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Dans le cadre de ma recherche doctorale dont le thème était « la mémoire refuge » dans un monastère roumain (Mateoniu 2006), j’avais pu constater l’importance de la maison monastique dans les récits de vie des moniales. Je me propose ici d’exposer et de comprendre les significations de cette mémoire « domestique » au monastère de Saint-Nicolas, où l’orthodoxie et la famille se donnent comme cadres de la mémoire (voir Halbwachs 1952).

À Saint-Nicolas, la communauté des moniales n’a jamais été coupée du monde extérieur, celles-ci préservant leurs liens avec leur milieu paysan d’origine. Rassemblant plusieurs maisons autour de son église, le monastère de Saint-Nicolas, qui ressemble à un village, combine la vie cénobitique et la vie érémitique. En vertu de cette organisation spécifique, les moniales conservent une certaine liberté face à l’autorité de la prieure et, plus généralement, face à la hiérarchie de l’Église orthodoxe roumaine, qui leur permet de vivre en « petites familles » dans ces maisons. Bénéficiant d’un droit de propriété et d’un droit à la vie « individuelle », les moniales partagent dans le cadre de la communauté des tâches généralement liées au culte orthodoxe.

Le monastère a connu la persécution du régime totalitaire, qui a atteint son paroxysme en 1959, lorsque l’État a émis le Décret 410 qui contraignit une partie des moniales à quitter la communauté et à renoncer à la vocation religieuse. Un tel coup de force des autorités a provoqué de grands changements et rendu la vie des religieuses de plus en plus pénible. À partir de la deuxième moitié des années 1960, le territoire du monastère a été soumis à une forte politique de patrimonialisation qui a conduit les moniales à se retirer de plus en plus dans l’espace de leurs maisons, le cadre familial devenant le refuge de leur mémoire vive (Figure 1). La conservation et la transmission de leurs souvenirs rattachés aux cadres de la famille et de la religion orthodoxe semblent consister en une forme de résistance aux coercitions politiques. C’est un moyen de préserver tant une identité communautaire que les valeurs de toute une société soumises à la manipulation et à l’idéologisation (Halbwachs 1952 : 177).

Figure 1

Maison de la mère Agatona.

Maison de la mère Agatona.
Toutes les photographies sont de l’auteure, été 2003.

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Après 1989, lorsque le communisme s’est effondré, le régime totalitaire de la Roumanie n’a pas fait l’objet d’un débat national (Durandin 1992 : 61-71 ; Kende 1992 : 81-89 ; Courtois 2002 : 15-159). C’est dans ce contexte général de déni du passé récent que les moniales ont partagé avec moi leurs expériences du communisme, expressions d’une volonté de survivance dans le cadre de leur tradition paysanne-orthodoxe.

À peu près toutes mes discussions avec les moniales se sont déroulées dans leur maison. J’ai compris leur attachement à celle-ci dès le début de mon séjour à Saint-Nicolas (Figure 2). La mère Neonila, mon hôtesse, parlait toujours avec fierté de sa maison, comme si cette dernière était le miroir de sa propre personne, le signe le plus visible de son expérience de vie. En raison de mon hébergement prolongé chez Neonila, ma réflexion s’appuie sur son cas particulier.

Figure 2

Le monastère de Saint-Nicolas.

Le monastère de Saint-Nicolas.

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Pour comprendre le rôle de la maison dans la mémoire des moniales à partir des discussions avec la mère Neonila, j’ai été influencée inévitablement par les travaux dans le domaine du patrimoine et de la culture matérielle (voir entre autres Dant 1999 ; Miller 2001 ; Ricoeur 1983 : 160-171 ; Le Goff 1998). Ce choix à première vue paradoxal du « concret » pour la recherche dans un monastère voué au « spirituel » m’a été imposé, d’une certaine manière, par la réalité du terrain lui-même. Puisque la mère Neonila, comme toutes ses coreligionnaires, évite de parler de sa foi et de ses pratiques religieuses, j’ai d’abord suivi son récit centré sur la vie quotidienne et sur sa propre expérience sous le communisme. Cette démarche correspond également à mon propre cheminement, du dehors vers le dedans, de la description de l’espace physique et du monde matériel vers la compréhension de la spiritualité orthodoxe.

La maison de Neonila

Construite un peu plus tard que les autres, la maison de la mère Neonila se situe derrière celles de la première rangée qui forment l’enceinte du monastère. Il faut traverser une petite ruelle séparant deux des maisons de l’enceinte pour accéder à la petite cour intérieure de l’habitation de Neonila. La cour est entourée de palissades à claire-voie qui laissent voir les cours intérieures et les jardins des maisons voisines. C’est la raison pour laquelle cette cour est devenue très vite un de mes points d’observation des religieuses, qui sortaient souvent travailler dans leurs petits jardins. Même si la cour est toujours ombragée par les maisons qui l’entourent, il y avait des fleurs pendant l’été, qui poussaient autour d’un robinet dont les moniales se servent pour laver leur linge. De l’autre côté de cette cour intérieure, la maison de la mère Neonila s’appuie sur l’enceinte, petit nid protégé par les maisons de la première ligne auxquelles elle ressemble par ses matériaux et sa technique de construction. En dépit du fait qu’elle fut construite plus récemment, la maison a conservé à l’identique l’architecture en brique et bois spécifique au monastère. Elle contient, de plain-pied, deux pièces que les religieuses ont mises à la disposition des visiteurs, une salle de bain, un grand hall carré, leur chambre à coucher et une cuisine.

