sur le câble, on trouve plusieurs chaînes entièrement dévolues à Clio qui attirent des auditoires considérables à qui l’on offre de l’excitation ou de l’émotion par l’histoire comme on vend à d’autres de la fébrilité et de la passion par le sport, le sexe ou le sang[3]. De manière générale, à l’échelle de la société, et ce, tant du côté des pouvoirs publics que chez les gens d’affaires et les associations volontaires, on prend prétexte de n’importe quelle situation pour créer de l’événement à connotation ou résonance historique ou mémorielle. Et la réponse du public est bonne. Pour les uns, les « moments histoire ou mémoire » auxquels ils participent sont une occasion de se mettre en scène dans un théâtre public quelconque[4]. Pour d’autres, il s’agit d’une possibilité de sortie en famille ou en couple qui allie l’exotisme (visiter) à l’apprentissage (connaître). Pour d’autres encore, la fréquentation d’un site historique ou d’un lieu mémoriel public ou privé est un acte de détente, de plaisir ou de distraction. De la consommation d’histoire et de mémoire pour mieux affronter l’avenir menaçant et la perte de sens qui marquent les sociétés actuelles ? La thèse est grave et impressionniste. Il faudrait voir si elle est réaliste ou si elle ne tient pas plutôt à l’humeur pessimiste de penseurs qui, partout autour d’eux, voient rôder l’ombre de la crise, de la déstructuration sociale et du vide idéel.

Là où je suis davantage en phase avec Meunier, Thériault et Tanguay, c’est lorsqu’ils associent la consommation courante d’histoire et de mémoire à la volonté, forte chez la majorité des gens, de transmettre un héritage à leurs successeurs, en particulier aux enfants. De nouveau, plusieurs enquêtes[5] ont montré à quel point le désir de transmettre était vif chez les individus, y compris chez ceux que l’on qualifie de « posthistoriques » ou qui aiment ainsi se dépeindre – par coquetterie mondaine surtout. Ce désir de transmettre est-il plus puissant aujourd’hui qu’hier ? Rien ne permet de le croire. Est-il lié au fait que les contemporains craignent que l’avenir n’aspire le(ur)s héritiers dans un espace de vacuité référentielle qui les déposséderait de trace (expérience) et de place (horizon) ? Il faudrait voir, mais on peut en douter. Chose certaine, à l’encontre de leurs aînés, les jeunes n’appréhendent pas l’avenir. Ils adorent fréquenter l’inconnu et veulent imposer leur marque sur ce qui s’en vient. S’ils ont le désir de se situer par rapport à une suite, ce n’est pas pour s’embourber dans une continuité tutélaire. Entre les générations qui se succèdent, il y a une négociation plus ou moins intense de valeurs et de références, y compris au chapitre du patrimoine mémoriel et historial qui les rattache également, mais différemment, à une culture. Dans le contexte actuel de la multiplication des références et repères par rapport auxquels les individus peuvent construire leur identité, il est loisible de croire que l’attrait pour la mémoire et l’histoire traduit la volonté de plusieurs acteurs d’inscrire leur parcours par rapport à une « précédence » qui est en même temps une présence. Ce faisant, ils peuvent se rattacher à un Ici incarné – Ici qu’ils ne considèrent cependant pas sur le mode du Tout entier, sorte d’Ogre identitaire qui dévore toute possibilité d’altérité, et qu’ils n’envisagent pas non plus comme étant antinomique par rapport à un perçu comme la manifestation d’une différence à découvrir et d’une suite à construire avec et contre les anciens. On ne peut oublier une réalité importante : l’identité est un état de tension continuelle entre un héritage acquis et un sevrage conquis. C’est dans la brèche ouverte par cette dialectique entre le donné et le gagné que le sujet bâtit en partie l’espace de sa liberté. Or, cette possibilité de liberté du sujet inquiète bien des pouvoirs qui y voient une échancrure à leur hégémonie.

