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Ce qui est essentiel, c’est que des individus soient réunis, que des sentiments communs soient ressentis et qu’ils s’expriment en actes communs. Tout nous ramène donc à la même idée ; c’est que les rites sont avant tout les moyens par lesquels le groupe social se réaffirme périodiquement (Émile Durkheim 1912 : 553).

C’est donc pendant les états de transition que réside le danger pour la simple raison que toute transition est entre un état et un autre et est indéfinissable. Tout individu qui passe de l’un à l’autre est en danger et le danger émane de sa personne. Le rite exorcise le danger…

Mary Douglas 1971 : 113

Le XIXe siècle a transformé Noël en une célébration de la famille bourgeoise. Il a du même coup installé l’enfant au centre du nouveau rite profane. Les enfants et les adolescents qui animaient les fameuses tournées de quête ont progressivement fait place aux héritiers d’une bourgeoisie en plein essor, qui attendent désormais leur cadeau de Noël comme un dû. En un siècle et demi, la fête collective a non seulement été privatisée, mais la famille, en « confisquant » ses propres enfants, a contracté envers eux une dette infinie.

Tournées et quêtes enfantines, un défi adressé aux adultes

Jusqu’à la seconde guerre mondiale, au coeur de la saison la plus sombre de l’année, les enfants et les adolescents sortent dans les rues des villages et des villes ou partent sur les chemins de campagne pour chanter des « Noëls »(ang. Christmas Carols) ou dire des comptines. En échange ils reçoivent des sucreries, des pommes, des noisettes, ou encore de petites pièces de monnaie. Ces dons sont considérés comme un gage de bonheur, de paix et de prospérité. En revanche, celui qui refuse de se plier à la coutume est voué aux gémonies et met parfois son avenir en péril.

Incantations et malédictions enfantines sont ainsi distillées au gré de la générosité ou de l’avarice des adultes. Tel est le cas par exemple à Vitré, en Bretagne, où le célèbre folkloriste Arnold van Gennep rapporte que les enfants injurient ceux qui ne leur versent aucune obole. Il existe à cette époque des quêtes organisées par les gens d’Église, celles des enfants de choeur et parfois celles des mendiants. De la Bretagne à la Provence, van Gennep a minutieusement recensé un grand nombre de ces « tournées » qui sont, écrit-il, la « dramatisation d’un changement de période calendaire »(van Gennep 1987). Ces quêtes ont longtemps coexisté aux côtés de la célébration religieuse, puisque la plupart de ces rites calendaires ont été « christianisés », notamment dans le « cycle des douze jours ».

Les enfants et les adolescents sont donc partout présents au cours de cette période, qui va de l’Avent aux Rois. Au Moyen Âge, ils forment déjà ces bandes de guisarts (les déguisés) dont on retrouve les traces jusqu’au début du XXe siècle, et parfois même plus tardivement.

Les descriptions données par Arnold van Gennep permettent de se représenter assez précisément l’ambiance qui régnait ces jours-là, dans les rues des villages et des bourgs et, au-delà des variantes régionales, nous autorisent également à constater que la structure symbolique de cette « séquence cérémonielle » est bien la même.

Ce fut là le grand apport de ce folkloriste parfois injustement critiqué « de ne pas isoler les séquences des cérémonies étudiées dans le désordre des coutumes », mais précisément de « passer au crible de l’analyse toutes les séquences d’un même cérémoniel »(Segalen 1998 : 39-40).

Je mentionnerai quelques exemples régionaux, tels qu’ils sont rapportés par van Gennep, qui illustrent bien cette permanence.

Dans la région rennaise, la veille de Noël ce sont les petits garçons qui vont par les rues des villages et des bourgs portant une chandelle allumée entourée de papier huilé pour empêcher le vent de l’éteindre…

Figure 1

Tim Cratchit sur l’épaule de son père.

Tim Cratchit sur l’épaule de son père.
Illustration de Hazel Frazee pour Un conte de Noël de Charles Dickens.