J’ai été hébergée dans la première chambre, la plus proche de l’entrée. C’était une petite chambre lumineuse, peinte en blanc, avec les murs et l’âtre blanchis à la chaux. La lumière pénétrait à travers le voilage d’une large fenêtre. Il y avait une table et une chaise en bois près de la fenêtre, deux lits contre les murs. La chambre arborait quelques icônes du Christ, de la Vierge et de saint Nicolas, le patron du monastère. Même si ce n’étaient que de simples reproductions de papier, les icônes attiraient tous mes regards en raison de leurs cadres en bois et des serviettes brodées qui les entouraient. Cette habitude « d’habiller » soigneusement les icônes m’a fait penser aux maisons paysannes d’autrefois. Les murs et l’âtre blanchis à la chaux me rappelaient aussi une maison vue il y a longtemps dans mon enfance. La table était recouverte d’une nappe ourlée à la main et brodée d’ornementations florales, sur laquelle les mères avaient posé une feuille de plastique transparent pour la protéger. Les deux lits de la pièce étaient pourvus de couvertures maison en laine tissée jaune et noir, et jaune et vert. La dentelle des draps travaillée selon la « mode paysanne » des années 1960-1970 se prolongeait jusqu’au plancher. Par comparaison avec cette « chambre rustique », la seconde, qui avait des meubles anciens en bois massif, m’a semblé assez aristocratique. En face, une superbe armoire en bois qui avait appartenu plusieurs années auparavant au père de Neonila ; à droite, un foyer de marbre marron foncé suivi d’un large lit recouvert d’une couverture de laine ; à gauche, la fenêtre avec la vue dégagée sur le petit jardin et sur les montagnes.

Figure 3

L’enceinte du monastère.

L’enceinte du monastère.

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C’est dans ces deux pièces que la mère héberge ses hôtes, tandis qu’elle-même et ses novices se retirent dans l’autre partie de la maison où se trouvent la plus grande pièce et la cuisine. Pour arriver à la cuisine, les invités passent soit par la chambre des religieuses, soit font un détour par l’extérieur pour trouver la porte arrière qui les fait entrer directement dans la cuisine. À l’exception des personnes les plus proches des moniales, les invités empruntent habituellement ce dernier chemin.

J’ai eu la chance de séjourner pour la première fois à Saint-Nicolas pendant l’hiver, lorsque la maison de la mère Neonila était bien tranquille et que les moniales étaient disposées à briser leur solitude pour m’accepter dans leur chambre à coucher. Tout s’est passé dans un cadre intime que seul l’hiver peut offrir, lorsque la mère Neonila s’est mise à me raconter son expérience de vie.

Assise sur un grand lit entre de grands oreillers, j’ai écouté la vieille moniale. J’avais l’impression qu’elle me disait un conte oriental, tellement sa voix se mêlait harmonieusement au craquement des bûches dans l’âtre. Mais cette douce rêverie a été brisée par la vieille mère qui m’invita à boire le café à la turque, qu’elle servit dans de petites tasses de céramique. En m’entendant la remercier, la mère s’est tout à coup interrompue, tout en me souriant. Elle me dit subitement que son expérience était sans intérêt, ne méritait pas une telle attention de ma part. Panique. Après avoir assuré la mère à maintes reprises de l’importance de ses paroles et après sa série de refus répétés, la mère la plus jeune s’est décidée à m’appuyer dans mon « entreprise de séduction » de la mère Neonila. L’intimité qui existait entre elles deux m’a fait comprendre que la mère la plus jeune connaissait déjà l’expérience de son aînée. La jeune moniale se permit d’intervenir de temps en temps dans le récit que Neonila reprit timidement. Consciente de son rôle dans la transmission de la mémoire domestique, la cadette était toujours à l’aise en ma compagnie. Pour elle, l’expérience de sa vieille mère représente la carte de visite de la maison : il faut la montrer pour gagner la confiance et l’amitié des étrangers.

Les deux moniales partagent les tâches domestiques. Tandis que la mère Neonila s’occupe beaucoup plus de la cuisine, des animaux et des oiseaux, sa novice prend en charge la relation avec les hôtes, les tâches rituelles de l’église et tout ce qui relève des contacts avec l’extérieur du monastère. Cette répartition des tâches caractérise, semble-t-il, le vécu du monastère : les moniales les plus âgées s’occupent tout particulièrement de la maison, tandis que les plus jeunes sont plus actives à l’extérieur[1]. La transmission de la maison d’une génération à l’autre suppose qu’il y ait une succession dans les rôles et les tâches domestiques, mais aussi une transmission de la mémoire de la famille spirituelle qui relève non seulement d’une accumulation, mais d’une manière tout aussi essentielle de sélectionner l’expérience. Si, pour la mère Neonila, la mise en récit de sa propre expérience de vie représente l’activation d’une mémoire encore douloureuse, l’expérience de Neonila prend pour la mère plus jeune de nouvelles significations qu’elle utilise fréquemment dans ses contacts avec les étrangers. Dans le cadre de ce processus complexe de transmission de la mémoire domestique, la maison représente un élément de stabilité qui aide Neonila à vaincre la souffrance et à surmonter l’angoisse de son propre passé.

Comment la mère a construit, perdu et récupéré sa maison

Le destin de Neonila gravite autour de l’image de ses parents de sang et de ses rencontres répétées avec le patriarche Justinian Marina[2], la maison du monastère servant de cadre à ses souvenirs d’enfance et d’adolescence.

Le premier pas a été fait par mon frère Ioan. Il était l’espérance de mes parents et leur lumière pour la vieillesse. Mes parents l’ont mis au collège, mais il a préféré s’en aller au monastère après avoir fini ses études. Après la guerre, ce sont Victorita et Floarentina, les jumelles, qui sont parties. Elles ont été les novices de la mère Teodora pendant trois ans. Après ça, en 1946-1947, la construction de la maison a commencé. Mes parents n’étaient pas d’accord avec le départ de mes deux soeurs. Ils les ont obligées à travailler la terre pour leur montrer comment les choses se passent dans un monastère, mais elles n’ont pas renoncé. Elles sont parties le 21 novembre 1941 avec toute leur dot, des tapis, des couvertures, tout ça mis dans une charrette. En 1944, c’est moi qui suis venue au monastère…

Les parents de Neonila « ont eu des liens avec le monastère », ce qui a incité quatre de leurs huit enfants à entrer dans l’ordre monacal. Le premier à prendre le chemin de la croyance orthodoxe était le plus jeune garçon de la famille, la « lumière de leur vieillesse », suivi bientôt par les trois filles. Malgré leurs liens avec le monastère, les parents disposaient d’une propriété suffisamment grande et auraient préféré garder leurs enfants plutôt que de les voir quitter la maison. La persévérance des quatre enfants dans leur décision d’entrer dans l’ordre monastique détermine finalement les parents à les aider à « construire » leur nouvelle vie.