À mon sens, le « moment mémoire » noté par ces collègues traduit, peut-être plus que tout, la crainte de certains pouvoirs de perdre la bataille des références et des repères au profit de pouvoirs émergents, ce qui signifierait que les sujets cessent, pour être et se construire socialement et politiquement, de se réfugier sous une inspiration donnée et contrôlée. La multiplication des commémorations publiques, si ce n’est des débats touchant à l’histoire[6], paraît d’ailleurs symptomatique de la difficulté des pouvoirs vacillants (ou croyant l’être) de conserver leur place dans la production symbolique de la société. Devant l’étiolement de certaines références constitutives d’une société donnée à laquelle correspond un pouvoir institué, les groupements fragilisés (ou se percevant ainsi) ont en effet tendance à réagir en rappelant aux sujets à quel point ils sont d’un lieu, d’une histoire, d’un patrimoine, d’un héritage ou d’une mémoire. À défaut de cette démonstration par un pouvoir, et de cette reconnaissance conséquente par les sujets, qu’ils sont d’une durée et d’une lignée, c’est en effet l’adéquation entre un pouvoir et ses sujets qui est mise en cause. Un ordre politique est dès lors ébranlé. Dans ce contexte, on pourrait avancer que c’est moins l’histoire, la mémoire, l’héritage ou la tradition qui sont dans une impasse, que des histoires, des mémoires, des héritages et des traditions associées à des pouvoirs contestés ou malmenés. On s’étonne d’ailleurs que cette vision des choses, qui établit un rapport entre mémoire, histoire et pouvoir, ait été pratiquement laissée en friche par les collaborateurs à l’ouvrage. Il s’agit assurément d’une importante lacune au livre et à sa problématique.

Cela dit, dans leur avant-propos, Meunier et Thériault, au détour d’un paragraphe, évoquent l’idée que ce qui est posé comme impasse pourrait bien être passage (p. 10). En clair, les sociétés hypermodernes, la société québécoise y compris, connaîtraient moins une crise de la mémoire ou de l’histoire qu’elles ne seraient marquées par un ample travail de révision ou de revivification de leur patrimoine historial et mémoriel. Il est dommage que cette hypothèse n’ait pas été creusée davantage, car elle est de loin la plus perspicace. Il tarde d’ailleurs que la société québécoise, pour prendre cet exemple, soit abordée dans ses passages plutôt que dans les continuelles impasses diagnostiquées de sa mémoire et de son histoire. Vivement de nouveaux penseurs qui n’observent pas leur objet – le Québec – à travers le prisme (sup)posé de son déclin ou de sa décomposition par rapport à son image enchantée ou espérée…

Savoir passer à l’avenir

Poser la question de la mémoire, c’est ouvrir le terrain d’une réflexion sur la nature du rapport à établir avec le passé, la tradition, les prédécesseurs, les ancêtres. Autrement dit : que fait-on de ce qui nous a fait ? Comment porter l’héritage de ceux qui nous ont précédés et qui, en vertu de cette précédence parfois définie comme une préséance ou une prépondérance, nous ont objectivement ou volontairement légué une histoire et une mémoire ? Si cette interrogation a un intérêt universel, elle paraît brûlante d’actualité au Québec, société en plein travail d’introspection – ardu et délicat, assurément[7] – au chapitre de ce qu’elle doit porter aujourd’hui de ce qui l’a faite hier, sans pour cela cesser de cheminer vers demain.

Bien que la question de comment passer à l’avenir soit abordée par plusieurs collaborateurs à l’ouvrage, deux auteurs en particulier s’y attardent longuement.

