Corps de l’article

Introduction

Les lignes qui suivent se veulent une réflexion axée sur la recherche de sens en liens directs avec mon rôle professionnel comme intervenante dans une société cherchant à redéfinir son projet collectif pour le bien commun de l’ensemble de ses citoyennes et de ses citoyens.

À partir d’expériences personnelles et professionnelles, je tenterai d’illustrer mon parcours comme individu membre d’une collectivité en reconstruction. Le choix de partir de mon expérience de vie comme postulat de base à cet article s’explique par le fait que je suis professionnellement le reflet de ce que je suis personnellement : mes valeurs, mes croyances, ma vision du monde sont les fondements de mes actions professionnelles.

J’espère qu’à la lecture des lignes qui suivent vous pourrez faire un parallèle avec ce que nous vivons collectivement depuis les vingt dernières années, car je crois, bien humblement, que mes questionnements personnels et professionnels sont le reflet de notre société actuelle. Je souhaite que vous aussi décidiez d’apporter votre contribution dans cette redéfinition de nos valeurs collectives.

Un peu de mon histoire… et de notre histoire

La première question/réflexion qu’a suscitée chez moi la préparation de cet article, a été depuis quand et comment la nécessité de me sentir engagée socialement m’est devenue aussi vitale que de respirer?

Dès mes premières années à l’école primaire, les injustices sociales et toutes les formes d’exclusion me heurtaient profondément : pauvreté économique, différences raciales ou de religion, opinions différentes, etc. Je ne comprenais pas qu’on puisse infliger des regards empreints de mépris à des gens, des enfants souvent démunis face à de telles attitudes de rejet. La souffrance des autres m’a toujours touchée et le mépris, choquée, mise en colère! Je n’acceptais et n’accepte toujours pas, qu’on puisse juger sans connaître l’autre, sans l’écouter et sans accueillir sa différence. Afin de sortir de cette impuissance et cette colère, je me suis engagée activement dans différentes formes de bénévolat : conseil de classe, brigadière scolaire, journal scolaire, etc., là où je pouvais dénoncer toute forme d’injustice sociale. Cette implication s’est poursuivie tout au long de ma vie professionnelle.

Cette sensibilité et cette colère face aux injustices m’ont amenée à compléter une formation collégiale en travail social axée sur le changement social. Nous sommes ici à la fin des années soixante-dix, dans un contexte social où sont mises de l’avant les valeurs d’équité sociale, de justice sociale et d’égalité de droit. Le programme visait à former des animatrices et des animateurs sociaux pour accompagner les citoyennes et les citoyens dans la revendication de leurs droits sociopolitiques et économiques par la transformation sociale en favorisant une répartition plus équitable des richesses individuelles. Quelle formation! Enfin, on me donnait des outils pouvant susciter des changements sociaux profonds favorisant une société plus juste, plus équitable, donc plus inclusive.

Premier emploi, premier choc professionnel! J’ai vingt ans, j’ai confiance que mes habiletés professionnelles contribueront à la création d’une société plus juste, plus équitable pour toutes et tous! Forte de cet idéal, je me retrouve devant un « case load » de jeunes, dont plusieurs ont près de mon âge, placés en famille d’accueil, au sein d’une organisation de travail prônant le contrôle social et non le changement social. Trois ans à essayer d’influencer mon organisation, à claquer les portes des réunions où nous discutions « de cas », où nous affirmions nos expertises « socialisantes » sinon « culpabilisantes » pour les familles, où nous posions un regard élitiste sur des situations sociales souvent fort difficiles, empreintes de souffrance et d’impuissance. Et le cycle de mes questions recommence : Pourquoi des enfants, des parents, des familles se retrouvent dans de telles situations? Comment en sont-ils arrivés là? Comment réussissent-ils à vivre dans de telles conditions?, etc. Quel est mon rôle auprès de ces personnes? Quel rôle ai-je envie de jouer? Rapidement je frappe des murs. De l’intervention individuelle, je passe à l’intervention de groupe pour réaliser que rien ne change. La pauvreté économique, la violence, la souffrance, le rejet, etc. demeurent présents, peu importe les méthodes d’intervention utilisées! Et recommencent les questionnements : Pourquoi? Comment?

Je nage à contre-courant avec les valeurs de mon organisation. On reconnaît mes actions professionnelles, on reconnaît mes questionnements, mais rien ne change. Le cycle des interventions se poursuit et j’observe les mêmes phénomènes reliés à l’exclusion sociale. Heureusement, l’annonce de ma première grossesse me permet un temps d’arrêt, de réflexion, qui m’amène à me positionner face à mon orientation professionnelle : je quitte mon poste après mon congé de maternité. Je veux oeuvrer dans une organisation de travail qui prône des valeurs de justice sociale par le changement social!