La construction de la maison dans le monastère se passe après la guerre, au moment où la famille de Neonila était persécutée en raison d’une fortune jugée excessive au regard des limites établies par les communistes. Sa maison natale ayant été dévastée par l’attaque de l’armée russe et sa famille persécutée par le régime totalitaire récemment institué, la mère Neonila aspire à reproduire chez elle l’atmosphère perdue de la maison du village.

Pour la mère Neonila, la construction de la maison n’est pas un moment ordinaire, mais un évènement auquel a participé toute la communauté des moniales et des laïcs, y compris le patriarche de l’Église orthodoxe lui-même. La mère relie symboliquement la construction de sa maison au monastère à la fois à l’image de son père, représentant l’autorité du sang, et à l’image du patriarche Justinian, qui personnifie l’autorité ecclésiastique. Bâtie sur la décision du père de Neonila, la maison sera bénie par le patriarche lui-même.

Le patriarche était ici quand nous sommes venus avec le bois [pour la construction de la maison]. Il l’a béni. C’était pendant la consécration de l’église la plus petite. Le patriarche était venu pour la consacrer et pendant la liturgie, les travailleurs sont venus avec les voitures pleines de bois, six voitures pleines de bois. Et le patriarche a demandé ce qu’ils faisaient là. Et la prieure a dit :« Ce sont trois filles qui veulent construire une maison dans le monastère et moi, je leur ai donné mon accord. Elles ont donné aussi de l’argent pour le monastère… »

Et quand le patriarche a terminé la messe à l’église, il est venu directement ici, chez nous. Il a vu le bois et l’a béni.

Une autre fois, le patriarche est venu et il a pris le café sur cette terrasse [la mère fait un signe vers la terrasse]. Et il a dit : « Je me sens chez vous comme chez mes enfants. Je suis si heureux quand je regarde les montagnes vers l’est que j’ai envie de voler. C’est comme cela que je me sens ici dans votre maison ». Il nous encourageait !

La coïncidence de l’arrivée des charretées de bois avec la consécration de la chapelle sort de sa banalité la simple construction de la maison. La bénédiction du patriarche en présence de la communauté élargie sacralise ce moment et le rapproche du moment de la fondation du monastère. Il marque le passage symbolique de Neonila et de ses soeurs jumelles (qui, de novices, deviennent moniales) du monde laïc au monde religieux. Ainsi la maison se fait-elle la matérialisation du rite de passage vers la spiritualité de la vie conventuelle, tout en incarnant la continuité des liens de la parenté de sang. Dans cette relation paradoxale, qui se révèle aussi dans les récits de la fondation du monastère, la maison monacale exprime, dans le langage de la tradition, le franchissement du seuil menant d’un monde à l’autre comme étant la continuité de la vie.

Historiquement, la construction de la maison de Neonila coïncide avec l’instauration du régime communiste. Durant cette période du début du communisme, le rythme de la vie est perturbé, et les monastères deviennent un refuge pour les gens pourchassés par le nouveau régime. Ainsi, pour la famille de Neonila, la construction de la maison permettait de mettre à l’abri la richesse de la famille, qui risquait d’être totalement confisquée par les communistes lancés depuis les années 1950 dans la « lutte des classes » contre les « riches ». Ses parents n’ont toutefois jamais habité à Saint-Nicolas même si la tradition du monastère le permettait. Au début du XXe siècle, lorsque le monastère a adopté l’organisation érémitique, des laïcs étaient autorisés à vivre à l’intérieur du monastère.

Figure 4

Le grenier de la mère Marina.

Le grenier de la mère Marina.

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Si la famille de Neonila avait eu l’intention d’y vivre, cela n’aurait pas été possible en réalité, en raison des bouleversements politiques qui affectaient gravement le monastère. Les archives locales révèlent comment les moniales ont été contraintes de travailler dans les ateliers du monastère pour obtenir le « droit au pain », leur subsistance dépendant des institutions de l’État qui a introduit, dans les années 1950, le régime de distribution par carte des aliments de base. Durant la même période, la communauté des moniales était obligée de payer des impôts trop élevés et de fournir des quotes-parts en produits qui dépassaient de beaucoup sa capacité. Le décret 410 émis en 1959 a marqué l’apogée de cette persécution. La mère Neonila et ses deux soeurs ont dû quitter à ce moment-là leur maison du monastère pour reprendre le chemin d’un lieu de naissance en ruines.

L’espoir de la famille de trouver un refuge au monastère de Saint-Nicolas s’était très vite effondré. La crise qui se déclenche dans le monastère et qui affecte l’existence de Neonila renforce davantage son attachement à la maison du monastère, devenue l’expression de son besoin de revenir à la normale et de retrouver son existence d’avant le communisme. En 1965, dans le monastère fut inauguré un chantier de restauration, expression de la politique de patrimonialisation des lieux de culte orthodoxes initiée par le régime. Dans ce contexte, les ingénieurs du chantier voulurent modifier la maison de la mère, qui n’était pas conforme aux plans architecturaux imposés. Même si elle était encore « exilée » dans son village, Neonila revint dans le monastère, sans en avoir le droit, pour sauvegarder sa propre maison. Elle s’est alors lancée dans une véritable lutte contre des agresseurs, invoquant directement l’aide du patriarche. À l’appel désespéré de la moniale, le patriarche Justinian intervient en sa faveur.

Quand nous sommes venue[3], le patriarche s’est appuyé sur son bâton et a dit : « Quel plaisir de vous voir ! » Et moi, je lui ai dit : « Nous sommes venue pour nous plaindre parce qu’ils veulent démolir notre maison. 

« Comment ça ? C’est moi qui ai donné la bénédiction pour que vous puissiez construire la maison. Ça n’est pas possible ! Demain je serai à Saint-Nicolas ».