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Figure 2

Les « sans famille » un soir de Noël à Londres.

Les « sans famille » un soir de Noël à Londres.
Gravure d’A.E. Mulready pour l’Illustrated London News, 25 décembre 1885.

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Ils s’arrêtaient devant les portes en nasillant : « Chantons Noël, ma bonne dame, pour une pomme, pour une poire, pour un petit coup de cidre à boire ». On leur donnait des fruits et des sous. À Rennes même, tous les enfants quêtaient en portant des chandelles multicolores, en échange de quoi les commerçants leur donnaient des pralines et des pastilles de menthe (van Gennep 1987 : 2910).

À Montauban de Bretagne, les enfants pauvres allaient, comme dans beaucoup de localités bretonnes, se présenter à la porte des personnes aisées en criant : « au guyane, au guy l’an neuf ». Ici écrit van Gennep : « ils sont armés d’une longue broche en bois dans laquelle ils enfilent des morceaux de lard ou de vache salée dont on leur fait l’aumône ». La coutume a persisté jusqu’au XXe siècle dans les cantons de Montauban, Fougères et Janzé. La veille de Noël, les garçons (et non pas seulement les pauvres) se réunissaient et recevaient, selon les maisons, de la galette, un morceau de pain, des noix ou des pommes, très rarement du beurre sur la galette, malgré les menaces.

« Pour une pomme, pour une poire pour un p’tit coup à boire chez la mère Giboire

Qui vend des haunes de toile sur l’champ d’foire ».

En Bretagne , c’est un cri de joie en l’honneur de la mère et du père et les enfants de la maison :

« Que les garçons respirent la santé ! Que vos filles sentent la lavande !

Année de scarabées, années de rosée, année d’avoine et de froment pour vous,

Dans votre courtil du chanvre viendra le mois de mai,

En mai, la fleur, en juin, le grain et en juillet, la galette blanche ».

van Gennep 1987 : 2900

La menace comme l’incantation ont donc pour objets principaux : la récolte, l’amour, la santé, la descendance, c’est-à-dire ce qui permet à toute société de se reproduire et de perdurer. Elles sont, on l’a noté, proférées par les enfants, les jeunes et les indigents, c’est-à-dire ceux qui sont en marge de la société productive : ceux, fait remarquer Claude Lévi-Strauss, « qui sont d’une certaine façon incomplètement incorporés au groupe, ceux encore, qui participent de cette altérité qui est la marque même de ce suprême dualisme : celui des morts et des vivants » (Lévi-Strauss 1952 : 1582).

Le solstice d’hiver qui correspond à une transition astronomique, toujours effrayante pour les hommes, fait ainsi resurgir des peurs archaïques, liées à la crainte de ne pas voir le soleil renaître. Cette transition ouvre alors une période dangereuse où les morts hantent les vivants, où les revenants, fantômes et sorcières les assaillent et les inquiètent.

Dans ce contexte particulier, les bandes de quêteurs peuvent être considérées comme les passeurs de la vieille année à la nouvelle, du monde des morts à celui des vivants. Le folklore témoigne de cette symbolique lorsque celui qui ne donne rien est parfois menacé explicitement de mort (van Gennep 1987 : 2904). « Que la vieille tombe de la cheminée et se casse le cou » dit-on par exemple dans la région de Guingamp en Bretagne.

Ces quêtes ont disparu, mais certains se souviennent. Ainsi, Pierre, né en 1924, originaire du Cantal, au sud du Massif central, sillonnait encore avant-guerre le village avec ses camarades et le bedeau de la paroisse.

Ça durait une dizaine de jours et c’était effectué par les enfants de choeur. Le clerc décrétait ceux qui viendraient avec lui. Moi je tenais à y aller, parce que ça m’intéressait de ramasser quelques sous. On carillonnait tous les soirs. On montait au clocher, on commençait à carillonner là-haut. Il gelait et chacun sonnait sa cloche. On carillonnait et ça pendant dix jours. On était cinq enfants et le clerc avait les mains dans ses poches. « On passe pour le carillon » était la formule. Le clerc demandait pour nous, un petit biscuit, un peu de café, mais nous on préférait l’argent. D’ailleurs la grosse majorité nous donnait des sous. Moi je me souviens avoir touché cinq ou six sous.