Réfléchissant à partir de l’oeuvre de Paul Ricoeur, François Dosse rappelle que ni le trop-plein de mémoire ni le trop-plein d’oubli ne constitue une façon satisfaisante de négocier au présent l’ayant-été. Pour Ricoeur – et pour Dosse, par conséquent –, le passé n’est pas le lieu depuis lequel embrasser l’horizon ou envisager l’avenir. Le passé est plutôt une « ressource potentielle à la construction du devenir » (p. 32). De même, la mémoire ne peut être traitée par les contemporains sur le mode d’une injonction ou d’une prescription des anciens à leur égard. Au contraire, les héritiers ont pour obligation de « réinvestir la mémoire dans une perspective ouverte vers le futur » (p. 43). Ce que Dosse établit en commentant la pensée de Ricoeur, c’est l’idée selon laquelle il est vain de voir dans l’histoire un compendium de leçons à tirer pour l’avenir ou d’associer la mémoire à un ensemble de souvenirs nostalgiques à porter au présent. Entre le passé et le présent, entre les prédécesseurs et les successeurs, il y a la nécessité d’un dialogue, l’obligation d’un travail réciproque de compréhension, de mémoire et d’attente. Si le passé ne peut être revu et corrigé à travers le filtre d’un présentisme de mauvais aloi, le présent ne peut être envisagé et interprété à travers les rets d’un passéisme qui s’imposerait à lui par le biais d’un quelconque téléologisme. C’est un trait de la pensée du regretté philosophe que Dosse met bien en valeur qui veut que le passé et le présent soient des champs de possibles plus ou moins ouverts ou fermés par l’action et l’interprétation des hommes. La visée de l’action, comme celle de l’interprétation, seraient dans ce contexte d’explorer les voies de passage vers l’avenir et de découvrir, en ne cessant jamais de revenir sur l’agir de ceux qui ont vécu, donc en réfléchissant avec et contre eux dans une dialectique infinie d’empathie (mémoire) et de critique (distance), comment les prédécesseurs ont tracé leurs propres parcours en générant tout à la fois du bon et du mauvais, du juste et de l’injuste, du bonheur et du malheur, de l’espérance et de la déchéance. C’est ainsi, comme l’écrit Dosse (p. 59), que « le deuil des visions téléologiques peut devenir une chance pour revisiter, à partir du passé, les multiples possibles du présent afin de penser le monde de demain ».

Le rapport entre passé, présent et avenir, ou entre mémoire, vision et attente, pour le dire comme Augustin, est également abordée par Anne Fortin dans un texte inspirant qui convoque le discours théologique, celui du catholicisme en l’occurrence, aux fins de comprendre les multiples facettes de l’acte de mémoire. À certains égards, la position de Fortin n’est pas étrangère à celle de Ricoeur telle que présentée par Dosse : le passé ne peut être le lieu de l’Homme et il est vain de vouloir conjuguer le devenir au souvenir. Fortin introduit d’ailleurs une distinction utile entre souvenir et mémoire. Pour elle, le souvenir est l’expression d’un rapport passif à l’ayant-été, une nostalgie, un enfermement du soi dans une image qui conforte l’individu a contrario du politique. À l’opposé, la mémoire traduit un retour réflexif du sujet sur ce qui fut. En faisant acte de mémoire, précise Fortin, le sujet « transforme le rapport à ce qui est perdu pour réinvestir ce qui est au présent par un autre rapport à ce qui a été » (p. 359). L’acte de mémoire marque donc la transformation du sujet pris dans l’absence au présent de ce qui a été, sorte de sujet empêtré dans un passé qui ne passe pas, en un sujet énonçant qui fait de la tradition un projet, c’est-à-dire qui « actualise cette tradition de façon à entendre ce qui l’anime et que toujours elle manque à dire » (p. 361). Pour Fortin, comme pour Ricoeur du reste, l’acte de mémoire est d’abord une interaction avec ceux qui ont vécu, un dialogue avec les prédécesseurs, une recherche avec et contre eux « de quelque chose qui échappe toujours, nécessairement » (p. 361). La mémoire est un travail sur l’ayant-été qui déplace les certitudes imposées par ce qui, invoquant une pérennité immémoriale, se pose et s’impose objectivement comme (un) « plein de sens ». Or, pour Fortin, la mémoire n’est justement pas un « plein de sens », mais une possibilité pour l’Homme de se libérer des pesanteurs créées par son action et de revisiter sa condition comme une grande interrogation ouverte à l’indisponible.