Et il est venu. Il est entré tout droit dans la maison et il a frappé le seuil avec son bâton. « C’est moi qui ai donné la bénédiction pour que cette maison se construise. Je sais qu’elle a été faite seulement en bois de chêne. Je ne vous permets pas de la démolir. Qui vous a dit de la démolir ? »

« C’est pour vous le Bienheureux, parce que nous voulons faire un parc pour vous ».

« Un parc pour moi ? »

« Pour vos neveux, Bienheureux ».

« Mes neveux disposent d’autres places pour se promener ».

Q : Mais avec qui parlait le patriarche ?

Avec le chef.

Q : Qui était le chef ?

Le chef du chantier. Et le patriarche ne lui a pas donné la permission de démolir, mais la maison n’a pas échappé sans être mutilée. Ils ont brisé la terrasse en face. C’était une belle terrasse avec un escalier…

La mère Neonila témoigne ainsi de l’implication du patriarche dans le chantier de restauration du monastère par sa surveillance des travaux et son intervention en faveur des moniales. L’action du patriarche n’empêche pas seulement la démolition de la maison de la mère Neonila ; elle légitime surtout son appartenance à la communauté religieuse qu’elle n’a eu d’autre choix que de quitter. Plus que la propriété, c’est son droit de faire partie de cette famille spirituelle qu’elle défend. Par son intervention, le patriarche annonce la fin de la crise provoquée par la mise en application du Décret 410. Cette « annonciation » se passe dans l’espace domestique, qui devient le signe du féminin et de l’intimité.

L’intervention du patriarche empêche la démolition de la maison, mais ne prévient pas l’altération de son architecture par l’ingénieur.

Ils ont pris les portes [raconte la mère Neonila], les portes de la terrasse. Sans terrasse, la maison était comme un entrepôt. En 1980, j’ai fait construire encore deux pièces, le hall, et j’ai fait faire ce balcon. Au début, la maison avait seulement trois pièces. Mais je l’ai agrandie parce qu’elle n’avait plus [après la destruction] ni face ni dos. C’était comme un entrepôt.

Q : Ils ont détruit les murs ?

Non, les murs, non. Mais ils ont détruit la terrasse avec les portes. Ils n’ont pas pu enlever les portes parce qu’elles étaient verrouillées et, à cause de ça, ils ont détruit la terrasse.

La destruction de la terrasse est ressentie par Neonila comme une amputation du corps de la maison. Sans cette terrasse d’où le patriarche lui-même admirait les montagnes, la maison se transforme en un lieu inhabitable et sans aucune perspective vers l’extérieur. Après son retour au monastère, la mère Neonila a essayé de reconstituer la maison de ses souvenirs. Elle est fière de son travail, mais j’ai compris à sa façon d’en parler que la maison actuelle ne correspond pas à celle d’autrefois. Dans sa maison plus grande qu’avant, Neonila garde la nostalgie de la maison que ses parents avaient construite.

Faisant le lien avec le hall, la terrasse actuelle est fermée en véranda. Son accès au petit jardin de fleurs où, pendant la période chaude, les moniales étendent leur linge au soleil, m’a échappé d’abord. Mon regard s’est d’abord appuyé sur les rideaux blanc-neige qui empêchent la lumière de pénétrer à l’intérieur. Avec la lumière tamisée, le hall reste sombre, peu importe la saison ou le moment de la journée. Sur une longue table, qui occupe à peu près tout l’espace de la terrasse, et à côté de quelques boîtes et autres menus objets, séchaient des plantes sauvages que les moniales utilisent dans le traitement de la grippe et d’autres maux du corps. Il y avait aussi quelques fleurs en plastique dans un coin, qui créaient l’impression d’un petit dépôt pour les objets attendant de trouver leur utilité. Avec la terrasse fermée en baie vitrée, la maison ressemblait à un corps replié sur lui-même, avec vue sur l’intérieur.

Dans le hall, deux armoires détonent avec le reste des meubles de la maison, plus anciens, des armoires dont le haut est vitré, qui tremblent au moindre mouvement. Le hall ayant été construit sur la cave de la maison, je sens chaque fois le vide sous mes pas. Pour arriver à la salle de bains, je traverse le hall à pas bien calculés ; malgré cet effort, la vitre des armoires se met à trembler terriblement, si bien que je ne suis jamais passée inaperçue dans cet endroit. « Quel dérangement », ai-je dit d’abord. Mais la vieille mère n’a jamais été dérangée, et j’ai compris finalement qu’elle se servait du bruit produit par les vitres des armoires pour savoir en tout temps ce qui se passait dans sa maison. Le hall, qui donne sur la terrasse, partage la maison en deux : d’un côté les deux chambres pour les hôtes et la salle de bains, de l’autre la chambre des moniales et la cuisine. L’incongruité du hall et de la terrasse par rapport au reste de la maison m’a semblé d’abord inexplicable. Ce n’est que plus tard que j’ai compris que la maison avait eu deux étapes de construction déterminées par le besoin des moniales de refaire ce que le chantier de 1965 avait détruit.

Les deux armoires dépareillées, Neonila les a reçues de « Madame Slãvescu », une de ses connaissances de l’extérieur du monastère. Comme les pièces de la maison étaient déjà meublées, la mère a placé ces deux nouveaux meubles dans le hall. Entre le hall où se trouvent les deux armoires reçues d’une amie et les pièces de la maison meublée d’objets hérités des parents, s’organise une répartition de l’intérieur vers l’extérieur qui correspond à l’état affectif de la moniale. Bien que les deux armoires soient remplies d’habits et de petits objets de céramique, leur emplacement m’a toujours donné l’impression de ne pas être fonctionnel. Cela m’a incitée à m’interroger sur les objets que possédait la mère Neonila, ayant la conviction que ceux-ci pourraient bien parler du rapport que la vieille religieuse entretient avec son passé.

Figure 5

La chambre de Neonila.

La chambre de Neonila.