Ces tournées de quêtes survivent, aujourd’hui en France, sous leur forme corporative : pompiers, facteurs, éboueurs échangent encore un calendrier contre une petite somme d’argent laissée à l’appréciation de chacun.

Figure 3

La petite fille aux allumettes.

La petite fille aux allumettes.
Illustration d’Arthur Rackham pour le conte de Hans Andersen, collection Rackham.

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Depuis une dizaine d’années, l’arrivée d’Halloween a fait renaître des quêtes enfantines, mais dont le lien n’est pas établi explicitement par le public avec ces tournées régionales d’avant-guerre.

La littérature du XIXe siècle et les contes de Noël, tout comme l’iconographie, ont amplement repris ce motif de la tournée de quête, auquel se substituera progressivement celui de l’enfance pauvre et errante, qui perdra au même moment ce pouvoir de « défier » l’adulte. La rue n’est plus alors seulement le théâtre des tournées et chansons, mais celui de la mendicité. Orphelins et abandonnés, ils subissent à Noël le sort le plus funeste, car désormais cette fête de l’enfant dans sa famille les exclut et jette la lumière la plus crue sur leur misère et leur solitude. Ces enfants pauvres sont des héros emblématiques, mais condamnés. La petite marchande d’allumettes (Hans Christian Andersen 1820) ne souhaite plus rien à personne en échange d’une obole, car c’est elle qui meurt la nuit de Noël.

Mais le temps de Noël devient aussi le prétexte à exercer une charité bien ordonnée, incarnée par « l’esprit de Noël ». Charles Dickens en fut le chantre. Son fameux Conte de Noël (Christmas Carol), publié à Londres en 1843, définit cet « esprit » comme un mélange de compassion et de partage, où « la force mobilisatrice de la sympathie » est supérieure à l’esprit de révolte. L’esprit de Noël est aussi une glorification de la famille et de la privacy (l’intimité) qui se construit à la même époque en Angleterre.

Aujourd’hui, l’enfant est toujours au centre, sinon le centre de la fête, et la place qui lui était réservée n’a cessé de croître, tout en évoluant. La ritualisation de cette période est toujours très intense, mais beaucoup de symboles religieux ont investi l’espace privé (crèche, étoile, couronnes de l’avent), tandis que l’espace public est devenu, dès le milieu du XIXe siècle, la scène d’une nouvelle économie festive, axée sur la dépense et la consommation.

Préparatifs et place de l’enfant

La décoration des lieux publics est l’élément décisif de l’ouverture des festivités. Les derniers jours de novembre, la pose de guirlandes au-dessus des avenues en est le premier signe annonciateur. Mais l’évènement inaugural reste le « dévoilement » des vitrines des grands magasins. Ce « lancement » du temps de Noël (Christmas season) est vécu comme un lever de rideau par les enfants, et provoque immédiatement un déplacement familial pour aller admirer les décors animés, construits dans le plus grand secret par chaque grand magasin. Dans les années 1950, des photographes, en particulier Willy Ronis et Robert Doisneau (Picouly 1996), ont fixé pour la première fois ces regards d’enfants, émerveillés par la vue des jouets en vitrines.