Au dire de la théologienne de l’Université Laval, l’immense parole « Faites ceci en mémoire de moi », attribuée au Christ dans le mémorial de la Cène, exprime d’ailleurs parfaitement l’idée qui veut que l’acte de mémoire soit conçu, dans la tradition catholique tout au moins[8], comme un acte de libération, respectueux mais assumé, des contemporains envers les prédécesseurs. Pour Fortin, « Faites ceci en mémoire de moi » n’a rien d’une injonction ou d’une prescription des anciens à l’égard des contemporains. Il s’agit pour ces derniers, invités en ce sens par ceux qui ont vécu, d’agir dans le maintenant en convoquant le passé au présent. Selon Fortin, faire mémoire est, pour ceux qui partent, un don de liberté offert à ceux qui restent ; pour les héritiers, il s’agit d’une incitation à « prendre le risque de la parole » (p. 65). Or, ce don, d’une part, et cette prise de parole, d’autre part, ne sont rien d’autre que la liberté du sujet énonçant et agissant qui honore ses ancêtres dans la responsabilité du bonheur de ses héritiers.

Que retenir de l’argumentation fort stimulante d’Anne Fortin et de celle de Paul Ricoeur rendue par François Dosse ? Deux choses à mon avis, qui tracent la voie possible d’un rapport heureux des sociétés avec le passé, la tradition, les prédécesseurs, les ancêtres :

– Faire acte de mémoire, ce n’est pas poser l’inoubliable comme phare du devenir des sociétés et horizon vers lequel se projeter ; c’est reconnaître une présence antérieure en évitant de lui attribuer une portée, une valeur ou une fonction surdéterminante au présent ; c’est assumer une antériorité sans se condamner à vivre dans l’ombre d’un rappel tutélaire ou téléologique ; c’est, pour user d’une formule que nous avions avancée il y a quelques années, « se souvenir d’où l’on s’en va » (Létourneau, 2000).

Se souvenir d’où l’on s’en va, c’est en effet s’exercer à une opération simultanée de récognition et de questionnement. C’est s’adonner à un travail de deuilleur et non pas d’endeuillé. C’est cesser de remuer la sédimentation des pertes pour plutôt transformer la conscience de ces pertes en une source de créativité. Se souvenir d’où l’on s’en va, c’est réarticuler l’historicité des sujets et des groupements autour d’un principe structurant de l’agir collectif, celui de la mémoire comme reconnaissance et distance. Dans cette tension entre reconnaissance et distance se trouve en effet le lieu mémoriel de l’héritier avec et contre ses ancêtres. Un lieu, pour le dire comme Serge Cantin réfléchissant à partir de l’oeuvre de Fernand Dumont, « qui témoigne de celui de l’homme lui-même dans la dualité de la conscience qui le constitue, irrémédiablement divisé entre le passé dont il assure la suite et l’horizon qui l’appelle indéfiniment, entre une présence qui ne peut le combler et une absence qu’il s’acharne inéluctablement à remplir » (Cantin, 1997).

– La deuxième idée à tirer des réflexions de Fortin et de Ricoeur, conséquente à la première sans doute, consiste à dire que le contemporain dialoguant avec le prédécesseur n’a pas à s’interroger sur ce dont il doit se rappeler pour être, mais sur ce que cela signifie, à la lumière de l’expérience du passé, d’être ce qu’il est maintenant. On notera la différence majeure de perspective et d’ambition entre les deux démarches de questionnement. Dans le premier cas (« de quoi dois-je me rappeler pour être aujourd’hui ? »), l’héritier s’attache en effet à une mémoire dont il doit, peut-être sans le souhaiter, rester tributaire, si bien que, pour exister comme un être de durée dans une suite, il lui faut faire son devoir de mémoire. À cet égard son mandat est clair : il se donne pour tâche de nourrir ses ancêtres, qui paradoxalement deviennent ses descendants. Le deuxième questionnement (« qui suis-je en vertu de mon passé ? ») amène le sujet-héritier, comme participant de la vie actuelle, à inscrire son parcours par rapport à une mouvance dont il fait partie et qu’il est invité à construire au présent en s’inspirant le cas échéant de l’action des prédécesseurs, mais en agissant en mémoire de ceux qui l’ont précédé plutôt que dans la mémoire de ce qui fut. Suivant cette perspective, le sujet-héritier redevient plénipotentiaire de sa destinée et se libère des ancêtres sans nier leur présence passée et sans non plus les abandonner dans le vide d’une absence vaine[9].