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Les meubles de la maison, objets reçus, objets hérités

Par les objets, hérités ou offerts, mais aussi par la manière dont ils ont été remplacés, la maison du monastère reproduit symboliquement la maison du village et de l’enfance. Les objets hérités ou offerts constituent le cadre qui aide la mère Neonila à raconter son expérience de vie. Mais, bien que la maison se constitue comme cadre de la transmission d’une mémoire domestique issue des liens avec le village, la moniale n’évoque jamais les objets de sa propre initiative. Elle a brièvement répondu à mes questions à ce sujet, mais sans me cacher sa surprise. Les autres moniales ont eu la même réaction, ce qui m’a fait comprendre que la mémoire des objets est en effet extrêmement négligeable comparativement à la mémoire de la maison.

À la différence de la maison, qui est l’ancrage spatial de l’expérience de vie des moniales, les petits objets portent le signe du passage d’un monde à l’autre, du village vers le monastère et, souvent, du monastère vers le village. Cela pourrait être une des raisons pour laquelle les menus objets ne se constituent pas vraiment en sujet de conversation libre. Ils sont néanmoins toujours associés aux personnes bien aimées, ce qui fait qu’il est préférable de parler directement des personnes que de leurs avoirs.

Je me souviens du secrétaire [répond la mère Neonila ; il s’agit du meuble de la plus grande pièce destinée aux hôtes]. Il était à mon père, et un beau jour, quand j’étais petite, j’avais quatre ans, j’ai cherché dedans pour voir ce que mon père cachait. J’ai volé les clés de mon père parce que j’ai vu mon père quand il fouillait dedans. J’ai ouvert un tiroir et je me suis méfiée, j’ai ouvert un autre et je me suis méfiée davantage parce que le tiroir était plein d’argent.

Ensuite, le secrétaire est arrivé dans la maison du monastère. Je me souviens que le secrétaire avait une icône avec la Mère de Dieu avec un cadre très beau, doré, et avec une colombe dorée dessus et une chandelle en bas. Nous l’avons brisée malheureusement. Nous avons dit : « Qu’est-ce qu’il faut faire ? » Et nous avons décidé de laisser le tiroir libre.

Je garde quand même une icône pareille mais qui n’a pas le même cadre doré.

Neonila associe le secrétaire, qui reste le plus beau meuble de la maison, à l’autorité de son père. Le secrétaire qui était autrefois le signe de la richesse et du prestige de la famille a été placé, ce qui n’est pas un hasard, dans l’une des chambres destinées aux hôtes. Il devait parler aux autres du prestige de la maison, comme d’un transfert d’autorité et de responsabilité. Après la mort de son père, et avec un frère tué, deux autres emprisonnés, une mère et deux soeurs malades, Neonila restait la seule qui soit en mesure d’entretenir sa famille. Les souvenirs du secrétaire plein d’argent rappellent le temps sans souci de l’enfance, avant l’instauration du communisme. C’est la période heureuse, quand Neonila se trouvait encore sous la protection de son père.

La maison du village a été détruite par l’invasion de l’armée russe, les meubles jetés dehors et brûlés dans la cour. Neonila n’a réussi à sauver du feu que quelques objets, parmi lesquels le secrétaire de son père et le « coffre de mariage » de sa mère. Dans la maison du monastère, le secrétaire et le coffre intègrent les vestiges de la maison détruite, traces d’un espace domestique que la mère a pu conserver entièrement seulement à travers la mémoire. Dans un petit cellier que les moniales ont improvisé près de l’entrée de la maison, j’ai remarqué le coffre de la mère de Neonila. À fleurs rouges peintes sur fond bleu, dans le style populaire allemand, le coffre a été acheté en Transylvanie au début du XXe siècle.

C’était le coffre de mariage de ma mère et nous l’avons pris dans la maison. Puisque ma mère est morte… Le coffre est bon pour garder quelque chose dedans. Auparavant nous gardions le linge. Ensuite nous l’avons utilisé pour la farine. C’est après que nous avons reçu les armoires.

Dans la maison du monastère, le coffre de la mère de Neonila a changé plusieurs fois de fonction, mais qu’il s’agisse du linge ou de la farine, le coffre garde les mêmes significations : à la fois continuité de la lignée féminine indépendamment du lieu et renouvellement perpétuel. La couleur blanche reste son attribut principal : le blanc du mariage, du linge et de la farine comme signe de la « pureté » rituelle des femmes croyantes de la famille. Après le don des armoires, le coffre change non seulement d’utilité, mais aussi de position à l’intérieur de la maison. De la chambre la plus belle de la maison du village au cellier de la chaumière du monastère, le coffre représente le véritable marqueur de la trajectoire de vie de Neonila. Si le secrétaire est le signe de la stabilité de l’autorité, le coffre rappelle les rites d’initiation qui commencent avec le mariage de la mère de Neonila jusqu’au rite de passage des moniales de la famille dans l’ordre monacal. Si le secrétaire représente la stabilité et la continuité de la transmission directe de l’héritage de son père à Neonila, qui se charge désormais de prendre soin de sa famille dans les moments les plus difficiles, le coffre représente l’héritage que Neonila partage constamment avec ses deux soeurs jumelles qui sont entrées elles aussi dans l’ordre religieux.

Le communisme a bouleversé l’ordre des relations familiales. La manière dont la maison a été refaite après l’intervention du chantier de 1965, en particulier le vitrage de la terrasse, est assez significative du sentiment d’insécurité ressenti par la mère Neonila et ses deux soeurs. Soumises au contrôle politique, les trois moniales font l’objet d’enquêtes de la Securitate qui envahit, périodiquement, leur propre maison. Pour s’introduire dans l’espace de la maison, la police politique utilise les prétextes les plus absurdes. Dans le but d’inculquer aux religieuses la peur du régime, la Securitate se présente dans la maison de la mère sous le prétexte de rechercher son frère Omilie — fusillé par les communistes dans les années 1950. Le but de la Securitate était, sans nul doute, de placer sous observation le territoire du monastère et d’empêcher toute tentative de protestation contre la dictature communiste qui s’est durcie de plus en plus après 1965, à l’époque de Ceausescu.