Cette mise en scène, essentiellement urbaine, est aussi accompagnée par l’arrivée massive chez les fleuristes, des sapins et épicéas de variétés différentes. Enneigé, rempoté, parfois même teinté de couleurs étonnantes, le sapin est une « clef symbolique » (Haines 1988 : 75-88). À partir du moment où le sapin est dressé dans le salon ou la salle à manger, il ouvre un temps et délimite un espace, en attente de cérémonie. Il marque ainsi le caractère exceptionnel de l’évènement. Attesté dès le XVIe siècle, en Alsace, le sapin s’est progressivement substitué à la bûche de Noël. Souvent allumée à l’aide d’un tison tenu à la fois par le petit-fils et son aïeul, cette dernière permettait d’actualiser le lien générationnel nécessaire à la bonne marche des opérations. Aspergée d’eau bénite et de vin ou d’huile selon les régions, la bûche devait se consumer très lentement. On pensait alors que ses cendres possédaient des vertus magiques ; elles étaient en effet réputées fertiliser les champs, éloigner la foudre, écarter la vermine et faciliter les vêlages.

Le sapin est lui aussi décoré en famille. Il est d’ailleurs essentiellement présent là où il y a des enfants. Il sera, comme le reste de la maison, l’objet et le prétexte de rituels secondaires. Ainsi l’accrochage des décorations aux branches se fait-il chaque année avec les mêmes personnes. Souvent, le père fixe l’étoile à la cime et le plus jeune dispose ses décorations sur les branches les plus basses. Chaque famille invente néanmoins son propre rituel. Cette mère achète chaque année un ou deux objets nouveaux. Celle-ci les confectionne et cette autre renouvelle complètement sa décoration. C’est aux mères, en effet, que revient le plus souvent la responsabilité de ces choix esthétiques. Les pères sont davantage occupés par le transport de l’arbre et sa fixation, qui demande un minimum de bricolage. Dans certaines familles, la confection de la crèche est aussi une entreprise collective : crèche en kit, crèche en carton, à découper, à peindre, crèche achetée au cours d’un voyage, crèche enfin fabriquée entièrement par le grand-père et dont on ressort chaque année le « chef d’oeuvre », elles voisineront parfois sans interdit apparent avec le sapin. Ce qu’il faut retenir, dans ces petits rites familiaux, c’est leur similitude mais aussi leur spécificité. Chaque famille invente, s’approprie et en même temps se soumet à une règle collective invisible. Et si celle-ci s’impose à chacun de nous dans une simultanéité remarquable, il faut souligner néanmoins que tout se passe « chacun chez soi ».

Les enfants participent à ces séquences, bricolant avec beaucoup d’ardeur pour préparer l’espace où se déroulera le rituel le plus important de la soirée : la distribution des cadeaux.

Principal élément décoratif et symbolique, le sapin est néanmoins précédé par la couronne de l’Avent, coutume allemande, datant du milieu du XIXe siècle, que les Français ont découvert il y a une vingtaine d’années et qu’ils placent d’ailleurs plus rarement à l’extérieur de leur porte d’entrée qu’à l’intérieur. Le calendrier de l’Avent, qui est d’origine germanique plus récente (début du XXe siècle), connaît, de nos jours, une grande variété de supports (tissu, carton, fenêtres à ouvrir une à une chaque jour, sujets divers enfermés dans des pochettes de tissu ou de feutrine). Ce temps, celui de l’attente enfantine, doit être, en effet, décompté chaque jour. Certaines familles ont institué des traditions spécifiques, empruntant à différents registres religieux et folkloriques. Dans les familles catholiques, celui « du mouton » est souvent évoqué. Il s’agit pour chaque enfant d’approcher de la crèche « son » mouton, qui suit le berger jusqu’au soir du 24 décembre. Mais cette avancée est soumise à la règle de la bonne conduite, et lorsque l’enfant ne la respecte pas, le mouton fait du sur place.

Apparition du cadeau, disparition du donneur

La distribution des cadeaux aux jeunes enfants est précédée par la construction d’un véritable « secret de famille ». Cacher le cadeau, le dérober à la vue des enfants par tous les moyens les jours qui précèdent son apparition au pied de l’arbre, mobilise une certaine énergie familiale et donne lieu à de nombreuses stratégies, ruses et récits.