Le rapport au passé est assurément une question complexe, un mince fil rouge sur lequel le contemporain n’a de cesse de se tenir en (dés)équilibre. Définir la mémoire sous l’angle d’une opération réflexive de reconnaissance et de distance envers les anciens, et comme un travail d’actualisation de la tradition, est toutefois une manière noble et digne de s’ouvrir à la parole des prédécesseurs en ne la posant pas comme un précepte, une dictée ou une instruction, mais, respectueusement et tout simplement, en la considérant comme « une parole à entendre et à interpréter », comme écrit Fortin (p. 368).

Porter au présent l’histoire et la mémoire québécoises

Il est depuis quelques années un débat majeur, parfois féroce et sans retenue[10], sur l’histoire à raconter de l’aventure québécoise dans le temps et sur le rapport que les Québécois d’aujourd’hui doivent entretenir avec l’expérience passée de leur société afin d’en ouvrir les horizons. Quelle histoire et quelle mémoire pour quel avenir ?, telle est l’une des questions centrales qui agitent à l’heure actuelle la communauté des penseurs québécois et sur laquelle on semble buter.

C’est cette question que reprennent, en vue de la faire avancer, Gilles Bourque, Joseph Yvon Thériault et Jacques Beauchemin dans trois textes intéressants. Bien que la pensée de ces auteurs ne soit pas réductible au même, l’un et l’autre partent néanmoins d’un constat identique : selon eux, le choix aurait été fait par plusieurs intellectuels – un Gérard Bouchard et un Jocelyn Létourneau par exemple – de penser et de poser le devenir du Québec sur la liquidation de son passé, ce qui provoquerait une véritable « crise de la mémoire » dans la province[11]. Aux yeux des trois sociologues, cette liquidation du passé aurait suivi deux étapes : d’une part, le reniement de l’héritage canadien-français à mesure que les Québécois se révolutionnaient tranquillement ; d’autre part, la déconstruction, voire la remise en cause, de l’histoire québécoise comme expérience nationale. Or, ce reniement et cette déconstruction feraient que le Québec inscrirait désormais son devenir dans une « historicité de l’oubli », expression de la conscience malheureuse des Québécois à l’endroit d’eux-mêmes dans le temps.

Séduisante, la position de Bourque, de Beauchemin et de Thériault n’est pourtant pas convaincante à part entière. S’il est possible d’endosser leur propos, les suivre jusqu’au bout de leur argumentation paraît difficile. Commençons par préciser ce en quoi nous les appuyons.

Dire que l’idée du Québec moderne et sa vision édulcorée se sont élevées sur le rejet de l’héritage canadien-français, dont on a affirmé qu’il portait en lui le culte de la petitesse collective, la vénération des curés, l’amour de l’oppression et la tendance au repli sur soi, toutes manies dont on voulait expurger le Sujet québécois dans les années 1960, est vrai. Cette thèse a d’ailleurs été défendue par plusieurs auteurs[12]. Si certains ont applaudi à la rupture symbolique entre le Québec d’aujourd’hui et le Canada français d’hier, de manière à libérer le Québécois de toute servitude à l’égard du passé pour lui permettre de s’ouvrir à lui-même au présent et se construire en fonction d’un avenir rempli d’altérité, d’autres, dont je suis, ont plutôt cherché à comprendre comment s’était actualisée la référence canadienne-française dans le Québec contemporain. C’est d’ailleurs pour conceptualiser la nature compliquée, mais tout de même réelle, du rapport continu du Québécois francophone au Canadien français que j’ai forgé l’expression de Québécois d’héritage canadien-français, laquelle, malgré son libellé rébarbatif, a connu un certain bonheur parce que, à l’évidence, elle rappelait aux penseurs pressés que le passé était un peu comme le naturel, c’est-à-dire qu’il suffisait de le chasser pour qu’il revienne au galop !