Au cours des années qui suivent, je m’impliquerai comme citoyenne au sein d’organisations communautaires oeuvrant dans différents champs : conditions de la femme, monde de l’itinérance, de la toxicomanie, etc. Comme bénévole, je me sentirai respectée dans mes valeurs et mes façons de faire qui favorisent un rapport égalitaire et solidaire dans la lutte à l’exclusion. C’est au cours de ces années d’implication citoyenne que prendront racine mes pratiques futures : je passerai du moi au nous, d’une vision charitable à celle du don contre don (engagement social), du sens de la collectivité, du faire pour au faire avec et ensemble.

Cependant, la question du pourquoi tant d’injustices, d’inégalités, d’exclusion dans une société riche qui se dit inclusive, demeure au premier plan. Vers la fin de mes trente ans, je termine ma maîtrise en service social et j’ai enfin certaines réponses à toutes ces questions. Nous vivons dans une société inclusive, mais pour une catégorie de population que je résume souvent dans mes cours par cette boutade : homme blanc, scolarisé, âgé entre 20 et 40 ans, en bonne santé mentale et physique, hétérosexuel et à l’aise financièrement. Cette image illustre selon moi, les nombreuses exclusions de notre société.

Je sors aussi de la logique que seules les personnes vivant la pauvreté économique vivent de l’exclusion. Ma rencontre avec le VIH/SIDA aura marqué ce virage en ce sens que j’accompagnerai des individus aux prises avec le rejet, non en raison de leur situation économique, mais en lien avec leur orientation sexuelle et leur mode de vie.

Ma paire de lunettes pour analyser les phénomènes sociaux se modifie. Elle reprend les teintes de ma formation collégiale et identifie des facteurs structurants comme la cause première des exclusions vécues par les individus dont je croise la route professionnellement. Je sors du moule qui cible la responsabilité individuelle comme cause des exclusions sociales. L’engagement social devient pour moi une manière d’être, de penser, d’agir qui influence mon parcours de vie tant personnel que professionnel. Tout au cours des années suivantes, mes actions et interventions iront en ce sens : dénoncer les inégalités sociales et travailler à les contrer selon une perspective structurelle, basée sur l’empowerment individuel et collectif.

Et aujourd’hui….

Au cours des cinq dernières années, j’ai de nouveau frappé le même mur et les mêmes questionnements reviennent : Pourquoi? Comment? J’ai l’impression de me retrouver vingt ans en arrière lors de mes premières batailles. J’ai l’impression de tout devoir recommencer : les luttes pour l’équité, la justice sociale, etc. J’assiste à une montée fulgurante du néolibéralisme où le système économique prend toute la place en prônant de nouveau des valeurs favorisant une logique de gestion dans l’ensemble des systèmes tant privé que public. L’entrée massive d’outils de gestion au sein de nos organisations publiques et communautaires me laisse craindre un éloignement du sens réel de nos actions : l’exercice de la citoyenneté. Ces outils sont présentés comme une fin en soi et non comme des outils pouvant appuyer une philosophie mettant de l’avant des valeurs de justice et d’équité pour toutes et tous! Même l’appareil gouvernemental et politique met de l’avant un modèle organisationnel basé sur la gestion : gestion du déficit, gestion des ressources humaines et matérielles, gestion des différents environnements, etc. Comme le dit si bien Vincent de Gaulejac dans son livre La société malade de la gestion : idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social : « À partir du moment où les hommes politiques choisissent de gérer plutôt que de gouverner, défendant des valeurs de l’entreprise plutôt que celles de l’État, appelant à la mobilisation des individus plutôt qu’à la défense des services publics, ils se mettent dans un piège. Ils produisent sans s’en rendre compte la décrédibilisation de leur fonction. » (De Gaujelac 2005 : 225). L’État n’est plus au service de l’ensemble de la population, mais au service d’une minorité et perd donc ainsi le sens du bien commun. Collectivement, ce virage est fort discutable et remet en perspective le rôle fondamental du monde politique. Jusqu’où les tentacules du monde managérial pourront-elles contaminer une société profondément en mutation à la recherche d’un projet collectif dans un monde valorisant l’actualisation du MOI au détriment du NOUS? Une société mettant l’accent sur les droits individuels plutôt que sur les obligations mutuelles? Où les repères symboliques sont flous et noyés dans un discours de rentabilité, de déficit zéro, d’atteintes de résultats quantitatifs, etc.?