La Securitate est venue chez nous, à peu près dix personnes. Le coffre qui est là-bas était plein de livres que les communistes interdisaient [il s’agit d’un autre coffre] et il était dans le grenier. Ils ont cherché partout dans la maison, même dans le grenier, pour trouver quelque chose. Et ils se sont assis sur le coffre, mais dans le coffre, ils ont oublié de chercher. Tout le monastère se trouvait assiégé par la police. Ils sont venus pour chercher mon frère. C’est pour ça qu’ils sont venus nombreux pour pouvoir attraper mon frère, au cas où il aurait voulu s’enfuir. Il y avait, autour du monastère, un policier tous les deux mètres.

Q : Vous avez eu peur ?

Moi, non, les filles [ses soeurs] ont eu peur, elles étaient plus peureuses, mais moi, je n’ai pas eu peur. J’ai dit : « Monsieur, je ne sais pas pourquoi vous ne pouvez pas du tout penser que mon frère est mort. Il est mort, comprenez-vous ? Allez-vous-en dans la forêt où il y a son tombeau ». Mais ils disaient : « Non, vous mentez… » C’est comme ça qu’ils ont procédé jusqu’en 1986. Ils sont venus même en 1986.

Et, comme je vous disais, ils ont tout sorti du grenier, excepté le coffre. Ils se sont assis sur le coffre qui était plein de livres interdits.

Q : Vous n’avez pas eu peur ? [J’ai répété cette question à la mère pour relancer son témoignage.]

Non. [Les livres] ne m’appartenaient pas. Mais c’est vrai que la Securitate aurait pu m’accuser, parce qu’ils étaient dans notre maison. Mais Dieu a aveuglé les policiers parce qu’ils n’ont pas cherché dans le coffre. Dans le grenier, il y avait aussi un panier plein de livres de la même collection et les policiers ne l’ont pas vu.

Ce souvenir de l’intrusion musclée de la Securitate devient pour Neonila l’occasion de mettre en récit le miracle de « l’aveuglement » des policiers venus perquisitionner sa maison. L’expérience personnelle constitue ainsi le terrain de la manifestation de la grâce divine, la mère conteuse empruntant, à travers la mémoire, la voie de la foi et de l’oubli du mal infligé. Espace de prédilection des miracles divins, la maison recèle des coins cachés et inaccessibles aux étrangers. Nonchalante sans être naïve, la mère Neonila est consciente du danger d’avoir gardé sous son toit les livres de son frère, opposant au régime.

Le contexte politique de l’époque, dominé par la censure, m’a incitée à regarder plus attentivement les livres de la maison. Suite aux perquisitions répétées, Neonila a détruit les livres à caractère politique de son frère, qui étaient restés longtemps cachés dans le grenier. Pendant mon séjour à Saint-Nicolas, je n’ai pu trouver dans sa maison que quelques livres religieux portant les traces du passé, tous les autres ayant été achetés après la chute du régime communiste. Sur les livres anciens, le nom du roi Mihai a été gratté, en raison de la censure imposée dans le monastère à partir des années 1950[4]. Il s’agit d’une disposition généralement acceptée par les moniales du monastère ; tous les livres anciens que j’ai vus à Saint-Nicolas ont subi la même oblitération du nom du monarque.

Une image pieuse que la mère a glissée entre les pages du Bréviaire de la Sainte Trinité a attiré mon attention. C’est une image du patriarche Justinian Marina, que la mère a conservée pendant trente ans. Il y avait dans ce geste simple, d’ajouter à la nature religieuse du livre l’image du patriarche, toute sa dévotion. De la même façon, la mère a détruit les livres à caractère politique hérités de son frère en raison du risque qu’ils représentaient pour sa famille, mais sans trahir sa mémoire. Les deux psautiers qu’elle utilise dans ses prières ont appartenu auparavant à son frère qui lui-même les avait reçus d’un des vieux moines du monastère où il avait vécu avant d’être emprisonné. Les deux livres représentent un exemple de dévotion et de transmission de l’héritage orthodoxe d’une génération à l’autre. J’ai feuilleté le psautier que la vieille moniale laisse toujours sur une petite table près de son lit. Ce livre épais, édité en 1860, a les feuilles jaunies et une couverture en cuir usée par le temps et l’utilisation répétée. À l’aide de la mère, j’ai déchiffré quelques passages en cyrillique avant de remarquer la dédicace sur la première page : « Dédié avec beaucoup d’amour à notre cher frère en Jésus, Omilie le moine, par moi, le plus petit parmi les moines. Macari, aujourd’hui 12 juin 1946 ». Ce livre avait probablement été reçu par le frère de Neonila, Omilie, de son père confesseur.

Le deuxième psautier porte comme dédicace du frère Omilie pour sa soeur Neonila quelques citations de saints : « Saint Varnuvie dit : Celui qui poursuit son propre désir est le fils du diable. Saint Ioan Scãraru[5] dit : Il vaut mieux faire partir ton frère du monastère que lui laisser accomplir son désir. Donc, le conseil pour toujours est le suivant : Élimine toute la mésentente ! » Le frère Omilie reprend les écritures des saints pour transmettre à sa soeur l’importance de l’obéissance dans la vie monastique. Obéir à l’autre, plus âgé et plus expérimenté, c’est le chemin que le religieux doit suivre sans relâche pour éliminer son désir propre et la mésentente.

La dédicace du livre nous laisse comprendre combien Neonila était proche de son frère. C’est à partir des connaissances et de l’expérience de celui-ci que la moniale développe son propre programme de vie. Depuis quelques années, la mère partage les livres de prière qu’elle a hérités de son frère avec ses deux novices. Dans l’esprit de la continuité des pratiques orthodoxes à travers les générations, la vieille moniale a offert, à son tour, l’un des deux livres de prière hérités de son frère à sa novice Corina. La vieille religieuse a ajouté à la dédicace de son frère la sienne propre : « De mes livres, pour la soeur Corina B ». Les deux dédicaces, celle du frère et celle de Neonila à sa novice Corina, constituent des traces de la transmission des pratiques orthodoxes dans le cadre intime de la maison et de leur transmission dans le cadre de la lignée spirituelle. Comme l’illustre la relation de la mère Neonila à son frère, parenté spirituelle et parenté de sang entretiennent un rapport de complémentarité et de continuité.