Dans leur critique de l’opération de « liquidation du passé » qu’ils notifient, Bourque, Beauchemin et Thériault vont toutefois plus loin. Ils dénoncent l’idée voulant qu’il soit possible de faire fi, et ce, quelle que soit la noblesse des raisons évoquées, par exemple le souci de pertinence politique d’une thèse, de ce qui s’impose à la face du monde et veut continuer d’exister et de s’exprimer. Ainsi en est-il, selon les trois auteurs, de la persévérance, dans la société globale québécoise contemporaine, d’un Nous qui s’enracine profondément dans le temps et que l’on ne peut éclipser, dénaturer ou recomposer au gré des exigences du moment, comme l’a fait un Bouchard par exemple[13]. Ainsi en est-il également, pour Thériault tout au moins, de la persistance, chez les Franco-Québécois, d’un rapport de proximité, de solidarité et d’identité avec le Canada français – Canada français le plus souvent présenté comme étant extérieur au Nous alors même que, selon Thériault, il s’y loge et y appartient du point de vue de la mémoire et de l’histoire, sinon de la raison politique.

De nouveau, on ne peut désapprouver les sociologues dans leur réquisitoire. Il est en effet évident que le Québec d’aujourd’hui, malgré la diversité socio-démographique qui le caractérise et les transformations de toutes natures qu’il a subies, se situe dans une continuité par rapport à ce qu’il était hier. Qu’on l’accepte ou non, la société québécoise contemporaine reste habitée par une communauté d’histoire et de mémoire – un peuple si l’on veut – qui l’anime de sa volonté de faire nation et qui, compte tenu de sa masse critique, peut imposer à cette société un certain nombre de ses ambitions, sinon une bonne partie de son programme politique. Or, ce peuple enraciné dans une histoire et une mémoire, désireux de faire nation de surcroît, se définit comme un Nous qui, sans cesser de se renouveler au contact de l’Autre, entend continuer à s’épanouir dans la suite d’un parcours amorcé il y a des lustres. Il est donc inutile, comme le soulignent à grands traits ces collègues, de nier l’idée d’un Nous qui veut exister et durer au Québec. Beauchemin le rappelle avec insistance et pertinence dans son texte et ailleurs[14] : on ne peut congédier un passé – une identité – qui persiste et signe de manière aussi forte et assidue[15].

Pour autant, cela ne signifie pas que l’on saisisse bien ce Nous et que l’on perçoive correctement ses humeurs à défaut de bien décrire ses ardeurs. Or, interroger ce Nous dans ce qu’il affirme ou prétend être, comme nation en particulier, et ce, par la bouche de ses grands émissaires ou énonciateurs, semble poser problème aux collègues. Ils y voient une affaire de remise en cause ou de « délégitimation » de l’expérience nationale québécoise, voire un acte d’« antinationalisme » pur et simple[16], autre expression de ce qu’ils appellent l’« historicité de l’oubli ». C’est ici que nous nous séparons d’eux.

Mettre en question le Nous québécois, le révéler dans ses ambiguïtés et dissonances, dans ses ambivalences et paradoxes, pour le remettre lucidement en face de lui-même, n’a rien à voir avec la volonté d’occulter le fait que la référence nationale soit constitutive de la société québécoise. Pareille démarche ne signifie pas davantage que l’on veuille diminuer l’intention nationale qui traverse la société québécoise depuis fort longtemps, intention qui, dans son sillage, a produit sa « trace mémorielle » – pour parler comme Thériault. Interroger le Nous québécois, le sonder dans ses divergences et prendre acte de ce qu’il est au lieu de le présenter comme on voudrait qu’il soit, c’est tout simplement affirmer que la question nationale, bien qu’étant une variable importante de l’équation québécoise, ne la résume ni ne la résout à elle seule[17]. Or, c’est cette relativisation de la question nationale québécoise, comme récapitulatif du passé, indicatif du présent et prospectif du devenir de la société québécoise, que rend possible l’usage du concept de postnationalisme, lequel agace au plus haut point ces trois collègues.