Entre le moment où l’enfant repère dans un magasin, sur un catalogue, ou enfin lors d’un message publicitaire télévisé le jouet de ses rêves, et celui où il le découvre embusqué sous le « papier-cadeau », se déroule une parenthèse extrêmement scénarisée, dévolue à l’effacement des traces. D’abord, celles de l’achat, de l’emballage et de l’endroit où il sera caché jusqu’au jour J, puis celles du donneur véritable, ce qui oblige a contrario à donner une grande visibilité aux traces laissées par ce donneur mythique : le Père Noël.

Pour garder le secret et créer le mystère, les mises en scènes sont souvent sophistiquées. D’un point de vue anthropologique, c’est le parallélisme que l’on peut établir avec le secret de l’initiation qui retiendra l’attention. Toute une série de ruses deviennent nécessaires pour maintenir l’enfant dans l’ignorance de la véritable identité du donateur, c’est-à-dire dans la croyance en un personnage imaginaire.

L’an passé, déclare ce jeune couple parisien, on avait perdu des bouts de barbe en coton du Père Noël dans l’appartement pour que nos deux enfants y croient vraiment. Ma grand-mère nous a dit que la tradition était de laisser une carotte et une tasse de lait chaud. On déploie des trésors d’imagination.

Dans certaines familles, un costume de père Noël a été acheté ou parfois confectionné. Il arrive que le frère aîné le porte, se mettant ainsi en position de « tuteur » par rapport aux frères et soeurs plus jeunes qui sont, eux, les initiés. Le Père Noël doit rester invisible lorsqu’il distribue les cadeaux, et seulement à ce moment. C’est pourquoi la plupart des enfants ne s’étonnent guère de voir des dizaines de pères Noël arpenter les avenues bordant les grands magasins car ceux-ci ne sont, de leur point de vue, que les représentants sur terre du « vrai » Père Noël, lequel ne se laisse jamais démasquer.

C’est ici la grande différence avec saint Nicolas et son sombre acolyte, le père fouettard, qui entraient ensemble dans les maisons pour récompenser et punir à la fois. Le Père Noël, lui, est invisible mais ne punit pas. Il est contemporain de l’histoire de la famille bourgeoise et du nouveau statut de l’enfant, dont la fête de Noël apparaît comme l’allégorie, à la fois lieu privilégié de leur célébration et temps de leur réassurance.

Ce qui apparaît finalement comme un « secret de famille » est la condition de son renouvellement symbolique, celui par lequel elle assure sa « rénovation » morale à travers la reconnaissance de ses liens.

Chaque famille prend ainsi « la forme de la Sainte Famille avec Noël comme mythe fondateur » (Berking 1999 : 16). Peut-être tient-on là la raison de cette dépense considérable qui accompagne cette célébration ?

Pour beaucoup de parents, la « vraie magie » de cette fête réside d’ailleurs dans ce don total qui sature le désir de l’enfant. Pour ce dernier, le Père Noël est une figure qui ne l’accable pas mais, au contraire, le récompense sans condition. Ces cadeaux « tombés du ciel » permettent en effet d’échapper au cycle infernal de la dette et du don. Pour que cette distribution magique ne soit en aucun cas troublée, les parents sont prêts à dépenser beaucoup d’argent et d’énergie.

Les B. ont dû, par exemple, « faire tout Paris » pour acheter la fameuse épée power rangers que leur fils avait commandée, victimes de la promotion publicitaire (1996) qui avait eu raison des plus prévoyants. Le compte à rebours étant déjà bien avancé, ils eurent l’idée de téléphoner en province à des amis qui trouvèrent enfin le jouet tant convoité.

Cette application familiale à satisfaire « tous » les voeux des enfants doit nous interroger, écrit Claude Lévi-Strauss,

sur le soin tendre que nous prenons du Père Noël, sur les précautions et les sacrifices que nous consentons pour maintenir son prestige intact auprès des enfants…, cette croyance où nous gardons nos enfants que leurs jouets viennent de l’au-delà, apporte un alibi au secret mouvement qui nous incite, en fait, à les offrir à l’au-delà, sous prétexte de les donner aux enfants. Par ce moyen, les cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle consiste d’abord à ne pas mourir.