En tant que lieu des pratiques religieuses, la maison se situe implicitement dans l’orbe de la bienveillance divine. C’est un lieu intime qui exige l’initiation. Indéchiffrable pour l’étranger par ses recoins et secrets divers, la maison apparaît comme l’espace privilégié pour l’expression de la grâce divine. L’épisode de l’intervention brutale de la Securitate symbolise assez bien l’impossibilité, pour des gens malintentionnés, de violer l’intimité de la maison. Inaccessible à ceux qui font le mal, la maison peut être assiégée, « mutilée » pour quelque temps, mais jamais détruite ou perdue pour toujours. Transmise d’une génération à l’autre, c’est un lieu de refuge face à l’agression du régime totalitaire — et ce, non seulement pour les moniales, mais aussi pour les laïcs. Malgré l’irruption récurrente de la Securitate, la maison de Neonila s’apparente à l’image de l’arche sur laquelle la vie se concentre pour mieux se perpétuer. N’étant pas coupée du monde, la maison de la mère Neonila représente beaucoup plus qu’un espace de « socialisation ». Elle s’apparente plutôt à un lieu de communion et d’échanges de dons où l’étranger est constamment mis à l’épreuve et soumis au rite d’initiation.

La maison, lieu de l’intimité et de l’échange des dons

Malgré leur apparente liberté, les conversations avec la mère Neonila ne sont jamais faciles à entretenir. La mère passe souvent du besoin de parler à un silence lourd, apparemment inexplicable. Quand l’interlocuteur se déclare chercheur, comme cela a été mon cas, les choses se compliquent davantage. J’ai été attentivement « surveillée » par la moniale, testée et questionnée afin qu’elle s’assure de ma bonne volonté. C’est seulement après une longue période que la vieille mère a bien voulu reprendre ses récits. Avec ses hôtes, la mère lie facilement des relations d’amitié par sa manière bien à elle de dire les choses, à travers l’expression de ses yeux et son sourire permanent. Mais cela ne veut pas dire qu’elle ne conserve pas une certaine méfiance, qui s’exprime dans la mise à l’épreuve de l’étranger.

La mère Neonila connaît beaucoup de monde ; il s’agit souvent de personnes qui ont été hébergées dans sa maison et avec lesquelles elle s’est liée d’amitié depuis longtemps. Elle s’est mise un jour à me parler d’un certain monsieur Botleanu qui l’avait aidée à survivre pendant les années 1980, alors que la Roumanie connaissait à nouveau une grave crise alimentaire.

J’avais un ami, dit la mère, qui venait loger chez nous pendant l’été. Un beau jour, il m’a dit : « Mère, si vous ne connaissez personne pour venir habiter l’autre chambre, moi, j’ai un ami qui veut venir pour quelques jours ». Mais moi, je lui ai dit : « Comment s’appelle-t-il ? » Je ne sais pas pourquoi j’ai voulu le savoir. Et il dit : « Lucian Botleanu ».

Comment ? Lucian Botleanu ? Il ne peut pas venir parce qu’il est communiste. Je sais qu’il a été dans le Comité Central du Parti. Non, Dieu nous protège ! Ne m’amenez pas des communistes !

Il n’est pas communiste, mère.

Mais, si, il était dans le Comité Central. J’ai lu la liste avec tous ceux qui étaient dedans, et il y avait un Lucian Botleanu. Et, c’est lui, c’est sûr… Mais, quand même, je ne peux pas lui dire de ne pas venir mais je veux qu’il reste seulement quelques jours et qu’il parte très vite.

Et comme ça, il est venu. C’était un homme bon, le pauvre homme. Pendant nos diverses conversations, je lui ai lui demandé : « Avez-vous fait partie, par hasard, du Comité Central ? »

Ah, non. Je ne suis pas arrivé jusque là !

« Monsieur, j’ai lu, et j’ai vu qu’il y avait un Lucian ». C’était un Lucian, c’est vrai, mais pas Botleanu. Il dit : « Moi, j’étais commerçant et j’approvisionnais les magasins. Et ma femme est vendeuse dans un magasin. C’est là-bas que je l’ai connue et épousée, mais au Comité Central, moi, je ne suis pas encore arrivé ».

Il est resté trois ou quatre jours, et ensuite, il est parti. Il m’a dit qu’il voulait faire une aumône pour sa grand-mère qui est morte. Et après quelques semaines, il est revenu chez moi. Il a dit : « Je vous ai apporté quelque chose », et il a commencé à ramener dans la maison des concombres, des choux, des tomates… Et moi, quand j’ai vu ça, je lui ai dit : « Monsieur, arrêtez, parce que je n’ai pas d’argent à vous donner.

Mais, je les ai apportés pour les mettre ici.

Arrêtez-vous, je vous en prie !

Mère, je ne les ai pas apportés pour l’argent. Vous ressemblez à ma grand-mère qui est morte, et samedi passé j’ai fait l’aumône pour célébrer les quarante jours de sa mort, et j’ai pensé vous apporter tout cela pour son âme.

Mais alors, il faut partager ce que vous avez apporté avec les autres mères.

-Si vous voulez les partager, c’est votre problème, mais moi, je les ai apportés pour vous ».

À partir de ce moment, il est venu chaque été chez nous. Quand j’ai voulu inscrire Marina au Séminaire, j’ai dit aux autres : « J’aimerais que Marina suive les cours du Séminaire mais je n’ai pas assez d’argent pour cela ». Et il a dit : « Veut-elle apprendre ? 

Je ne sais pas, je vois qu’elle comprend.

Inscrivez-la ! C’est moi qui l’entretiendrai à l’école ».

Et il a fait comme ça. Quand Marina va à l’école, elle l’appelle. C’est lui ou sa femme qui lui apporte de l’argent.

La mère a connu « monsieur Lucian » dans une période difficile, celle du déclin du régime communiste au cours des années 1980, époque de la pauvreté maximale, quand les aliments de stricte nécessité manquaient sur le marché de l’économie planifiée. Dans cette situation de crise, les Roumains ont développé des réseaux informels qui s’appuyaient sur les formes traditionnelles d’échange.