À leur décharge, disons que ce concept n’est pas l’invention du siècle. C’est toutefois moins son libellé nominatif que le projet intellectuel qu’il recouvre qui est digne d’intérêt. L’idée de postnationalisme, qui sous-tend que le paradigme nationalitaire obscurcit et rétrécit davantage qu’il n’éclaire et enrichit notre compréhension de l’expérience historique québécoise, veut tout simplement rouvrir la question du Québec comme question d’abord scientifique alors même que la pensée dominante qui se penche sur cette société n’a de cesse de la poser comme question surtout politique. Entre Bourque, Beauchemin et Thériault, d’un côté, et le courant de la « nouvelle sensibilité historique » dont je suis, de l’autre[18], il pourrait y avoir comme le début d’une coupure épistémologique. C’est en quelque sorte l’idée voulant que la mémoire conditionne la méthode qui est inversée. Dans le paradigme ouvert par le concept de postnationalisme, la méthode féconde au contraire la mémoire, ce qui fait qu’il est possible de revisiter l’expérience historique québécoise en dehors des pistes tracées par le paradigme précédent qui, à force de se fossiliser dans des figures énonciatives et interprétatives connues, est littéralement devenu « paradogme ».

Cela dit, il est important de ne pas diminuer la pensée des trois collègues, qui est forte et stimulante. Lorsque Thériault écrit par exemple que « la mémoire québécoise n’est pas [nous écririons plutôt : ne devrait pas être] celle de l’oppression nationale héritière de la tradition de la survivance, mais celle du débat qui s’est amorcé, après 1840, entre les exigences de la nationalité [et de l’identité], d’une part, et les exigences de la démocratie et du libéralisme, d’autre part » (p. 27), nous le suivons. Idem pour Bourque quand il dit que la « véritable caractéristique de l’histoire et de la mémoire au Québec est le rapport problématique de la nation à la société » (p. 185) et qu’« il est loisible de concevoir la nation québécoise comme une collectivité qui n’a jamais constitué une seule et même communauté de citoyens au Québec » (p. 210). De même, lorsque Beauchemin affirme « que le pluralisme identitaire qui s’est affirmé au Québec pose d’une nouvelle façon la question de la mémoire et oblige le Québec à renouveler sa conscience historique » (p. 269), nous considérons qu’il voit juste[19].

Au-delà de ces intuitions porteuses, on sent toutefois chez ces trois collègues – et chez bien d’autres auteurs aussi[20] – de l’hésitation ou de la misère à dépasser une borne interprétative qui, pour eux, coïncide probablement avec une frontière épistémologique jugée indépassable[21]. S’il semble y avoir, chez les penseurs québécois, une prise de conscience des lacunes et limites du paradigme nationalitaire à saisir la question du Québec dans sa complexité constitutive, le pas suivant à franchir – sortir d’un système conceptuel pour en élaborer un nouveau, qui ouvrirait à un autre continent de compréhension – leur paraît difficile. Cela ne tient évidemment pas au talent des intéressés ou à la subtilité de leur pensée, mais plutôt à leur crainte de mettre en péril le Sujet historique québécois, Sujet qu’ils se sentent obligés de protéger contre les déviations, aliénations et autres déperditions éventuelles associées à sa fragilité réputée.

En marquant la fin de la crainte de l’Autre et le début de l’assomption du Soi, le courant de la nouvelle sensibilité historique pourrait ouvrir la voie à une réinterpétation de la condition québécoise dans le temps, sinon à la possibilité d’une mémoire différente du Nous. Peut-être y a-t-il là passage heureux pour une collectivité en voie d’actualisation.

Quelle mémoire d’avenir (pour le Québec) ?