Au Québec, nous assistons actuellement à une refonte en profondeur de nos institutions dans le domaine de la santé physique et sociale. Sans entrer en profondeur dans les intentions fort louables de la Loi 25 (Loi sur les agences de développement de réseaux locaux de services de santé et de services sociaux), ses impacts sur le plan de la réorganisation des services me laissent fort songeuse. Les discours entourant sa mise en place ressemblent drôlement à un discours gestionnaire de haut niveau : les employés sont vus comme des ressources humaines, on multiplie des protocoles d’intervention et les politiques administratives afin de favoriser la gestion des risques potentiels, on tient peu compte des inquiétudes des membres du personnel face à l’implantation des réseaux intégrés de service, etc. On sent une démobilisation chez les intervenantes et les intervenants face à un discours favorisant une approche clientèle relevant davantage d’une logique marchande que celle que l’on retrouve dans la société du don contre don. Comme le souligne Lucie Biron dans un article paru dans la Revue québécoise de psychologie en 2006, les intervenantes et intervenants sont définis dans la reconfiguration du réseau comme des techniciennes et des techniciens de la résolution de problème! Toujours selon la même auteure, le modèle néolibéraliste privilégie comme mode de gestion, le productivisme optimal caractérisé par un surcontrôle de la qualité de la production, une flexibilité et une polyvalence dans les façons de faire de la part des travailleuses et des travailleurs en plus de favoriser l’excellence dans toutes les sphères du travail. Tant au sein des établissements qu’au sein de plusieurs organismes communautaires, on remarque un accroissement de la charge de travail des intervenantes et des intervenants qui passent d’un rôle d’accompagnement social à un rôle de courtière et de courtier, de référence vers les ressources. Pour les organismes communautaires, la mission première est reléguée au second plan, loin derrière la dispensation de services qui devient l’essence même des actions des groupes. Ces changements, tant dans la culture organisationnelle que dans les façons de faire, sont imposés par une élite gestionnaire. Les professionnelles et les professionnels se retrouvent aux prises avec des changements profonds au regard de la finalité de leurs interventions/actions ce qui les amène à se questionner sur le sens de leur travail.

Pour plusieurs d’entre eux, la perte du sens initial donné à leur travail devient une source de frustration très démobilisante et souvent source d’épuisement professionnel. Les intervenantes et les intervenants sont confrontés à une crise de leur identité professionnelle les amenant à devenir des techniciennes et des techniciens de résolution de problèmes. Cette nouvelle identité remet profondément en question leurs motivations professionnelles. Les valeurs collectives s’opposent avec celles mises de l’avant par la philosophie de gestion : bonheur individuel et société de droits. On assiste au développement d’un sentiment de solitude professionnelle. Cette solitude s’accompagne d’une grande souffrance et d’un sentiment d’incompétence et d’impuissance face aux réalités vécues par les individus en quête de soutien professionnel dans la recherche de sens dans leur propre vie. Quel miroir pour celles et ceux dont le rôle est de soutenir ces personnes alors qu’ils sont aux prises avec le même défi : quel sens donner à leurs interventions!

Que faire… quelques pistes à explorer

Devant ce sentiment de déjà vu, de déjà vécu, deux alternatives s’offrent à moi : laisser la place aux autres dans la définition de nos pratiques ou m’impliquer différemment dans ce renouveau, cette redéfinition du domaine de l’intervention dans un contexte sociopolitique et économique en reconstruction.

J’ai choisi, après mûres réflexions et hésitations, de poursuivre la lutte et de m’associer à d’autres pour mieux définir l’environnement qui se dessine autour de moi afin de mieux l’influencer à travers différentes actions. J’aime mieux tenir le crayon que me retrouver devant un dessin dans lequel je ne me reconnaîtrai pas.

Pour ce, j’ai besoin de m’asseoir avec d’autres pour mieux réfléchir au sujet des différentes transformations sociétales qui se dessinent actuellement. Ce changement de paradigme est amorcé depuis plusieurs années et je souhaite en faire partie, en décrire les contours sous forme de réflexion collective avec des confrères et des consoeurs de différents horizons tant expérientiels que professionnels.

Sur le plan des pratiques, j’ouvre mes yeux et mes oreilles à des pratiques alternatives, différentes de celles que je connais, qui m’amèneront vers des univers inconnus ou souvent inexplorés. Pour ce, le partage avec la nouvelle génération des travailleuses et des travailleurs s’avère une avenue fort intéressante. Leur esprit d’innovation, leur rapport au travail et leur créativité sont des pistes à ne pas négliger et qui donneront un second souffle à mes pratiques.

À ces avenues, s’ajoute celle de la sphère politique, à savoir, exercer mon pouvoir d’influence à différents domaines : l’enseignement (transfert de la praxis sociale), l’écriture (articles dans les journaux et revues spécialisées), les instances décisionnelles (partis politiques tant municipal, provincial ou fédéral, conseils d’administration, postes de direction, etc.), la mobilisation (manifestations, associations, etc.) et la prise de parole à tous les niveaux et à travers l’ensemble des médias disponibles.

Enfin, le rêve est une route à prendre collectivement afin de reconstruire ou construire une société où reprendra sa juste place, un projet collectif réunissant les valeurs de justice sociale, de solidarité et d’inclusion sociale au service du bien commun.

C’est mon engagement. Et vous, que décidez-vous? Demeurer au niveau du discours ou bien passer à l’action pour ainsi revenir à des valeurs humaines d’engagement social et de don contre don?

Pourquoi ne pas poursuivre ensemble cette réflexion et ainsi faire avancer le discours par des actions communes? J’aimerais beaucoup entendre vos commentaires par rapport à mes propos et ainsi passer de la parole à l’action. Je vous attends.