L’amitié que la mère Neonila entretient avec Monsieur Lucian caractérise assez bien les relations d’entraide tissées hors de l’économie planifiée. Monsieur Lucian détenait une fonction à l’intérieur du système économique en tant que distributeur d’aliments. Devenant tout d’un coup important et même prestigieux en raison de la pauvreté de la population, cette fonction lui permet de développer son propre réseau, même à l’intérieur du système socialiste. Hors de la légalité du système, Monsieur Lucian ne fait que poursuive les normes non écrites d’entraide de la tradition. Monsieur Lucian, c’est un homme bon, qu’il fasse des dons aux femmes pauvres du monastère, ou qu’il prenne la charge de les aider toute leur vie. Sans être une exception, il représente un personnage double, membre du système étatique et simultanément homme de Dieu. Ce qui compte finalement, aux yeux des moniales, c’est le fait qu’il poursuivre intimement la tradition orthodoxe.

Comme tous les étrangers, Lucian n’échappe pas aux questions de la mère Neonila qui le suspecte d’avoir fait partie de la Nomenklatura communiste. Sa crainte se justifie davantage si l’on considère qu’à cette même époque, la Securitate surgissait périodiquement dans la maison de la mère. Il est tout à fait remarquable que, malgré la peur occasionnée par la confusion des noms, la mère Neonila n’oublie pas les règles de l’hospitalité. Monsieur Lucian passe l’examen auquel la vieille femme le soumet, devenant ainsi l’un des proches de la famille spirituelle. Pendant l’été 2003, j’ai fait la connaissance des petites-filles de Monsieur Lucian, venues passer leurs vacances à Saint-Nicolas. Les deux soeurs, l’une brune, l’autre blonde, accompagnaient les moniales en toute occasion, souvent pour les aider, souvent pour les empêcher de faire leur travail domestique. J’ai très vite compris qu’entre les deux fillettes et les moniales de la maison s’est instaurée une relation affective de filiation. Les petites-filles de Lucian, qui partageaient la grande chambre des moniales, font effectivement partie de la maison. Dans cette relation d’adoption symbolique, j’ai vu Neonila dans la situation de grand-mère d’une famille élargie, dépassant le cadre étroit de la vie conventuelle.

À partir de la relation que la mère Neonila entretient depuis des années avec « Monsieur Lucian », j’ai compris quel rôle occupe la maison dans la relation que les moniales entretiennent avec les laïcs. La maison est le lieu d’une intimité partagée avec les personnes venues de l’extérieur. L’idée de la famille spirituelle implique l’existence de deux noyaux symboliques reliés. D’abord, ce sont les moniales et les novices qui font partie de la communauté religieuse — ou, dans le cas des novices, qui aspirent à faire partie de cette communauté. Ensuite, viennent les laïcs qui, quoiqu’ils vivent à l’extérieur du monastère, appartiennent symboliquement à la communauté orthodoxe élargie. Tandis que les laïcs représentent le noyau mobile et extérieur de la famille spirituelle élargie, les moniales représentent son noyau stable et permanent. Dans leur position de pèlerins, touristes ou amis des moniales, les laïcs habitent périodiquement dans les maisons du monastère. Leur va-et-vient est fonction de leur attachement au lieu sacré et de leur degré d’intégration à la communauté religieuse.

Conclusion

Dans sa maison à la terrasse fermée et aux portes toujours verrouillées, la mère Neonila occupe un bastion où la remémoration du passé joue le rôle d’ouverture vers le monde. La mise en images du passé, c’est sa manière à elle de s’approcher des autres et d’entrer en relation avec le siècle.

Puisque l’histoire récente a affecté le destin des moniales, soumises à une longue persécution politique, la maison monastique se constitue comme élément fixe, pilier qui assure la continuité de leur vie. Durable par sa matérialité et sa configuration dans l’espace, la maison n’échappe pas aux menaces que la communauté a dû longtemps supporter. Bâtie à partir des souvenirs des femmes croyantes, la maison devient le support auquel se rattachent toutes leurs aspirations.

Pendant les années 1950, le régime impose de force un programme collectiviste. Il ne parvient pas pour autant à anéantir les structures sociales traditionnelles appuyées sur le principe de partage et d’entraide. Pendant les années 1980, la société développe encore les relations de parenté pour résister à la crise de l’économie socialiste, celle qui provoquera l’effondrement du régime de l’intérieur. Fonctionnant selon le principe traditionnel de l’entraide, les réseaux informels fonctionnent même à l’intérieur du système socialiste. En raison des liens entretenus par les religieuses avec les laïcs (comme l’amitié entre la mère Neonila et « Monsieur Lucian »), le monastère ressemble à une famille élargie fondée sur les principes de la parenté (spirituelle et de sang) qui a adopté diverses stratégies de survie.

Face au contrôle croissant des autorités sur le territoire sacré, les religieuses se refugient de plus en plus dans leurs maisons qui deviennent des lieux de prière et de méditation, mais restent aussi les lieux du secret et de l’intimité. Pour la mère Neonila, la maison est une trace matérielle de la famille, un patrimoine qui parle de la persécution. C’est le miroir de toute une lignée de sang et d’esprit qui survit au communisme. Sans échapper au contrôle de la Securitate, la maison offre un nid protecteur tissé de miracles divins et de recoins invisibles à ses ennemis. Perdue, regagnée, modifiée, elle inscrit dans la permanence les preuves matérielles des exactions du régime totalitaire et la résistance des moniales entre ses murs. Le contrôle politique aboutit aussi au renforcement de leurs liens avec le siècle, d’où leur existence paradoxale entre l’ouverture et l’enfermement, la confiance et la méfiance. Les personnes venues de l’extérieur doivent d’abord, et à maintes reprises, faire la preuve de leur bonne foi. Les religieuses passent souvent, de manière inattendue, d’un sentiment de méfiance à l’expression de la confiance et inversement — séquelle de la peur qu’elles ont si longtemps connue.