Il ressort du livre une idée forte justement rappelée par Serge Cantin vers la fin du volume : dans les sociétés qui incorporent le changement à leur fonctionnement, comme c’est le cas pour le Québec, la mémoire est un défi permanent, au même titre que la tradition est l’objet d’une constante reviviscence. Ces termes : « défi » et « reviviscence », indiquent à quel point la mémoire échappe objectivement à toute prescription. Ils montrent aussi combien il est important de préserver cette mémoire de toute promulgation, résolution ou réglementation visant à la maintenir dans le carcan des évidences historiques et la tyrannie du « Souviens-toi » (Létourneau, 2007). S’il y a un enseignement à tirer de l’ouvrage, c’est celui de substituer la préoccupation du travail de mémoire à l’injonction du devoir de mémoire. Dans leurs textes respectifs, il me semble que Patrick Cingolani et Claudia Hilb plaident exactement pour un tel déplacement de la relation des contemporains avec le passé.

Cette idée d’un travail de mémoire est assurément capitale au moment où la société québécoise, pour prendre cet exemple, revient de nouveau sur son expérience historique en vue de la réinvestir d’un sens qui ouvre à l’avenir. Mais précisément, quel est le sens de l’aventure québécoise dans le temps ? Quel passé, quelle mémoire a-t-on en tête lorsqu’il s’agit de donner un contenu historique à l’identité québécoise ? Comment configurer un récit d’histoire qui ne mente pas sur ce que fut le passé, mais qui soit assez ouvert pour permettre aux contemporains, y compris les Néo-Québécois, de se sentir en lien avec une expérience historique pour, sur cette base, développer des « raisons communes » ?

On ne trouvera pas dans l’ouvrage de réponse claire, précise ou définitive à ces questions. Parvenir à une telle réponse aurait d’ailleurs été surprenant, sinon suspect, vu la complexité du problème. Ce qui est réjouissant, pour ne pas dire salutaire, au sein de la société québécoise, c’est que la mémoire, comme l’histoire, sont actuellement (re)devenus chantiers. Or, à sa manière, l’ouvrage participe à la réouverture de questions qui se donnaient comme réglées. Il en est ainsi de l’importance de la religion et du religieux dans l’expérience québécoise. Toute une section de l’ouvrage est consacrée à ce sujet. Dans leurs textes respectifs, Gilles Labelle, É.-Martin Meunier et Louis Rousseau montrent bien à quel point, désormais et pour le dire comme Rousseau, « le temps religieux des Québécois accède à la mémoire publique autrement qu’à titre d’agent principal de la mémoire honteuse et bouc émissaire de notre aliénation individuelle et collective » (p. 325 et 329).

Évidemment, on aurait aimé que les collaborateurs à l’ouvrage abordent d’autres volets de la mémoire en chantier des Québécois : par exemple, celui du rapport à la guerre et au conflit – approché de manière indirecte et limitée par Jean-Philippe Warren[22] ; ou celui du rapport à l’altérité, notamment à l’Anglais – pratiquement laissé en friche par les auteurs ; ou celui du rapport à l’Autochtone – simplement ignoré par tous. Certes, il faut admettre que ce n’était pas le projet du livre de couvrir l’ensemble des facettes du travail de mémoire en cours au sein de la société québécoise ; en fait, ce n’était même pas l’ambition des directeurs de la publication de s’en tenir au cas du Québec. Mais il se pourrait aussi que, dans leur choix éditorial, ces derniers aient privilégié l’optique du devoir de mémoire à tout autre mode de relation espérée des contemporains – y compris les Québécois – avec le(ur) passé. Le cas échéant, il s’agirait d’un choix critiquable.

Chose certaine, il ne semble pas que le « moment mémoire » qui caractérise à l’heure actuelle la société québécoise traduise en son sein une impasse collective. On devrait plutôt parler de passages mémoriels pour qualifier le grand remue-ménage référentiel qui marque maintenant le Québec, passages qui, pour certains, se révèlent douloureux, voire dangereux, alors que, pour d’autres, ils témoignent d’heureux développements. Ce titre : « Passages mémoriels », aurait d’ailleurs servi adéquatement l’entreprise du livre. Car s’il y a un pronostic qui ne risque pas d’être démenti prochainement, c’est que la mémoire a de l’avenir.