1952 : 1589

Cette chute nostalgique est celle d’un article qui prit comme point de départ un fait divers, concernant un Père Noël « supplicié » sur le parvis de la cathédrale de Dijon, le 24 décembre 1951. Elle sert de dénouement à la démonstration de Claude Lévi-Strauss, analysant la croyance au Père Noël comme un rite de passage. Car le Père Noël, écrivait-il, est d’abord « l’expression d’un statut différentiel entre les petits-enfants, les adolescents et les adultes… ». D’un point de vue diachronique, c’est « un vieillard » qui a pris la place des abbés de jeunesse, ces personnages bien réels, « apôtres de l’inconduite », émanation de la jeunesse, qui ont été transformés en « un vieillard bienveillant qui sanctionne la bonne conduite ». D’un point de vue synchronique, le Père Noël ressemble beaucoup aux katchinas, ces incarnations des ancêtres des Indiens du sud-ouest des États-Unis. Or ces personnages, poursuit Lévi-Strauss, « incarnent des dieux et des ancêtres qui reviennent à date fixe visiter leur village pour y danser, mais aussi pour punir, enlever ou récompenser les enfants, car eux-mêmes sont les âmes des premiers enfants morts. Ils sont donc à la fois la preuve et les témoins d’une résurrection possible après la mort ». Comme pour le Père Noël, ce sont les pères, les oncles et les parents proches qui se cachent sous ces déguisements destinés à masquer leur véritable identité. Révéler la vraie nature des katchinas reviendrait en effet à exposer l’enfant à de grands dangers. Ainsi, ce que le Père Noël met en évidence derrière l’opposition enfant-adulte, rappelle Lévi-Strauss, c’est une opposition plus profonde entre « morts et vivants ».

Figure 4

Carte de voeux.

Carte de voeux.
France, 1925.

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Le cadeau comme conjuration

Le cadeau fait à l’enfant vient « du ciel » et, à ce titre, il possède une dimension cosmologique. Il tombe ensuite dans la cheminée sombre et arrive dans le foyer de celle-ci, symbole du « foyer » domestique. La liaison entre l’univers et la famille est assurée par cet étrange et obscur acheminement, où certains psychanalystes ont cru déceler une symbolique de la naissance. Le mystère du passage du Père Noël qui connaît le vrai désir de l’enfant est ainsi souvent lié au mystère de la naissance et les origines du cadeau sont aussi obscures que les origines de la vie.

Les cadeaux sont souvent découverts au petit matin, alors que les adultes, plus fréquemment, les échangent le soir du réveillon. Cet échange ne peut avoir lieu devant les enfants, qui sont les « non-initiés ». Les adultes doivent alors mimer l’étonnement ou bien avouer que, n’étant pas les destinataires élus du Père Noël, ils recourent à cet échange pour « se consoler ».

Cette circulations de dons entre membres de la famille obéit d’ailleurs à des règles invisibles mais parfaitement codifiées, comme l’a montré Theodore Caplow dont l’enquête menée à Middletown entre 1976 et 1979, est un classique. Dans cette étude, Caplow mettait déjà en évidence un fait, qui ne s’est pas démenti en France vingt ans plus tard, à savoir le déséquilibre générationnel propre à cet échange. Le flux des cadeaux continue en effet d’aller très généreusement des plus âgés vers les plus jeunes, et le don des grands-parents envers les petits-enfants apparaît obligatoire, même en cas d’éloignement géographique (Caplow 1986 : 43-91).

Confirmant que la filiation est bien l’objet privilégié de ce qu’il faut bien appeler, ici, une offrande, l’enfant qui est fêté l’est au titre de la génération future. On le lie, de cette façon, aux générations précédentes, toutes réunies autour du sapin dont la végétation permanente annonce une régénération possible.

Que le réveillon soit très souvent organisé chez les grands-parents n’est pas anodin et confirme cette nécessité de rétablir une certaine hiérarchie générationnelle, celle que le XIXe siècle célèbre et dont Dickens fixera les traits littéraires dans Esquisses pour Boz (1836).

Les aïeux sont d’ailleurs les seuls à pouvoir offrir de l’argent à leurs petits-enfants et à leurs enfants sans les humilier. Un petit billet peut être glissé dans une enveloppe à condition qu’elle soit un peu décorée. Ils forment la limite du cercle de famille, au-delà duquel ce don d’argent paraîtrait déplacé, sinon offensant.

Images et imagerie

Au début du XIXe siècle, il fallait secouer le sapin suspendu au plafond pour en faire tomber les friandises comme des fruits mûrs. Aujourd’hui, elles sont déposées au pied de l’arbre et le moment de la découverte par les enfants est très souvent photographié ou filmé.

Le déballage, et plus précisément le moment où le « paquet-cadeau » disparaît pour laisser place au cadeau révélé, est en effet attendu par la caméra paternelle. Ce film sera projeté des années plus tard, cet album photo de « soi-enfant » montré à ses propres enfants, comme un éternel retour, un écho nécessaire, une répétition rassurante.

Dans le domaine de l’image, le programme télévisé fait aussi partie, le soir de Noël, de l’imagerie récente, au même titre que les albums et les contes. Une répétition est ici à l’oeuvre, qui participe à ritualiser ce moment de la soirée. On regarde en famille ce petit écran qui ouvre invariablement sur les mêmes films, les mêmes chanteurs qui semblent ne pas vieillir, les mêmes réjouissances que celles des années précédentes.

Un « éternel retour » d’une imagerie datée du XIXe siècle s’annonce dès novembre avec les inévitables diffusions de Sans Famille (Hector Malot) et des Misérables (Victor Hugo). Orphelins, neige et compassion fondent dès lors une série narrative et esthétique qui n’est pas encore démodée.

Le sens du passage

Que Noël ait été analysé en écho au rite d’initiation des katchinas par Lévi-Strauss n’est pas surprenant lorsqu’on sait la rareté de ces passages dans la société contemporaine (La Soudière 2000), particulièrement pour ceux qui n’ont pas d’appartenance religieuse. L’école a le monopole de quelques grandes scansions, comme l’entrée au cours primaire et le passage du baccalauréat (en France) par exemple, mais en famille, c’est l’anniversaire qui reste le moment important, commémoration de la naissance d’un individu doublée récemment de la réintégration amicale de l’enfant fêté dans sa classe d’âge (Sirota 1998).

Cette appartenance à une classe d’âge est un fait que la célébration de Noël a universalisé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dont le Père Noël est la « divinité » incontestable (Lévi-Strauss 1952).

Cette universalisation fut rapidement relayée par la prise de conscience d’un droit de l’enfant. Recevoir des cadeaux et croire au Père Noël prirent ainsi rang parmi ces droits légitimes, reconnus pour tous les enfants. Illustration de l’importance nouvelle du personnage de Santa-Claus, il existe depuis 1935, dans l’Indiana, un monument à son effigie qui se dresse sur le site de la Chambre de Commerce de cet état. On peut lire sur son piédestal l’inscription suivante : « Dédié aux enfants du monde entier en souvenir d’un amour immortel le 25 décembre 1935 ».

En un siècle et demi, l’enfant, à Noël, a donc quitté la rue pour la chaleur du foyer. Celui qui chantait des Carols sous les fenêtres illuminées des maisons bourgeoises a effectué un double passage : de l’espace public à l’espace domestique, de la communauté villageoise à la famille. De créancier de l’adulte, il est devenu récipiendaire d’un dû sans condition. Cependant, ce passage de la vieille année à la nouvelle a conservé sa symbolique profonde, celle d’un danger qui menace l’enfant et, avec lui, menace notre avenir. Mais la conjuration s’exerce de nos jours à travers une dépense somptuaire, un véritable sacrifice familial.